Passioniste de Polynésie

CONFÉRENCES SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE tome 1

St jean cassien 1CONFÉRENCES DE CASSIEN SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE Tome 1

 

TRADUITES PAR E. CARTIER

 

LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES

RUE CASSETTE, 27 PARIS

1868

TABLE PREMIÈRE PARTIE

CONTENANT LES DIX CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES

DU DÉSERT DE SCHETHÉ

 

PRÉFACE A L'ÉVÊQUE LÉONCE ET A HELLADE. 3

 

PREMIÈRE CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ MOÏSE. — De la vie religieuse.— But de la vie religieuse.— Le royaume des cieux. — Moyens de l'atteindre. — Pureté de coeur et charité. — Différence entre Marthe et Marie. — Les actions extérieures et leur récompense. — Difficulté de la contemplation. — Origine de nos pensées. — Tentations du démon. 7

 

DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ MOÏSE. — De la discrétion. — Importance de cette vertu, règle et mère de toutes les autres. — Moyens pour l'acquérir. — Humilité, obéissance, direction des supérieurs. — De la fausse honte. — Excès à éviter. Règles de la tempérance. 39

 

TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PAPHNUCE. — Des trois renoncements.— Différence de vocation.— Dieu, l'homme et les circonstances. — Il faut renoncer aux biens du monde, à soi-même et à toutes les choses sensibles. — Demeures de la terre et du ciel. — Moyens d'arriver à la perfection du renoncement. — Richesses borines, mauvaises et indifférentes. 67

 

QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ DANIEL. —

De la concupiscence, de la chair et de l'esprit. — Causes des sécheresses de l'âme. — Utilité des épreuves. — Combat contre l'esprit, la chair et l'orgueil. — Différence entre l'homme charnel, l'homme animal et l'homme spirituel.— Danger de la tiédeur. — Comment il faut l'éviter. 86

 

CINQUIÈME CONFÉRENCE DE CASS EN AVEC L'ABBÉ SÉRAPION.

Des huit vices principaux. — Des vices en général. — De leurs causes extérieures et intérieures. — De la gourmandise et de l'impureté. — De la vaine gloire et de l'orgueil. — De l'avarice. — De la tristesse et de la paresse. — De la colère. — Du rang des vices et de la manière de les combattre. — Ne pas se glorifier de ses victoires. 108

 

SIXIÈME CONFÉRENCE. DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉODORE. —

Sur le meurtre des saints. — Dieu est souverainement juste. — Distinction du bien et du mal. — Des choses borines, mauvaises ou indifférentes. — Utilité qu'on doit tirer des maux. — De l'usage qu'on doit faire de la prospérité et de l'adversité.—Les justes, par leur constance, imitent Dieu qui ne change pas. 139

 

SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SERENUS. —

De la mobilité de filme, et des distractions de l'esprit. Difficultés de fixer l'esprit. — Moyens pour y parvenir. — Origines de nos pensées. — Comment nous pouvons en être maîtres. — La tentation n’ôte pas la liberté. — Impuissance des démons. — Leur action sur nous et sur les possédés. — Diversité des tentations. — Dieu les proportionne à nos forces. — Malheur de ceux qui ne sont pas éprouvés en ce monde. 165

 

HUITIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SERENUS. —

De la puissance des démons. — Difficultés que présentent les saintes Écritures. — Sens différents qu'on y trouve. — Dieu n'a rien créé de mauvais. — La chute des anges est antérieure à la création de l'homme. — Cause de leur chute et variété de leurs châtiments. — Leur nombre , leur dépendance et leurs combats. — Pourquoi ils sont invisibles. — Des anges gardiens. — De la loi naturelle et de la loi écrite — Comment le démon est père du mensonge. 201

 

NEUVIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ISAAC. — De

la prière. — De la prière continuelle dans la vie religieuse. — Moyens d'y parvenir.—Simplicité, Humilité. —En quoi elles consistent.— Leur différence, selon saint Paul.,— Supplication,— Oraison. — Demande.— Action de grâces.— Oraison dominicale. — Modèle de la prière. — Pourquoi nous ne demandons pas les choses temporelles. — Des larmes et de leurs causes. — Dispositions de l'aime pour la prière. 232

 

DIXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ISAAC. — De

la prière. — Moyens d'arriver à. la perfection de la prière. — Pureté de l'âme. — Se séparer des choses matérielles et sensibles. — S'unir à Jésus-Christ. — Commencer par les choses les plus faciles. — Beauté de ce verset : Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. — Préparation par la pauvreté d'esprit, les veilles, la méditation, le travail des mains. 267

 

SECONDE PARTIE

CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES DE LA THÉBAÏDE.

 

A L'ÉVÊQUE HONORAT ET A EUCHER. 293

 

ONZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON. De la perfection.— Moyens de l'acquérir. — Crainte de l'enfer. — La foi, l'espérance et la charité. — Leurs différents degrés. — La charité parfaite est la vertu de Dieu même, et nous donne sa ressemblance. — De la crainte servile et de la crainte de la charité. 295

 

DOUZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON. De la chasteté. — Des différentes impuretés, selon saint Paul. — Moyens de les combattre.— Fuite des occasions. Persévérance. — Possession de soi-même par la douceur et la patience. — Des différents degrés de la chasteté. — Continence et chasteté parfaite. — De l'action de Dieu en nous. — Signes des progrès dans la chasteté.

 

AU RÉVÉRENDISSIME PÈRE JANDEL MAITRE GÉNÉRAL DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS

Révérendissime Père,

C'est sous votre patronage que je désire offrir à l'ordre de Saint-Dominique cette traduction des Conférences de Cassien.

Vincent de Beauvais nous assure que le salut Fondateur trouva dans ce livre les secrets de la perfection. Le Docteur angélique l'estimait aussi beaucoup et y retrempait son âme, au milieu des fatigues de l'étude. La postérité de ces grands saints, renouvelée en France par le R. P. Lacordaire, d'illustre mémoire, pourra y puiser comme eux la sève de la vie religieuse, et porter les mêmes fruits de science et de vertu.

Veuillez voir dans cet hommage, mon révérendissime Père, une nouvelle preuve de ma vénération profonde et de mon inaltérable dévouement,

E. CARTIER.

 

Rome, ce 29 janvier 1868.

Mon cher frère en saint Dominique,

Je ne veux pas attendre la publication de votre traduction des Conférences de Cassien pour vous féliciter de l'avoir entreprise , et vous remercier du désir filial que vous m'exprimez de me la dédier.

Cette traduction est un nouveau service que vous allez rendre à l'Église, et en particulier aux familles religieuses, dont les membres trouveront dans cette lecture un aliment aussi sain que substantiel : car je ne doute pas du soin que vous aurez eu de faire disparaître de ces belles Conférences les quelques erreurs semi-pélagiennes dans lesquelles l'auteur était tombé, à une époque où ces questions n'avaient pas encore été résolues par le jugement infaillible de l'Église.

Puisque vous me rappelez l'estime que les plus grands hommes de notre Ordre faisaient des Conférences de Cassien, je suis heureux de vous donner une preuve que cette tradition ne s'est pas altérée au XIXe siècle. En effet, lorsque le Père Lacordaire nous eut réunis à Sainte-Sabine, en 1840, les Conférences de Cassien furent un des premiers ouvrages qu'il nous mit entre les mains pour la lecture spirituelle qui se faisait en commun, et je conserve encore aujourd'hui le souvenir des salutaires impressions que j'en éprouvais alors.

Grâce à votre nouvelle traduction, j'ai confiance que cet excellent ouvrage sera plus répandu et plus apprécié. Vous aurez ainsi devant Dieu le mérite du bien que la lecture ne saurait manquer de produire dans les âmes; et c'est là, je le sais, la seule récompense que vous ambitionnez.

En vous renouvelant l'expression de ma reconnaissance et des voeux que je forme pour le succès de votre publication, je vous bénis en Notre-Seigneur, et vous offre l'assurance de tous mes sentiments dévoués, 

Fr. A. V. JANDEL, Mag. ordis Præd

 

AVANT-PROPOS

Il n'y a peut-être pas de livre qui ait été plus estimé et plus étudié par les saints que les Conférences de Cassien. Beaucoup en faisaient leur nourriture habituelle, et tous les grands ordres religieux y ont puisé , comme à une source abondante, les enseignements de la perfection.

Saint Benoît en prescrit la lecture, dans sa règle, avec celle de l'Ancien et du Nouveau Testament (1). « Les conférences des Pères du désert, dit-il, renferment les exemples et les leçons de vertu que nous ont donnés ces religieux qui vivaient dans l'obéissance et la sainteté.

 

(1) Règle de Saint-Benoît, ch. XXIV, 73.

 

Ne doivent-elles pas nous faire rougir de nos négligences et de nos fautes? »

Saint Jean Climaque les cite avec éloge (4° degré, art. 104). Saint Grégoire le Grand en copie plusieurs passages dans ses ouvrages, et saint Bernard leur fait également de nombreux emprunts.

Vincent de Beauvais écrit dans son Miroir historial (Liv. XX, § 10) : « Ce fut sous l'empire d'Honorius que brilla un homme célèbre, plein de sagesse et d'éloquence, l'ermite Jean Cassien. Ses ouvrages sont précieux pour l'édification des âmes , et remarquables par la beauté de leur forme. Parmi tous les écrits des anciens que j'ai lus, je ne crois pas en avoir trouvé de plus utiles à ceux qui cherchent le progrès spirituel et qui tendent à la perfection. On voit dans la Vie de notre bienheureux père saint Dominique, que c'est en s'appliquant à la lecture et à l'intelligence des Conférences de Cassien qu'il apprit les voies du salut, et qu'il arriva à une si haute sainteté. Ce livre, en effet, parle de la pureté du coeur, des vices et de la perfection de toutes les vertus. Son étude assidue, secondée par la grâce, conduisit le disciple du Christ à la pureté parfaite de l'âme, à la contemplation la plus élevée, et à la science spirituelle la plus avancée. »

Surins, dans la Vie de saint Thomas d'Aquin, nous apprend que « ce grand saint, dès qu'il le pouvait, s'empressait de lire quelque chose des Conférences des Pères, afin de ne pas laisser son coeur se refroidir dans ses études difficiles, et de pouvoir mieux ensuite se recueillir et s'élever à la contemplation des choses divines. Et en cela il suivait l'exemple de saint Dominique, qui aimait particulièrement ce livre, et y trouvait un grand secours pour arriver à la vie parfaite. » Les nombreuses citations des Conférences de Cassien qui se trouvent dans la Somme de saint Thomas confirment le témoignage de Surius.

Qu'est-ce donc que ce livre, qui date des premiers siècles de l'Église, et que recommandent des hommes si saints et si savants? Les Conférences de Cassien sont le manuel le plus ancien de la vie religieuse, le miroir le plus fidèle de la perfection des temps apostoliques, une source très- pure que Dieu fit jaillir dans la solitude, et dont les eaux vivifiantes peuvent désaltérer toutes les âmes qui aspirent à la sainteté.

Lorsque l'Église sortit victorieuse des catacombes, sous Constantin, ce fut pour livrer de nouveaux combats. Les hérésies remplacèrent les persécutions, et la protection des princes devint plus dangereuse que leur tyrannie. Le baptême ne conduisait plus au martyre, mais aux honneurs : beaucoup le recevaient par intérêt plutôt que par conviction. La foi s'affaiblissait, et les moeurs se corrompaient clans le repos et le bien-être.

Dieu cependant veillait sur son oeuvre et la protégeait contre tous les dangers. Pour résister aux attaques des hérétiques et aux séductions des princes, il donnait à son Église des docteurs, des évêques et des souverains pontifes incomparables; et pour combattre le relâchement des moeurs et le triomphe des passions, la Providence développait partout les institutions monastiques. Des hommes et des femmes de tout âge, de toute condition, se retiraient dans les déserts ou dans les cloîtres , pour y renouveler la vie des premiers chrétiens, et y perpétuer la pratique des conseils évangéliques. Ces nouveaux martyrs rendaient témoignage de la vérité, non plus par une mort prompte et glorieuse, niais par une longue vie de privations et de renoncements, sacrifiant chaque jour leurs biens, leur corps et leur volonté, par les trois voeux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté.

Dès le IIIe siècle, ce grand spectacle fut donné au monde. La vie religieuse fut l'arche sainte qui préserva l'Église de la décadence, et la sauva de ce déluge de barbares qui venaient châtier et détruire l'empire romain. Elle fut la sève du christianisme, l'école de sainteté qui lui donna tant d'apôtres infatigables et d'incorruptibles évêques. Les disciples de saint Antoine, de saint Basile, en Orient, de saint Hilaire et de saint Martin, en Occident, furent le sel qui empêcha la terre de se corrompre, et leur postérité sera toujours pour les peuples une cause de salut, une source inépuisable de vertu et d'enseignement. Dieu avait fait naître de grands docteurs pour éclairer l'Église; il voulut en donner un spécial à la vie religieuse, et ce fut Cassien, le contemporain de saint Augustin et de saint Jérôme.

Cassien voyagea longtemps en Orient, comme Platon, à la recherche de la sagesse et de la perfection. Il consulta les sages du désert, ces anachorètes qui vivaient dans l'intimité divine; il étudia leurs exemples, écouta leurs leçons, et rapporta en Europe des doctrines plus sublimes que celles qui charmaient les philosophes de l'Académie. Les Conférences de Cassien contiennent toutes les richesses recueillies dans son voyage. On aime à le suivre et à visiter avec lui ces pieux solitaires, courbés sous le poids des années et des austérités; on assiste aux moindres détails de leur existence, et on entend les entretiens de ces religieux, dont le pinceau chrétien de Pietro Lorenzetti a si bien représenté, sur les murs du Campo-Santo de Pise, les poétiques légendes.

Nous ne connaissons guère la vie de Cassien que par ses ouvrages. Quelques dates et quelques faits seulement la rattachent à l'histoire de l'Église. Jean Cassien naquit en 360. Presque tous les auteurs le disent Scythe d'origine, mais sans préciser le lieu de sa naissance ; quelques-uns cependant le font naître en Provence : il est certain, du moins, qu'il nous appartient par les années les plus fécondes de sa vie, par ses fondations , ses ouvrages et sa mort. On dit qu'il fut converti par saint Jean Chrysostome, dont il se reconnaît le disciple. Il est probable qu'il fut en rapport avec ce grand saint avant d'aller en Terre sainte, et que ces relations furent une des causes qui le décidèrent à venir le rejoindre plus tard à Constantinople.

C'est au couvent de Bethléhem, près du berceau du Sauveur, que nous le trouvons pour la première fois avec l'abbé Germain, cet inséparable ami dont il parle au commencement de ses Conférences. Ceux qui les connaissaient disaient qu'ils n'avaient qu'une âme pour deux corps. Ils se formèrent ensemble aux exercices de la vie religieuse, et, après avoir passé quelques années sous la règle de ce monastère de la Palestine, ils résolurent d'aller visiter les solitaires de l'Égypte, dont la réputation était grande dans toute l'Église. Le désir de la perfection leur fit parcourir pendant plus de sept ans les déserts les plus reculés de la Thébaïde, pour y recueillir les enseignements des anachorètes, que Cassien nous a conservés dans ses Conférences. Il y laisse presque toujours la parole à l'abbé Germain, qui était plus âgé que lui, gardant sans doute le silence par modestie, et se faisant adresser seulement les conseils qui pouvaient indiquer ses défauts. (Conf. XIV, 9. )

Ce fut vers le commencement du ve siècle que les deux amis quittèrent la solitude pour se rendre auprès de saint Jean Chrysostome, élevé au siége de Constantinople en 398. Le saint évêque, qui connaissait leur mérite, les appela peut-être pour combattre les moines origénistes, et l'aider dans ses difficultés avec le patriarche d'Alexandrie. Peut-être fuyaient-ils eux-mêmes les discordes qui troublaient alors les solitaires de l'Égypte et de la Palestine, et voulaient-ils consulter celui qui était l'oracle de l'Église d'Orient.

Cassien se déclare lui-même le disciple de saint Jean Chrysostome, et se plaît à lui attribuer tout ce qu'il écrit dans son Traité de l'Incarnation (1). Il l'assista sans doute dans cette lutte mémorable que le grand évêque eut à soutenir contre les violences, les intrigues et les corruptions de la cour de Constantinople. Saint Jean Chrysostome fut pour l'Église d'Orient ce que saint Ambroise était pour l'Église d'Occident, le défenseur de la foi, le protecteur des faibles, et le représentant de la dignité humaine au milieu des décadences de l'empire. Cassien fut témoin des miracles de son éloquence et de sa sainteté; il l'aida dans ses efforts pour réformer les moeurs, et il lui resta fidèle, au péril de ses jours, dans les épreuves de l'exil, puisqu'il fut choisi par le clergé de Constantinople pour aller défendre 

(1) Ille denique ipse vobis etiam hæc, quæ a me scripta sunt, commendet : quia hæc quæ ego scripsi, ille me docuit, ac per hoc, non tam meum hoc quam illius esse credite : quia rivus ex fonte constat , et quidquid putatur esse discipuli, totum ad honorem referri convenit magistri. (De Incarn., l. VII, C. XXXI.)

sa cause devant le souverain pontife. L'historien Théodore dit formellement que l'abbé Germain et le diacre Cassien portèrent à Rome les lettres où le clergé expliquait les violences dont le saint patriarche avait été la victime (1). Le pape, dans sa réponse à ses lettres, mentionne les envoyés qui en avaient été porteurs (2). Baronius ne doute pas que ce diacre Cassien ne soit l'auteur des Conférences.

Ce titre de diacre prouverait-il que Cassien n'avait pas voulu, par humilité, accepter l'honneur du sacerdoce? Ne serait-il pas plutôt l'indication d'une fonction, d'une dignité spéciale accordée à son mérite?

Après avoir rempli sa mission et perdu son illustre maître en 407, Cassien retourna-t-il parmi ces solitaires, comme semble le croire

(1) Post Palladium, Germanus presbyter, Cassianusque diaconus, viri magnæ religionis, litteras, ab omni clero Joannis attulerunt, continentes Ecclesiam ipsam tyrannidem perpessam fuisse, Episcopo per vim militum ejecto, et in exsilium misso.

(2) Ex litteris charitatis vestræ, quas per Presbyterum et Cassianum misistis.

Baronius? N'est-il pas plus probable qu'il resta quelque temps à Rome, et qu'il vint se fixer à Marseille? L'Égypte était profondément troublée par des hérésies, et les déserts que Cassien avait visités n'en étaient pas préservés. Son cher couvent de Bethléhem , témoin de son enfance religieuse, avait été envahi par les pélagiens, qui avaient pour complice l'évêque de Jérusalem. Pouvait-il espérer y trouver la paix, et se plaire au milieu des persécuteurs de saint Jean Chrysostome? A Rome, sans doute, il avait rencontré quelques évêques des Gaules, il se lia avec eux, et les suivit sur cette terre qui devait profiter de la meilleure moitié de sa vie.

Nous le trouvons à Marseille avant 416 , exerçant les fonctions du saint ministère, et y développant, par ses exemples et ses enseignements, la vie religieuse et la perfection qu'il avait étudiée en Orient. Il fonda dans cette ville un couvent d'hommes et un couvent de femmes; il établit aussi des religieux à Saint-Maximin, auprès du tombeau de sainte Marie-Madeleine, et des solitaires dans le désert de la Sainte-Baume, où il renouvela les merveilles de la Thébaïde.

Le P. Lacordaire parle ainsi de Cassien dans ces pages si pures que sa pieuse main offrit à l'illustre pénitente : « Amoureux de la solitude où il avait vu tant de grands spectacles, il ne tarda pas à chercher un asile où il pût fuir quelquefois le bruit des flots et des hommes. La Sainte-Baume devait naturellement toucher son coeur, et rien sans doute ne pouvait lui rappeler davantage ses admirations du Nil. Il y vint donc avec quelques-uns des siens, et y plaça cette garde qui, pendant mille ans, du IVe au XIIIe siècle, fut fidèle au souvenir et aux reliques que la Providence lui avait confiés. Établis en même temps à la Sainte-Baume et à Saint-Maximin, au lieu de l'extase et au lieu de la sépulture, les religieux cassianites se montrèrent dignes du choix qui avait été fait d'eux pour ce double monument de la grâce divine.

« On voit encore aujourd'hui, un peu au-dessous de la Sainte-Baume, vers l'Orient, un ermitage appelé l'Ermitage de Cassiers , et tout proche une fontaine d'eau vive appelée aussi la Fontaine de Cassien. La montagne qui domine cette retraite sauvage porte le même nom. Les pâtres qui errent avec leurs troupeaux dans les sites escarpés d'alentour, n'ont pas d'autre manière de désigner la montagne, l'ermitage et la fontaine. Ils ne savent qui est Cassien; mais ils répètent son nom au voyageur, et l'écho, fidèle à la tradition, le redit après eux, sans en savoir plus qu'eux (1). »

Cassien mourut en 440, à l'âge de quatre-vingts ans. Il laissait à l'Église, avec ses disciples, trois ouvrages : les Institutions, les Conférences; et le Traité de l'Incarnation.

Les Institutions, écrites avant 417, exposent en douze livres les usages des couvents de l'Égypte, les causes des vices principaux, et les moyens de les combattre. Nous espérons les publier prochainement.

Les Conférences furent écrites entre 419 et 427. Elles sont au nombre de vingt-quatre, et traitent les points les plus importants de la vie religieuse : c'est l'ouvrage le plus célèbre de Cassien.

 (1) Sainte Marie-Madeleine, p. 181.

Le Traité de l'Incarnation fut composé vers 430, à la demande du diacre romain Léon, qui devint le pape saint Léon le Grand. Ces ouvrages furent écrits en latin, quoique le grec fût la langue maternelle de Cassien.

Quelques auteurs ont donné à Cassien le nom de saint, et ce titre lui est même conservé dans quelques actes pontificaux relatifs à des chapelles établies en Provence (1). Si son culte n'a pas été autorisé dans l'Église, c'est sans doute à cause des erreurs involontaires sur la Grâce qui se trouvent dans quelques passages de ses Conférences. Si Cassien eût soupçonné qu'ils étaient contraires à la doctrine de l'Église, il les eût désavoués et rétractés lui-même, comme saint Augustin le fit pour quelques-uns de ses ouvrages. Son orthodoxie n'était pas en question de son vivant, puisque ce fut après avoir écrit ses Conférences que la Cour romaine

 (1) Voir le savant ouvrage de l'abbé Faillon, Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence,1 vol., p. 491.

lui fit écrire son Traité de l'Incarnation contre Nestorius; il y combat les pélagiens, et réfute lui-même ses erreurs par la définition qu'il y donne de la Grâce (1).

Le pape Gélase cependant mit ses oeuvres au rang des livres apocryphes dont l'Église n'accepte pas la responsabilité, et qui doivent être lus avec prudence. Saint Prosper combattit, dans un traité spécial (Contra collatorem), l'auteur des Conférences; mais nous avons vu combien l'estimèrent les plus grand saints, et le profit qu'en retirèrent à toutes les époques les ordres religieux.

La France a vu de nos jours renaître les ordres religieux comme un secours du Ciel contre l'affaiblissement de notre foi et le relâchement de nos moeurs; et nous avons espéré leur être utile, en leur offrant cette traduction des Conférences de Cassien, qui sera également profitable à tous ceux qui désirent avancer dans la perfection chrétienne.

Le texte latin était rare; il n'en existait qu'une vieille traduction aussi difficile à trouver. Nous avons apporté à notre travail tout le soin possible, et pour le rendre plus complet, nous avons publié pour la première fois la treizième Conférence, corrigée par Denys le Chartreux, qui expose, avec une grande abondance de texte, la vraie doctrine de l'Église sur la Grâce.

 (1) Lib. de Incarn., ch. IV.

Nous avons suivi l'édition des oeuvres de Cassien publiée à Leipsig en 1733, et réimprimée par M. l'abbé Migne en 1858. Nous avons aussi profité des précieux commentaires du savant bénédictin, dom Allard Gazée, et nous croyons ne nous être jamais éloigné du sens de l'ancienne traduction de Saligny, approuvée par la Sorbonne.

Si cependant, malgré toutes nos précautions, nous étions, à notre insu, tombé dans quelque erreur; si nous nous étions écarté de la vraie doctrine par quelques expressions, nous nous empressons de nous condamner nous-même, et de nous attacher au sens de l'Église comme un enfant s'attache à la main de sa mère sur une route escarpée. Son autorité sera toujours le soutien de notre ignorance et de notre faiblesse. Pour rendre la lecture des Conférences plus facile, nous avons supprimé les titres des chapitres, souvent inutiles, et quelquefois plus longs que les chapitres eux-mêmes, et nous les avons remplacés par un titre général qui résume les points les plus importants de la Conférence. Nous avons cependant conservé leurs divisions et leurs numéros, afin de rendre les citations plus faciles. Nous avons enfin terminé par une table analytique qui permettra de trouver promptement tous les sujets traités par l'auteur.

Nous offrons notre traduction aux âmes qui aspirent à la perfection dans le cloître ou clans le monde; et nous leur demandons de vouloir bien accorder au traducteur, vivant ou mort, l'aumône d'une prière.

PREMIÈRE PARTIE CONTENANT LES DIX CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES DU DÉSERT DE SCHETHÉ

PRÉFACE A L'ÉVÊQUE LÉONCE ET A HELLADE

Pour tenir la promesse que j'avais faite au bienheureux évêque Castor, j'ai exposé en douze livres, avec l'aide de Dieu et selon la mesure de mes forces, les institutions des cénobites et les re-mèdes de l'âme contre les huit vices principaux. Ces sujets si profonds et si sublimes n'avaient pas encore été traités, je crois. Je laisse à juger si mes soins et l'approbation du saint prélat les ont rendus dignes de vous, et de la pieuse attente de nos frères (1).

Maintenant que le vénérable pontife nous a quitté pour aller à Dieu, j'ai pensé, bienheureux évêque Léonce, et vous, mon frère Hellade, devoir vous offrir un travail que, dans l'ardeur de son zèle et de sa charité, il n'avait pas craint de commander aussi à ma faiblesse. Ce sont dix conférences des anciens solitaires qui vivaient dans le désert de Schethé. Cet hommage vous était dû. L'un de vous était uni à ce saint homme par les liens du sang, par la dignité du sacerdoce et surtout par la piété de son esprit. C'était un héritage qui lui revenait comme à un frère. L'autre avait embrassé la vie sublime des anachorètes, non par présomption, comme tant d'autres, mais par l'inspiration du Saint-Esprit; il est entré, dès sa jeunesse, dans l'étroit sentier de la vie religieuse, pour suivre la tradition des Pères plutôt que les rêves de son imagination.

(1) L'auteur parle ici d'un de ses ouvrages que nous espérons publier prochainement.

Garder le silence, serait rester au port, au lieu de m'exposer à l'immensité des mers, en voulant écrire sur les coutumes et les doctrines d'hommes si célèbres. Le danger est d'autant plus grand pour ma barque fragile , que la vie contemplative à laquelle se consacrent ces admirables solitaires est bien plus élevée et bien plus sublime que celle de peux qui sont en communauté. C'est donc un devoir pour vous d'aider mes efforts par vos saintes prières, afin que mon récit soit au moins fidèle et que mon peu de talent n'échoue pas dans un si noble sujet.

Nous avons traité, dans nos premiers écrits, de la règle extérieure et visible des moines; nous allons maintenant nous occuper de l'homme intérieur et passer de la prière canonique à cette prière continuelle que recommande tant l'Apôtre. Celui qui profitera du premier ouvrage sera semblable à Jacob triomphant dans les luttes de la chair, et celui qui suivra maintenant, non pas mes enseignements, mais ceux des Pères du désert, méritera, par la vue de la pureté divine, le nom d'Israël et connaîtra le vrai moyen d'atteindre la perfection. Que vos prières nous obtiennent de Celui qui nous a fait la grâce de voir ces saints solitaires, de recevoir leurs instructions et de partager leur vie, de nous rappeler parfaitement ce que nous avons entendu et de vous le redire fidèlement, de vous montrer ces modèles comme s'ils étaient vivants, et de bien traduire ce qu'ils exprimaient dans une langue étrangère.

Nous supplions, avant tout, ceux qui liront ces conférences et nos traités précédents, s'ils trouvent des choses qui leur paraissent dures et impossibles , de ne pas les juger d'après leur faiblesse, mais d'après la sainteté et la perfection de nos interlocuteurs. Pour bien les comprendre, il faut mourir, comme eux , au monde , aux affections terrestres et à tous les liens du siècle ; il faut penser aux solitudes qu'ils habitaient , à cette séparation complète des autres hommes. Ils avaient obtenu par là des lumières surnaturelles , et pouvaient contempler et raconter des choses qui paraissent impossibles à des âmes ignorantes et communes. Si quelqu'un veut bien les comprendre, qu'il s'applique d'abord à les étudier et à en faire l'expérience, et il verra que,non-seulement ce qu'il croyait trop élevé pour l'homme lui deviendra possible, mais qu'il y trouvera encore une douceur extrême. Les bienheureux solitaires vont maintenant nous instruire.

PREMIÈRE CONFÉRENCE DE CASSIEN APEC L'ABBÉ MOYSE : DE LA VIE RELIGIEUSE

But de la vie religieuse. — Le royaume des cieux. — Moyens de l'atteindre. — Pureté de coeur et charité. — Différence entre Marthe et Marie. — Les actions extérieures et leur récompense. — Difficulté de la contemplation. — Origine de nos pensées. — Tentations du démon.

1. Le désert de Schethé était habité par les plus saints solitaires (1) , et l'abbé Moyse se faisait remarquer parmi les plus parfaits, non-seulement par le parfum de sa vertu, mais encore par l'excellence de sa doctrine. Je désirais recevoir ses enseignements. J'allai le trouver avec le saint abbé Germain, qui était mon compagnon depuis le commencement de notre vie religieuse; nous ne nous étions jamais séparés dans le monastère et dans la solitude, et ceux qui connaissaient notre intimité disaient que nous n'avions qu'une âme pour deux corps. Nous demandâmes avec larmes, au saint abbé, de vouloir bien nous adresser quelques paroles d'édification; car nous savions bien qu'il refusait d'ouvrir la porte de la perfection à ceux qui ne se présentaient pas avec un désir sincère et une grande humilité de coeur; il lui semblait que c'était trahir et profaner la vérité que de l'exposer à ceux qui ne la désiraient pas avec ardeur, et qui la recevaient sans estime et sans amour. Il se laissa vaincre par nos prières, et s'exprima de la sorte.

 (1) Le désert de Schethé était situé dans l'Égypte du milieu, près le lac Moeris.

2. L'ABBÉ MOYSE. Tous les arts et toutes les professions ont un but spécial, une fin particulière, et ceux qui s'y consacrent acceptent généreusement, pour y parvenir, toutes les fatigues, les dangers et les dépenses imaginables. Le laboureur ne craint pas les rayons brûlants du soleil ou les froids et les glaces de l'hiver; il est infatigable à creuser la terre et à la diviser sans cesse avec le soc de sa charrue; son but est de la débarrasser des ronces et de l'herbe, afin d'avoir une récolte abondante et de riches moissons. Il n'épargne ni sa peine, ni ses sueurs pour augmenter sa fortune et pour jouir ensuite d'une vie tranquille. Il ne craint pas de retirer de son grenier les semences qu'il doit confier à la terre; il sait que l'avenir le récompensera au centuple de cette perte présente.

Ceux qui font le commerce, s'exposent aux hasards de la mer et ne redoutent aucun danger; ils ont un but, l'espérance d'un bénéfice. Ceux qui, dans la carrière des armes, ambitionnent les honneurs et la puissance, ne pensent pas aux périls et aux fatigues des lointains voyages; ils veulent à tout prix conquérir la gloire. Notre profession n'a-t-elle pas aussi un but, une fin, capables de nous faire supporter courageusement et avec joie la rigueur des jeûnes, la fatigue des veilles, la lecture et la méditation continuelle des saintes Écritures, le travail, la pauvreté, la privation de toutes choses et l'horreur de ces immenses solitudes? C'est cette fin, sans doute, qui vous a fait mépriser les joies de la famille et les délices du monde, qui vous a fait traverser tant de pays pour venir visiter dans le désert des hommes simples, pauvres et grossiers. Dites-moi, je vous prie, quel a été le but, la fin qui vous a fait supporter volontiers toutes ces choses.

3. Comme le saint abbé insistait, nous lui répondîmes : C'est le royaume des cieux qui nous fait tout supporter.

4. — Vous le dites fort bien, répliqua-t-il, c'est là notre but, le terme que nous devons atteindre, et il importe de savoir par quel moyen nous pouvons y parvenir. Et comme nous lui confessions simplement notre ignorance, il ajouta : Dans tout art, dans toute profession, vous ai-je dit, il y a un but que l'esprit veut atteindre et qu'il poursuit sans cesse; et s'il n'y travaille pas avec ardeur et persévérance, il ne pourra jamais réussir. En effet, le laboureur qui a pour but de vivre , dans la paix et l'abondance , du produit de ses riches moissons, prend tous les moyens d'arriver au terme de ses désirs. Il arrache les ronces de son champ, il en ôte toutes les herbes mauvaises, et il n'espère le repos qu'il ambitionne que comme la récompense de son travail et de ses efforts.

Le marchand ne cesse d'acheter ce qui doit assurer sa fortune, car il ne ferait aucun profit s'il en négligeait les moyens; ceux qui aspirent aux honneurs du monde suivent avec courage la route qui peut seule les conduire aux grandeurs. Nous, la fin de notre vie est le royaume de Dieu; nous devons choisir avec soin notre but, la route que nous devons prendre ; car, si nous ne la connaissions pas, nous marcherions, nous nous fatiguerions en vain. Ces paroles nous troublèrent; le vieillard ajouta : La fin de notre profession est le règne de Dieu; le royaume céleste; notre but, notre route pour y arriver, est la pureté du coeur, sans laquelle nous n'y parviendrons jamais. C'est vers ce point qu'il faut nous diriger en droite ligne; si nous en détournons un instant notre pensée, nous devons l'y ramener sur-le-champ, car ce doit être là le terme de tous nos efforts et la règle qui nous fera reconnaître la moindre erreur.

5. Lorsque les archers veulent donner aux princes de ce monde des preuves de leur adresse, ils prennent pour but un petit bouclier où sont peints les prix destinés aux vainqueurs, et ils cherchent à l'atteindre avec leurs flèches, bien persuadés que, s'ils ne tirent pas juste, ils n'obtiendront pas la récompense. S'ils ne voient pas bien le but, ou si leur intention en est détournée, ils ne s'apercevront pas qu'ils se trompent, parce qu'ils n'auront aucun moyen de contrôler la justesse de leur tir; ils lanceront inutilement leurs flèches, et quand ils auront manqué le but, ils ne sauront pas pourquoi, et comment ils pourraient mieux faire à l'avenir. La fin de notre état est, selon l'Apôtre, la vie éternelle, car il dit : « Ayez pour fruit la sanctification de vos âmes, et pour fin la vie éternelle.)) (Rom., VI, 22.) Le moyen est la pureté du cœur, qui est la vraie sanctification de l'âme, sans laquelle nous ne pouvons arriver à cette fin. C'est comme si l'Apôtre eût dit : « Ayez pour moyen, pour but, la pureté du coeur, et pour fin la vie éternelle. »

Dans un autre endroit, saint Paul, parlant sur le même sujet, s'exprime plus nettement : « J'oublie ce qui est derrière , et je m'avance vers ce qui est devant moi, afin d'atteindre le but et de gagner la récompense promise aux vainqueurs. (Philip., III, 13.) Le grec se sert du mot but , comme s'il disait : « A cause de ce but, j'oublie le passé, c'est-à-dire les vices du vieil homme, et je m'efforce de mériter la couronne du ciel. » Nous devons donc faire tout ce qui peut conduire à ce but, c'est-à-dire à la pureté du cœur, et nous devons fuir tout ce qui peut nous en éloigner. C'est pour cela que nous faisons et que nous souffrons tout. Nous quittons nos parents , notre patrie, les honneurs, les richesses, les délices de ce monde et tous les plaisirs, afin de conserver la pureté de notre coeur. C'est vers ce but que tendent tous nos actes et toutes nos pensées, et si nous en détachions un instant nos regards, nos efforts seraient vains, notre peine stérile, et nous serions le jouet du doute et de l'inconstance; car une âme qui n'a pas un but fixe et certain, change à toute heure, à tout moment : elle subit les variations des choses extérieures, et ses dispositions ne sont jamais les mêmes.

6. Aussi voyons-nous souvent des personnes qui ont méprisé une belle position, de grandes richesses, de magnifiques héritages, se troubler cependant pour des riens, pour un couteau, une plume, une écritoire. Si elles pensaient toujours à la pureté du coeur, s'arrêteraient-elles à des bagatelles semblables, après avoir su sacrifier des choses bien autrement précieuses. Il y en a qui s'attachent tant à un livre, qu'ils ne veulent pas souffrir qu'un autre le lise ou le touche, s'exposant à perdre ainsi le calme et la vie de leur âme, avec ce qui était un moyen d'acquérir la patience et la charité. Ils ont donné tous leurs biens pour l'amour de Jésus-Christ, et ils reprennent leur coeur pour des futilités. S'ils se mettent alors en colère , c'est qu'ils n'ont pas cette charité de l'Apôtre, sans laquelle tout devient inutile et stérile. Saint Paul leur a dit, cependant : « Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me servirait de rien. » (I Cor., XIII, 3.) Ce qui prouve clairement qu'on n'atteint pas la perfection en se dépouillant de tout et en méprisant les honneurs, mais en possédant cette charité dont l'Apôtre décrit les effets, et qui consiste dans la seule pureté du coeur. Car ne pas être envieux, superbe, violent, téméraire, ne pas rechercher ses intérêts, ne pas se réjouir de l'injustice et ne pas juger mal les autres, n'est-ce pas offrir sans cesse à Dieu un coeur très-pur, et le préserver de tout ce qui peut le troubler ?

7. C'est vers ce but que doivent tendre toutes nos actions et tous nos désirs; c'est pour cela que nous devons supporter la solitude , les jeûnes , les veilles , les travaux, les privations et les longues études, et que nous devons nous exercer à toutes les vertus. Les vertus sont des moyens de préserver notre coeur de toutes les passions, de le conserver pur et d'arriver par degrés au comble de la perfection. Lorsque des occupations utiles et nécessaires nous dérangent de nos exercices et nous empêchent de pratiquer notre règle, il ne faut pas tomber dans la tristesse, l'impatience et la colère, puisque ce que nous devions faire n'était que pour combattre ces défauts. On perd plus par un mouvement de colère qu'on ne gagne par un jeûne, et l'étude est bien moins utile que n'est nuisible le mépris du prochain. Les jeûnes, les veilles, la solitude, la méditation des Écritures doivent avoir pour but la pureté du coeur, qui est la charité, et il ne faut pas, pour ces choses , blesser la vertu la plus importante. Tant qu'elle ne sera pas altérée et violée en nous, nous ne perdrons rien, si nous sommes obligés de négliger quelques-uns des moyens que nous avons pour l'obtenir. A quoi nous servirait, au contraire, de les employer, si nous perdons ce qui doit être le but de tous nos efforts?

Lorsqu'un homme se procure les instruments de son art, il ne s'imagine pas que leur simple possession suffira pour le faire réussir, et il sait bien que ce sont seulement des moyens pour aider son adresse et pour exceller dans son art. De même dans notre état, les jeûnes , les veilles , la méditation des Écritures, la pauvreté, la privation de toutes choses, ne sont pas la perfection, mais les instruments de la perfection; la fin de notre profession, mais les moyens d'y parvenir. Celui qui verrait dans ses exercices le souverain bien, et y bornerait ses efforts, serait dans l'erreur; il posséderait les instruments de sa profession ; mais il n'en connaîtrait pas la fin véritable, qui seule mérite la récompense. Ainsi tout ce qui peut troubler la paix et la pureté de notre âme doit être évité, quelque utile et nécessaire qu'il nous paraisse. C'est la règle sûre pour éviter toute erreur et ne pas nous écarter de la ligne droite que nous devons suivre pour arriver au terme de nos voeux.

8. Notre principal effort, la pensée fixe de notre coeur est de nous occuper sans cesse de Dieu et des choses divines. Tout ce qui peut nous en distraire , quelque grand qu'il puisse être, doit nous paraître secondaire et nuisible même. Cette obligation de notre esprit est parfaitement représentée dans l'Évangile par l'histoire de Marthe et de Marie.

Marthe travaillait saintement , puisqu'elle servait Notre-Seigneur et ses disciples, tandis que Marie, tout entière à la doctrine de Jésus, se tenait à ses pieds, qu'elle baisait et qu'elle embaumait des parfums d'une humble confession ; c'est à elle que le Seigneur donne la préférence , déclarant qu'elle a choisi la meilleure part et qu'elle ne lui sera point enlevée. (Luc. X, 42.) Marthe se fatiguait dans ses pieuses occupations, et comme elle voyait qu'elle ne pouvait pas y suffire, elle demandait au divin Maître l'aide de sa soeur. « Ne voyez-vous pas, lui disait-elle, que ma soeur me laisse servir seule ; dites-lui de m'aider. » Elle l'appelait ainsi à une oeuvre qui n'était pas méprisable, mais sainte ; et, cependant, quelle fut la réponse du Sauveur? a Marthe, Marthe, vous vous agitez et vous vous troublez de bien des choses. Mais il en faut peu, et une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas enlevée. » Vous voyez que Notre-Seigneur met le bien principal dans la théorie, c'est-à-dire dans la contemplation divine. Ainsi toutes les autres vertus, quelque utiles et nécessaires qu'elles nous paraissent, ne doivent être estimées qu'au second rang, parce qu'elles servent seulement à acquérir la principale.

Quand Notre-Seigneur dit : « Vous vous agitez et vous vous troublez de beaucoup de choses, quoiqu'il y en ait peu et qu'une seule même soit nécessaire, » il place le souverain bien , non pas dans l'action , quelque louable et profitable qu'elle soit, mais uniquement dans la simple contemplation de lui-même. Il déclare que peu de choses sont utiles pour arriver à cette parfaite béatitude, à cette théorie que nous enseigne l'exemple de quelques saints. Le progrès consiste à les imiter, en s'appliquant à contempler Dieu en eux, jusqu'à ce que, avec l'aide de la grâce , nous nous élevions au-dessus de leurs grandes actions pour jouir de la vue et de la beauté de Dieu même. Marie a donc choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. Il faut remarquer qu'en disant : « Marie a choisi la meilleure part, » Notre-Seigneur ne parle pas de Marthe et ne paraît pas la blâmer, il loue seulement sa soeur, et il lui donne le second rang. Quand il ajoute : « Cette part ne lui sera pas enlevée, » il montre que la part de Marthe ne lui sera pas conservée , car les actions extérieures cesseront avec la vie de l'homme, tandis que la contemplation de Marie ne finira jamais.

9. Ce discours nous surprit fort, et l'abbé Germain lui dit : Quoi! mon Père, les jeûnes fatigants, les études continuelles , les oeuvres de miséricorde, de justice, de piété, d'humanité, nous seront enlevées et ne subsisteront pas avec leurs auteurs. Notre-Seigneur a cependant promis la récompense du ciel à ces oeuvres, lorsqu'il a dit : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé depuis le commencement du monde; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire; » et le reste. (S. Matth., XXV, 34.) Comment serons-nous privés de ce qui nous ouvre le royaume des cieux.

10. L'abbé Moyse répondit : Je ne vous ai pas dit que la récompense des bonnes oeuvres serait enlevée. Car Notre-Seigneur a dit : « Celui qui donnera au plus petit, seulement un verre d'eau froide, en mon nom, je vous dis en vérité qu'il ne perdra pas sa récompense. » (S. Math., X, 42.) Mais je dis que l'action extérieure cessera, c'est-à-dire les privations du corps, les combats de la chair et tous les besoins que cause l'inégalité des conditions. Car si nous persévérons dans l'étude, si nous nous imposons des jeûnes pour purifier notre coeur et dompter notre corps, c'est que maintenant la chair combat contre l'esprit. (Galat., V, 17.) Quelquefois, même en cette vie, la trop grande fatigue, la maladie, la vieillesse, font cesser les choses, parce que l'homme ne peut plus les pratiquer. Elles cesseront bien davantage dans l'autre vie, puisque ce qui est corruptible se revêtira d'incorruptibilité. Le corps, qui était animal, ressuscitera spirituel, et la chair ne pourra plus rien contre l'esprit.

C'est ce que l'Apôtre annonce clairement en disant : « Les exercices corporels servent peu; mais la piété, c'est-à-dire la charité , est utile à tout; elle a les promesses de la vie présente et de la vie future. » (I Tim., IV, 8.) En disant que les exercices extérieurs servent peu, il déclare évidemment qu'on ne peut pas toujours les pratiquer, et qu'ils ne donnent pas seuls la véritable perfection. Son expression s'applique à la brièveté du temps, l'homme devant les interrompre dans cette vie, au moins à la mort; et aussi au peu d'utilité qu'on en retire; car la mortification du corps n'est que le commencement de la vie spirituelle; elle ne donne pas la perfection de la charité, qui a seule les promesses de la vie présente et future. Nous croyons donc que les pratiques extérieures sont nécessaires, parce qu'elles sont des moyens de parvenir à la véritable charité.

Les autres oeuvres de piété et de miséricorde dont vous parlez, sont également nécessaires en ce monde, où règne l'inégalité des conditions; elles deviennent utiles dans les besoins si multipliés des pauvres, des malheureux, des infirmes, que cause l'injustice des hommes, qui gardent pour eux ce que le Créateur a fait pour tous. Tant que cette inégalité durera, les oeuvres de charité seront utiles et nécessaires, et ceux qui les pratiqueront avec amour et zèle auront droit à l'héritage éternel ; mais ces oeuvres cesseront dans le ciel, où régnera le bonheur. Les besoins qui les réclament n'existeront plus, et ceux qui les pratiquaient n'auront plus qu'à aimer Dieu et à contempler les choses divines dans la pureté de leur coeur. C'est vers ce but que tendent tous ceux qui, dans ce monde, s'appliquent à s'instruire et à purifier leur âme. Ils veulent au milieu des combats de la chair, en vaincre la corruption et se rendre, dès maintenant, dignes de la promesse du Sauveur : « Bienheureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu. » (S. Matth., V, 8.)

11. Pourquoi vous étonner de ce que les actions extérieures ne subsisteront pas toujours, puisque le saint Apôtre nous dit « que les dons les plus sublimes du Saint-Esprit passeront, mais que la seule charité n'aura pas de fin. » Les prophéties n'existeront plus, les langues cesseront, la science sera détruite; mais la charité ne périra pas. (I Cor., XIII, 8.) Tous ces dons, en effet, nous sont accordés pour les nécessités présentes. Ils passeront avec nos besoins : la charité , au contraire, ne souffrira pas d'interruption; car elle nous est utile non-seulement dans le temps, mais encore dans l'éternité. Lorsque nous serons délivrés du fardeau de notre corps, elle deviendra plus efficace et plus parfaite; rien ne pourra l'altérer, et son incorruptibilité la rendra plus ardente et plus intimement unie à Dieu.

12. L'ABBÉ GERMAIN. Qui pourra, dans la faiblesse de sa chair, être toujours appliqué à la contemplation, sans jamais penser à la visite de ses frères, aux soins des malades, au travail des mains, aux devoirs de la charité et de l'hospitalité? Qui ne sera jamais distrait par les besoins du corps? L'esprit peut-il sans cesse s'appliquer à Dieu, qu'il ne peut voir et comprendre.

13. L'ABBÉ MOYSE. S'appliquer à Dieu, comme vous le dites, s'y attacher sans cesse par la contemplation , est certainement une chose impossible à l'homme dans sa chair fragile. Mais il faut savoir où notre attention doit se fixer, et y ramener sans cesse notre esprit. L'âme se réjouira de ce qu'elle pourra obtenir, elle s'affligera de ses distractions, et toutes les fois qu'elle se sera séparée du Souverain Bien, qu'elle en aura détaché la pensée, elle se reprochera, comme une infidélité coupable, les oublis passagers de Notre-Seigneur. Lorsqu'elle en aura détourné un instant les yeux, elle y ramènera le regard de son coeur, comme vers le but dont elle ne doit jamais s'écarter.  

Tout cela se passe au fond de l'âme. Dès que le démon en est chassé et que les vices en sont bannis, le règne de Dieu est établi en nous. L'Évangéliste dit : « Le règne de Dieu ne vient pas de l'extérieur, et il est ici ou il est là. En vérité, je vous le dis, le règne de Dieu est au dedans de vous. » (S. Luc, XVII, 21.) Il ne peut y avoir en nous que la connaissance ou l'ignorance de la vérité, que l'amour du vice ou de la vertu , selon que notre coeur obéit au démon ou à Jésus-Christ. L'Apôtre définit le règne de Notre-Seigneur, en disant : « Le règne de Dieu n'est pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paix et la joie du Saint-Esprit. » (Rom., XIV, 17.) Si donc le règne de Dieu est au dedans de nous, s'il consiste dans la justice, la paix et la joie, celui qui jouit de ces choses, jouit certainement du règne de Dieu. Et, au contraire, celui qui reste dans l'injustice, la discorde et la tristesse qui donne la mort, appartient au règne du démon, à l'enfer, à la mort. C'est à ces signes qu'on distingue le règne de Dieu de celui du démon.

Si nous considérons attentivement l'état de ces esprits bienheureux, de ces puissances célestes qui sont dans le royaume de Dieu, comment ne pas les croire dans une joie perpétuelle et inaltérable? Qu'y a-t-il de plus naturel, de plus essentiel au vrai bonheur, qu'une paix parfaite et qu'une joie continuelle; et pour vous prouver que ce n'est pas une conjecture de ma part, je, m'appuierai sur l'autorité de Dieu même, qui décrit l'état et les conditions de son royaume. «Voici, dit-il, que je crée des cieux nouveaux, une terre nouvelle; les choses anciennes s'effaceront de la mémoire et ne troubleront pas le coeur; mais vous vous réjouirez, vous tressaillerez éternellement dans ma création nouvelle. » (Isaïe, LXV, 17.) Et encore : « Vous y trouverez la joie et le bonheur, les actions de grâces et les chants d'allégresse, et vous irez ainsi de mois en mois, de fête en fête. » Et ailleurs : « La joie et la félicité seront assurées, la douleur et les gémissements auront disparu. » (Is., LI, 3, 11.)

Si vous voulez connaître encore plus clairement le bonheur dont jouissent les Saints, écoutez les paroles que le Seigneur adresse à la Jérusalem céleste : « La paix vous visitera, et vous serez gouvernée par la justice. L'iniquité ne sera jamais entendue dans votre enceinte, la désolation et le remords y seront inconnus ; la prospérité règnera sur vos murailles, et la louange à vos portes. Vous n'aurez plus besoin du soleil pour briller le jour, et de la clarté de la lune pour vous éclairer; car le Seigneur vous sera une lumière éternelle; votre Dieu sera votre gloire. Votre soleil ne disparaîtra plus à l'horizon, et votre lune ne décroîtra jamais; car le Seigneur vous éclairera toujours, et le temps de votre deuil sera passé. (Isaïe, LX, 17-20.) Le bienheureux Apôtre ne dit pas que le règne de Dieu est la joie en général; mais il s'explique en disant « que c'est la joie dans l'Esprit-Saint. » (Rom., XIV, 17.) Car il sait qu'il y a une joie coupable dont il est dit : « Le monde se réjouira; mais malheur à vous, qui riez; car vous pleurerez. » (S. Jean, XVI, 20. S. Luc, VI, 25.) Le royaume des cieux doit être compris de trois manières : 1° Les cieux d'abord, c'est-à-dire les lieux où les Saints doivent régner sur les autres hommes, selon cette parole : «Vous commanderez sur cinq villes, et vous sur dix. » (S. Luc, XIX,19. ) Notre-Seigneur disait aussi à ses disciples : « Vous siégerez sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. » (S. Matth., XIX, 28.) 2° Le règne des Saints par Jésus-Christ, lorsque tout lui étant soumis, Dieu sera tout en toute chose. 3° Leur règne enfin avec le Seigneur dans le ciel.

14. Tout homme vivant dans son corps doit penser qu'il appartiendra un jour à la religion, au royaume dont il se sera fait le serviteur, le sujet pendant cette vie. Nous serons dans l'éternité le compagnon du roi que nous aurons choisi ; car, dit le Seigneur, « celui qui me sert me suivra, et là où je serai, sera mon serviteur. » (S. Jean, XII, 26.) On obtient le royaume du démon par le péché, et le royaume de Dieu par la pratique des vertus, la pureté du coeur, et la science divine. Le royaume de Dieu donne nécessairement la vie éternelle, et le royaume du démon cette mort et cet enfer, où il est impossible de louer Dieu, selon cette parole du Prophète : « Les morts ne vous loueront pas, ni tous ceux qui tombent en enfer, c'est-à-dire dans le péché; mais nous qui vivons, non pas dans le vice et dans le monde, mais en Dieu, nous bénissons le Seigneur, et jusque dans l'éternité. » (Ps. CXIII, 47.) «Nul ne se souvient de Dieu dans la mort. Qui pourrait bénir le Seigneur dans l'enfer du péché?» (Ps. VI, 6.) Ainsi, celui qui pèche, ne peut louer le Seigneur, quand même il se dirait mille fois chrétien ou religieux. Celui qui fait ce que le Seigneur déteste, oublie Dieu, et il ne peut se prétendre son serviteur, lorsqu'il méprise avec audace ses commandements. C'est cette mort dont l'Apôtre parle, lorsqu'il dit : « Cette veuve plongée dans les délices paraît vivre, et elle est morte. » ( I Tim., V, 6.)

Il y en a beaucoup qui vivent dans leur corps et qui sont morts, qui sont ensevelis dans cet enfer où ils ne peuvent louer Dieu.

Il y en a qui, au contraire, sont séparés de leur corps et qui bénissent et louent le Seigneur, selon cette parole : « Bénissez le Seigneur, esprits et âmes des justes » (Daniel, III, 57), et que tout esprit loue le Seigneur.» (Ps. CL, 6.) Dans l'Apocalypse il est dit « que non-seulement les âmes de ceux qui sont tués louent Dieu, mais lui adressent aussi de ferventes prières. » (Apoc., VI, 9.) Et Notre-Seigneur le dit encore plus clairement, dans l'Évangile, aux sadducéens : « N'avez-vous pas lu ce que Dieu vous a dit autrefois : Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob. Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » (S. Matth., XXII, 32.) Ceux-là vivent donc pour lui: « C'est pour cela, dit l'Apôtre, que Dieu ne craint pas de s'appeler leur Dieu; car il leur a préparé une cité. » (Héb., XI, 15.) Après sa séparation du corps, l'âme ne devient pas morte et insensible. Nous en avons la preuve dans la parabole du pauvre Lazare, et du riche couvert de pourpre. L'un est heureux et jouit du repos dans le sein d'Abraham, tandis que l'autre est dévoré par les flammes d'un feu éternel. (S. Luc, XVI, 20, 25.) Notre-Seigneur dit au bon larron : a Vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis. (S. Luc, XXIII, 43.) N'est-ce pas une preuve que non-seulement nos âmes conservent leurs facultés, mais qu'elles changent d'état, selon leurs mérites et leurs oeuvres. Dieu ne lui eût jamais fait cette promesse, si son âme, après la séparation de son corps, eût dû être privée de tout sentiment, et re-tourner dans le néant. Ce n'était pas sa chair, mais son âme qui devait entrer dans le paradis avec le Christ.

Il faut bien éviter ici et avoir en horreur cette distinction des hérétiques, qui prétendent que Notre-Seigneur n'a pas pu le même jour descendre aux enfers, et se trouver dans le paradis. Ils interprètent sa parole en la séparant : « Je vous dis aujourd'hui, en vérité, que vous serez avec moi dans le paradis, » et y voient une promesse qui ne doit pas s'accomplir sur-le-champ, après sa mort, mais seulement après sa résurrection. Ils ne comprennent pas qu'avant le jour de sa résurrection, notre Sauveur disait aux Juifs, qui le croyaient soumis, comme eux-mêmes, aux lois et aux infirmités de la chair : « Personne ne monte au ciel que Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme qui est dans le ciel. » (S. Jean, III, 13.) N'est-il pas manifeste que les âmes des morts ne sont pas privées de leurs facultés, et qu'elles ne sont pas insensibles à l'espérance et à la constance, à la joie ou à la crainte? Ce qu'elles éprouvent maintenant n'est qu'un avant-goût de ce qui leur est réservé après le jugement, et c'est une erreur de croire qu'elles retourneront au néant, tandis qu'elles vivront davantage, et pourront louer Dieu plus parfaitement. Si, sans nous arrêter aux témoignages de l'Écriture, nous étudions la nature de l'âme, autant que nous le permet la faiblesse de notre intelligence, ne trouverons-nous pas que c'est sottise et folie de s'imaginer que la partie la plus précieuse de l'homme, celle qui est, selon l'Apôtre, l'image et la ressemblance de Dieu (I. Cor., XI, 7. Coloss. III , 10) , devient insensible en déposant le fardeau du corps, lorsque c'est elle-même qui est le principe de la raison, et qui rend sensible, par sa présence, la chair insensible et morte par elle-même? N'est-il pas évident, au contraire, que l'âme délivrée de la chair qui l'accable maintenant, possède des facultés plus puissantes et plus parfaites, au lieu de les perdre. Saint Paul en était bien persuadé, lorsqu'il désirait être séparé de son corps, pour s'attacher plus intimement à Dieu. « Je désire mourir pour être avec le Christ; cela me sera meilleur, puisque tant que nous sommes dans notre corps, nous gommes éloignés de Dieu. C'est pourquoi nous aimons mieux nous séparer de notre corps et nous rapprocher Dieu; car, absents ou présents, nous voulons lui plaire. » (II Cor., V, 9.) Ainsi, tant que l'âme est dans le corps, elle est dans l'exil, dans l'absence du Christ.

L'Apôtre parle encore plus clairement de ce redoublement de vie dans les âmes, lorsqu'il dit: « Mais vous vous êtes approché de la montagne de Sion , qui est la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, l'assemblée d'une multitude innombrable d'anges, l'Église des premiers inscrits dans le ciel et des justes qui sont dans la gloire. » (Hébr., XII, 22.) Et dans un autre passage, il dit, en parlant de ces esprits : Si nous avions du respect pour les pères de notre corps qui nous châtiaient, combien maintenant devons-nous obéir au Père des âmes, afin qu'il nous donne la vie ! ( Ibid., 9.)

15. La contemplation de Dieu se conçoit de plusieurs manières. On ne connaît pas seulement Dieu dans la contemplation de son incompréhensible essence, encore cachée à l'espérance des promesses; on le connaît aussi par l'excellence de ses créatures, par la considération de la justice, et par l'assistance continuelle de sa providence, lorsque nous étudions, avec un esprit pur, les soins qu'il prend de ses Saints pendant la suite des siècles, la puissance avec laquelle il gouverne, modère et conduit toute chose; lorsque nous admirons en tremblant l'immensité de sa science, à laquelle rien n'échappe dans le secret des coeurs; lorsque nous pensons qu'il connaît le nombre des grains de sable et des gouttes d'eau de la mer, et que le passé comme l'avenir est toujours présent à son regard; lorsque nous considérons son ineffable clémence, qui supporte avec patience les fautes innombrables que nous commettons à chaque instant en sa présence; sa grâce et sa miséricorde, qui nous appellent sans aucun mérite antérieur; ces occasions de salut qu'il nous prépare, en nous faisant naître dans la connaissance de sa loi, en triomphant du démon en nous-mêmes, et en nous récompensant d'un bonheur éternel, pour le seul consentement de notre volonté; lorsque nous admirons enfin l'oeuvre de son Incarnation, entreprise pour notre salut, et les merveilles de ses mystères, qu'il a manifesté à toutes les nations. Il y a encore un nombre infini de considérations semblables, qui sont des regards vers Dieu d'autant plus pénétrants, que notre coeur est plus pur et notre vie plus parfaite. Ceux en qui les affections de la chair vivent encore, ne peuvent contempler ainsi Dieu toujours. « Car, dit le Seigneur, vous ne pouvez voir ma face. L'homme ne me verra pas, s'il vit encore dans ce monde et dans les désirs de la terre. » (Exod., XXXIV, 20.)

16. L'ABBÉ GERMAIN. Combien de pensées inutiles, qui envahissent notre âme , à notre insu et malgré nous , sans que nous puissions les chasser et même les comprendre! Est-il possible en cette vie de nous en délivrer, et de n'être plus exposé à toutes ces illusions?

17. L'ABBÉ MOYSE. Il est impossible à l'âme de ne pas être tourmentée par ces pensées; mais elle peut les combattre et les repousser avec la grâce de Dieu. Leur naissance ne dépend pas de nous; mais il dépend de nous d'y consentir, de les accepter. S'il nous est impossible de leur fermer nos âmes, nous ne sommes pas forcés de céder à leur attaque et à leurs tentations, sans cela nous perdrions notre libre arbitre, et nous n'aurions aucun moyen de nous corriger. Aussi dépend-il beaucoup de nous d'en modifier la nature, et de développer dans nos coeurs des pensées pieuses et saintes, ou des pensées terrestres et charnelles. Les bonnes lectures et la méditation des Écritures servent à remplir de Dieu notre mémoire, et le chant continuel des psaumes entretient la componction de notre coeur. Nous employons sans cesse les veilles, les jeûnes et la prière, pour que notre âme purifiée ne s'attache pas aux choses de la terre, mais à celles du ciel; et dès que nous négligeons ces moyens, notre esprit contracte nécessairement de mauvaises habitudes, et s'abandonne bientôt à la pente de ses passions.

18. Le travail de notre coeur peut être comparé à une meule de moulin qu'un courant d'eau rapide fait tourner. Cette meule ne s'arrête jamais tant que l'eau lui communique son mouvement; mais il dépend de la volonté du maître de lui faire broyer du blé, de l'orge ou de l'ivraie. La meule n'agira, certainement, que sur ce qu'on lui confiera. Il en est de même de notre âme, qui dans le cours de la vie présente, et sous la pression continuelle des passions, ne reste jamais vide de pensées; mais c'est à. chacun à bien les choisir et à diriger avec soin son travail. Si, comme nous l'avons dit, nous recourons à la méditation des saintes Écritures; si nous appliquons notre mémoire au souvenir des choses spirituelles , au désir de la perfection et à l'espérance du bonheur futur, nos pensées seront nécessairement semblables aux sujets dont nous avons occupé notre esprit. Si , au contraire , nous nous laissons aller à la paresse et à la négligence; si nous nous occupons de choses coupables ou frivoles; si nous nous livrons aux embarras du monde et à ses pensées inutiles, il est évident que nous n'aurons que du mauvais grain pour alimenter notre âme, et la parole du Sauveur s'accomplira : « Là où sera le trésor de nos oeuvres ou de nos pensées , là aussi sera nécessairement notre coeur. » (S. Matth., VI, 21.)

19. Nous devons remarquer, avant tout, que nos pensées viennent de trois principes, de Dieu, du démon et de nous. Les pensées viennent de Dieu, lorsqu'il daigne nous visiter par la lumière du Saint-Esprit pour nous attirer à un état plus parfait, lorsqu'il nous inspire une componction salutaire pour nous corriger de nos négligences qui nous empêchent d'avancer, ou lorsqu'il nous fait part de ses divines communications pour diriger notre volonté vers des actes meilleurs. C'était sous l'inspiration de Dieu que le roi Assuérus désirait relire les annales de son règne, qu'il se rappelait le service de Mardochée , qu'il l'élevait au rang suprême et qu'il révoquait la cruelle sentence de mort rendue contre les Juifs. (Esther, VI.) Le Prophète dit : J'écouterai la parole de Dieu en moi » (Ps. LXXXIV, 9); et autre part : « Et l'ange qui parlait en moi, me dit. » (Zach., I, 9.) Le Fils de Dieu promet lui-même qu'il viendra et demeurera en nous avec son Père. » (S. Jean, XIV, 23.) « Ce n'est pas vous, dit-il à ses Apôtres, ce n'est pas vous qui parlez, c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous.» (Matth., X, 20.) Et saint Paul, ce vase d'élection, a dit : « Voulez-vous éprouver que c'est Jésus-Christ qui parle en moi? » (II Cor., XII, 3.)

Nos pensées viennent du démon lorsqu'il cherche à nous vaincre par l'attrait des plaisirs coupables, et à nous faire tomber dans les piéges secrets lorsqu'il nous présente par ses artifices le mal pour le bien et qu'il se transforme, pour nous tromper, en ange de lumière. L'Évangéliste nous dit : « Quand se fit la Cène, le démon avait déjà mis dans le coeur de Judas Iscarioth la pensée de trahir le Seigneur » (S. Jean , XIII, 2) ; et ensuite : « Et après avoir pris le morceau, le démon entra en lui. » (Ib., 27,) Pierre dit à Ananie : « Pourquoi Satan a-t-il tenté votre coeur, pour vous faire mentir au Saint-Esprit? » (Act., V, 3.) Nous lisons dans l'Ecclésiaste, bien avant l'Évangile : « Si l'esprit qui est puissant s'élève contre vous, ne lui cédez pas la place. » (Eccles., X, 4.) Et cet esprit impur dit à Dieu au sujet d'Achab, dans le troisième livre des Rois (XXII, 22) : « J'irai, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes.

Nos pensées viennent enfin de nous-mêmes, lorsque nous nous rappelons ce que nous avons fait ou ce que nous avons entendu. David a dit : « J'ai pensé aux jours anciens, et j'ai eu dans l'esprit les années éternelles. Je méditais, la nuit, dans mon coeur, et j'exerçais ainsi mon esprit » (Ps. LXXVI, 6) ; et ailleurs : « Le Seigneur connaît les pensées des hommes ; il sait qu'elles sont vaines. » (Ps. XCIII, 11.) Dans l'Évangile, le Seigneur dit aux Pharisiens : « Pourquoi pensez-vous au mal dans vos coeurs? (Matth., IX, 4.)

20. Nous devons réfléchir sur les trois sources de nos pensées, bien discerner toutes celles qui apparaissent dans notre coeur, en découvrir l'origine et les auteurs , afin d'agir à leur égard selon leur valeur et leur mérite. Nous devons, comme Notre-Seigneur le recommande , avoir pour les examiner l'habileté des changeurs. Ils savent parfaitement distinguer l'or pur de celui que le feu n'a pas dégagé de tout alliage. Ils ne se laissent pas éblouir par une pièce de cuivre ou de vil métal qu'on aurait revêtue d'une couche d'or brillant , et ils reconnaissent très-bien les monnaies qui portent l'empreinte des usurpateurs et celles qui ont l'image des princes légitimes. Ils discernent très-bien les pièces fausses, et, pour ne pas être trompés sur le poids, ils ont bien soin d'employer des balances. Toutes ces précautions qu'ils prennent doivent, selon l'Évangile, nous servir d'exemples dans les choses spirituelles. Dès qu'une pensée, dès qu'une croyance s'introduit dans notre coeur, nous devons examiner avec soin si elle a été purifiée par le feu de l'Esprit-Saint, ou si elle vient de la superstition des Juifs, et de l'orgueil de la raison humaine, si elle n'est bonne qu'en apparence. Nous le ferons en suivant la recommandation de saint Jean : « Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s'ils sont de Dieu. » (S. Jean, IV, 1.)

Beaucoup ont été trompés, qui, après avoir fait profession religieuse, se sont laissé séduire par les belles paroles et les sophismes des philosophes. Ils ont cru, au premier abord, à leur piété et à leur orthodoxie; c'était sous l'apparence de l'or, des monnaies de cuivre fausses , et ils sont tombés dans la misère et la pauvreté en retournant aux folies du monde, ou en suivant les erreurs de l'hérésie et de l'orgueil. C'est ce qui est figuré par Achaz dans le livre de Josué. « Il aperçut dans le camp ennemi une règle d'or, il la désira et la déroba; il fut frappé d'anathème, et condamné à une mort éternelle. » (Jos., VII, 1.)

Il faut, en second lieu, bien examiner si l'or très-pur des saintes Écritures n'est pas employé à nous tromper par une fausse interprétation. Le démon employa cette ruse contre le Sauveur, qu'il prenait pour un simple homme. Il voulut lui appliquer ce qui est dit en général de la personne des justes, et Notre-Seigneur n'avait certainement pas besoin du secours des anges. « Il a commandé à ses anges de vous garder dans toutes vos voies. Ils vous porteront dans leurs mains, de peur que votre pied ne se heurte contre la pierre. » (Ps. XC, 11. S. Matth., IV, 6.) C'est ainsi que le séducteur abuse des textes précieux de l'Écriture, et en corrompt le sens pour nous tromper par l'or qui porte l'empreinte d'un usurpateur. Il nous fait accepter des pièces fausses, lorsqu'il nous porte à des pratiques de piété qui ne sont pas reconnues par nos supérieurs; il nous attire au mal par l'apparence de la vertu, et il nous fait tomber, en nous conseillant des jeûnes immodérés, des veilles trop longues, des prières et des lectures en dehors de la règle; il nous invite encore à des visites charitables, à de pieux pèlerinages, pour nous faire sortir des murs du monastère et du repos de la solitude ; il nous pousse aussi à nous charger de la direction de quelques femmes pieuses et abandonnées , afin de nous lier dans une multitude de soins et d'occupations dangereuses. Il nous fait désirer aussi les saintes fonctions du sacerdoce, sous prétexte d'édifier et de gagner beaucoup d'âmes, tandis qu'il veut seulement nous distraire des humbles desseins que nous avions formés. Tout cela est contraire à notre salut et à notre profession, mais le piège est caché sous l'apparence de la miséricorde et de la religion , et ceux qui manquent de lumière et de prudence y tombent facilement.

Ces actions imitent les monnaies de bon aloi; elles paraissent frappées au coin de la dévotion, mais elles ne portent pas l'empreinte des monarques légitimes, c'est-à-dire des vrais Pères de l'Église. Elles ne sortent pas de l'atelier légal; mais elles sont fabriquées secrètement par les démons, pour tromper les ignorants et les faibles. Elles nous semblaient d'abord utiles et nécessaires ; mais si elles nuisent ensuite à notre sainte profession, si elles ruinent le fondement de nos résolutions, il faut retrancher et jeter loin de nous ce qui paraissait devoir nous servir comme le pied et la main, et qui n'est vraiment qu'un membre de scandale. Il vaut bien mieux retrancher un membre de la règle, c'est -à- dire une pratique, une dévotion, pour être sain et ferme sur tout le reste, et entrer avec cela de moins dans le royaume des cieux, que de tomber dans quelque piége en voulant tout faire, pour nous éloigner ensuite de la règle et de nos  résolutions, et arriver enfin à un relâchement, capable non-seulement de ruiner notre avenir, mais aussi de perdre notre passé en livrant aux flammes tous les mérites acquis. (S. Matth., XVIII, 9.)

Ce genre d'illusions est parfaitement indiqué dans les Proverbes : « Il y a des voies qui paraissent droites à l'homme, mais elles aboutissent à l'enfer » (Prov., XIV, 12) ; et encore : « Le méchant nuit lorsqu'il s'approche du juste » ( Prov., XVI ), c'est-à-dire le démon trompe lorsqu'il veut prendre l'apparence de la sainteté ; il déteste la voie de la sûreté, c'est-à-dire la force de la discrétion que donnent les paroles et les conseils des anciens.

21. C'est dans cette illusion qu'est tombé dernièrement l'abbé Jean, qui demeure à Lyce. Il avait voulu, malgré l'épuisement de son corps, jeûner pendant deux jours. Le lendemain, lorsqu'il allait prendre son repas, il vit le démon, sous la forme d'un hideux Éthiopien, se jeter à ses pieds et lui dire : « Pardonnez-moi; car c'est moi qui vous ai poussé à ce jeûne pénible. » Ce saint homme, qui possède si bien le discernement des esprits, comprit que cette mortification exagérée était un artifice du démon, qui lui avait conseillé ce jeûne extraordinaire pour affaiblir inutilement son corps et nuire à son esprit. Il avait été séduit par une monnaie fausse où il avait cru voir, sans y faire assez d'attention , l'effigie royale.

Nous avons aussi parlé de l'emploi des balances pour vérifier le poids; nous imiterons en cela les changeurs, si nous examinons scrupuleusement tout ce que nous avons la pensée de faire, et si nous le mettons dans la balance de notre coeur, afin de voir si le poids, le mérite de cette action, est conforme à la règle et à la crainte de Dieu, ou s'il est affaibli par l'orgueil et le désir de la nouveauté; s'il n'est pas rogné, détérioré par la vaine gloire. Après avoir tout pesé au poids du sanctuaire, nous accepterons avec empressement ce qui sera conforme aux actes et aux doctrines des prophètes et des apôtres, et nous rejetterons, comme imparfait et dangereux, tout ce qui sera condamné par ce contrôle.

22. Notre prudence doit donc s'appliquer à quatre choses : 1° il faut reconnaître la qualité de l'or, s'il est vrai ou faux; 2° rejeter les pensées qui ont l'apparence de la pureté , comme ces monnaies trompeuses, qui portent illégalement l'image du prince ; 3° repousser les interprétations coupables et hérétiques que l'on donne à l'or très-pur des saintes Écritures , comme à ces pièces qui ont l'empreinte de l'usurpateur, au lieu de celle du roi légitime; 4° refuser, comme des monnaies défectueuses et trop légères, les désirs et les pensées qui sont altérés par la rouille de la vanité; et qui ne sont plus conformes à la règle des anciens. Il faut observer avec soin toutes ces choses, afin de ne pas perdre, comme nous en prévient Notre-Seigneur, nos mérites et le fruit de nos peines. « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers les corrompent, où les voleurs les découvrent et les dérobent. » (S. Matth;, VI, 19.) Nous enfouissons nos trésors dans la terre, comme le dit Notre-Seigneur, lorsque nous agissons par des motifs de gloire humaine, et les trésors enterrés sont volés par les démons, détruits par la rouille de l'amour-propre et dévorés par les vers de l'orgueil, de sorte que nous n'en retirons aucun profit, aucune récompense. Il faut donc sonder tous les replis de notre coeur et en bien examiner tous tes secrets, afin de voir si l'ennemi de nos âmes, si le lion, le dragon infernal, n'y a pas pénétré, en y laissant des traces qui pourraient y conduire des bêtes semblables, si nous négligeons de veiller sur nos pensées. Il faut à chaque heure, à chaque instant, labourer la terre de notre coeur avec la charrue de l'Évangile, avec le souvenir continuel de la croix de Jésus-Christ., pour découvrir la retraite des bêtes dangereuses, et détruire les trous des serpents dont le poison est mortel.

23. Le saint vieillard remarquant notre étonnement et l'ardeur avec laquelle nous écoutions ses paroles, prit un instant de repos, et continua ensuite en ces termes : Votre attention, mes enfants, a prolongé cet entretien, et l'ardeur que je remarquais en vous pour apprendre la doctrine de la perfection , me donnait la force de vous satisfaire. Aussi je veux encore vous dire quelque chose de la grâce, de la discrétion, qui doit commander à toutes les vertus; je veux vous faire voir son excellence et son utilité, non-seulement par des exemples de chaque jour, mais par les enseignements et le sentiment des anciens Pères. Je vous avoue que souvent on est venu me demander avec gémissement et avec larmes de semblables entretiens, et que, malgré mon désir, je ne pouvais répondre à ces demandes. Les idées me manquaient, comme les paroles, et j'étais obligé de renvoyer mes visiteurs sans la moindre consolation; c'est ce qui prouve évidemment que la grâce de Dieu récompense aujourd'hui, dans celui qui vous parle, le mérite et le zèle de ceux qui m'écoutent.

Ce qui nous reste de la nuit est trop court pour terminer ce que nous avons à dire, et il vaut mieux accorder à nos corps un peu du repos qui lui est nécessaire, dans la crainte d'être obligés de lui en donner davantage; réservons donc pour notre conférence le jour prochain ou la nuit suivante; il faut, pour bien parler de la discrétion, la pratiquer d'abord soi-même, et l'enseigner par ses exemples. On ne saurait donner une meilleure preuve de cette vertu qu'en observant la modération qu'elle engendre, et en évitant le vice qui lui est le plus contraire. Il ne faut pas outrager par ses actes ce qu'on honore par ses paroles. Profitons dès maintenant du trésor de la discrétion que nous nous proposons d'étudier, autant que Dieu nous en fera la grâce. Le premier effet de cette excellente vertu est de mettre maintenant un terme à notre entretien.

Le bienheureux Moyse termina ainsi notre conférence, malgré l'ardeur avec laquelle nous l'écoutions encore. Il nous exhorta à goûter un peu de sommeil, en nous invitant à nous coucher sur les nattes où nous étions assis. Il nous donna pour appuyer notre tète de petits paquets de roseaux, liés ensemble à un pied d'intervalle. Ils servent de siéges fort bas lorsque les solitaires se réunissent, et deviennent pour la nuit des oreillers qui ne sont pas trop durs, et qui sont faciles à remuer. Les solitaires trouvent ce meuble très-commode, parce qu'il est souple, demande peu de travail, et ne coûte rien; car ces roseaux de papyrus croissent en abondance sur les bords du Nil, et personne n'empêche d'en couper. Ils ne sont pas pesants , et on peut facilement les transporter. Nous nous en servîmes, sur l'invitation du saint vieillard, pour prendre un peu de sommeil, que nous regrettions, tant nous étions heureux de ce que nous avions entendu, et désireux de l'entretien qui nous était promis.

DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ MOYSE : DE LA DISCRÉTION

Importance de cette vertu, règle et mère de toutes les autres. — Moyens pour l'acquérir. — Humilité, obéissance, direction des supérieurs. — De la fausse honte. — Excès à éviter. — Règles de la tempérance.

1. Après avoir goûté un peu de sommeil vers le matin, nous eûmes une grande joie quand parut la lumière, et nous nous empressâmes de demander au bienheureux abbé Moyse l'exécution de sa promesse. Il s'exprima en ces termes : J'admire vraiment l'ardeur de votre, désir, et je crains que vous n'ayez pas assez profité de cet instant de repos, que je souhaitais vous voir prendre sur nos entretiens, pour délasser votre corps. En voyant votre zèle, je m'inquiète pour moi-même; car il est nécessaire, quand on acquitte de semblables dettes, d'apporter autant de ferveur à vous parler, que vous en mettez à m'écouter. Il est dit: « Si vous êtes assis à la table d'un homme puissant, considérez avec soin ce qu'on y apporte, et en y portant la main, pensez que vous devez préparer un pareil repas. » (Prov., XXIII, 1. )

Puisque nous devons parler de la vertu de la discrétion, dont j'allais vous entretenir, lorsque la nuit est venue nous interrompre, il est bon de vous en montrer d'abord l'excellence par le témoignage des Pères. Quand nous saurons ce qu'ils en pensent, nous tâcherons d'en prouver l'utilité et les avantages, en rapportant les exemples anciens et nouveaux de ceux qui sont tombés pour ne l'avoir pas assez pratiquée. Nous verrons ainsi plus facilement quel est son mérite et son importance, et combien nous devons la désirer et la cultiver.

La discrétion, en effet, n'est pas une petite vertu; l'homme seul ne saurait l'obtenir, et il n'y a que la grâce de Dieu qui puisse la donner. L'Apôtre la compte parmi les plus nobles dons du Saint-Esprit. «Les uns reçoivent du Saint-Esprit la parole de sagesse, les autres la foi dans le même Esprit, d'autres la grâce de guérir les corps..., d'autres enfin la discrétion, le discernement des esprits. » (I Cor., 10.) Après avoir énuméré les dons du Saint-Esprit, il ajoute : « Un seul et même Esprit opère toutes ces choses, et les partage à chacun comme il lui plaît. » (Ibid.) Vous voyez que la discrétion n'est pas un présent petit et passager, mais bien un don précieux de la grâce divine. Si un solitaire ne fait pas tous ses efforts pour l'acquérir et pour discerner sûrement les esprits qui envahissent son âme, il arrivera nécessairement qu'il s'égarera comme dans une nuit profonde, et qu'il tombera souvent, non pas seulement au milieu des rochers et des précipices, mais encore dans les chemins les plus droits et les plus unis.

2. Je me souviens qu'autrefois, étant encore enfant, j'habitais la partie de la Thébaïde où se trouvait le bienheureux Antoine. Quelques anciens solitaires vinrent le visiter pour apprendre le moyen d'acquérir la perfection. Leur conférence dura depuis le soir jusqu'au jour suivant, et la plus grande partie de la nuit fut consacrée au sujet qui nous occupe. On s'arrêta surtout à rechercher quelle était la vertu ou l'observance religieuse la plus capable de préserver les solitaires des piéges et des illusions du démon , et de les faire arriver le plus directement et le plus sûrement au sommet de la perfection. Chacun donna son avis, selon l'attrait de son esprit. Les uns proposaient les veilles et les jeûnes, parce que l'âme mortifiée acquiert une grande pureté de coeur et de corps, et s'unit plus facilement à Dieu. Les autres indiquaient les privations et le mépris de tout ce qui peut captiver l'esprit et l'empêcher de s'élever à Dieu.

D'autres disaient que c'était la solitude, au fond d'un désert, où l'on peut s'entretenir plus familièrement avec Dieu, et s'attacher plus intimement à lui; d'autres enfin, que c'était la charité, les bonnes œuvres auxquelles Notre-Seigneur promet plus spécialement dans l'Évangile le royaume des cieux, lorsqu'il dit : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé depuis la création du monde. J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire, etc. » (S. Matth., XXV, 34.) Tous discutèrent les vertus qui pouvaient conduire plus sûrement à Dieu, et la nuit se passait ainsi rapidement, lorsque le bienheureux Antoine prit enfin la parole : Tous les moyens que vous venez de recommander, leur dit-il , sont utiles et nécessaires à ceux qui ont soif de Dieu, et qui désirent par-venir à lui; mais l'expérience et les chutes d'un grand nombre ne nous permettent pas de croire que vous ayez indiqué le moyen principal et infaillible. Combien de fois, en effet, avons-nous vu des religieux observer des veilles et des jeûnes rigoureux, se cacher dans la solitude, se dépouiller entièrement, de manière à ne pas posséder un denier et de quoi se nourrir un seul jour, pratiquer enfin avec ardeur toutes les oeuvres de charité, et cependant tomber tout à coup dans des illusions funestes, et au lieu de terminer leur tâche dans la ferveur et la sainteté, n'aboutir qu'à une fin déplorable!

Pour connaître la vertu principale qui conduit à Dieu, il suffit de rechercher la cause des illusions et des chutes de ces solitaires. Ils pratiquaient parfaitement les vertus dont nous avons parlé ; mais la discrétion leur manquait, et ils n'ont pas su persévérer jusqu'à la fin. S'ils sont tombés, c'est uniquement parce qu'ils n'avaient pas assez écouté les enseignements des anciens Pères; ils n'avaient pu acquérir cette vertu de la discrétion qui conduit entre les extrêmes, et apprend au religieux à suivre la voie royale, ne s'égarant jamais à la droite des vertus, c'est-à-dire dans l'excès de la ferveur ou dans les folies de la présomption, et ne se laissant pas non plus entraîner à la gauche des vices, c'est-à-dire dans la tiédeur et le relâchement, sous prétexte de ménager son corps.

Cette discrétion est l'oeil et la lumière dont le Sauveur parle dans l'Évangile. « La lumière de votre corps est votre oeil : si votre oeil est clair, tout votre corps sera lumineux; mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. » (S. Matth., VI, 23.) Lorsqu'elle discerne, en effet, toutes les pensées et toutes les actions de l'homme, elle voit parfaitement tout ce qu'il faut faire; mais si cet oeil intérieur est mauvais, si l'âme manque de science et de jugement, elle se laisse surprendre par l'erreur et la présomption. Tout notre corps sera ténébreux; notre esprit et nos actes deviendront obscurs, parce qu'ils seront aveuglés par les vices et enveloppés par les ténèbres des passions ; car est-il dit : « Si la lumière qui est en vous est ténèbres, dans quelles ténèbres serez-vous? » Lorsque le coeur s'égare dans les jugements, et qu'il est plongé dans la nuit de l'ignorance, comment douter que toutes les pensées et les actions qui dépendent du discernement de la discrétion, ne soient de plus en plus remplies des ténèbres du péché?

3. Celui que Dieu avait jugé digne de régner le premier sur le peuple d'Israël fut privé de son royaume, parce qu'il n'eut pas cet oeil de la discrétion, sans lequel tout le corps devient obscur. Il se laissa tromper par l'erreur d'une fausse lumière, en s'imaginant que ses sacrifices seraient plus agréables à Dieu que son obéissance aux ordres de Samuël, et il se perdit au lieu de plaire à la Majesté divine, qu'il espérait se rendre favorable. Le défaut de discrétion égara également Achab, le roi d'Israël, après la grande victoire que Dieu lui avait accordée. Il pensa que la miséricorde valait mieux que l'exécution rigoureuse d'un commandement qui lui paraissait trop cruel; il faiblit en voulant tempérer par la clémence une sanglante victoire, mais cette fausse compassion le plongea dans les ténèbres, et lui mérita une mort irréparable.

4. La discrétion n'est pas seulement la lampe de notre corps; l'Apôtre la compare aussi au soleil, lorsqu'il dit : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. » (Éphes., IV, 26.) C'est elle qui gouverne notre vie, selon cette parole : « Ceux qu'elle ne garde pas tomberont comme les feuilles. » Elle est très-bien nommée, par l'Écriture, le conseil sans lequel on ne peut rien faire, pas même boire avec modération le vin spirituel qui réjouit le coeur de l'homme. « Faites tout avec conseil, buvez le vin avec conseil; » et encore : «L'homme qui fait quelque chose sans conseil, ressemble à une ville sans murailles et minée. »

(Prov., XXV, 28.)

Cette comparaison nous fait comprendre combien le défaut de discrétion est pernicieux au solitaire. S'il ressemble alors à une ville renversée et sans défense, c'est que la discrétion est cette sagesse, cette intelligence, ce bon sens indispensable pour élever notre édifice intérieur et y amasser des richesses spirituelles. « La maison est bâtie par la sagesse, et s'élève par l'intelligence; c'est le bon sens qui remplit les celliers de biens et de richesses précieuses. » (Prov., XXIV, 4.) La discrétion est encore une nourriture solide, réservée aux personnes fortes et parfaites. La nourriture solide des parfaits est pour ceux qui s'appliquent fidèlement à discerner le bien et le mal. (Héb., V, 14.) L'Apôtre juge cette vertu si utile et si nécessaire, qu'il l'assimile à la parole de Dieu et à ses effets. « La parole de Dieu est vivante et efficace, et elle pénètre mieux qu'une épée à deux tranchants; elle atteint jusqu'au fond de l'âme; elle tranche la moelle et les jointures; elle discerne les pensées et les intentions du coeur. » (Héb., IV, 12.) Tous ces textes nous prouvent que, sans la grâce de la discrétion, il est impossible d'acquérir une vertu parfaite et de la conserver. Et ainsi le bienheureux Antoine et les autres solitaires conclurent que la discrétion seule pouvait conduire sûrement un religieux à Dieu, qu'elle préservait les autres vertus de toute erreur, qu'avec son secours on pouvait atteindre plus facilement les hauteurs de la vie spirituelle, tandis que, sans son aide, beaucoup, malgré tous leurs efforts, n'avaient pu parvenir au sommet de la perfection; car la discrétion est la mère, la gardienne et la directrice de toutes les vertus.

5. Je veux, comme je vous l'ai promis, confirmer par des exemples le jugement du bienheureux Antoine et des anciens Pères. Rappelez-vous ce qui s'est passé dernièrement sous vos yeux mêmes. Il y a peu de jours que le vieillard Héron a été entraîné dans l'abîme, par les artifices du démon. Il avait habité cinquante ans ce désert; nous savons qu'il y vécut dans une grande austérité, et qu'il se distingua entre tous par sa ferveur et par son amour de la solitude. Comment, après tant de travaux, a-t-il pu être trompé par le démon? comment sa chute a-t-elle causé tant de larmes à tous ceux qui vivaient avec lui dans le désert? N'est-ce pas parce qu'il manqua de discrétion, parce qu'il aima mieux écouter son propre jugement que les conseils de ses frères et les règles des anciens. Il pratiquait ses jeûnes avec une telle rigueur, et il était si passionné pour la solitude et le secret de sa cellule, qu'on ne put jamais lui faire prendre un repas avec ses frères, et célébrer avec eux la fête de Pâques; ce jour là, tous les solitaires veillaient dans l'église à cause de la solennité. Il ne voulut jamais se joindre à eux, de peur qu'en prenant un peu de légumes, il ne manquât à ses résolutions. Cet orgueil l'égara; il prit Satan pour un ange de lumière, et il lui obéit avec docilité, en se précipitant dans un puits dont on n'apercevait pas le fond. Celui qu'il prenait pour un bon ange, lui avait persuadé qu'il ne lui en arriverait aucun mal, en récompense de ses mérites et de ses vertus. Pour en faire l'expérience, il se jeta la nuit dans le puits, espérant prouver sa sainteté, en sortant sans la moindre blessure. Les frères eurent beaucoup de peine à l'en retirer à moitié mort, et, ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu'au bout de trois jours, près de rendre le dernier soupir, il persévéra dans son illusion, et la mort même ne put lui persuader qu'il avait été le jouet du démon. En considération de tant de travaux et d'années passées dans le désert, ceux qui déploraient ce malheur obtinrent , mais avec peine, du saint abbé Paphnuce, qu'il ne fût pas mis au rang des suicidés, et qu'on pût offrir pour lui les prières des morts.

6. Que vous dirais-je de ces deux solitaires qui habitaient au delà du désert de la Thébaïde, où a demeuré saint Antoine? Le manque de discrétion les égara aussi, et ils s'enfoncèrent dans la solitude, en décidant qu'ils ne prendraient d'autre nourriture que celle que Dieu leur offrirait lui-même. Ils errèrent longtemps dans le désert, et mouraient de faim , lorsqu'ils furent rencontrés par les Marzites ; ce sont des tribus plus barbares et plus cruelles que toutes les autres, car elles ne répandent pas le sang seulement par espoir de pillage, mais pour le plaisir de tuer. Ces hommes, cependant, malgré leur férocité naturelle, eurent compassion de ces deux malheureux qui allaient succomber, et leur présentèrent quelques pains pour les ranimer. L'un d'eux, devenu plus sage, les reçut avec joie et reconnaissance, comme venant de Dieu même ; mais l'autre les refusa, comme étant donnés par la main des hommes, et il se laissa mourir de faim. Les deux étaient d'abord tombés dans l'erreur; mais il y en eut un qui écouta la discrétion et renonça à sa folle entreprise, tandis que l'autre persévéra dans sa sotte présomption, et ferma les yeux à la lumière de la discrétion. Il se livra à la mort dont Notre-Seigneur voulait le sauver, ne croyant pas que c'était par un effet de la grâce que des barbares oubliaient leur férocité naturelle, et leur offraient des pains au lieu de les tuer.

7. Vous parlerai-je d'un autre solitaire, dont je tairai le nom parce qu'il vit encore? Il fut longtemps le jouet du démon, qu'il prenait pour un ange de lumière, croyant à toutes ses révélations, comme s'il eût été l'ambassadeur de la justice divine. Il en reçut enfin l'ordre d'immoler à Dieu son fils, qui habitait le même monastère, afin d'imiter le sacrifice d'Abraham et d'en égaler les mérites. Son illusion était si grande, qu'il se préparait à commettre son crime, lorsque son fils, le voyant aiguiser un couteau contre son habitude, et chercher des liens pour l'attacher, s'effraya du projet de son père, et lui épargna un crime en prenant la fuite.

8. Il serait trop long de vous raconter l'illusion de ce solitaire de Mésopotamie, dont l'austérité pouvait être difficilement imitée. Il avait passé de nombreuses années dans le secret de sa cellule, lorsque le démon l'abusa tellement par des révélations et des songes, qu'il lui persuada d'embrasser le judaïsme, et de se faire circoncire, après avoir cependant surpassé, par ses travaux et ses vertus, tous les religieux qui demeuraient avec lui. Pour mieux le tromper et préparer sa chute, le démon lui avait annoncé longtemps à l'avance des choses qui s'accomplirent véritablement; il gagna sa confiance, et lui montra enfin le peuple chrétien et les chefs de notre foi , les Apôtres et les martyrs plongés dans la tristesse et les ténèbres, tandis que le peuple juif, ayant à sa tête Moïse, les patriarches et les prophètes, était dans la splendeur et dans la joie ; et il lui persuada que pour participer à leur bonheur, il devait se hâter de se faire circoncire. Aucun de ceux dont nous venons de parler ne se serait laissé séduire, s'il s'était appliqué à acquérir la discrétion. Tous ces exemples nous montrent combien il est dangereux de ne pas la posséder.

9. L'ABBÉ GERMAIN. Les exemples récents et les témoignages des anciens nous ont abondamment prouvé que la discrétion est la source, la racine des autres vertus ; nous désirons maintenant savoir le moyen de l'acquérir et de reconnaître celle qui vient de Dieu ou du démon, afin qu'à l'exemple du changeur de l'Évangile, dont vous nous avez déjà parlé nous puissions distinguer l'effigie du prince légitime , sur des monnaies de bon aloi : car à quoi nous servirait de connaître l'importance de cette vertu, si nous ignorions les moyens de la posséder?

10. L'ABBÉ MOYSE. La véritable discrétion ne s'acquiert jamais sans une humilité véritable, et la première preuve de cette. humilité, c'est de soumettre toutes nos actions et même toutes nos pensées à la sagesse des anciens , de renoncer à notre propre jugement, de suivre entièrement leur conseil et de distinguer le bien et le mal d'après leur doctrine. Cette règle apprendra, non-seulement, au jeune religieux à marcher dans la voie véritable de la discrétion, mais aussi à éviter toutes les ruses et tous les piéges de l'ennemi. Personne, en effet, ne pourra être trompé, s'il suit, non pas son propre jugement, mais l'exemple des anciens, et toute l'adresse de l'ennemi ne surprendra jamais la simplicité de celui qui ne sait pas cacher par une fausse honte les pensées qui naissent dans son coeur, mais qui les admet ou les repousse, en les soumettant à l'examen de ses supérieurs.

Une pensée mauvaise se dissipe, dès qu'elle est mise au jour, et avant même que la discrétion ait prononcé son jugement. Le serpent hideux qui se cachait dans l'ombre est éclairé par la vertu de la confession , et dès qu'il est découvert, il est vaincu et il prend la fuite. Ses suggestions ne peuvent nous nuire qu'en les cachant dans notre coeur. Pour vous faire mieux comprendre la vérité de ce que je vous dis, je vous citerai un fait que l'abbé Sérapion racontait souvent aux jeunes solitaires, pour les instruire.

11. Lorsque j'étais enfant, disait-il, et que je demeurais avec l'abbé Théon, le trompeur m'avait fait prendre l'habitude de dérober un petit pain après le repas que je faisais avec ce vieillard, à l'heure de none. Je le cachais chaque jour dans mon sein, et je le mangeais le soir en cachette. J'accomplissais ce vol par gourmandise et j'en contractais de plus en plus l'habitude. Et cependant, lorsque j'avais satisfait ma coupable sensualité, je rentrais en moi-même; je souffrais beaucoup plus que je n'avais eu de plaisir à commettre la faute ; je gémissais au fond du coeur d'obéir au démon qui me violentait, comme les officiers de Pharaon tourmentaient les Hébreux; mais je ne pouvais me soustraire à sa tyrannie , et je n'osais pas confesser mon larcin au saint vieillard , lorsque Dieu permit, pour me délivrer de ma servitude , que quelques solitaires vinssent lui faire visite pour en obtenir quelques paroles d'édification.

Après le repas, la conférence commença, et le saint vieillard, pour répondre aux questions qu'on lui faisait, se mit à parler sur le vice de la gourmandise , sur l'empire des pensées secrètes et sur la violence qu'elles exercent, tant qu'on les tient cachées. Ce discours me bouleversa; les remords de ma conscience me firent croire qu'il s'adressait à moi, et que Dieu avait révélé au vieillard les secrets de mon coeur. J'étouffai d'abord mes gémissements; mais, ma douleur augmentant toujours, j'éclatai bientôt en sanglots et en larmes; je tirai de mon sein, qui avait si souvent recélé mon vol, le petit pain que j'avais pris pour le manger comme à l'ordinaire; je le montrai, déclarant que j'en mangeais en cachette un semblable tous les jours ; je me prosternai par terre, confessant ma faute aux assistants, leur demandant pardon , et implorant avec larmes leurs prières , afin qu'ils obtinssent de Dieu ma délivrance de cette dure captivité. «Ayez confiance, mon enfant, me dit le saint vieillard, vous n'avez pas besoin de ma parole, votre confession vous a déjà délivré ; vous avez triomphé aujourd'hui de l'ennemi qui vous avait vaincu. Votre aveu l'a plus abattu que votre silence ne vous avait abattu vous-même. Vous aviez permis qu'il vous dominât jusqu'à cette heure, en ne le confondant ni par vous , ni par un autre. Salomon l'a dit : « C'est parce que l'on ne contredit pas ceux qui font mal, que le coeur des enfants des hommes est rempli d'iniquités. » (Eccles., VIII, 11.) Maintenant qu'il se voit découvert, l'esprit mauvais ne pourra plus vous inquiéter; le serpent infernal ne trouvera plus à se cacher en vous; car votre confession l'a tiré des ténèbres de votre coeur à la grande lumière. » A peine le saint vieillard avait-il cessé de parler, qu'une flamme ardente parut sortir de mon sein et remplit la cellule d'une odeur de soufre, et l'infection en était si grande, qu'on pouvait à peine y rester. Le saint vieillard reprit la parole et dit : « Voici que le Seigneur approuve visiblement la vérité de ce que j'avance. Vous venez de voir vous-même que votre confession salutaire a chassé de votre coeur celui qui vous portait au mal , et vous verrez que, grâce à cet aveu public, l'ennemi découvert n'aura plus de prise sur vous. »

Et, en effet, selon la promesse du vieillard, la confession que je fis de ma faute me délivra tellement de cette tyrannie du démon, que l'ennemi ne chercha pas même depuis à me rappeler cette gourmandise, et que je n'eus jamais la pensée d'un pareil larcin. C'est ce qui est très-bien expliqué dans l'Ecclésiaste : « Si le serpent mord sans siffler, l'enchanteur n'y peut rien » (Eccles., X, 11), c'est -à- dire que la morsure d'un serpent dont on ne parle pas est dangereuse, et que si on ne confesse pas la tentation secrète du démon à un enchanteur , à un homme éclairé qui puisse, au moyen des belles sentences de la sainte Écriture , soigner la blessure sur-le-champ et retirer du coeur le venin dangereux du serpent, il sera impossible de nous secourir, et notre perte sera inévitable.

Ainsi le meilleur moyen d'acquérir la science d'une véritable discrétion est de suivre les exemples des anciens , de ne rien innover, de ne rien décider d'après notre propre jugement, mais de nous diriger en toute chose d'après leurs traditions et leur sainte vie. Celui qui suivra cette règle arrivera non-seulement à une discrétion parfaite , mais encore sera préservé de toutes les attaques de l'ennemi. Car il n'y a pas de faute qui serve tant au démon à perdre un religieux , que de négliger le conseil des supérieurs pour suivre son jugement et sa propre doctrine. Si tous les arts et toutes les professions inventés par le génie de l'homme, pour les seules jouissances de cette vie passagère, ne peuvent s'apprendre, quoiqu'ils soient palpables et visibles, que par l'intermédiaire d'un maître, combien ne seraient-ils pas insensés de croire qu'on peut se passer d'un directeur dans un état où tout est invisible et caché, où la plus grande pureté de coeur est nécessaire pour se conduire, et où une erreur cause , non pas un dommage temporel facile à réparer, mais la perte de l'âme et la mort éternelle. Il ne s'agit pas d'adversaires visibles, mais d'ennemis invisibles et cruels qui nous attaquent jour et nuit; ce n'est pas à un ou deux ennemis qu'il faut résister dans ce combat intérieur, mais à des légions innombrables; et le danger est d'autant plus grand que l'ennemi est plus acharné et ses attaques plus secrètes. Il faut donc suivre avec grand soin les traces des anciens , et découvrir à nos supérieurs tout ce qui se passe dans le secret de notre coeur, sans écouter une fausse honte.

12. L'ABBÉ GERMAIN. Il y a une cause de cette honte dangereuse qui nous porte à cacher nos pensées mauvaises, et nous fait craindre de les révéler par une confession salutaire. Nous avons connu parmi les Pères de Syrie un solitaire qui passait pour un des principaux d'entre eux. Un solitaire lui avait humblement confessé certaines pensées, et un jour, dans un moment d'indignation, il les lui reprocha durement. Un exemple semblable est capable de nous retenir, et si nous craignons de faire connaître nos pensées à nos supérieurs, nous sommes privés du remède qui pourrait les guérir.

13. L'ABBÉ MOYSE. Les jeunes religieux n'ont pas tous une égale ferveur et autant de régularité et de vertu, et on peut bien trouver aussi des vieillards qui n'ont pas la même perfection et la même expérience. Les richesses des vieillards ne sont pas leurs cheveux blancs, mais l'expérience de leur jeunesse et les mérites acquis par leur vie passée. Il est dit : « Ce que vous n'avez pas recueilli dans votre jeunesse, comment le retrouverez-vous dans votre vieillesse? » (Eccli., XXV, 5.) « L'honneur de la vieillesse ne se mesure pas au temps et au nombre des années ; la sagesse de l'homme vaut des cheveux blancs, et une vie pure est la véritable vieillesse. » (Sap., IV, 9.) Ce ne sont donc pas les vieillards qui ont la tête blanche, et que recommande seulement une longue vie, qu'il faut imiter et écouter, il faut suivre les traces et demander les conseils des vieillards qui ont eu toujours une vie exemplaire, et qui se règlent sur les traditions des anciens plutôt que sur leur propre jugement.

Il y en a beaucoup , et malheureusement plus que d'autres, qui vieillissent dans la tiédeur et le relâchement de leur jeunesse. Ce n'est pas la maturité de leurs moeurs, mais le nombre des années qui leur donne l'autorité. Dieu les condamne par la bouche du Prophète : « Les étrangers ont dévoré sa force, et il l'a méconnu ; les cheveux blancs l'ont couvert, et il l'a ignoré. » ( Osée, VII, 9.) S'ils sont au-dessus des jeunes religieux , ce n'est ni par la pureté de leur vie, ni par le mérite de leur doctrine et de leurs exemples, c'est uniquement par leur grand âge. L'ennemi se sert de leur vieillesse, comme d'un piége, pour tromper les jeunes; il les propose d'abord, comme des autorités, à ceux qui tendaient à la perfection par leur propre mouvement, ou par la direction des autres; il les trompe ensuite et les trouble par leurs exemples et leur doctrine, et il les conduit ainsi dans une tiédeur dangereuse , ou dans un désespoir mortel.

Je veux vous en donner une preuve, sans nommer cependant personne, pour ne pas imiter celui qui découvrit les fautes que son frère lui avait confiées. Je vous dirai simplement comment la chose s'est passée, afin que vous puissiez en profiter. Nous connaissons un vieillard, auquel un jeune homme, qui était très-loin d'être relâché , s'adressa pour avoir quelques paroles d'édification et quelques secours dans ses peines; il lui découvrit avec simplicité qu'il était tourmenté par des pensées déshonnêtes , espérant qu'il trouverait des consolations et des remèdes à ses maux dans les prières du vieillard ; mais celui-ci le reprit très-durement, le traita d'indigne et de misérable, et lui déclara qu'il ne méritait pas le nom de religieux , puisque de tels mouvements de concupiscence avaient troublé son coeur. Ses reproches blessèrent tellement ce jeune homme, qu'il s'éloigna de sa cellule, accablé de tristesse et de désespoir , ne cherchant plus à combattre sa passion, mais bien à la satisfaire. L'abbé Apollon, un des anciens les plus éclairés, le rencontra, et reconnut, à l'abattement de son visage, la violence du combat qui se passait dans son coeur. Il lui demanda la cause de son trouble; mais il ne put en obtenir de réponse, malgré la douceur avec laquelle il lui parlait, et il comprit qu'il voulait cacher par son silence la tristesse que traduisait son visage; il le pressa encore davantage, et le jeune homme vaincu lui avoua qu'il allait à la ville voisine, puisque, d'après l'avis du vieillard qu'il avait consulté, il ne pouvait plus être religieux, et qu'au lieu de résister plus longtemps aux tentations de la chair, il se marierait et quitterait le monastère, pour vivre dans le monde.

Le bon vieillard se mit à le consoler doucement, et lui assura qu'il éprouvait tous les jours les mêmes combats , qu'il ne fallait pas pour cela se désespérer et s'étonner de la violence des tentations, qui était vaincue bien moins par nos efforts que par la grâce et la miséricorde divines. Il le supplia de différer d'un jour l'accomplissement de son dessein, et le fit retourner à sa cellule , pendant qu'il se dirigeait en toute hâte vers la demeure du vieillard qui l'avait rebuté. Comme il en approchait , il leva les mains au ciel , et pria avec larmes, en disant : « Seigneur, qui connaissez les forces secrètes et les infirmités des hommes, et qui pouvez seul, dans votre miséricorde, les guérir, faites que la tentation de ce jeune solitaire passe dans le coeur de ce vieillard, afin qu'il apprenne à condescendre aux misères de ceux qui souffrent et à compatir au moins, dans sa faiblesse, aux faiblesses des jeunes. » A peine avait-il fait cette prière, qu'il vit un hideux Éthiopien (1) qui se tenait près de la cellule du vieillard, et qui lui lançait des traits enflammés. Il en fut bientôt blessé , et il courait çà et là, comme un homme ivre ou insensé. Il sortait de sa cellule, il rentrait sans pouvoir y rester, et il finit par prendre le même chemin qu'avait pris le jeune solitaire. L'abbé Apollon, voyant ce malheureux si bouleversé, comprit que les traits enflammés du démon avaient blessé son coeur, et y avaient fait naître ce dérèglement d'esprit , cette agitation de tous les sens. Il l'aborda et lui dit : « Où courez-vous et quelle cause vous fait ainsi oublier la gravité de votre âge, et courir de tous les côtés, comme un enfant? »

 (1) Les solitaires se représentaient le démon sous la forme d'un éthiopien.

Celui-ci, troublé par sa conscience et confus de sa honteuse tentation, pensa que le saint vieillard connaissait les flammes qui l'agitaient et les tristes secrets de son coeur, et il n'osa lui faire aucune réponse. « Retournez à votre cellule, lui dit l'abbé , et comprenez que le démon, jusqu'à présent, ignorait votre existence ou vous méprisait ; car vous n'étiez pas du nombre de ceux qu'il croit devoir combattre tous les jours, et qui lui résistent par leur progrès et leurs vertus. Après tant d'années passées dans la vie religieuse , vous n'avez pu mépriser un trait dirigé contre vous; vous n'avez pu même le supporter un seul jour. Dieu a permis que vous soyez blessé, afin d'apprendre au moins à compatir dans votre vieillesse, aux infirmités des autres, et de savoir, par votre expérience, condescendre à la fragilité de ceux qui sont plus jeunes. Vous avez reçu la visite d'un religieux éprouvé par une tentation du démon, et au lieu de le consoler, de le fortifier, vous l'avez jeté dans le désespoir ; vous l'avez livré aux mains de l'ennemi, et il n'a pas dépendu de vous qu'il n'ait été cruellement dévoré; il n'eût certainement pas été attaqué avec cette violence, si le démon, qui vous a dédaigné, n'eût prévu les progrès qu'il devait faire, et n'eût pas cherché à détruire par ses traits enflammés les vertus dont il voyait le germe en lui. Il l'estimait plus fort que vous, pour diriger contre lui de pareils assauts. Apprenez par votre exemple à avoir compassion de ceux qui souffrent, et à ne pas désespérer ceux qui sont en danger. Au lieu de les aigrir par de durs reproches, cherchez à les consoler par de douces paroles, et, selon le précepte du Sage, « délivrez ceux que l'on conduit à la mort , et tachez de racheter ceux qu'on veut égorger.» (Prov., XXIV, 11.) A l'exemple du Sauveur, « ne foulez pas aux pieds le roseau brisé, et n'éteignez pas la mèche qui fume.» (S. Matth., XII, 20.) Demandez à Dieu la grâce de pouvoir dire avec vérité : «Le Seigneur m'a donné une langue savante, afin que je puisse soutenir par la parole celui qui est abattu. » (Isaïe , LV, 4.) Personne ne pourrait supporter les attaques de l'ennemi, éteindre les ardeurs de la chair, si la grâce de Dieu ne soutenait notre faiblesse, et ne nous protégeait. Maintenant que, par un jugement de sa volonté , le Seigneur a délivré de la tentation ce jeune solitaire, et qu'il vous l'a fait éprouver vous-même pour vous apprendre à y compatir, unissons nos prières, afin d'obtenir de sa miséricorde la fin de cette épreuve qui vous sera utile. Car « c'est lui qui afflige et qui console; il frappe, et ses mains guérissent » (Job, V, 18) ; « il humilie, et il relève; il tue, et il vivifie ; il conduit aux enfers, et il en ramène. » (I Reg., II, 7.) Demandons-lui d'éteindre , par la rosée céleste , les traits enflammés dont il a permis, à ma prière, que vous soyez blessé. »

Ils furent exaucés , et cette tentation s'évanouit aussi rapidement qu'elle était venue. Le vieillard apprit par expérience que, bien loin de reprocher à nos frères les fautes qu'ils nous découvrent, nous devons être sensibles à leurs moindres peines. Il ne faut donc pas que l'ignorance et la légèreté de quelques vieillards dont l'ennemi se sert pour tromper les plus jeunes, nous détournent de la voie et de la tradition des anciens. Il faut, au contraire, bannir une fausse honte, et découvrir tout à nos supérieurs, afin d'en recevoir des remèdes pour nos blessures, et de les prendre avec confiance pour les modèles de notre vie et de notre conduite. Nous en retirerons d'utiles secours, si nous les écoutons sans orgueil, et si nous ne suivons en rien notre propre jugement.

14. Dieu approuve tellement cette règle, qu'il s'est plu à la consigner dans les saintes Écritures. Il avait choisi le jeune Samuel, mais il ne voulut pas le former directement dans ses divins entretiens; il le soumit à la direction d'un vieillard qui l'avait cependant offensé, et, quelle que fût la grandeur de sa vocation, il le fit obéir à un supérieur, pour éprouver, par l'humilité, celui qu'il appelait à un saint ministère, et pour donner ainsi aux plus jeunes l'exemple de son obéissance. (I Reg., III.)

15. Lorsque Notre-Seigneur appela Paul, et lui parla lui-même, il pouvait lui enseigner sur-le-champ la voie de la perfection ; mais il préféra l'adresser à Ananie, qui devait lui apprendre la vérité. « Lève-toi, lui dit-il, et entre dans la cité; on te dira ce qu'il faut faire. » (Act., IX, 7.) Il l'envoie à un ancien, et il reçoit la doctrine de lui, plutôt que de Notre-Seigneur lui-même, afin que ce qui se serait fait pour Paul, ne fût pas pour les chrétiens à venir une occasion de croire qu'il valait mieux écouter Dieu seul que de suivre la direction des supérieurs. L'Apôtre nous montre, non-seulement par ses écrits, mais par ses oeuvres et ses exemples, combien il faut détester cette coupable présomption; car il se rendit à Jérusalem, pour consulter les autres Apôtres qui l'avaient précédé dans la foi, lui qui avait reçu déjà la grâce du Saint-Esprit, et qui avait prêché l'Évangile aux nations, en faisant tant de miracles. « Et je conférai, dit-il, avec eux, de l'Évangile que j'annonce aux gentils, afin que, pour le passé ou l'avenir, ma prédication ne fût pas vaine. » (Galat., II, 2.) Qui sera assez présomptueux et assez aveugle pour se fier à son jugement et à sa prudence, lorsque ce vase d'élection déclare qu'il voulut consulter les autres Apôtres. Il est donc manifeste que Dieu ne montre pas la voie de la perfection à celui que quelqu'un peut instruire, et qui méprise la doctrine et les exemples des anciens, en tenant peu compte de ce précepte qu'il faut garder avec tant de soin: « Interroge ton père, qui t'enseignera, et tes anciens, qui t'instruiront. » (Deut., XXXII, 7.)

16. Il faut donc faire tous nos efforts pour acquérir, par la vertu de l'humilité, le trésor de la discrétion, qui nous préservera de toute exagération. Un ancien proverbe dit que « les extrêmes se touchent. » L'excès du jeûne conduit au même résultat que la gourmandise, et les veilles excessives du religieux lui nuisent comme l'abus du sommeil. Trop d'abstinence affaiblit le corps, comme trop de négligence; et nous avons vu souvent ceux qui avaient résisté à la gourmandise, tellement abattus par leurs jeûnes immodérés, qu'ils tombaient par faiblesse dans le vice qu'ils avaient jusqu'alors évité. Des veilles trop prolongées ont aussi renversé ceux que le sommeil n'avait pu vaincre. « C'est pourquoi, selon l'Apôtre, il faut avec les armes de la justice résister à droite et à gauche (II Cor., VI, 7), et passer tellement entre les deux extrêmes, au moyen de la discrétion, que nous ne quittions pas le sentier tracé de la continence, et que nous ne nous laissions pas aller par le relâchement aux convoitises de l'intempérance.

17. Je me souviens qu'à force de combattre mon appétit, j'étais arrivé à passer deux ou trois jours, sans penser même à prendre de la nourriture ; je me privais aussi tellement du sommeil, par l'artifice du démon, que je pouvais employer plusieurs jours et plusieurs nuits à la prière; mais j'ai reconnu que ce dégoût d'aliments et de sommeil m'exposait à plus de périls que la paresse et la gourmandise. Il faut résister aux convoitises de notre corps, ne pas avancer l'heure de notre repas, ni en excéder la mesure. Il faut également, malgré nos répugnances, prendre, à l'heure fixe, la nourriture et le sommeil nécessaires. Le démon nous pousse également aux excès contraires, et l'abstinence exagérée nous est souvent plus nuisible que l'intempérance. On se corrige facilement d'un défaut qui fait rougir, tandis qu'on ne renonce pas à une fausse vertu.

18. L'ABBÉ GERMAIN. Quelle est la règle qui peut nous retenir dans une sage modération, et nous conduire sans danger entre les deux extrêmes?

19. L'ABBÉ MOYSE. Cette question a été bien souvent débattue par nos anciens; ils ont examiné la manière de vivre des solitaires : les uns se contentaient de légumes et d'herbages, les autres de fruits; mais ils ont proposé de se nourrir de pain seulement, et ils ont fixé l'ordinaire à deux petits pains, qui ne pèsent certainement pas plus d'une livre.

20. Nous lui répondîmes que nous accepterions bien volontiers cette règle, qui ne nous paraissait pas très-rigoureuse, puisque nous avions de la peine à manger un de ces petits pains tout entiers.

21. L'ABBÉ MOYSE. Si vous voulez faire l'expérience de ce régime, observez-le rigoureusement, et n'y ajoutez rien de cuit les dimanches et les fêtes, ou lorsque des frères viendront vous faire visite; car cet adoucissement permet de diminuer la nourriture les autres jours, et même de jeûner complètement, parce que les aliments qu'on a pris suffisent pour soutenir l'estomac; mais celui qui ne prend jamais que ces deux petits pains, ne pourra s'en passer un seul jour. Je me souviens que nos anciens et que nous-mêmes avons supporté avec tant de peine la rigueur de ce régime, que nous avons pleuré et gémi avant de nous y habituer.

22. Toutefois la règle générale de la tempérance est de proportionner la quantité de la nourriture aux forces, au tempérament et à l'âge, en soutenant le corps, sans satisfaire cependant son appétit. Ne pas observer ces deux points, c'est se nuire : trop de jeûne rétrécit l'estomac ; trop de nourriture le fatigue. L'âme qui souffre de la privation des aliments perd sa vigueur et est tout engourdie dans l'oraison. Des repas trop abondants l'accablent et l'empêchent d'offrir à Dieu des prières pures et ferventes. La chasteté même sera plus difficile à garder; car les jours de jeûne plus rigoureux n'empêcheront pas le corps de ressentir l'aiguillon de la chair, par suite de sa première intempérance.

23. La règle que nous avons indiquée pour la qualité et la quantité de la nourriture, est celle qu'ont approuvée nos anciens Pères ; c'est de se nourrir tous les jours de pain sec, sans jamais se rassasier complètement. L'âme et le corps se conservent ainsi en santé , sans s'affaiblir par le jeûne, et sans s'appesantir par la satiété ; et ce régime est si frugal, que souvent, après vêpres, on ne se souvient plus du repas qu'on a pris.

24. On se fait difficilement à cette règle, et ceux qui ne connaissent pas les lois de la discrétion préfèrent jeûner deux jours, afin de conserver pour le lendemain ce qu'ils devaient prendre la veille, et de pouvoir satisfaire ainsi complètement leur appétit. Vous savez ce qui est arrivé au solitaire Benjamin , votre compatriote; il ne voulut jamais accepter cette sobriété régulière, et se contenter de deux pains par jour; il aima mieux jeûner tous les deux jours, pour mieux satisfaire ensuite son appétit. Il avait ainsi quatre pains pour un seul repas, et se dédommageait en une fois de sa longue abstinence. Il s'obstinait en cela à suivre plutôt son propre jugement que les traditions des anciens; et vous vous rappelez quelle fut sa triste fin : il abandonna le désert pour retourner aux rêves de la philosophie et aux vanités du siècle. Il confirma , par son exemple et sa chute , la sagesse de cet oracle des anciens : « Celui qui s'appuie sur son propre jugement n'arrivera jamais à la perfection, et ne pourra pas éviter les piéges du démon. »

25. L'ABBÉ GERMAIN. Comment sera-t-il possible de garder invariablement cette règle? Souvent à l'heure de none, au moment de prendre le repas, il arrive quelques frères; il faut alors ajouter quelque chose à notre ordinaire, ou manquer à la charité que nous devons avoir pour tout le monde.

26. L'ABBÉ MOYSE. On peut concilier facilement ces deux choses. Il faut conserver la même frugalité dans le repas, par amour de la tempérance et de la pureté. Il faut aussi rendre à nos frères qui nous visitent les devoirs que la charité nous commande. Il serait absurde de recevoir à sa table son frère, ou plutôt Jésus-Christ lui-même, sans s'y asseoir, et le traiter comme un étranger, en ne touchant pas à ce qu'on lui donne. Nous ne manquerons à aucun de nos devoirs, si nous prenons l'habitude, à l'heure de none, de prendre un des deux pains que la règle autorise, et de réserver l'autre pour vêpres, afin de le manger avec un frère qui viendrait nous visiter, sans rien ajouter cependant à notre ordinaire; ce sera le moyen de ne pas nous troubler de la visite de nos frères, que nous devons toujours recevoir avec joie; et en nous montrant ainsi charitables, nous ne nous relâcherons en rien de notre austérité. Si personne ne vient, nous prendrons sans scrupule le pain que nous avions gardé, et notre estomac ne souffrira pas de ce repas du soir, parce que nous aurons pris déjà quelque chose à l'heure de none , et nous éviterons ce qui arrive à ceux qui croient mieux jeûner en ne mangeant qu'à l'heure de vêpres; car cette nourriture tardive les empêche d'avoir l'esprit libre pendant les vêpres et l'office de nuit, et il est bien préférable de fixer à none l'heure du repas. Le religieux est non-seulement mieux disposé pour les saintes veilles, mais aussi plus apte aux prières du soir, parce que la digestion est faite.

C'est ainsi que l'abbé Moyse nous a nourris deux fois de sa sainte parole. Il venait de nous exposer savamment la grâce et la vertu de discrétion, et il nous avait démontré la manière de renoncer au monde, et le but que doit choisir un religieux. Il nous fit voir, plus clairement que le jour, ce que nous cherchions auparavant en aveugles, et par instinct de zèle et de ferveur, et il nous fit comprendre combien jusqu'alors nous étions éloignés de la vraie pureté du coeur et de la ligne droite de la discrétion; car il est certain qu'en ce monde, aucun art n'existe sans une règle et un but, et qu'on ne peut atteindre ce but sans le regarder sans cesse.

TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PAPHNUCE : DES TROIS RENONCEMENTS

Différence de vocation.— Dieu, l'homme et les circonstances. — Il faut renoncer aux biens du monde, à. soi-même et à toutes les choses sensibles. — Demeures de la terre et du ciel. — Moyens d'arriver à la perfection du renoncement. — Richesses bonnes, mauvaises et indifférentes.

Au milieu de ce choeur de saints qui brillaient comme des étoiles très-pures dans la nuit de ce monde, nous vîmes aussi le saint abbé Paphnuce, qui surpassait, par l'éclat de sa science, la lumière de tous les autres. C'était le supérieur de notre communauté du désert de Schethé. Il y était venu, encore jeune, habiter une cellule éloignée de l'église de cinq mille pas; et, quoique d'un âge très-avancé, il n'en chercha jamais une plus rapprochée. Le poids des années ne l'empêchait pas de faire ce long chemin pour venir à l'église le samedi ou le dimanche; et comme il ne voulait pas revenir à vide, il reportait à sa cellule, sur ses épaules, le vase d'eau qui devait lui servir toute la semaine ; même à l'âge de quatre-vingt-dix ans, il ne permettait pas à des solitaires plus jeunes de lui épargner cette peine. Il avait suivi avec tant d'ardeur, dès sa jeunesse, les enseignements de la vie religieuse, qu'il s'était enrichi promptement de la pratique et de la science de toutes les vertus. Son humilité et son obéissance profonde lui firent tellement mortifier sa volonté et détruire tous ses désirs déréglés, qu'il pratiqua dans la perfection la règle des monastères et la doctrine des Pères les plus anciens. Son ardeur pour avancer dans la vertu lui fit rechercher les secrets du désert, afin de n'être distrait par rien de cette union intime avec Dieu qu'il souhaitait tant au milieu de ses frères. Il surpassa par sa ferveur tous les autres religieux, et s'appliqua tellement à répondre aux inspirations divines, qu'il évitait tous les regards et qu'il recherchait sans cesse les lieux les plus inaccessibles. C'était là qu'il aimait à se cacher, et que les anachorètes allaient à le trouver. On pensait qu'il jouissait, tous les jours, de la compagnie des anges, et ses goûts lui avaient fait donner le nom d'un animal qui se plaît dans la solitude.

2. Nous désirions recevoir les secours d'un tel maître, et nous nous rendîmes à sa cellule, vers la chute du jour. Après quelques instants de silence, le saint vieillard se mit à louer la pensée qui nous avait fait quitter notre patrie, parcourir pour l'amour de Jésus-Christ tant de provinces , et supporter les épreuves du désert et de la pauvreté, pour tâcher d'imiter des austérités qu'avaient peine à pratiquer ceux qui étaient nés et avaient été élevés dans ces dures privations. Nous lui répondîmes que nous étions venus recevoir ses enseignements et profiter de sa longue expérience pour connaître le chemin de la perfection, mais que nous ne cherchions point des louanges qui ne pouvaient que nous nuire, et nous donner de l'orgueil. C'était bien assez d'être tentés dans nos cellules sans l'être aussi par ses paroles. Nous le conjurions donc de nous dire ce qui nous inspirerait l'humilité et la componction, plutôt que ce qui pouvait nous flatter et nous enorgueillir.

3. Alors le bienheureux Paphnuce s'exprima en ces termes : Il y a trois modes de vocation, et aussi trois renoncements nécessaires au religieux, quelle que soit la manière dont il est appelé. Il faut d'abord étudier avec soin les trois sortes de vocation, afin que si nous reconnaissons que nous avons été appelés au service de Dieu de la première manière, nous y répondions dignement par la perfection de notre vie. Il ne servirait de rien d'avoir commencé parfaitement, si nous ne finissions de même. Si nous reconnaissons , au contraire, que nous avons été retirés du siècle de la manière la moins parfaite, nous devons suppléer par notre ferveur à ce qu'il y a eu de défectueux dans notre entrée en religion, et achever notre course mieux que nous ne l'avons commencée. Il faut en second lieu connaître les trois degrés de renoncement ; car si nous les ignorons, ou si, les connaissant, nous ne nous appliquons pas à les pratiquer, nous ne pourrons jamais arriver à la perfection.

4. Les vocations ont lieu de trois manières distinctes. La première vient directement de Dieu ; la seconde, par l'intermédiaire de l'homme; et la troisième, par la force des circonstances. La vocation nous vient de Dieu lui-même, lorsqu'il nous envoie quelque inspiration extraordinaire, pour nous réveiller de notre assoupissement, nous donner je désir de notre salut et nous exciter, par une componction salutaire, à suivre Dieu et à nous attacher à sa doctrine. C'est ainsi que, dans les saintes Écritures, Abraham entend la voix du Seigneur, et quitte sa patrie, ses affections et la maison de son père. Dieu lui a dit: « Sors de ta terre, de ta parenté et de la maison de ton père. » (Gen., XII, 1.) C'est ainsi que nous voyons obéir le bienheureux Antoine, qui dut à Dieu seul sa conversion. En entrant dans l'église, il entend cette parole de l'Évangile : « Celui qui ne hait pas son père et sa mère, et ses fils, et sa femme, ses champs, et sa vie même, ne peut être mon disciple. » (S. Luc., XIV, 26.) « Si vous voulez être parfaits, allez et vendez ce que vous avez; donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel. Venez et suivez-moi. »(S. Matth., XIX, 21.) Il pensa que ce précepte s'adressait à lui particulièrement, et il en fut profondément touché. Il renonça sur-le-champ à tout ce qu'il possédait, et suivit le Christ sans y avoir été exhorté par aucune parole humaine.

La seconde vocation est celle qui se fait par l'intermédiaire des hommes, lorsque l'exemple ou l'enseignement des saints nous touchent et excitent en nous l'ardeur de notre salut; c'est de ce moyen que la grâce de Dieu s'est servie, en m'appelant à la vie religieuse par les conseils et les vertus du bienheureux Antoine. C'est aussi de cette manière que nous voyons, dans les saintes Écritures , Moïse délivrer les enfants d'Israël de la servitude de l'Égypte. (Exode, XIV.)

La troisième vocation est celle qui vient par violence, lorsqu'au milieu des richesses et des voluptés du monde, nous sommes tout à coup ébranlés par les menaces de la mort, par la perte de nos biens ou des personnes qui nous sont chères, et que nous sommes alors ramenés vers Dieu, que nous avions méprisé dans la prospérité.

Nous voyons souvent cette sorte de vocation dans les Écritures : Dieu livre à leurs ennemis les enfants d'Israël, pour les punir de leurs péchés, et l'excès de leurs maux les ramène au Seigneur. « Le Seigneur, est-il dit, leur envoya, pour les sauver, Aod , fils de Gera, fils de Gemini , qui se servait également des deux mains » (Jug., III, 15) ; et encore : « Ils crièrent vers le Seigneur, qui les délivra par Othoniel , le fils de Cénez et le jeune frère de Caleb. » (Ibid, I, 13.) Il est aussi parlé de cette vocation dans les Psaumes , quand le Seigneur les frappait : « Ils le cherchaient et revenaient à lui; ils se hâtaient et se rappelaient que Dieu était leur refuge, que Dieu était leur seul rédempteur » (Ps. LXXVII, 35); et encore : «Ils crièrent vers le Seigneur dans la tribulation, et il les délivra de leur nécessité. » (Ps. CVI, 6.)

5. De ces trois vocations, les deux premières paraissent les plus parfaites; cependant nous voyons les personnes qui ont été appelées par la troisième, la plus défectueuse , arriver à une grande perfection et égaler, par leur ferveur et leur vie tout entière, ceux qui s'étaient donnés à Dieu d'une manière plus élevée , tandis que beaucoup d'autres sont tombés de ce haut degré de vocation dans la tiédeur, et ont fini misérablement. Les premiers n'ont rien perdu à être, pour ainsi dire, contraints et forcés par des événements que Dieu faisait naître dans sa miséricorde, et il n'a servi de rien aux seconds d'avoir eu des motifs de conversion plus élevés , puisqu'ils n'ont pas mis la fin de leur vie en rapport avec de si beaux commencements.

L'abbé Moyse, qui habite, la partie du désert appelée Calame, n'a pas été moins parfait pour être venu dans un monastère par crainte de la mort qui le menaçait à la suite d'une accusation d'homicide. Il a changé par sa vertu ce qu'il y avait eu de défectueux dans sa résolution, et il est arrivé au plus haut degré de la perfection. Combien d'autres, au contraire, que je ne veux pas nommer, ont pris, par des motifs plus élevés, le joug du Seigneur, et se sont ensuite abandonnés à la lâcheté et à la dureté de leur coeur, pour tomber enfin dans une tiédeur coupable et dans l'abîme de la mort.

C'est ce que nous montre , avec évidence, la vocation des Apôtres. A quoi servit à Judas d'avoir embrassé volontairement , comme Pierre et les autres, le sublime ministère de l'apostolat, puisqu'il a terni par une sordide avarice la gloire de sa vocation , jusqu'à trahir son maître par un baiser parricide. (S. Math., XXVI.) Paul , au contraire, avait été frappé d'aveuglement et entraîné, pour ainsi dire de force , dans la voie du salut, et il a tant aimé ensuite le Seigneur, qu'il a effacé ce qu'il y avait de forcé dans sa vocation, et qu'il a couronné par une fin glorieuse une vie illustrée par tant de vertus.

Ainsi, tout dépend de la fin : celui qui a été appelé de la manière la plus parfaite , peut tomber dans le relâchement, et devenir le dernier de tous, tandis que celui qui a été conduit comme par force à la vie religieuse, peut devenir parfait en veillant sur lui et en craignant le Seigneur.

6. Il faut maintenant parler des trois renoncements que recommandent à chacun de nous la tradition des Pères et les saintes Écritures. Le premier consiste à mépriser toutes les richesses et tous les honneurs du monde; le second, à rejeter toutes les passions , tous les vices, toutes les affections déréglées de l'esprit et de la chair; le troisième, à bannir de notre âme toutes les choses présentes et visibles, pour ne méditer que les futures et ne désirer que les invisibles.

Dieu ordonna à Abraham ces trois renoncements, lorsqu'il lui dit : Sors de ta terre et de ta parenté, et de la maison de ton père. » (Gen., XII, 1.) Sors de la terre, c'est-à-dire des biens du monde et des richesses de la terre ; sors de ta parenté , c'est-à-dire des relations, des habitudes et des vices, qui sont, depuis notre enfance, comme notre société, notre parenté; enfin, sors de la maison de ton père, c'est-à-dire du souvenir de ce monde et de tout ce qui se présente à nos regards.

Nous avons deux pères, l'un auquel il faut renoncer, l'autre qu'il faut aimer et suivre. David en parle, lorsqu'il fait dire à Dieu : Écoute, ma fille, regarde et prête l'oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père. » (Ps. XIV, 11.) Pour dire : Écoute, ma fille, il faut être père, et cependant celui qui recommande d'oublier sa maison et son peuple, reconnaît un autre père à sa fille; il en est ainsi selon saint Paul, lorsque nous mourons avec le Christ aux éléments du monde, et que nous contemplons, non pas les choses visibles, mais les choses invisibles. « Les choses visibles sont passagères, et les choses invisibles éternelles. » (II Cor. , Ps, 18.) Notre coeur sort de cette maison terrestre et périssable, et nous fixons nos yeux et notre esprit sur cette maison que nous devons éternellement habiter. Nous le ferons, lorsque, vivant dans la chair, nous ne serons déjà plus rien selon la chair, et que nous pourrons dire réellement avec l'Apôtre : « Notre demeure est déjà au ciel. » (Philip., III, 20.) Les trois livres de Salomon traitent de ces trois renoncements; car les Proverbes conviennent au premier, puisqu'ils combattent la concupiscence de la chair et les vices de la terre ; l'Ecclésiaste se rapporte au second, car il proclame la vanité de tout ce qui se passe sous le soleil ; enfin, le Cantique des cantiques s'applique au troisième, puisqu'il élève l'âme au-dessus des choses visibles , et l'unit au Verbe de Dieu par la contemplation des choses célestes.

7. Il serait peu utile d'accomplir avec foi et dévotion le premier renoncement, si nous n'accomplissions le second avec la même vigilance et la même ardeur; et quand nous y serons parvenus, nous pourrons arriver au troisième, et ne nous occuper que du ciel, en sortant de la maison de notre premier père, qui, dès notre naissance, nous a donné les habitudes du vieil homme, et nous a rendu ainsi enfants de colère. (Eph., II, 3.) C'est ce père que le prophète reproche à Jérusalem, qui avait méprisé Dieu son véritable Père. « Ton père est Amorrhéen , et ta mère Céthéenne. » (Ezech., XVl, 3.) Il est dit dans l'Évangile : « Vous êtes les enfants du démon , et vous voulez accomplir les désirs de votre Père. » (S. Jean, val, 44.) Lorsque nous quittons les choses visibles pour les invisibles, nous pouvons dire avec l'Apôtre : « Nous savons que si la demeure terrestre de notre corps se détruit, nous recevons de Dieu une demeure qui n'est pas faite de la main des hommes, et qui sera éternelle dans les cieux » (II Cor. V, 1;) et encore ce que nous avons déjà cité : « Nous sommes citoyens du ciel, et nous attendons Jésus-Christ notre Sauveur, qui a réformé notre corps misérable, pour le rendre semblable à son corps glorieux.» (Philip. , III, 20.) Nous dirons avec David : « Je suis étranger et voyageur sur la terre, comme l'étaient mes pères. » (Ps. XXXVIII, 13.) Nous deviendrons semblables à ceux dont Notre Seigneur disait à son Père, dans l'Évangile : « Ils ne sont pas de ce monde, comme je ne suis pas moi-même du monde.» ( S , Jean, XVII, 16.) Il disait aussi aux Apôtres : « Si vous étiez de ce monde, le monde aimerait ce qui lui appartiendrait; mais vous n'êtes pas de ce monde, et c'est pour cela que le monde vous déteste. » (S. Jean, XV, 13.)

Nous arriverons à la perfection du troisième renoncement, lorsque notre âme, délivrée de la corruption de la chair qui l'appesantit, et purifiée par ses efforts de toutes les affections terrestres, se sera élevée aux choses invisibles par la méditation continuelle des saintes Écritures et des choses divines; de telle sorte que, tout absorbée en Dieu, elle ne sente plus la faiblesse de la chair et le poids de son corps, et que dans son ravissement, elle n'aie plus d'oreilles pour entendre et d'yeux pour voir les hommes qui passent, mais qu'elle n'aperçoive même pas la forme des grands arbres et la masse des montagnes. Personne ne peut comprendre la vérité et la puissance de ce renoncement, s'il n'en fait lui-même l'expérience. Il faut que Dieu détourne tellement les yeux de notre coeur des choses présentes, qu'on les regarde, non pas comme devant passer, mais comme n'existant déjà plus, et s'étant évanouies comme une vaine fumée. On marche avec Dieu, et à l'exemple d'Énoch on est séparé de la vie ordinaire des hommes, on a disparu de la vanité de ce monde. C'est ce que la Genèse dit être arrivé réellement : « Énoch marchait avec Dieu , et on ne le trouva plus parce que Dieu l'enleva. » (Gen., V, 22.) L'Apôtre dit aussi : « Énoch fut transporté par la foi, afin qu'il ne vît pas la mort » (Hébr., XI, 5); cette mort , dont le Seigneur a dit dans l'Évangile : « Celui qui vit et qui croit en moi , ne mourra pas éternellement. » (S. Jean , XI, 26.)

C'est pourquoi nous devons nous hâter. Si nous désirons atteindre la vraie perfection, il faut renoncer de coeur à ce que nous avons quitté de corps, à nos parents, à notre patrie, aux richesses et aux plaisirs de ce monde, sans jamais y revenir par le désir, comme le firent ceux que Moïse avait tirés de l'Égypte. Ils en étaient sortis de corps, ils y rentrèrent de coeur, et ils abandonnèrent le Dieu qui les avait délivrés par tant de miracles, pour adorer les idoles qu'ils avaient méprisées, ainsi que le raconte la sainte Écriture : « Leur coeur retourna en Égypte, et ils dirent à Aaron : Faites-nous des dieux qui nous précèdent. » Ne méritons pas d'être condamnés comme ceux qui, dans le désert, après avoir été nourris de la manne céleste, regrettaient les viandes corrompues des vices et les aliments d'une vie honteuse. N'imitons pas leurs murmures en disant : « Quel bonheur nous goûtions en Égypte ! nous étions assis près de vases remplis de viandes, et nous mangions en abondance l'ail, l'oignon, les melons et les concombres. » (Exod., XVI, 3. Rom., XI, 5.)

Ce peuple ingrat était la figure de ce qui arrive tous les jours parmi nous; car ceux qui, après avoir renoncé au monde, retournent à leurs anciennes préoccupations et à leurs premiers désirs, crient comme les Juifs, par leurs pensées et par leurs actes : Que j'étais heureux en Égypte ! Et je crains vraiment que la multitude de ceux-là ne soit aussi grande que celle des murmurateurs du temps de Moïse. Sur six cent mille hommes armés qui sortirent de l'Égypte, il n'y en eut que deux qui entrèrent dans la terre promise. Il faut donc nous hâter d'imiter ces rares exemples de vertus; car l'Évangile confirme la figure de l'Ancien Testament : « Il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus. » (S. Matth., XX, 16.)

A quoi nous servirait ce renoncement extérieur, cette sortie d'Égypte, si nous n'avions pas le renoncement du coeur, bien plus méritoire et plus utile? C'est du renoncement corporel que parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Quand même je donnerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne nie servira de rien. » (I Cor., XIII, 11.) Saint Paul n'eût jamais tenu ce langage, s'il n'eût prévu que, dans l'avenir, plusieurs, après avoir distribué leurs biens aux pauvres, n'arriveraient pas cependant au sommet de la perfection évangélique et de la charité, parce qu'en se laissant dominer par l'orgueil ou l'impatience, ils conserveraient dans leur coeur, la racine de leurs anciens vices et de leurs mauvaises habitudes, et qu'en ne travaillant pas à s'en débarrasser, ils ne parviendraient pas à la charité divine qui ne faiblit jamais. Comme ils pratiquent si peu le second degré de renoncement, ils acquièrent bien moins encore le troisième, qui est bien plus élevé; car faites attention qu'il n'est pas dit seulement : « Quand je donnerais mon bien. »

On pourrait croire qu'il s'agit de ceux qui n'accomplissent pas entièrement le précepte de l'Évangile, et qui réservent quelque chose comme les tièdes; mais il est dit : « Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres , c'est-à-dire, quand je renoncerais parfaitement à toutes les richesses de la terre. » Et l'Apôtre ajoute à ce renoncement un renoncement bien plus grand: « Et quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. » Comme s'il disait : « Quand je distribuerais tout mon bien aux pauvres, selon ce précepte de l'Évangile : « Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez ; donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; venez et suivez-moi » (S. Matth., XXX , 21) ; quand je renoncerais ainsi à tout, que je ne me réserverais rien, et que j'ajouterais encore à ce sacrifice le martyre, en. livrant mon corps pour le Christ, si je suis cependant impatient, colère, envieux ou orgueilleux, si je m'irrite des injures, si je cherche mes intérêts, si je pense mal des autres, si je ne supporte pas avec patience et joie tout ce qui peut m'arriver, tout ce renoncement extérieur, et le martyre même ne me serviront de rien, dès que je conserve dans mon coeur mes anciens défauts. Il me sera inutile d'avoir renoncé dans la première ferveur de ma conversion aux choses du monde, qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais indifférentes, si je n'ai pas soin de dépouiller mon coeur des choses qui lui nuisent, et d'acquérir « cette charité divine, qui est patiente et douce, qui n'a pas d'envie, d'orgueil, de colère, qui n'agit pas témérairement, ne recherche pas ses intérêts, ne pense pas le mal, qui souffre tout, supporte tout » (I Cor., XIII, 4), et ne laisse jamais tomber celui qui la possède dans les pièges du péché.

8. Nous devons nous hâter et faire tous nos efforts pour dépouiller l'homme intérieur de toutes ces malheureuses richesses, qu'il a gagnées dans sa première vie. Il faut nous délivrer de tout ce qui tient tellement à notre âme et à notre corps, que, si nous ne nous en séparons dès maintenant, ces choses nous nuiront, même après notre mort.

Comme les vertus que nous avons acquises ici-bas, et la charité qui en est la source, font dans le ciel la gloire et la beauté de ceux qui les ont aimées sur terre, de même les vices qui ont obscurci l'âme, pendant cette vie, lui transmettent la honte et la corruption pour l'éternité. L'âme est belle ou difforme, selon ses vertus ou ses vices. Les vertus lui donnent cet attrait et cette splendeur qui la rendent si belle, que le Prophète ne craint pas de dire : « Le roi désirera votre beauté. » (Ps. XLIV, 12.) Les vices, au contraire, la déshonorent et la défigurent tellement, qu'elle est obligée de confesser elle-même sa honte et sa misère; elle s'écrie : « La corruption et l'infection de mes plaies sont causées par ma folie. » (Ps. XXXVII, 6.) Et le Seigneur dit lui-même : « Pourquoi la plaie de la fille de mon peuple n'est-elle pas fermée? » (Jérémie, VIII, 12.) Ce sont là les richesses inséparables de l'âme, et il n'y a pas de roi ou d'ennemi qui puisse nous les donner ou nous les enlever. Ce sont les richesses qui sont véritablement à nous, et dont la mort ne pourra nous séparer; en y renonçant, nous parviendrons à la perfection ; en nous y attachant, nous mériterons la mort éternelle.

9. Les saintes Écritures nous enseignent qu'il y a trois sortes de richesses : les mauvaises , les bonnes et les indifférentes. Les mauvaises richesses sont celles dont il est dit : « Les riches ont manqué de tout; ils ont eu faim. » (Ps. XXIII, 12.) « Malheur à vous, riches; car vous avez reçu votre consolation. » (S. Luc, VI, 24.) La vraie perfection est de rejeter les richesses. Pour nous les faire reconnaître, Dieu loue les pauvres dans l'Église : « Bienheureux les pauvres en esprit; car le royaume des cieux leur appartient. » (S. Matth., V, 3.) Et le Psalmiste dit : « Le pauvre a crié, et le Seigneur l'a exaucé » (Ps. XXXIII, 7;) et ailleurs : « Le pauvre et l'indigent loueront votre nom. » (Ps. LXXIII, 30.) Il y a de bonnes richesses qu'on acquiert par beaucoup de vertu et de mérite. Le juste qui les possède est loué par David : «La postérité du juste sera bénie. La gloire et les richesses seront dans sa maison, et sa justice demeure éternellement » (Ps. CXI, 3;) et ailleurs : « Le salut de l'âme est la vraie richesse de l'homme. » (Prov., XIII, 8.) Il est parlé dans l'Apocalypse de ces richesses, sans lesquelles on est réduit à la honte de la misère et de la nudité. « Je commencerai par te vomir de ma bouche, parce que tu dis : Je suis riche et dans l'abondance; je ne manque de rien; et tu ignores que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu. Je te conseille de m'acheter cet or pur, éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche et que tu te revêtes de vêtements blancs, qui cacheront la honte de ta nudité. » (Apoc., III, 16.) Il y a des richesses indifférentes qui peuvent être bonnes ou mauvaises, selon l'usage et l'intention de ceux qui s'en servent. L'Apôtre en parle, lorsqu'il dit : « Conseillez aux riches de ce monde de ne pas s'enorgueillir, et de ne pas espérer dans des richesses incertaines , mais en Dieu, qui nous donne tout en abondance pour en jouir. Qu'ils fassent le bien, qu'ils soient généreux, charitables, qu'ils s'amassent des trésors pour l'éternité, afin de posséder la vie véritable. (I Tim., VI, 17.) Ce sont les richesses que le mauvais riche de l'Évangile gardait sans les partager avec les malheureux, tandis que le pauvre Lazare, couché à sa porte, soupirait après les miettes de sa table. Elles lui méritèrent les supplices de l'enfer et les flammes éternelles.

10. En abandonnant ces richesses visibles de la terre, nous ne quittons pas des biens qui nous soient propres, mais des biens qui nous sont étrangers, lors même que nous pouvons nous glorifier de les avoir acquis par notre travail ou reçus en héritage de nos parents; car, comme je l'ai dit, rien n'est à nous que ce que notre coeur possède, ce qui tient à notre âme, sans que personne puisse nous l'enlever. Notre-Seigneur s'adresse à ceux qui s'attachent à ces richesses, comme si elles leur appartenaient, et qui ne veulent pas en faire part aux pauvres, lorsqu'il dit : « Si vous n'êtes pas fidèles dans les choses étrangères, qui vous donnera ce qui est à vous? » (S. Luc, XVI, 12.) Ainsi, ce n'est pas seulement l'expérience de tous les jours, c'est la parole de Dieu qui nous montre que ces sortes de biens ne sont pas véritablement à nous. Saint Pierre parle des richesses mauvaises, lorsqu'il dit à Notre-Seigneur : « Voici que nous avons tout quitté pour vous suivre; qu'aurons-nous maintenant?... » (S. Matth., XIX, 27.) Ils n'avaient quitté cependant que des filets rompus et de peu de valeur; mais ils avaient aussi renoncé à tous les vices, ce qui est une belle et grande chose; et sans ce sacrifice les Apôtres n'auraient quitté rien de précieux pour suivre le Sauveur; ils n'auraient pas mérité cette gloire de la béatitude que leur promettait cette parole : « Lorsqu'à la résurrection, le Fils de l'homme siégera sur le trône de sa majesté, vous serez assis sur douze sièges pour juger les douze tribus d'Israël. » (Ibid , 28.)

Si donc ceux qui abandonnent réellement ces biens visibles et périssables, ne peuvent pas cependant, pour certaines causes, arriver à la charité des Apôtres, et atteindre par leurs efforts ce troisième degré de renoncement connu de si peu de personnes, que doivent penser d'eux-mêmes ceux qui ne pratiquent pas le premier degré, pourtant si facile, ceux qui gardent les souillures de leurs anciennes richesses , et se glorifient dans leur infidélité du vain nom de religieux?

Ainsi le premier renoncement aux choses étrangères ne suffit pas pour acquérir la perfection; il faut encore parvenir au second, qui est le renoncement aux choses qui nous appartiennent véritablement; et c'est quand nous aurons quitté tous les vices que nous arriverons au troisième, qui est le plus élevé. Non-seulement alors nous mépriserons tout ce qui se fait dans le monde, tout ce que les hommes possèdent, mais encore nous regarderons comme des choses vaines et passagères, l'immensité des éléments et les magnificences de la nature. « Nous ne considérerons plus , comme dit l'Apôtre, les choses visibles, mais les choses invisibles; car les choses visibles sont temporelles, et les choses invisibles éternelles. » (II Cor., IV, 18.) Nous mériterons d'entendre ce qui fut dit à Abraham : « Viens dans la terre que je te montrerai. » (Gen., XII, 1.)

C'est en accomplissant avec ardeur les trois renoncements qu'on en obtient la récompense; c'est-à-dire qu'on mérite d'entrer dans cette terre promise où ne poussent jamais les ronces et les épines du vice. On en jouit en cette vie, dès que le coeur est purifié de toute passion. Ce n'est pas la vertu et le travail de l'homme qui la font découvrir; mais Dieu promet de nous la montrer, puisqu'il dit : « Viens dans la terre que je te montrerai. » C'est-à-dire, tu ne peux la connaître par toi-même, tes efforts ne pourraient la découvrir ; mais moi je la montrerai à celui qui l'ignore et qui ne la cherche même pas. Reconnaissons donc que c'est l'inspiration de Dieu qui nous fait courir dans la voie du salut, et que c'est son enseignement et la lumière qui nous conduisent à la perfection et au vrai bonheur (1).

Après nous avoir instruits de la sorte, l'abbé Paphnuce nous congédia , et nous quittâmes la cellule un peu avant le milieu de la nuit, le coeur plus touché que joyeux. Nous nous imaginions avant cette conférence qu'en nous appliquant avec soin à pratiquer exactement le premier degré de renoncement, nous atteindrions le sommet de la perfection, et nous commencions à comprendre que nous n'avions pas même encore une idée élevée de la vie religieuse. On nous avait bien parlé dans les monastères du second renoncement; mais il n'avait été jamais question du troisième, qui surpasse de beaucoup les deux premiers, et qui contient seul la vraie perfection. 

(1) Les derniers chapitres de cette conférence contiennent des doctrines fausses sur la grâce; nous les avons supprimés.

QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ DANIEL :
DE LA CONCUPISCENCE DE LA CHAIR ET DE L'ESPRIT.

Causes des sécheresses de l'âme.— Utilité des épreuves. — Combat contre l'esprit, la chair et l'orgueil. — Différence entre l'homme charnel, l'homme animal et l'homme spirituel. — Danger de la tiédeur. — Comment il faut l'éviter.

Parmi ces maîtres de la philosophie chrétienne , nous vîmes l'abbé Daniel, qui égalait en toutes sortes de vertus les solitaires du désert de Schethé, et qui se faisait remarquer plus particulièrement par son humilité profonde. Le bienheureux Paphnuce, prêtre de cette solitude , charmé de sa pureté et de sa douceur, le préféra à beaucoup d'autres plus âgé que lui pour l'élever au diaconat. Paphnuce admis rait tellement ses vertus, qu'il avait hâte de l'égaler à lui par le sacerdoce comme il lui semblait son égal par la grâce et le mérite; il souffrait avec peine de le voir plus longtemps à un rang inférieur, et dans l'espérance d'avoir en lui un digne successeur, il l'éleva, dès son vivant, à l'ordre de la prêtrise. Mais Daniel n'oublia pas son humilité habituelle, et ne voulut pas exercer le ministère tant que Paphnuce vivrait ; et lorsque le saint abbé offrait le sacrifice de la messe, il continuait à remplir près de lui les fonctions de diacre. Quoique le bienheureux Paphnuce eût reçu en bien des occasions le don de prophétie, son espoir fut cette fois trompé; car, peu de temps après, il vit aller à Dieu celui qu'il avait choisi pour son successeur.

2. Nous demandâmes au bienheureux abbé Daniel comment quelquefois, dans nos cellules, nous ressentons une telle ferveur, une si grande joie intérieure et des lumières si abondantes, que non-seulement la parole ne peut l'exprimer, mais encore l'intelligence p suffire. Notre oraison est pure et ardente, et notre âme est tellement comblée de grâces spirituelles, que nos prières victorieuses semblent atteindre Dieu pendant notre sommeil même. D'autres fois, au contraire, nous nous sentons tout à coup, sans aucun motif, remplis de tristesse et accablés d'angoisses, au point que non-seulement nous tombons dans la sécheresse, mais que notre cellule nous fait horreur. La lecture nous ennuie ; nous divaguons et nous nous égarons dans la prière comme des hommes ivres, et, malgré nos gémissements et nos efforts, nous ne pouvons ramener notre esprit à son état ordinaire. Plus nous voulons l'appliquer à Dieu, plus il s'emporte dans de folles distractions. Il devient incapable de porter aucun fruit spirituel, et ni le désir du ciel, ni la crainte de l'enfer ne peuvent le retirer de sa léthargie.

3. L'abbé Daniel répondit : Nos pères nous ont donné trois raisons de cette sécheresse de l'âme dont vous parlez. Elle vient ou de notre négligence, ou des attaques du démon, ou de la volonté de Dieu qui nous éprouve. Elle vient de notre négligence lorsque nous nous laissons aller par notre faute à la tiédeur, et que notre paresse et notre négligence nous donnent des pensées mauvaises, et font produire des ronces et des épines à la terre de notre coeur, tellement que nous devenons stériles et incapables de produire des fruits spirituels et de nous appliquer à la contemplation. Elle vient des attaques du démon lorsque, malgré nos efforts vers le bien, cet esprit de malice se glisse dans notre âme et nous distrait, à notre insu, de nos meilleures résolutions.

4. La sécheresse que Dieu permet pour nous éprouver a deux causes. La première est que Dieu se retire pour un peu de temps, afin que nous reconnaissions humblement notre faiblesse et que nous ne nous enorgueillissions jamais de la pureté de coeur et des grâces que sa présence nous donnait. En nous éprouvant par cet abandon, il veut nous faire comprendre que nos gémissements et nos efforts ne peuvent nous rendre notre état de paix et de pureté et que ce n'était pas à nous-mêmes que nous devions la joie de notre coeur, mais bien à sa seule bonté et qu'il faut encore la solliciter de sa grâce et de sa miséricorde. La seconde cause est que Dieu veut éprouver notre persévérance et la force de nos désirs. Il veut nous montrer avec quelle ferveur et quelles ardentes prières il faut rappeler l'Esprit-Saint qui s'est caché de nous, afin qu'après avoir retrouvé avec tant de peine la joie spirituelle que nous avions perdue, nous nous appliquions ensuite à la conserver avec plus de soin et d'amour, car on garde avec négligence ce que l'on croit facilement recouvrer.

5. Ceci prouve clairement que c'est la grâce et la miséricorde de Dieu qui opèrent toujours le bien qui est en nous. Dès qu'il nous abandonne, nos efforts deviennent inutiles; l'âme ne peut jamais, sans son secours, recouvrer son premier état; et cette parole s'accomplit en nous : « Cela ne dépend pas de l'homme qui veut ou qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. » (Rom. , IV, 16.)

La grâce aussi ne dédaigne pas de visiter quelquefois les tièdes et les négligents, et de répandre dans leurs âmes ces inspirations et cette abondance de saintes pensées dont vous parlez. Elle assiste les indigents et réveille ceux qui dorment; elle éclaire ceux que l'ignorance aveugle ; elle nous reprend et nous corrige avec bonté ; elle remplit nos cœurs , afin de nous retirer, par le repentir, de notre langueur et de notre engourdissement. Souvent même, quand elle nous visite, ses parfums surpassent tellement ceux de la terre , que l'âme en est enivrée et ravie ; elle oublie qu'elle est captive dans son corps.

6. David reconnaissait que cet éloignement, cette sorte d'abandon de Dieu est si utile, qu'il ne voulait pas, dans sa prière, demander de ne jamais l'éprouver. Il savait que cela n'eût été profitable ni à lui ni aux autres, pour parvenir à la perfection, mais il demandait seulement d'adoucir cette absence : « Ne m'abandonnez pas toujours. » (Ps. CXVIII, 8.) Comme s'il disait : Je sais que souvent vous abandonnez pour leur bien vos élus afin de les éprouver; le démon ne pourrait pas les tenter, si vous ne vous retiriez un peu. Aussi je ne vous demande pas de vous éloigner jamais; il faut que je sente mon infirmité, et que je dise : « Il m'est bon que vous m'humiliiez. » (Ps. CXVIII, 7.) Je n'aurais jamais l'occasion de combattre , si votre divine protection m'assistait tou-

jours. Le démon n'oserait pas me tenter, si vous me souteniez ainsi, et il vous adresserait à vous ou à moi ce reproche qu'il a coutume de faire à vos serviteurs fidèles. « Job sert-il Dieu pour rien? ne protégez-vous pas sans cesse sa personne et sa maison ? N'entourez-vous pas d'un rempart tous ses biens?» (Job., I, 10.) Ce que je vous demande seulement, Seigneur, c'est que vous ne m'abandonniez pas trop; car s'il m'est utile que vous m'abandonniez un peu pour éprouver la constance de mes désirs, il me serait aussi nuisible d'être abandonné tout à fait de vous, comme le méritent mes fautes. Nulle vertu humaine ne peut résister si votre secours lui manque dans la tentation; elle succomberait sous la puissance et les attaques de l'ennemi; mais vous qui connaissez la faiblesse de l'homme et qui mesurez ses combats, « vous ne permettrez pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, et vous ferez en sorte que nous puissions résister à la tentation. » (I Cor. X, 13.)

Nous trouvons dans le livre des Juges, au chapitre III, verset 2, une figure de cette vérité. Les nations qui sont exterminées représentent les ennemis spirituels d'Israël. « Ce sont les nations que le Seigneur réserve pour instruire par elles son peuple et l'habituer à combattre ses ennemis. «Et un peu après, l'Écriture ajoute: « Dieu les laissa éprouver son peuple , afin de voir s'il écouterait ou non les préceptes que le Seigneur avait donnés à leurs frères par l'intermédiaire de Moïse. » Dieu réserva donc ces combats aux Israëlites, non pas qu'il fût jaloux de leur repos, et qu'il leur voulût du mal, mais parce qu'il savait qu'il leur serait très-utile d'avoir toujours à combattre ces nations. Ils devaient sentir qu'ils avaient toujours besoin du secours de Dieu, et persévérer dans la méditation et la prière, pour ne pas tomber dans la mollesse et perdre l'habitude 'de la guerre et la pratique de la vertu. Souvent ceux que l'adversité n'a pu renverser se laissent vaincre par la paix et la prospérité.

7. Nous voyons, dans saint Paul, l'utilité de ce combat qui est dans nos membres. « La chair, dit-il , désire contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ils se combattent mutuellement pour que vous ne puissiez pas faire tout ce que vous voulez. » (Gal., V, 17. )

Vous avez un combat intérieur attaché à votre nature, par une disposition particulière de Dieu. Dieu veut le combat pour notre bien, pour nous faire avancer vers la perfection, et pour éloigner de nous une paix dangereuse.

8. L'ABBÉ GERMAIN. NOUS commençons à comprendre; il reste cependant des obscurités dans le texte de l'Apôtre, et nous vous conjurons de vouloir bien les dissiper. Il nous semble qu'il est question de trois choses : la première est le combat de la chair contre l'esprit; la seconde, le combat de l'esprit contre la chair; la troisième, la volonté qui est entre les deux , et dont saint Paul dit : afin que vous ne fassiez pas tout ce que vous voulez. Ce sont ces dernières paroles que nous ne comprenons pas encore très-clairement, et puisque l'occasion de cette conférence se présente, nous vous prions de nous les expliquer.

9. L'ABBÉ DANIEL. C'est beaucoup pour l'intelligence, de discerner ce qui est en question, et la plus grande partie de la science est de savoir qu'on ne sait pas. Aussi est-il dit : « L'insensé qui interroge passera pour sage. » (Prov. XVII, 28.) Car celui qui interroge, ignore la solution de la question qu'il fait, mais il la cherche ; il comprend qu'il ne comprend pas, et il doit être réputé sage, parce qu'il reconnaît son ignorance.

Comme vous venez de le dire, l'Apôtre parle bien de trois choses. Il y a le combat de la chair contre l'esprit, le combat de l'esprit contre la chair, et la cause de cette guerre qui nous empêche, dit-il, de faire ce que nous voulons. Mais il reste une quatrième chose que vous n'avez pas bien aperçue , c'est ce qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas. Il faut donc examiner d'abord ces deux forces contraires qui se combattent, la chair et l'esprit; nous examinerons ensuite quelle est cette volonté qui est entre les deux, et nous tâcherons de discerner ce qui empêche de l'accomplir.

10. Le mot chair, dans les saintes Écritures, a plusieurs sens. Il signifie quelquefois l'homme tout entier , c'est-à-dire son corps et son âme. Il est dit : « Et le Verbe s'est fait chair. » (S. Jean, I, 14.) « Toute chair verra le salut de notre Dieu. » (Isaïe , XL, 5. S. Luc, III, 6.) Il signifie quelquefois les pécheurs et les hommes charnels. « Mon esprit ne demeurera pas en ces hommes, parce qu'ils sont chair. » (Gen., VI, 3.) Il est pris quelquefois pour le péché même : « Vous n'êtes pas dans la chair, mais dans l'esprit. » (Rom., VIII.) « La chair et le sang ne posséderont pas le royaume de Dieu. » (II Cor., XV , 50.) Et l'Apôtre ajoute : « Et la corruption ne possèdera pas l'incorruptible. » Quelquefois il se prend pour les parents et les proches : «Nous sommes vos os et votre chair. » (II Rois, V, 1.) L'Apôtre dit : « Je tâche d'exciter la jalousie de ma chair, afin d'en sauver quelques-uns. » (Rom., XI, 14.) Il faut examiner laquelle de ces quatre significations nous devons donner au mot chair. Il est évident que ce n'est pas celle-ci : « Le Verbe s'est fait chair.» « Toute chair verra le salut de Dieu. » Ce n'est pas non plus celle-ci : « Mon esprit ne demeurera pas dans ces hommes, parce qu'ils sont chair; » car l'Apôtre ne parle pas de l'homme pécheur, lorsqu'il dit: « La chair combat l'esprit, et l'esprit combat la chair. » Il ne parle pas des substances , mais des mouvements, des actes qui luttent ensemble et agitent la vie de l'homme.

11. Ainsi, la chair, dans ce texte, ne signifie pas l'homme, la substance de l'homme, mais la volonté de la chair et ses désirs déréglés; l'esprit ne signifie pas non plus la substance de l'âme, mais ses bonnes et saintes aspirations. C'est évidemment dans ce sens que l'Apôtre s'exprime, lorsqu'il dit : « Marchez selon l'esprit, et n'accomplissez pas les désirs de la chair; car la chair a des désirs contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; ils combattent ensemble de telle manière, que vous ne faites pas ce que vous voulez. » (Gal., V, 17.) Et comme ces deux sortes de désirs,

ceux de la chair et de l'esprit, sont à la fois dans l'homme, il en résulte pour nous une guerre intérieure de tous les jours. La concupiscence de la chair qui nous porte au mal , nous fait trouver nos délices dans la possession des choses présentes; tandis que l'esprit résiste à la chair, et désire s'appliquer tellement aux choses spirituelles, qu'il voudrait se passer même de ce qui est nécessaire à son corps, et ne lui donner aucun des soins que demande sa faiblesse. La chair se plaît dans le plaisir et la volupté; l'esprit en repousse jusqu'aux simples désirs. La chair aime le sommeil et l'abondance; l'esprit, les veilles et les jeunes : il voudrait ne pas laisser son corps dormir et manger autant qu'il en aurait besoin. La chair désire faire de bons repas; l'esprit se contente d'un peu de pain tous les jours. La chair se plaît à prendre des bains et à se voir entourée de flatteurs; l'esprit, au contraire, aime ce qui est grossier et la solitude profonde des déserts; il fuit la présence de tous les hommes. La chair ambitionne les honneurs et la louange; l'esprit se réjouit, au contraire, des persécutions et des injures.

12. La volonté de l'âme entre ces désirs contraires reste dans un milieu, dans une hésitation blâmable; elle ne s'adonne pas aux dérèglements du vice , mais elle n'embrasse pas les saintes rigueurs de la vertu. Elle cherche à modérer les passions de la chair, parce qu'elle ne voudrait pas souffrir les épreuves sans lesquelles on ne peut satisfaire les désirs de l'esprit. Elle désire obtenir la chasteté du corps, sans le secours de la mortification; acquérir la pureté du coeur, sans la fatigue des veilles; devenir riche en vertu, sans efforts pénibles ; posséder le trésor de la patience, sans passer par les injures; pratiquer l'humilité chrétienne, sans renoncer aux honneurs du monde ; concilier le renoncement de l'Évangile avec l'ambition du siècle; servir Notre-Seigneur, sans se priver de la louange des hommes; prêcher la vérité, sans blesser jamais personne : elle voudrait enfin acquérir les biens futurs, sans perdre toutefois les biens présents.

Cette volonté ne nous fera jamais arriver à la véritable perfection; mais elle nous fera tomber dans une odieuse tiédeur, et mériter les reproches qui sont dans l'Apocalypse : « Je sais quelles sont vos oeuvres, dit le Seigneur; car vous n'êtes ni chaud ni froid : que n'êtes-vous froid ou chaud ? Mais parce que vous êtes tiède, je commencerai à vous vomir de ma bouche. » (Apoc., III, 16.)

La guerre seule peut nous tirer de cet état de tiédeur; car lorsque notre volonté, pour tout concilier, se relâche un peu, aussitôt les aiguillons de la chair se font sentir, et les blessures du vice et des passions ne nous permettent pas de nous maintenir dans cette pureté que nous voudrions conserver; nous arrivons à travers des sentiers pleins d'épines à cet état de glace qui nous faisait horreur. Si, au contraire, dans la ferveur de notre esprit, nous voulons arrêter tous les désirs du corps, sans tenir aucun compte de la faiblesse humaine, si nous nous lançons avec trop d'ardeur dans des exercices de piété au-dessus de nos forces, l'infirmité de notre chair nous arrête et nous retire de ces excès blâmables. Ainsi, entre ces deux tendances contraires qui se combattent, la volonté de l'âme qui ne veut ni s'abandonner aux désirs de la chair, ni se sacrifier à la vertu, reste dans un juste tempérament : cette guerre intérieure empêche la volonté de s'égarer et l'oblige à tenir la balance égale entre l'âme et le corps, sans permettre à l'esprit de pencher à droite par trop de ferveur, et à la chair d'incliner à gauche, en cédant aux tentations du vice. Cette guerre intérieure et continuelle nous conduit heureusement à ce quatrième état, où nous faisons ce que nous ne voulons pas; nous acquérons la pureté du coeur, non dans la paix et le repos, mais par les sueurs de l'obéissance et les larmes de la contrition; et nous obtenons la chasteté de la chair par les jeûnes, la faim , la soif et la vigilance. Nous arrivons à la droiture du coeur, par la lecture, les veilles, la prière continuelle et par une rigoureuse solitude. Nous pratiquons la patience dans les épreuves de la tribulation; nous servons Dieu au milieu des injures et des opprobres qui nous accablent, et nous confessons, s'il le faut, la vérité, malgré l'envie et la haine du monde.

Cette guerre intérieure nous retire d'une paix lâche et coupable, et nous porte à des efforts de vertu pour lesquels nous avions de l'éloignement. Nous nous trouvons ainsi dans un juste milieu, et notre libre arbitre se maintient entre l'ardeur de l'esprit et l'engourdissement de la chair. De telle sorte que l'esprit ne permet pas à l'âme de se livrer aux désordres de la passion, et que la faiblesse de la chair ne souffre pas qu'elle se livre à des désirs exagérés de vertu. Le principe des vices est comprimé d'un côté, tandis que, de l'autre, l'orgueil du bien, notre plus dangereuse maladie, ne peut nous atteindre de ses traits empoisonnés. Ces combats tiennent l'âme en équilibre et en santé. Elle marche sûrement entre les deux extrêmes, dans le chemin royal que doit suivre le soldat de Jésus-Christ. Ainsi, lorsque l'âme, par la tiédeur et la lâcheté de sa volonté, se sent entraînée vers les désirs de la chair, l'esprit réprime la concupiscence et résiste aux vices de la terre; et lorsque l'esprit se laisse emporter par l'excès de sa ferveur vers des choses impossibles, la faiblesse de la chair le retient dans la modération, et l'âme, sans se laisser engourdir par la tiédeur de la volonté, marche entre les deux extrêmes, et s'avance courageusement dans la voie droite et sûre de la perfection.

Nous voyons quelque chose de semblable dans la Genèse, lorsque Dieu arrêta la construction de la tour de Babel , et confondit par la confusion des langues les entreprises sacrilèges des hommes. (Gen., XI.) Leur union était aussi injurieuse à Dieu que nuisible à ceux qui s'attaquaient à sa majesté; ce fut donc un bien pour eux d'être dispersés par la diversité de leur langage. Leur accord les eût conduits à leur perte; leur désaccord les sauvait, au contraire, et leur faisait connaître la faiblesse humaine, qu'ils ignoraient quand ils conspiraient ensemble contre Dieu.

13. Le combat de l'esprit et de la chair nous est utile en faisant naître des retards, des entraves salutaires. La pesanteur du corps retient l'esprit qui s'égare dans ses pensées, et lui donne, en mettant un obstacle à leur exécution, le temps de se reconnaître et de se repentir. Les démons ne furent point arrêtés par les entraves de la chair dans l'accomplissement de leurs desseins. Ils tombèrent des rangs les plus élevés des anges , et devinrent plus coupables que les hommes, parce qu'ils purent satisfaire sur-le-champ leurs désirs, et consommer irrévocablement le mal qu'ils avaient conçu. Leur esprit est aussi prompt à concevoir que leur substance à exécuter, et cette facilité ne leur a pas laissé le temps de délibérer et de renoncer à leurs coupables pensées.

14. Leur substance est toute spirituelle et,libre des liens de la chair. Elle n'a, par conséquent, aucune excuse, et ne mérite aucun pardon dans les égarements de sa volonté. Elle n'est pas portée au mal par la révolte des sens; elle ne pèche que par la faute de sa volonté corrompue. Aussi son péché est sans repentir, et sa ruine sans remède. Rien de terrestre ne l'a sollicitée dans sa chute, et elle ne saurait obtenir d'indulgence et de délai dans son châtiment. Nous voyons que le combat intérieur de l'esprit et de la chair, non-seulement ne nous est pas nuisible; mais qu'il nous procure même de véritables avantages.

15. Le premier avantage est de nous faire connaître notre paresse et nos négligences. Semblable à un maître toujours vigilant, il ne nous permet jamais de nous écarter de la ligne droite du devoir et de la règle;' et si nous nous exposons à dépasser les limites que nous trace la prudence, il nous reprend aussitôt, nous corrige avec le fouet de la tentation , et nous ramène à l'austérité nécessaire. Le second avantage est de nous humilier. Lorsque la grâce de Dieu nous a rendus chastes et purs, lorsque nous avons été exempts pendant longtemps de toute pensée déshonnête, il nous semble que nous ne serons plus inquiétés des mouvements de la chair, et que nous sommes délivrés de notre corruption originelle; nous pourrions en ressentir secrètement de l'orgueil; mais alors le combat intérieur recommence, et nous humilie en nous rappelant par ses attaques les tristes faiblesses de notre humanité. Les autres vices, quoique plus grands et plus nuisibles, nous laissent plus indifférents et troublent moins notre conscience. Mais celui-ci nous fait rougir davantage : nos illusions se dissipent, et nous nous reprochons notre négligence à corriger nos passions; et ces souillures involontaires nous font apercevoir des fautes spirituelles qui nous rendent impurs devant Dieu. L'âme se hâte de secouer sa nonchalance; elle comprend qu'elle ne doit pas se fier à la pureté dont elle jouissait, et qu'elle la perdra, si Dieu s'éloigne d'elle un instant. Nous ne pouvons la conserver sans le secours continuel de la grâce, et nous savons, par expérience, que pour posséder toujours la pureté du coeur, nous devons toujours travailler à acquérir la vertu d'humilité.

16. Cet orgueil de notre pureté naturelle nous serait plus nuisible que toutes nos fautes, et nous en ferait perdre les avantages, comme le prouve la chute des anges dont nous avons parlé. Ils n'éprouvaient aucune tentation de la chair ; l'orgueil de leur coeur causa seul leur ruine, et les fit précipiter du haut du ciel. Vous le voyez, les combats sont un remède contre la tiédeur, sans lequel nous ne nous apercevrions pas de notre négligence, et nous ne ferions aucun effort spirituel ou corporel pour parvenir à la perfection. Nous négligerions la pratique de la tempérance et de la mortification, si la révolte de la chair ne nous humiliait pas sans cesse, et ne nous rendait pas attentifs à nous purifier de nos autres souillures spirituelles.

17. Ceux qui sont chastes par tempérament tombent souvent dans la tiédeur. Comme ils se croient affranchis du joug de la chair, ils ne pensent pas à acquérir la continence du corps et la contrition du cœur; ils sont tranquilles et ne font aucun effort pour parvenir à la perfection et pour se guérir même de leurs maladies spirituelles. De l'état charnel, ils tombent à l'état animal, ce qui est plus fâcheux certainement; car de froid c'est devenir tiède, et Dieu a dit « qu'il a les tièdes en horreur.

18. L'ABBÉ GERMAIN. L'utilité de ce combat, entre la chair et l'esprit, nous paraît évidente; vous nous l'avez, pour ainsi dire, rendue palpable. Veuillez avoir la bonté de nous expliquer de la même manière la différence qu'il y a entre l'homme charnel et l'homme animal, et comment l'homme animal est pire que l'homme charnel.

19. L'ABBÉ DANIEL. Il y a, selon la sainte Écriture, trois états de l'âme : l'état charnel, l'état animal, et l'état spirituel. (S. Aug., lib. LXXXIII, quest. 4, 67.) L'Apôtre nous les indique tous les trois. Il dit de l'état charnel : « Je vous ai donné du lait à boire et non pas une nourriture solide, parce que vous n'étiez pas capables de la supporter, et vous ne l'êtes pas encore; car vous êtes charnel » (I Cor., III, 2;) et ailleurs : « Puisqu'il y a entre vous des disputes et des divisions, n'êtes-vous pas charnels? » (Ibid., 4.) Il parle de l'état animal, lorsqu'il dit : « L'homme animal ne comprend pas les choses qui viennent de l'esprit de Dieu; car elles lui semblent une folie. » (I Cor., II, 14.) Il parle de l'homme spirituel,  lorsqu'il dit : « L'homme spirituel juge toute chose, et n'est jugé par personne » (Ib., 15;) et ailleurs : « Vous qui êtes spirituels, instruisez ces sortes de personnes avec un esprit de douceur. » (Gal., VI, 1.) Hâtons-nous donc, lorsque nous avons cessé d'être charnels, en nous séparant des hommes du siècle et en nous purifiant des souillures de la chair, hâtons-nous d'arriver, par tous les moyens, à l'état spirituel, de peur qu'en nous flattant d'avoir renoncé au monde extérieurement, et d'avoir évité la corruption de la chair, nous ne nous imaginions être parvenus à la perfection, et nous ne négligions de combattre nos autres passions. Si nous restons dans ce milieu, nous n'atteindrons pas l'état spirituel. Nous croirons qu'il suffit d'avoir quitté la société des hommes et les plaisirs du monde, d'être exempts des vices grossiers de la chair, et nous tomberons clans la tiédeur, le pire état de tous, puisque nous méritons d'être vomis de la bouche de Dieu , comme il nous en menace. « Que n'êtes-vous chaud ou froid; mais vous êtes tiède, et je commencerai à vous vomir de ma bouche. » (Apoc., III, 16.)

Ceux que Dieu avait bien voulu recevoir dans les entrailles de sa charité, sont devenus tièdes; il déclare que son coeur se soulève pour les rejeter. Ils pouvaient, pour ainsi dire, faire partie de sa substance, et ils ont mieux aimé en être séparés ; ils sont devenus pires que ceux qui ne se sont jamais approchés des lèvres du Seigneur; car nous avons plus d'aversion pour ce que nous avons vomi que pour les autres aliments. Ce qui était froid , s'est réchauffé dans notre bouche, et nous nous en sommes nourris avec plaisir; mais ce que nous avons rejeté à cause de sa tiédeur, non-seulement nous ne l'approchons plus de nos lèvres, nous ne pouvons pas même le regarder sans horreur.

Il est donc bien vrai de dire que rien n'est plus funeste que la tiédeur. L'homme charnel, l'homme du monde ou le païen, arrivera plus facilement à une conversion salutaire et à la véritable perfection, que celui qui, après avoir embrassé la vie religieuse, ne suit pas cependant la voie parfaite que lui trace sa règle , et laisse éteindre en lui le feu de sa première ferveur. Le premier est humilié de ses passions grossières, et, pour se laver de ses souillures honteuses, il accourt à la fontaine qui peut le purifier; et dans son repentir, plus il a horreur de son infidélité, de son état de glace, plus son esprit s'enflamme et aspire à la perfection. Le second, au contraire, qui commence avec tiédeur et abuse du nom de religieux , ne saurait reprendre avec humilité et zèle le chemin de sa profession. Une fois qu'il est atteint de cette lèpre malheureuse, il ne peut en guérir; ni ses propres réflexions , ni les conseils des autres ne le ramèneront dans la voie parfaite. Il a dit dans son coeur Je suis riche, je suis dans l'abondance, je ne manque de rien ; mais Dieu peut lui répondre : « Tu es misérable et digne de pitié; tu es pauvre, aveugle et nu. » (Apoc., III,17.) Il devient ainsi plus à plaindre que l'homme du monde; car il ignore sa misère, son aveuglement, sa nudité, le besoin qu'il a de se convertir et d'écouter de salutaires avertissements. Il ferme l'oreille aux bons conseils, et il ne comprend pas que sa qualité de religieux fait son malheur. L'opinion qu'on a de lui est un poids qui l'accable. On croit à sa sainteté, à son union avec Dieu, et, à cause de cela, son châtiment sera plus terrible au jour du jugement.

Mais pourquoi nous arrêter plus longtemps à des choses que l'expérience ne nous a que trop prouvées? N'avons-nous pas souvent vu des hommes du monde et des païens qui étaient froids et charnels, devenir fervents et spirituels; tandis que nous n'avons jamais vu devenir parfait celui qui était tiède et animal. Dieu déteste tellement les tièdes, qu'il ordonne, par son prophète, aux saints et aux docteurs, de cesser de les avertir et de les instruire, de ne pas répandre la semence de la bonne parole sur cette terre stérile et infructueuse, toute couverte de ronces et d'épines; mais de la mépriser et de cultiver plutôt une terre nouvelle; c'est-à-dire de prodiguer de préférence le zèle de leur parole et la lumière de leur doctrine aux païens et aux hommes du monde. « Voici ce que dit le Seigneur au peuple de Juda et aux habitants de Jérusalem : Défrichez des terres nouvelles, et ne semez plus sur les épines. » (Jér., IV, 3.)

20. Je rougis de dire que nous voyons bien des solitaires renoncer si imparfaitement au monde, qu'ils semblent n'avoir changé que de vêtements, dans leurs vices et leurs habitudes; car les uns cherchent à acquérir des richesses qu'ils ne possédaient pas : les autres conservent celles qu'ils avaient auparavant, ou, ce qui est plus triste encore , désirent les augmenter, sous prétexte de nourrir leurs anciens serviteurs et leurs parents, ou de former plus tard une communauté, dont ils espèrent devenir les abbés. S'ils cherchaient véritablement la voie de la perfection, ils mettraient tous leurs soins à se dépouiller non-seulement de leurs biens, mais encore de leurs premières affections et de leurs préoccupations d'autrefois, pour se placer sous l'obéissance de leurs supérieurs, dans un entier renoncement de toutes choses, sans se préoccuper d'eux-mêmes , bien loin de vouloir se charger des autres. Mais, au contraire, ils sont si désireux de commander, qu'ils ne pensent point à obéir ; et , dans leur orgueil, ils négligent d'apprendre et de faire ce qu'ils voudraient enseigner aux autres.

Il arrive nécessairement ce que dit Notre-Seigneur : « Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles, et ils tombent ensemble dans l'abîme.» (S. Matth., XV, 14.) Cet orgueil , qui n'a qu'un principe , conduit a deux états différents. Les uns affectent une tenue grave et austère; les autres s'abandonnent avec une incroyable légèreté à la dissipation et à des vices insensés. Les premiers se montrent volontiers taciturnes ; les seconds dédaignent de s'assujettir au silence, et ne craignent pas de dire souvent des choses absurdes et inconvenantes, parce qu'ils rougissent de paraître moins habiles et moins savants que les autres. Les uns, par orgueil, recherchent l'honneur de la cléricature; les autres le méprisent, le jugeant indigne du rang qu'ils avaient dans le monde, et de la noblesse de leur origine. On peut examiner et décider quel est le plus dangereux de ces deux états.

C'est une égale désobéissance de manquer aux ordres de ses supérieurs par excès de zèle ou par amour du repos, et il est aussi nuisible de violer la règle du monastère en dormant qu'en veillant. Vous méprisez l'autorité de l'abbé en lisant et en prenant du repos lorsqu'il vous ordonne le contraire. On est également orgueilleux en se révoltant contre lui, par le jeûne ou par l'intempérance; et même les vices qui semblent venir de la vertu et d'un motif spirituel, sont plus dangereux et plus difficiles à guérir que ceux qui viennent évidemment des désirs de la chair; car on s'empresse de combattre le mal qui s'aperçoit facilement, tandis que celui qui se cache sous de fausses apparences ne peut être soigné, et l'erreur où l'on est rend la plaie désespérée.

21. Comment ne pas déplorer la folie de ceux qui , après avoir renoncé généreusement à leurs biens, aux richesses et aux enchantements du siècle, ne peuvent se détacher des choses petites et grossières dont ils se servent dans leur état, et les aiment avec plus de passion que tout ce qu'ils possédaient autrefois? Il leur profitera bien peu d'avoir méprisé de grandes richesses, de grands biens, s'ils ont reporté leurs affections sur des choses petites et méprisables. Leurs désirs et leur avarice, ne pouvant plus s'appliquer à des choses précieuses, s'exercent sur de viles matières, et ils montrent que leur passion n'est pas détruite , mais qu'elle a seulement changé d'objet. Ils possèdent avec la même ardeur qu'autrefois des meubles sans valeur, une natte, une corbeille, une boite, un livre ; ils en sont si jaloux que , pour les garder et les défendre, ils n'ont pas honte de s'irriter contre leurs frères et même de les quereller. La cupidité qu'ils avaient dans le monde les tourmente encore; et pour les choses nécessaires à la vie religieuse, ils ne se contentent pas de la part commune; ils montrent leur avarice secrète, en voulant avoir plus que les autres, en ne permettant pas qu'on touche à ce qui leur sert ou en se réservant ce qui devrait être commun à tout le monde. Est-ce la nature des objets et non pas la passion avec laquelle on s'y attache , qui rend coupable? et s'il n'est pas permis de se mettre en colère pour des causes sérieuses, n'est-il pas aussi mal de le faire pour des futils motifs? Quand on a renoncé aux choses précieuses, n'est-il pas plus facile de mépriser les choses grossières? Quelle différence y a-t-il à se passionner pour d'abondantes richesses ou pour des bagatelles, et n'est-on même pas plus

blâmable d'avoir méprisé les grandes choses pour se rendre esclave des petites? Ce renoncement n'est pas certainement parfait , puisque celui qui a pris la vie du pauvre a conservé la volonté du riche.

CINQUIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SÉRAPION : DES HUIT VICES PRINCIPAUX

Des vices en général. —De leurs causes extérieures et intérieures. — De la gourmandise et de l'impureté. — De la vaine gloire et de l'orgueil. — De l'avarice. — De la tristesse et de la paresse. — De la colère. — Du rang des vices et de la manière de les combattre. — Ne pas se glorifier de ses victoires.

Il y avait, dans cette assemblée de vénérables vieillards, un solitaire recommandable surtout par la vertu de discrétion. Il se nommait Sérapion. Je pense qu'il est très-utile d'écrire la conférence que nous eûmes avec lui. Sur nos instances, il nous entretint des vices principaux qui nous attaquent, et il nous en exposa clairement les signes et les causes.

2. Les vices principaux, nous dit-il, qui ravagent l'humanité sont au nombre de huit. Le premier est la gourmandise; le second, la fornication; le troisième, l'avarice ou l'amour de l'argent; le quatrième, la colère; le cinquième, la tristesse; le sixième, la paresse ou la lâcheté de cœur; le septième, la vaine gloire; le huitième, l'orgueil.

3. Ces vices sont de deux sortes : les uns sont naturels, comme la gourmandise ; les autres sont contre nature, comme l'avarice. Ils s'accomplissent de quatre manières : les uns ont besoin de l'action extérieure du corps, comme la gourmandise et la fornication; les autres peuvent s'en passer, comme l'orgueil et la vaine gloire. Les uns ont des causes extérieures, comme l'avarice et la colère; les autres viennent de mouvements intérieurs, comme la paresse et la tristesse.

4. Nous parlerons brièvement de ces vices, et nous les expliquerons surtout par des passages de l'Écriture. La gourmandise et la fornication naissent naturellement en nous, sans aucune excitation de l'esprit, par le seul dérèglement de la chair. Pour les satisfaire, cependant, il faut un objet extérieur, et l'action du corps. a Chacun, en effet, est tenté par sa propre concupiscence, et lorsque la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et lorsque le péché est consommé, il produit la mort. » (S. Jacq. , I, 14.) Ainsi le premier Adam n'a pu être séduit par la gourmandise sans un fruit qu'il s'empressa de manger contre l'ordre de Dieu, et. le second Adam fut tenté par un objet extérieur, lorsque le démon lui dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, ordonnez que ces pierres deviennent des pains. » (S. Matth. , IV, 3.) La fornication n'existerait pas sans notre corps. Ces deux vices, qui s'accomplissent par la chair, doivent se combattre non-seulement par les efforts de l'âme, mais encore plus particulièrement par la mortification du corps. Pour résister à leurs attaques, l'application de l'esprit ne suffit pas comme il arrive souvent pour vaincre la colère, la tristesse et les autres passions qui surgissent sans l'intervention de la chair; il faut assujettir le corps par les jeûnes, les veilles, les oeuvres de pénitence; il faut y joindre aussi la fuite des occasions ; car, comme ces deux vices viennent de l'esprit et du corps, ils ne peuvent être surmontés que par les efforts de l'un et de l'autre.

Saint Paul, il est vrai, appelle généralement tous les vices charnels, et il met la haine, la colère et l'hérésie au nombre des oeuvres de la chair. (Gal., V, 20.) Cependant, pour mieux en connaître la nature et les remèdes, nous les distinguerons ici en deux classes, et nous dirons que les uns sont charnels, les autres spirituels. Les vices charnels sont ceux qui viennent plus directement de la chair, qui s'y plaît et s'y nourrit tellement, que la paix de l'âme en est troublée, et que souvent même la volonté est entraînée.

L'Apôtre en parle lorsqu'il dit : « Nous avons tous vécu autrefois dans les convoitises de la chair, nous abandonnant à ses désirs et à ses pensées; nous étions alors enfants de colère, gomme les autres. » (Eph., II, 3.)

Les vices spirituels sont ceux qui viennent de l'âme seulement, et qui, bien loin de procurer du plaisir au corps, lui causent de grandes douleurs, tout en ne donnant à l'âme qui en est atteinte que de tristes jouissances; ces vices ne demandent que des remèdes pour l'âme, tandis que les vices charnels exigent des remèdes pour l'âme et pour le corps.

Ceux qui désirent la pureté , feront donc bien d'éviter avec soin tout ce qui peut entretenir les passions de la chair , et en renouveler l'occasion et le souvenir dans l'âme qui en a souffert. Il faut à ce double mal un double remède ; pour que le corps ne cède pas aux mouvements de la concupiscence , il faut, en éloigner l'image et la matière; et pour que l'âme n'en conçoive pas même la pensée , il faut qu'elle s'applique plus attentivement à la méditation de l'Écriture, et qu'elle veille sur elle-même dans la paix de la solitude. La société des hommes n'est pas à craindre pour les autres vices, et ceux qui désirent s'en corriger y trouvent même des avantages; car les rapports avec les autres les font mieux paraître, et plus on les connaît, plus il est facile de s'en guérir.

5. Notre-Seigneur Jésus-Christ , selon saint Paul , a été tenté comme nous en toutes choses; mais l'Apôtre ajoute, sans le péché (Heb. , IV, 15); c'est-à-dire sans la souillure de la concupiscence, dont il n'a pas éprouvé les mouvements, tandis que nous les ressentons à notre insu et malgré nous. Sa naissance n'avait aucune ressemblance avec la nôtre, selon cette parole de l'Archange : « L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous  couvrira de son ombre; c'est pourquoi Celui qui naîtra de vous sera saint, et il sera nommé le Fils de Dieu. » (S. Luc. I, 35.)

6. Il fallait que Notre-Seigneur, qui possédait si parfaitement l'image et la ressemblance divine, fût tenté comme Adam l'avait été avant d'avoir obscurci cette image, c'est-à-dire qu'il fût tenté de gourmandise, de vaine gloire et d'orgueil, mais non pas des autres vices auquel Adam fut exposé, lorsqu'il eût souillé par sa désobéissance la ressemblance divine qu'il avait reçue. Il fut tenté de gourmandise quand le fruit de l'arbre défendu lui fut présenté; de vaine gloire, par cette parole : « Vos yeux seront ouverts; » et d'orgueil par cette autre : « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. » (Gen., III, 5.)

Nous lisons dans l'Évangile que Notre-Seigneur fut tenté de ces trois manières par le démon : de gourmandise : « Dites que ces pierres deviennent des pains; » de vaine gloire : « Si vous êtes Fils de Dieu , jetez-vous en bas; » d'orgueil , « le démoli lui montrant tous les royaumes du monde et leur gloire, lui dit : Je vous donnerai toutes ces choses si vous vous prosternez et m'adorez. » (S. Matth., IV.)

Il consentit à souffrir ces tentations, pour nous apprendre, par son exemple, à vaincre le tentateur. Des deux Adam , le premier a été une cause de ruine et de mort; le second, une cause de résurrection et de vie; le premier a fait condamner le genre humain, le second l'a sauvé; le premier avait été formé d'une terre vierge , le second est né de la Vierge Marie. S'il était utile que le nouvel Adam éprouvât les tentations de l'ancien , il n'était pas nécessaire qu'il en souffrît ensuite d'autres. Il ne pouvait être tenté par la volupté, puisqu'il avait vaincu la gourmandise qui en est la source, la racine; et le premier Adam n'y eût jamais été soumis, si le démon, par ses artifices , ne l'eût pas fait tomber dans l'intempérance qui engendre cette passion. Aussi, l'Écriture ne dit pas que le Fils de Dieu soit venu dans la chair du péché, mais seulement dans la ressemblance de la chair du péché. (Rom., VIII, 3.) Il était dans une chair véritable, mangeant, buvant, dormant, et souffrant réellement lorsque ses mains ont été percées par des clous; mais il n'a pas eu la souillure contractée par la chute; il n'en a eu que l'apparence. Il n'a pas ressenti l'aiguillon de la concupiscence, dont nous éprouvons les atteintes malgré nous ; il n'a pris que l'apparence du péché , tout en participant à notre nature.

Comme il s'est assujetti à tous nos besoins, et qu'il s'est chargé de toutes nos infirmités humaines, on pouvait croire qu'il était également soumis à celle-là, qui vient du péché. Le démon l'attaqua d'abord par les tentations qui avaient fait tomber Adam; il espérait, s'il y succombait, l'entraîner également aux autres vices ; mais il fut vaincu dans le premier combat , et ne put lui donner le mal qui vient de la gourmandise, comme de sa racine. Il voyait que Notre-Seigneur avait repoussé la cause de la concupiscence, et il ne pouvait plus espérer faire naître le péché dans celui qui en avait rejeté la semence. Saint Luc cite comme la dernière , cette tentation : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas; » c'était une tentation d'orgueil, tandis que celle qui la précède, et que saint Matthieu place la troisième, consistait, selon saint Luc, à promettre tous les royaumes du monde que le démon lui montrait en un instant, et peut être considérée comme une tentation d'avarice. Lorsqu'il vit que Notre-Seigneur avait triomphé de la gourmandise , et qu'il ne pouvait le tenter de volupté, il essaya de l'avarice, qu'il savait aussi la source de tous les maux, et comme il fut vaincu de ce côté; il n'osa plus le solliciter aux péchés qui découlent de ce principe, et il eut recours à la passion de l'orgueil, qu'il savait bien renverser les parfaits qui avaient résisté aux autres vices; car lui-même, Lucifer, avec bien d'autres anges, avait été précipité du ciel , sans avoir éprouvé d'autres passions. Ainsi l'ordre adopté par saint Luc s'accorde très-bien avec les artifices de l'ennemi qui tenta le premier et le nouvel Adam. Il dit à l'un : « Vos yeux seront ouverts , » et à l'autre, « il lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire. » Il leur dit ensuite : « Vous serez comme des dieux; » et : « Si vous êtes le Fils de Dieu. » (Gen., III, 5. — Matth., IV, 3.)

7. Parlons maintenant des autres vices, d'après l'ordre que nous avons indiqué et que nous avons été obligé d'interrompre pour expliquer le vice de la gourmandise et la tentation de Notre-Seigneur. La vaine gloire et l'orgueil n'ont pas besoin du ministère du corps ; à quoi leur sert l'action de la chair, puisque, par le seul désir de la réputation et de la louange des hommes, ces vices causent la ruine de l'âme qui en est esclave? Lucifer a-t-il eu besoin d'un corps, lorsqu'il conçut son crime dans l'orgueil de sa pensée? ainsi que le raconte le prophète. (Isaïe, XIV, 23.) «Tu disais dans ton coeur : Je m'élèverai dans le ciel, et je placerai mon trône au-dessus des astres de Dieu ; je dominerai les nues, et je serai semblable au Très-Haut. » Personne ne le poussait à cet orgueil , et c'est sa seule pensée qui consomma son crime, et l'entraîna dans cet abîme éternel , où il ne put accomplir aucun de ces ambitieux desseins.

8. L'avarice et la colère sont deux vices d'une nature différente : la première a son origine en dehors de nous, tandis que nous semblons porter en nous le principe de la seconde. Elles naissent cependant toutes les deux de la même manière; car elles sont provoquées par des causes extérieures. Souvent des personnes faibles se plaignent d'être tombées dans l'avarice et la colère, parce qu'elles y ont été poussées par leurs frères. Il est évident aussi que l'avarice n'a pas en nous son principe, et qu'elle ne vient pas d'une chose qui intéresse notre âme et notre corps, ni les besoins de notre vie; car la nature ne réclame que ce qui est nécessaire pour sa nourriture de chaque jour; tout le reste, malgré l'amour qu'on y attache, n'est pas indispensable à la vie, et il n'y a que les religieux tièdes et imparfaits qui puissent désirer ce qui est, pour ainsi dire, en dehors de la nature. Ce qui est naturel, au contraire, tente continuellement les plus saints religieux qui vivent dans la solitude.

Il est certain que des nations entières ne connaissent pas la passion de l'avarice, parce qu'elle n'est point passée dans leurs usages et leurs moeurs, et il est probable qu'elle est également restée inconnue aux hommes qui ont vécu avant le déluge.

Nous savons, par expérience, qu'on peut en guérir facilement, puisque, en renonçant à tous les biens du monde pour entrer dans un monastère, on supporte très-bien de ne pas posséder un seul denier. Témoin ces millions de solitaires qui en un instant se sont débarrassés de leurs richesses, et ont si bien déraciné cette passion, qu'ils n'en ont jamais ressenti depuis les atteintes. Mais la gourmandise est plus difficile à vaincre , et il faut employer pour la combattre la mortification du corps et la vigilance de la volonté.

9. La tristesse et la paresse sont, comme nous l'avons dit, deux passions qui n'ont pas de causes extérieures. Les religieux qui vivent dans la solitude, loin du commerce des hommes, en sont souvent et cruellement tourmentés; tous ceux qui ont éprouvé dans la retraite les combats de l'homme intérieur le savent très-bien par expérience.

10. Ces huit péchés ont des causes et des effets différents; mais les six premiers, la gourmandise, l'impureté, l'avarice, la colère, la tristesse et la paresse, ont des rapports entre eux et sont tellement enchaînés que chacun, arrivé à un certain degré, est le principe d'un autre. Ainsi, par leur excès, la gourmandise produit l'impureté; l'impureté, l'avarice;  l'avarice, la colère; la colère, la tristesse; et la tristesse entraîne nécessairement à la paresse. C'est pourquoi il faut, pour les combattre, suivre le même ordre, et commencer toujours, par ceux qui précèdent, à détruire ceux qui suivent. Le plus facile moyen de faire mourir et sécher un grand arbre dont l'ombrage est nuisible, c'est d'en découvrir et d'en couper les racines qui le supportent; et pour arrêter l'eau qui désole une campagne, il faut en boucher la source et les ruisseaux. Ainsi, pour vaincre la paresse, il faut surmonter la tristesse ; pour bannir la tristesse , il faut chasser la colère; pour bannir la colère, il faut étouffer l'avarice ; pour arracher l'avarice, il faut comprimer l'impureté; pour détruire l'impureté, il faut chasser l'intempérance. Quant aux deux autres vices, la vaine gloire et l'orgueil , ils se tiennent entre eux comme ceux dont nous venons de parler. L'accroisse-ment du premier est l'origine de l'autre ; beaucoup de vaine gloire fait naître l'orgueil. Ils sont séparés des six autres, et n'ont aucun rapport ensemble; car non-seulement ils n'en tirent pas leur origine, mais encore ils viennent d'un principe tout contraire; ils se développent davantage quand les autres vices sont arrachés, et ils croissent avec plus de vigueur, à mesure que les autres meurent. Aussi nous attaquent-ils d'une tout autre manière. Nous succombons à chacun des six premiers vices, en nous laissant vaincre par celui qui le précède, taudis que nous ne sommes jamais plus exposés aux derniers que lorsque nous avons triomphé des autres. Tous les vices sont donc produits par l'accroissement, et corrigés par la diminution de ceux qui les précèdent. Il faut donc, pour vaincre l'orgueil, étouffer la vaine gloire, et c'est lorsque les premiers sont surmontés, que les suivants s'apaisent; les passions se dessèchent en détruisant leurs racines. Quoique ces huit péchés principaux se lient tous ensemble, on peut établir entre eux quatre rapports plus particuliers. L'intempérance s'unit plus étroitement à l'impureté, l'avarice à la colère, la tristesse à la paresse , et la vaine gloire à l'orgueil.

11. Examinons maintenant chaque vice en particulier. Il y a trois sortes de gourmandise. La première consiste à se hâter, et à manger avant l'heure fixée par la règle; la seconde, à manger avec excès et à se plaire dans la quantité des aliments; la troisième, à désirer des mets délicats et recherchés. Ces trois péchés causent un grand préjudice au religieux qui ne s'en défend pas avec soin et persévérance. Il doit éviter également de rompre le jeûne avant l'heure de la règle, de manger avec gloutonnerie, et d'être recherché dans ses repas. Ce sont là, pour l'âme, trois causes de dangereuses maladies. La première sorte de gourmandise donne le dégoût et l'horreur de la vie religieuse, et le cloître devient si insupportable, qu'on finit par le quitter et le fuir. La seconde fait naître les révoltes de la chair et l'ardeur des mauvais désirs; la troisième rend captif dans les filets inextricables de l'avarice, et ne permet pas au religieux d'arriver au parfait renoncement du Christ. Nous montrons que nous sommes atteints de cette maladie, lorsque invités à prendre notre repas avec quelqu'un de nos frères, nous ne nous contentons pas du goût des aliments, et que nous ne craignons pas d'être indiscrets et importuns en demandant qu'on y ajoute quelque assaisonnement; c'est ce qu'il ne faut pas faire pour trois raisons. Premièrement, parce qu'un religieux doit toujours s'exercer à la patience et à la mortification, et savoir, selon la recommandation de l'Apôtre, se contenter de tout. (Philip., IV, 11.) Comment pourrait-il réprimer les désirs plus violents de la chair, si , lorsqu'il trouve des aliments un peu fades, il ne peut un instant mortifier sa sensualité. Secondement , il arrive quelquefois que celui qui nous reçoit n'a pas ce que nous lui demandons , et nous le gênons en faisant connaître sa pauvreté ou sa mortification qu'il aimerait mieux n'être connue que de Dieu. Troisièmement, tel assaisonnement que nous réclamons peut bien souvent déplaire aux autres, et ainsi nous les mécontentons pour satisfaire notre gourmandise. Il faut donc nous corriger de cette convoitise.

Il y a trois sortes d'impureté : 1° Celle qui se commet avec les femmes. 2° Celle dont Dieu punit Onam, fils du patriarche Juda, et dont l'Apôtre parle , lorsqu'il écrit aux Corinthiens : « Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de rester comme je suis; que ceux qui ne pourraient se vaincre se marient; il vaut mieux se marier que brûler. » (I Cor., VII , 8.) 3° Celle qui se commet dans le coeur et la pensée, et dont Notre-Seigneur dit dans l'Évangile : « Celui qui voit une femme pour la désirer, a déjà commis l'adultère dans son coeur. » (S. Matth., V, 28.)

Saint Paul recommande de détruire ces trois vices de la même manière : « Mortifiez sur cette terre vos membres, la fornication, l'impureté, la concupiscence. » (Col., III, 5.) Il dit aux Éphésiens : « Que la fornication et l'impureté ne soient nommées parmi vous » (Éph., V, 3;) et encore : « Car sachez que tout homme fornicateur, impur ou avare, qui est un serviteur d'idole, n'aura pas d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu. » (Eph., V, 5.) Il faut donc fuir également ces trois vices, puisqu'ils nous privent également du royaume de Jésus-Christ.

Il y a trois sortes d'avarice : la première, qui empêche les solitaires de se dépouiller de leurs richesses et de leurs biens; la seconde, qui nous fait regretter ce que nous avons distribué aux pauvres; la troisième, qui nous porte à désirer, dans la solitude, des choses que nous n'avions pas même dans le monde. Il y a aussi trois sortes de colère : la première est celle qui brûle à l'intérieur; la seconde, celle qui se manifeste par des paroles et des actes. L'Apôtre dit de ces colères : « Et maintenant déposez toute colère et toute indignation. » (Col., III, 8.) La troisième est celle qui n'est pas seulement passagère, mais qui dure des jours entiers et se conserve longtemps. Il faut avoir toutes ces colères en horreur.

Il y a deux sortes de tristesse : l'une, qu'on ressent lorsque la colère est passée, ou qui vient d'un tort éprouvé, ou d'un désir contrarié; l'autre, qui naît d'une inquiétude déraisonnable ou du découragement de l'esprit.

Il y a deux sortes de paresse : celle qui nous pousse au sommeil dans la fatigue, et celle qui nous porte à quitter et à fuir notre cellule.

La vaine gloire varie et se multiplie à l'infini; on peut cependant en distinguer deux formes principales : la première, lorsque nous tirons vanité des choses visibles et grossières; la seconde, qui nous fait désirer les louanges des hommes pour des choses purement spirituelles.

12. La vaine gloire est quelquefois utile aux commençants : lorsqu'ils éprouvent , par exemple , les tentations de la chair, ils pensent à la dignité du sacerdoce et à la bonne opinion de ceux qui les croient des saints; ils ont horreur de fautes qui les déshonoreraient; ils fuient aussi ce péché par estime d'eux-mêmes, et se servent d'un moindre mal pour en éviter un plus grand. Il vaut mieux , en effet , céder à un mouvement de vaine gloire que de succomber aux ardeurs de l'impureté; car ce serait là une ruine presque irréparable. C'est ce que Dieu exprime si bien par l'un de ses prophètes : « A cause de moi, j'éloignerai de vous ma fureur, et ma gloire vous re-tiendra pour vous préserver de la mort. » (Is., XLVIII, 9.) C'est-à-dire : vous serez arrêté par l'estime qu'on fera de mes dons, et vous ne tomberez pas en enfer en commettant des péchés mortels. Il n'est pas étonnant que la vaine gloire soit assez puissante pour empêcher de tomber dans des fautes honteuses : car nous savons, par expérience, que bien souvent elle fortifie ceux qui en sont atteints, au point de les faire jeûner facilement pendant deux et trois jours. Nous connaissons dans le désert beaucoup de religieux qui nous ont avoué que, dans les monastères de Syrie, ils pouvaient, sans fatigue, se priver de nourriture pendant cinq jours, tandis que maintenant la faim les tourmente dès la troisième heure , et qu'ils ont bien de la peine à jeûner tous les jours jusqu'à none.

L'abbé Macaire répondit très-agréablement à un solitaire qui se plaignait de ne pouvoir attendre neuf heures du matin dans le désert, lui qui pouvait, dans un monastère , passer toute une semaine sans désirer même prendre de la nourriture. « C'est qu'ici, lui dit-il, personne ne vous voit jeûner, et ne peut vous nourrir de ses louanges ; mais au monastère , le regard des hommes vous soutenait, et la vaine gloire vous valait un repas. » Il y a dans le livre des Rois une figure de la puissance de la vaine gloire contre l'impureté. Les Israélites furent emmenés captifs par Néchao, roi d'Égypte; mais le roi d'Assyrie, Nabuchodonosor , les transféra de l'Égypte dans son royaume, et ils ne furent pas ainsi délivrés et ramenés dans leur patrie; ils en furent, au contraire, plus éloignés que lorsqu'ils étaient en Égypte. (IV, Rois, XXIII.) Néchao est la figure de l'impureté, Nabuchodonosor celle de la .vaine gloire; et s'il est moins dur d'être d'être esclave de la vaine gloire que de l'impureté , il est cependant plus difficile d'échapper à la servitude de la vaine gloire; car cette passion éloigne plus de Dieu, qui est notre liberté et notre vraie patrie. Et le prophète peut alors nous adresser ce reproche : « Pourquoi avez-vous vieilli sur la terre étrangère? » (Bar., III, 11.) C'est vieillir dans l'exil , que de ne pas quitter les vices de la terre.

Il y a deux sortes d'orgueil : l'un charnel, l'autre spirituel, et ce dernier est le plus dangereux, parce qu'il attaque plus particulièrement ceux qui ont fait des progrès dans la vertu.

13. Tous les vices tourmentent les hommes , mais non pas de la même manière. Dans les uns, c'est l'impureté qui tient le premier rang ; dans les autres, c'est la colère qui domine. La vaine gloire tyrannise ceux-ci, tandis que ceux-là sont esclaves de l'orgueil; tous sont exposés aux attaques de toutes les passions, mais chacun a sa maladie particulière.

14. Dans les combats que nous avons à livrer à ces vices , il faut examiner celui qui nous est le plus redoutable , et diriger contre lui toute notre attention, tous nos efforts. C'est vers cet ennemi qu'il faut lancer, comme des traits, nos jeûnes de chaque jour, nos soupirs , nos gémissements, nos vertus , nos méditations, adressant sans cesse à Dieu nos prières et nos larmes, afin d'en obtenir la paix et la victoire ; car il est impossible de triompher d'une passion, sans être d'abord persuadé que ce n'est pas par nos propres forces que nous pouvons être victorieux, et qu'avec le secours de Dieu, il faut encore, pour nous corriger, ne pas cesser de combattre avec ardeur, le jour et la nuit.

Lorsqu'on est délivré d'une passion, il faut chercher de nouveau dans les secrets de son coeur celle qui nous tourmente davantage , et diriger contre elle toutes les armes de notre âme; c'est en surmontant toujours les plus fortes, que nous triompherons plus facilement des autres, car l'âme se fortifie par cette suite de victoires, et les vices plus faibles cèdent aux moindres combats. C'est ainsi que font ceux qui, par espoir de récompenses, se donnent en spectacle, et combattent les bêtes féroces devant les princes de ce monde. Ils choisissent les animaux les plus forts et les plus terribles, pour diriger contre eux leurs premières attaques, afin de pouvoir vaincre ensuite plus facilement ceux qui sont moins redoutables. En commençant de même par combattre les passions les plus violentes , nous triompherons plus sûrement des autres, et notre victoire sera parfaite.

Il ne faut pas croire qu'en combattant principalement une passion, nous ne faisons aucune attention aux attaques des autres, et que nous nous exposons à en recevoir des blessures. Non certainement; car il est impossible que celui qui désire purifier son coeur et qui dirige tous ses efforts contre un vice, ne soit pas aussi en garde contre tous les autres, et ne les aie également en horreur. Pourrait-il obtenir la victoire qu'il ambitionne, s'il s'en rendait indigne en se laissant souiller par d'autres vices? Dès que notre âme s'applique surtout à combattre une passion, elle doit prier dans ce but avec plus de soin et d'ardeur, afin de mériter plus de lumière, et d'obtenir une prompte victoire. Le grand législateur, Moïse, nous apprend à suivre cet ordre dans nos combats, sans cependant nous fier à nos propres forces. Vous ne craindrez pas vos ennemis, dit-il , parce que le Seigneur, votre Dieu, est au milieu de vous. Dieu est grand et terrible ; il consumera en votre présence les nations, peu à peu et par portions. « Vous ne pourrez les détruire toutes, de peur que les bêtes de la terre ne se multiplient contre vous; mais le Seigneur, votre Dieu, les livrera devant vos yeux et les fera mourir jusqu'à ce qu'elles soient entièrement disparues. » (Deut. , VII , 21. )

15. Moïse nous avertit aussi de ne pas nous glorifier de la victoire remportée sur ces vices. « Lorsque vous aurez mangé et que vous serez rassasiés, dit-il , lorsque vous aurez construit de belles maisons, et que vous les habiterez, lorsque vous aurez de grands troupeaux et des brebis nombreuses, de l'or, de l'argent, et toute chose en abondance, que votre coeur ne s'élève pas, et qu'il se souvienne du Seigneur votre Dieu, qui vous a tiré de la terre de l'Égypte, de la maison de la servitude, et qui a été votre guide à travers une immense et terrible solitude. » (Deutér. , VI , 12.) Salomon dit dans ses Proverbes : « Si votre ennemi tombe , ne vous en réjouissez pas, et ne vous glorifiez pas de sa chute, de peur que le Seigneur ne voie votre disposition , qu'elle ne lui déplaise, et qu'il ne détourne sa colère de votre ennemi. » (Prov., XXIV 17.) C'est-à-dire, de peur que, voyant l'orgueil de votre coeur, il ne vous retire son secours, et qu'abandonné par lui, vous ne soyez tourmenté de nouveau par la passion dont sa grâce vous avait fait triompher. Le Prophète n'eût pas dit dans sa prière : « Seigneur, ne livrez pas aux bêtes l'âme qui met sa confiance en vous, » s'il n'avait pas su que Dieu humilie les coeurs orgueilleux, en les abandonnant aux vices qu'ils avaient d'abord vaincus. Nous devons donc être bien persuadés par l'expérience, comme par tous les témoignages innombrables des saintes Écritures, que, sans le secours de Dieu, nous ne pouvons terrasser tant d'ennemis, et que c'est à sa grâce qu'il faut attribuer chaque jour notre victoire. Dieu nous le recommande par Moïse : « Ne dites pas dans votre coeur, lorsque le Seigneur aura fait disparaître les ennemis devant vous : c'est à cause de ma justice que le Seigneur m'a introduit dans la terre que je possède, comme c'est à cause de leur impiété qu'il a détruit les nations. » (Deutér., IX, 4.) Car ce n'est point à cause de votre justice et de la droiture de votre coeur que vous êtes entrés en possession des terres de ces nations, mais c'est à cause de leurs iniquités qu'elles ont été détruites lorsque vous êtes venus. Est-il possible de condamner plus formellement cette coupable présomption qui attribue le bien que nous faisons à notre libre arbitre et à notre propre mérite? Ne dites pas dans votre coeur, lorsque le Seigneur Dieu aura détruit ces nations devant vous : Le Seigneur m'a donné cette terre pour récompenser ma justice. Ceux qui ont les yeux de l'âme ouverts, et des oreilles pour entendre, ne doivent-ils pas le comprendre? Lorsque vous aurez triomphé dans les combats contre les vices de la chair, et que vous serez délivrés de la fange et des rapports de ce monde, ne vous glorifiez point de votre victoire, et ne l'attribuez pas à votre vertu et à votre sagesse, en croyant que c'est par vos efforts , votre vigilance et votre libre arbitre que vous avez vaincu les esprits de malice et les vices de la chair. Vous n'auriez certainement jamais pu en triompher, si le Seigneur ne vous eût accordé sa protection et son secours.

16. Ces vices sont figurés par les sept peuples dont Dieu promit de donner les terres aux enfants d'Israël, lorsqu'ils sortirent d'Égypte. Saint Paul nous dit que tout ce qui leur arriva doit être une figure et un enseignement pour nous. Il est écrit: «Lorsque le Seigneur votre Dieu vous aura introduits dans la terre que vous devez posséder, lorsqu'il aura détruit devant vous beaucoup de peuples, les Héthéens, les Gergéséens, les Amorrhéens, les Chananéens, les Phérézéens , les Hévéens et les Jébuséens, qui sont sept peuples plus nombreux et plus forts que vous, lorsqu'il vous les aura livrés, vous les ferez périr jusqu'au dernier. » (Deutér., VII, 1.)

L'Écriture dit qu'ils étaient plus nombreux, parce que les vices le sont plus que les vertus ; elle en nomme sept, mais elle ne les compte pas en parlant de leur ruine; car elle dit : « Quand il aura détruit beaucoup de peuples devant vous. » Le peuple d'Israël est moins nombreux que la multitude des passions charnelles qui naissent des sept vices capitaux; car c'est de cette source que viennent les homicides, les querelles, les hérésies, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes, les excès de table, les ivrogneries, les médisances, les bouffonneries, les railleries, les mensonges, les parjures, les impertinences, les propos grossiers, l'inquiétude, les rapacités, l'aigreur, les cris, l'indignation, les mépris, les murmures, les tentations, le désespoir et tant d'autres vices qu'il serait trop long de nommer. Plusieurs nous semblent légers; mais écoutons ce que saint Paul en pense, et le jugement qu'il en porte. « Ne murmurez pas, comme quelques-uns d'entre eux qui murmurèrent et périrent par l'ange exterminateur. » (I Cor., X, 10. ) Il est dit de la tentation : « Ne tentons pas le Christ, comme quelque-uns le tentèrent et périrent par les serpents. » (Ibid.) « N'aimez pas déchirer les autres, de peur d'être déchirés vous-mêmes. » (Eccli., XVIII. ) « Ils ont désespéré d'eux-mêmes et se sont livrés à l'impureté, sont tombés dans l'erreur et la honte. » (Eph., IV, 19.) L'Apôtre condamne aussi les cris, la colère, l'indignation, les blasphèmes, lorsqu'il dit : «Éloignez de vous l'aigreur, la colère, l'indignation, les cris, les blasphèmes et toutes sortes de malices.»

(Eph., IV, 31.) Et ainsi des autres péchés.

Quoiqu'ils soient plus nombreux que les vertus, il est certain qu'on les détruit facilement, dès qu'on triomphe des huit passions principales qui en sont la cause. De la gourmandise naissent les excès de la table et l'ivrognerie ; de l'impureté, les paroles déshonnêtes, les bouffonneries, les railleries et les impertinences; de l'avarice, le mensonge, la fraude, le vol, le parjure, le désir des profits honteux, les faux témoignages , la violence, l'inhumanité et les rapines; de la colère, l'homicide, les cris, l'indignation ; de la tristesse, la rancune, la faiblesse, le chagrin, le désespoir; de la paresse, l'oisiveté, la somnolence, l'ennui, l'inquiétude, le vagabondage, l'instabilité de l'esprit et du corps , le bavardage et la curiosité ; de la vaine gloire, les disputes, les hérésies, la jactance, l'amour des nouveautés; de l'orgueil, les mépris, l'envie, les désobéissances, les blasphèmes, les murmures et les médisances.

Ces malheureux vices sont plus forts en nous que les vertus, et nous en ressentons plus profondément les forces. L'attrait des passions charnelles combat plus puissamment en nous que l'amour des vertus, qui s'acquiert seulement par la contrition du coeur et la mortification du corps. Si vous contemplez des regards de l'âme ces légions innombrables d'ennemis, dont l'Apôtre parle , lorsqu'il dit : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les puissances, les chefs du monde et des ténèbres, contre tous les esprits de malice qui remplissent l'air » (Éph., VI, 12;) si vous considérez ce qui est dit à l'homme juste : « Il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite; » (Ps. XC,17.) vous verrez clairement que nos ennemis sont bien plus nombreux et bien plus puissants que nous, et qu'ils sont d'une nature spirituelle et agile, tandis que nous ne sommes que charnels et terrestres.

17. L'ABBÉ GERMAIN. Pourquoi, mon Père, comptez-vous huit vices principaux, lorsque Moïse ne compte que sept peuples contre lesquels combattait Israël? et comment, d'après cette figure, pouvons-nous posséder les terres que ces vices occupaient?

18. L'ABBÉ SÉRAPION. Tout le monde s'accorde à dire qu'il y a huit vices principaux, qui attaquent les religieux. Si l'Écriture ne nomme pas toutes les nations qui les figuraient, c'est que Moïse, ou plutôt Dieu par Moïse, parle dans le Deutéronome (VII), aux Israélites qui étaient déjà délivrés d'une nation puissante, c'est-à-dire des Égyptiens. Ainsi cette figure s'applique plus particulièrement à nous, qui sommes affranchis des liens du siècle, et qui ne sommes plus exposés, par conséquent, aux tentations de l'intempérance. Nous n'avons donc plus que sept peuples à combattre, puisque nous ne devons plus compter ce-lui qui est déjà vaincu. Cette terre de l'Égypte n'est pas donnée en partage à Israël; car le Seigneur lui ordonne, au contraire, d'en sortir et de ne jamais y retourner. C'est pour nous apprendre à modérer nos jeûnes, de manière à n'être pas obligés, par des excès d'abstinence, à revenir en Égypte, c'est-à-dire à désirer à cause de notre faiblesse, les viandes et les repas auxquels nous avions renoncé en quittant le monde. C'est ce qui arrive à ceux qui sont entrés dans la solitude des vertus, et qui soupirent encore après les aliments dont ils se nourrissaient en Égypte. (Nomb., XI.)

19. Pourquoi ce peuple, au milieu duquel étaient nés les Israélites, ne fut-il pas entièrement détruit? Pourquoi sa terre fut- elle seulement abandonnée, tandis que Dieu ordonna d'exterminer les sept autres peuples? En voici la raison : Quelle que soit notre ardeur lorsque nous entrons dans le désert des vertus, nous ne pourrons jamais nous éloigner assez de la gourmandise que nous n'en ressentions, chaque jour, l'empire et le voisinage; car nous avons toujours en nous un penchant naturel qui nous porte à prendre de la nourriture. Nous avons beau combattre notre appétit et nos désirs, nous ne pouvons les étouffer entièrement; mais il faut en éviter les entraînements. Il est dit : « N'écoutez pas la chair pour en satisfaire les mauvais désirs. » (Rom., XIII, 14.) Puisque nous ne renonçons pas aux besoins de notre corps, et que nous renonçons seulement à ses convoitises, nous n'exterminons pas complètement le peuple de l'Égypte, mais nous nous en séparons par un sage discernement, en ne pensant plus aux mets superflus et succulents. Nous nous contentons, selon la recommandation de l'Apôtre, « du vêtement nécessaire et de la nourriture de chaque jour. » (I Tim., vi.) Ce qui est prescrit en figure dans la loi : « Vous ne maudirez pas l'Égypte, parce que vous l'avez habitée. » (Deut., XXIII, 7.) La nourriture est indispensable au corps, et on ne peut la lui refuser sans lui nuire, et sans souiller son âme.

Pour les sept autres passions, qui sont nuisibles en toutes choses, il faut les détruire entièrement et en purifier tous les replis de notre cœur. Il est dit : « Éloignez de vous toute aigreur, toute colère, toute indignation, toute clameur, tout blasphème et toute malice » (Éph., IV, 31) ; et encore : « Que la fornication, l'impureté, l'avarice ne soient pas même nommés parmi vous, et qu'on n'y entende jamais aucune parole honteuse, bouffonne ou grossière. » (Éph., V, 3.) Nous pouvons donc couper les racines des vices qui sont surajoutés à notre nature, mais nous ne pouvons nous délivrer des désirs de la gourmandise; car quelle que soit notre perfection, nous ne pouvons changer notre nature. Je ne me citerai pas, car je ne suis rien , mais la vie et le témoignage des parfaits démontre que ceux qui ont éteint l'ardeur des autres passions, et qui habitent le désert avec toute la ferveur de l'âme et le renoncement de toute chose, ne peuvent s'affranchir entièrement de la préoccupation de la nourriture de chaque jour et de la provision de toute l'année.

20. Le religieux qui, malgré sa perfection, est encore exposé à la gourmandise, ressemble à l'aigle qui s'élève de son aile puissante au delà des nues, loin de la terre et du regard des hommes, et qui est obligé cependant de descendre de ces hauteurs, dans les profondeurs des vallées, pour y chercher des corps morts et en faire sa pâture. Il est donc évident que l'âme ne peut s'affranchir entièrement de la gourmandise, comme des autres passions ; mais qu'elle doit en combattre les mouvements et en réprimer courageusement les excès.

21. Un ancien solitaire, disputant avec des philosophes, qui croyaient l'embarrasser à cause de sa simplicité , exprimait très - bien , par une allégorie , la nature de ce vice : « Mon père, dit-il, m'a laissé, en mourant, chargé de dettes; je me suis délivré de tous mes créanciers; il n'y en a qu'un dont je ne puis me débarrasser, même en le payant tous les jours. » Les philosophes, ne comprenant pas ce qu'il disait, lui en demandèrent l'explication : «La nature, leur répondit-il , m'a soumis à beaucoup de vices ; mais la grâce de Dieu m'a fait désirer ma liberté, et je me suis délivré de tous ces vices, comme de créanciers importuns, en renonçant au monde et en rejetant tout ce que mon père m'avait laissé en héritage. Je n'ai plus à craindre maintenant leur poursuite; mais je n'ai jamais pu m'affranchir des importunités de la gourmandise. Je l'ai combattue en diminuant la quantité et la qualité de la nourriture, et je n'échappe pas cependant à ses violences : elle me fait sans cesse de nouveaux procès , et j'ai beau payer, je ne puis jamais la satisfaire et me délivrer de sa dépendance. »

Ceux qui avaient méprisé ce solitaire, comme un homme simple et ignorant, reconnurent qu'il excellait dans la morale, qui est une des parties les plus importantes de la philosophie , et ils s'étonnèrent qu'il eût pu, naturellement et sans instruction, arriver à une sagesse qu'ils n'avaient pas atteinte avec toute leur science et leurs efforts. Mais nous avons assez parlé de la gourmandise; reprenons maintenant ce que nous avons commencé à dire sur la parenté qui existe entre tops les vices. 22. Je m'étonne que vous ne m'ayez pas demandé pourquoi Dieu, en découvrant l'avenir à Abraham, ne lui parle pas de sept peuples, mais bien de dix peuples, dont il doit donner les terres à ses enfants. (Gen., XV, 19.) C'est qu'il faut ajouter encore au nombre des vices l'idolâtrie et le blasphème, dont on se rend coupable avant de connaître Dieu et de recevoir le baptême, ou l'impiété des gentils et l'ingratitude des Juifs, dont l'âme se rend coupable, tant qu'elle reste en Égypte. Mais dès qu'elle en sort par la grâce de Dieu, et qu'elle triomphe de la gourmandise, en entrant dans la solitude spirituelle, elle est délivrée des attaques de trois peuples, et elle n'a plus à combattre que les sept peuples dont parle Moïse.

23. Voici maintenant comment il faut comprendre l'ordre d'occuper les terres que possédaient les peuples ennemis. Chaque vice a dans notre coeur une place particulière, et pour mieux s'établir à l'intérieur de notre âme, il en chasse Israël, c'est-à-dire la contemplation des choses saintes, et il ne cesse pas de lui faire la guerre. Les vertus ne peuvent s'accorder avec les vices. « Quelle union possible entre la justice et l'iniquité, quelle société entre la lumière et les ténèbres. » (II Cor., VI, 14.) Mais lorsque Israël, c'est-à-dire les vertus, ont triomphé des vices qui leur sont contraires, elles en occupent les terres. La chasteté remplace dans notre coeur l'impureté ; la patience dissipe la colère; une joie salutaire et parfaite chasse la tristesse qui causait la mort, et l'humilité relève ce qu'avait abattu l'orgueil. Tous les vices sont ainsi bannis, et les vertus, qui leur sont opposées, prennent leur place. Ces vertus méritent bien d'être appelées les enfants d'Israël, c'est-à-dire des âmes qui voient Dieu. Lorsqu'elles chassent toutes les passions de leur coeur, elles n'usurpent pas des terres étrangères, elles rentrent en possession de celles qui leur appartenaient.

24. Une ancienne tradition nous apprend que les terres des Chananéens, où furent introduits les enfants d'Israël, fils de Sem, leur étaient autrefois échues en partage, dans la division de l'univers, et que la postérité de Cham les leur avait ravies injustement. Il faut donc admirer l'équité des jugements de Dieu, qui chasse les usurpateurs d'une terre qui ne leur appartient pas, et qui rend aux autres l'héritage de leurs pères, qui leur avait été assigné dans le partage du monde. C'est la figure parfaite de ce qui s'accomplit en nous ; car la volonté de Dieu n'a pas donné la possession de notre coeur aux vices, mais aux vertus; et c'est après la prévarication d'Adam, que les vices, ces odieux Chananéens, ont chassé les vertus de leur patrie, qui leur a été rendue par la grâce de Dieu et par nos efforts; elles rentrent donc dans leur héritage et n'usurpent pas une terre étrangère.

25. Il est aussi parlé de ces huit vices principaux dans l'Évangile : « Quand l'esprit impur sort d'un homme, il va par des lieux arides, il cherche du repos et n'en trouve pas. Il dit alors : Je retournerai dans ma maison dont je suis sorti; et, en revenant, il la trouve nettoyée et parée. Il s'en va, et prend sept esprits plus méchants que lui. Ils entrent dans la maison, s'y établissent, et l'état de cet homme devient pire que le premier. (S. Matth., XII, 43. S. Luc, XI, 24.) Vous voyez que, comme il était parlé dans Moïse de sept peuples seulement, parce qu'il n'était pas question des Égyptiens, dont les enfants d'Israël étaient délivrés, l'Évangile ne parle que de sept esprits impurs, parce qu'il ne compte pas celui qui était d'abord sorti de l'homme. Salomon parle aussi dans les Proverbes de sept vices principaux : « Si votre ennemi vous appelle avec instance, ne l'écoutez pas; car il y a sept iniquités dans son âme. » (Prov., XXVI, 24.) C'est-à-dire, si l'esprit de gourmandise, que vous avez vaincu, commence à vous tenter, en s'abaissant devant vous et en vous demandant de relâcher seulement quelque chose de votre première ferveur, et de dépasser un peu la mesure que vous avez fixée à votre abstinence, ne vous laissez pas séduire, et ne vous fiez pas à la paix que semblent vous laisser les convoitises de la chair; car vous pourriez retomber dans votre ancien relâchement et dans les désirs déréglés de l'intempérance. Car c'est ainsi que l'esprit dont vous avez triomphé, prétend retourner dans la maison d'où il était sortit; et les sept autres esprits des vices qui viennent de lui, vous attaqueront plus violemment que la passion que vous aviez d'abord surmontée, et vous entraîneront bientôt à des péchés pires que les premiers.

26. Il faut donc, lorsque nous avons par les jeûnes et l'abstinence surmonté la gourmandise, ne pas laisser notre âme vide des vertus nécessaires, mais nous hâter de leur ouvrir tous les replis de notre coeur, de peur que l'esprit de concupiscence ne le trouve vide en revenant, et n'occupe non-seulement notre âme, mais n'y introduise avec lui les sept péchés capitaux, et ne rende notre état pire que le premier. Car si l'âme, qui se glorifie d'avoir renoncé au siècle, se laisse dominer par les huit vices principaux, elle est beaucoup plus souillée, plus coupable et plus digne de châtiment que si elle était restée dans le monde et n'avait pas embrassé la règle et porté le nom de solitaire. Les sept esprits sont déclarés plus méchants que le premier, parce que la gourmandise ne serait pas par elle-même si pernicieuse, si elle n'introduisait pas à sa suite d'autres passions plus nuisibles : l'impureté, l'avarice, la colère, la tristesse et l'orgueil, qui entraînent l'âme dans une ruine certaine. Personne ne pourra jamais acquérir la vraie perfection , s'il espère l'obtenir par la seule abstinence et par les jeûnes corporels; mais il est évident qu'après avoir humilié son corps par la mortification, la chair ne se révoltera plus contre l'esprit, et l'âme pourra combattre plus facilement les autres vices.

27. Il faut cependant savoir que tous ne doivent pas suivre le même ordre dans les combats contre les vices; car, comme nous l'avons dit, tous ne sont pas attaqués de la même manière, et il faut que chacun diversifie sa défense, selon l'ennemi qui le presse davantage. Ainsi les uns doivent commencer à combattre le troisième vice; les autres le quatrième ou le cinquième; et en combattant toujours la passion dominante, en triomphant successivement de tous les ennemis qui nous attaquent, nous arriverons à la pureté du coeur et à la véritable perfection.

C'est ainsi que l'abbé Sérapion nous entretint des huit vices principaux, et qu'il nous découvrit toutes les passions secrètes de notre coeur, leurs causes et leurs rapports; nous en étions tourmentés tous les jours, et nous pouvions à peine les reconnaître et les discerner. Il nous les expliqua si clairement, qu'il semblait que nous les voyions comme dans un miroir.

SIXIÉME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉODORE : SUR LE MALHEUR DES JUSTES (1).

Dieu est souverainement juste. — Distinction du bien et du mal. — Des choses bonnes, mauvaises ou indifférentes. — Utilité qu'on doit tirer des maux. — De l'usage qu'on doit faire de la prospérité et de l'adversité. — Les justes, par leur constance, imitent Dieu qui ne change pas.

1. Dans cette partie de la Palestine qui est voisine de Thécuë, bourg illustré par la naissance du prophète

 (1) Cette conférence justifie la Providence des malheurs qui arrivent aux saints. Le massacre des solitaires, qui en fut l'occasion, inspira aussi à saint Augustin une lettre admirable où il explique au prêtre Victorien comment Dieu laisse aux méchants le pouvoir d'attenter à la vie des saints. Amos, s'étend une immense solitude; elle va jusqu'à l'Arabie et à la mer Morte, où se perdent les eaux du Jourdain, et où disparaissent les ruines de Sodome. C'est là que vécurent longtemps des solitaires d'une grande sainteté, qui furent surpris et massacrés par des bandes de voleurs sarrasins. Leurs corps, il est vrai, furent l'objet de la vénération des évêques et des Arabes du pays , qui les regardèrent comme des martyrs; et le désir de posséder leurs reliques fut tel, que les populations de deux villes voisines se les disputèrent les armes à la main, chacun soutenant ses titres à les avoir; les uns faisant valoir leurs droits de voisinage, les autres leurs droits de compatriotes. Pour nous, ce malheur nous affligea et nous troubla profondément; nous nous demandions pourquoi des hommes de tant de mérite et de vertu, avaient été tués par des voleurs, et nous nous étonnions que Dieu eût souffert un pareil crime à l'égard de ses serviteurs, et qu'il eût livré aux mains des impies des hommes que tout le monde admirait. Nous allâmes trouver, dans notre tristesse, le saint abbé Théodore, remarquable par son expérience. Il habitait Celles, qui est située entre le désert de Nitrie et celui de Schethé, éloignée de cinq mille pas des monastères de Nitrie, et de quatre-vingt mille pas de la solitude de Schethé, où nous demeurions. Nous lui fîmes part de nos plaintes sur la mort de ces saints solitaires, et nous lui dîmes notre étonnement de la patience de Dieu, qui permettait que des hommes semblables fussent tués, tandis qu'ils auraient dû, par leurs mérites, préserver les autres d'un pareil malheur. Comment n'avaient-ils pas échappé aux mains des impies, et pourquoi Dieu avait-il laissé commettre un tel crime sur ses serviteurs?

2. Le bienheureux Théodore nous répondit : Cette question trouble souvent les âmes qui ont peu de foi et de lumières, et qui pensent que les mérites des saints doivent recevoir dans cette vie passagère, la récompense que Dieu leur destine dans la vie future. Il est certain, cependant, que nous n'espérons pas en Jésus-Christ pour cette vie seulement; car nous serions alors, selon l'Apôtre, les plus misérables des hommes. (I Cor., XV, 19.) Nous ne recevrions pas notre récompense sur la terre, et notre erreur nous la ferait perdre dans le ciel. Gardons-nous donc de penser comme ces personnes, que l'ignorance de la vérité rend incertaines et tremblantes, afin que nous ne soyons pas tentés, et que nous ne voyions pas, comme elles, une injustice et une indifférence de Dieu dans les choses humaines, lorsqu'il ne protège pas les saints dans le danger, et qu'il ne rend pas toujours en ce monde le bien aux bons et le mal aux méchants. Nous mériterions le châtiment dont le prophète Sophonie menace ceux qui disent dans leurs coeurs : « Le Seigneur ne fera pas le bien ; mais il ne fera pas le mal. » (Soph., I, 12.) Nous serions du nombre de ceux qui outragent Dieu par leurs mur-mures, en disant : « Ceux qui font le mal sont bien en présence du Seigneur, et ils lui plaisent ; où est donc le Dieu de justice? » (Malach., II, 17.) Et ils ajoutent encore ce blasphème : « C'est en vous qu'on sert Dieu. Quelle récompense recevons-nous pour avoir gardé ces commandements, et pour avoir marché dans la tristesse en présence du Seigneur? Nous pouvons donc appeler heureux les superbes, puisqu'ils se sont enrichis en commettant l'iniquité; ils ont provoqué Dieu, et il ne leur est arrivé aucun mal. » (Mal., III, 14.) Pour éviter une ignorance qui est la cause et la racine d'une si déplorable erreur, nous devons d'abord savoir distinguer ce qui est bien et ce qui est mal, et c'est en écoutant les oracles de l'Écriture sainte, et non pas les fausses interprétations de la foule, que nous éviterons de tomber dans ces coupables égarements.

3. Tout ce qui est dans le monde est ou bon, ou mauvais, ou indifférent. Il faut connaître ce qui est bon, ce qui est mauvais et ce qui est intermédiaire, afin que notre foi, soutenue par une science véritable, reste inébranlable dans toutes les tentations. Dans les choses humaines, il n'y a de véritablement bon que la vertu qui nous conduit à Dieu par une foi sincère, et nous attache intimement à ce bien immuable; et, au contraire, il ne faut appeler mal que le péché qui nous sépare de Dieu et nous lie au démon. Quant aux choses intermédiaires ou indifférentes, que le coeur et le libre arbitre de celui qui en use peuvent rendre bonnes ou mauvaises, ce sont les richesses, le pouvoir, les honneurs, la force du corps, la santé, la beauté , la vie même ou la mort, la pauvreté , la maladie, les injures et tout ce qui peut servir au bien ou au mal, selon la volonté de l'homme. Ainsi les richesses servent souvent au bien, puisque l'Apôtre recommande aux riches de ce monde de donner largement, de distribuer leurs richesses aux indigents, pour s'amasser un bon capital dans l'avenir, et acquérir ainsi la vie véritable. (I Tim., VI, 17.) L'Évangile dit aussi que les richesses sont bonnes, puisque avec cet argent, dont on abuse, on peut se faire des amis dans le ciel. (Luc., XVI, 9.) Mais on peut les rendre mauvaises, en les enfouissant ou en les employant à la débauche, au lieu de soulager les besoins des malheureux. Le pouvoir, les honneurs, la force du corps, la santé peuvent servir aussi au bien comme au mal, puisque nous voyons dans l'Ancien Testament beaucoup de saints qui ont possédé tous ces avantages et qui ont été très-agréables à Dieu, tandis que d'autres en ont fait un mauvais usage, en les employant à l'iniquité; ils ont été justement punis et exterminés, comme on peut le voir souvent dans le livre des Rois. Nous voyons par la naissance de saint Jean-Baptiste et de Judas, que la vie et la mort sont en elles-mêmes indifférentes, puisque la vie du premier lui a été si utile, qu'elle a été pour les autres une source de joie, ainsi qu'il est dit : « Et beaucoup se réjouiront de sa naissance. » (S. Luc, I, 14.) Mais il a été dit du second : « Il eût été bon que cet homme ne fût pas né. » (S. Matth., XXVI, 24.) Il est dit de la mort de Jean et de tous les saints: «La mort des saints est précieuse devant Dieu.» (Ps. CXV,15.) Et il est dit de la mort de Judas et de ceux qui lui ressemblent : « La mort des pécheurs est horrible. » (Ps. XXXIII, 22.)

La maladie du corps est quelquefois avantageuse. Le bonheur du pauvre Lazare, couvert d'ulcères , en est la preuve. L'Écriture sainte rie loue pas d'autres vertus que sa patience admirable à supporter la pauvreté et la maladie. C'est ce qui lui mérite le bonheur parfait dont il jouit au sein d'Abraham. (S. Luc, XVI, 22.) La pauvreté, les persécutions et les injures, qui sont des maux selon le monde, peuvent évidemment être utiles et nécessaires, puisque non-seulement de grands saints n'ont pas voulu les fuir, mais en les désirant et les supportant avec courage, ils sont devenus les amis de Dieu, et ont mérité la récompense de la vie éternelle. Saint Paul le dit lui-même : « C'est pourquoi je me plais dans les infirmités, les affronts, les nécessités, les persécutions et les angoisses que je souffre pour le Christ; et lorsque je suis faible, je deviens fort, parce que la vertu se perfectionne dans l'affliction.» (II Cor., XII, 9.)

Il ne faut pas croire que ceux qui, dans le monde, jouissent des richesses , des honneurs, du pouvoir, possèdent pour cela le bien véritable que donnent les seules vertus. Ces choses sont indifférentes; elles peuvent être utiles et avantageuses aux justes qui les emploient au bien et les font fructifier pour la vie éternelle; mais elles peuvent être inutiles et pernicieuses à ceux qui en abusent, et y trouvent une occasion de péché et de mort.

4. Ainsi retenons cette distinction, et rappelons-nous qu'il n'y a pas d'autre bien que la vertu, qui vient de la crainte et de l'amour de Dieu, et d'autre mal que le péché et la séparation de Dieu.

Maintenant examinons si jamais Dieu, par lui-même ou par les autres, a envoyé quelque mal à ses saints, et nous verrons que certainement il n'a pu le faire. Personne, en effet, n'a pu causer le mal du péché à celui qui ne veut pas et qui résiste; il n'arrive qu'à ceux qui y consentent par lâcheté du coeur et corruption de la volonté. Le démon a employé tous ses artifices contre le saint homme Job, pour le faire tomber dans le péché; non-seulement il l'a dépouillé de tous ses biens et il l'a accablé de douleur, en faisant périr ses sept enfants, mais encore il l'a couvert de plaies depuis les pieds jusqu'à la tête, et lui a causé d'intolérables souffrances; et cependant il n'a jamais pu le faire pécher. Job est toujours resté inébranlable; il a résisté à toutes les tentations de plaintes et de blasphèmes.

5. L'ABBÉ GERMAIN. Nous lisons souvent, mon Père, dans les saintes Écritures, que Dieu a créé les maux et les a envoyés aux hommes : « Il n'y a pas d'autre Dieu que moi, est-il écrit; je suis le Seigneur, et il n'y en a pas d'autre; je forme la lumière, et je crée les ténèbres; je fais la paix, et je crée les maux » (Isaïe, XLV, 7); et encore : « Est-il un mal dans la cité que le Seigneur n'ait pas fait. » (Amos, III, 6.)

6. L'ABBÉ THÉODORE. L'Écriture se sert quelquefois du mot mal pour exprimer les afflictions qui ne sont pas réellement des maux, mais qui paraissent tels à ceux qui les reçoivent pour leur bien. Quand l'Écriture s'adresse aux hommes, il est nécessaire qu'elle se serve d'expression conforme à leur langage et à leur pensée. Le fer et le feu que le médecin emploie pour guérir des ulcères, paraissent des maux à ceux qui souffrent. Le coupable n'aime pas plus la correction que le cheval n'aime l'éperon.

Toutes les peines qu'on inflige aux enfants leur semblent amères. Ainsi que le dit l'Apôtre : « Toutes réprimandes ne causent pas d'abord de la joie, mais du chagrin. Ceux qui les reçoivent en goûteront les fruits un jour, et leur rendront justice » (Hébr., XIX, 11); et il ajoute : « Le Seigneur reprend celui qu'il aime; il frappe celui qu'il adopte pour enfant. Quel est l'enfant qui n'est pas repris par son père? » (Ibid.—Prov., III, 12.) L'Écriture appelle donc quelquefois les afflictions des maux. Elle dit par exemple : « Et Dieu se repentit du mal qu'il avait promis de leur faire, et il ne le fit pas. » (Jér., XXVI, 13.) Et ailleurs : « Seigneur, vous êtes miséricordieux et bon, vous êtes patient, vous êtes rempli de compassion, et vous vous repentez du mal » (Joël, II, 13); c'est-à-dire des afflictions et des peines que vous êtes obligé de nous envoyer à cause de nos péchés. Un autre prophète, sachant combien les maux peuvent être utiles aux hommes, fait à Dieu cette prière, non par envie, mais par désir de leur salut : « Envoyez-leur des maux, Seigneur; envoyez des maux aux superbes de la terre. » Et le Seigneur répond : « Voici que je leur envoie des maux (Jér., XI, 11); c'est-à-dire des douleurs et des ruines, afin que ces châtiments salutaires les fassent revenir à moi, qu'ils ont méprisé dans la prospérité. » Ainsi nous ne pouvons appeler de véritables maux, ces afflictions qui sont des biens pour tant de personnes, et leur procurent des joies éternelles.

Pour revenir à la question proposée, nous ne devons pas regarder le mal que nous font souffrir nos ennemis ou d'autres personnes comme des maux, mais comme des choses indifférentes. Ce qui les rend bonnes ou mauvaises, ce n'est pas la fureur de celui qui les cause, c'est l'esprit de celui qui les supporte. Ainsi, lorsqu'on donne la mort à un homme juste, il ne faut pas croire que c'est un mal, mais une chose indifférente. Ce qui est alors un mal pour le pécheur, est pour le juste la paix et la fin de tous ses maux. « La mort, dit Job, est le repos du juste dont la vie a été cachée. » (Job, III, 23.) L'homme juste n'éprouve en mourant rien d'extraordinaire. Ce qui lui serait arrivé selon la nature, la malice de ses ennemis le hâte seulement en avançant ainsi sa récompense. Il acquitte la dette de la mort, qu'il faut payer nécessairement, et il recueille alors le fruit de ses souffrances et la couronne magnifique qu'il a méritée.

7. L'ABBÉ GERMAIN. Si la mort du juste ne lui apporte aucun mal, et lui procure, au contraire, un grand avantage, comment appeler coupable celui qui la lui donne, et qui, au lieu de lui nuire, lui est utile?

8. L'ABBÉ THÉODORE. Nous ne parlons ici que de ce qui est bon ou mauvais, ou indifférent en soi, et non pas de l'intention de ceux qui agissent; car l'impie ou l'injuste ne sera pas impuni, parce que sa malice n'a pu nuire au juste. La patience et la vertu du juste lui méritent sa récompense, mais n'excusent pas celui qui cause sa mort et ses souffrances. Le persécuteur du juste sera puni pour le mal qu'il a fait ou voulu faire, quoique le juste n'ait réellement pas souffert, puisqu'en supportant avec courage et patience ce qu'on lui faisait avec mauvaise intention , il est parvenu à un état meilleur, et qu'il a obtenu le bonheur de la vie éternelle.

9. La patience de Job n'a servi de rien au démon , 'qui l'a rendu, au contraire, plus illustre par ses tentations ; elle n'a servi qu'à Job, qui les a supportées avec courage. Judas aussi n'a pas été délivré du supplice éternel parce que sa trahison a contribué au salut du genre humain. Ce n'est pas le résultat d'un acte, c'est l'intention de celui qui agit qu'il faut considérer. Il faut donc rester bien convaincu de ce principe, que personne ne peut véritablement nous causer quelque mal, à moins que nous n'y consentions par faiblesse et lâcheté de coeur. C'est ce que l'apôtre saint Paul affirme dans ce passage : « Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rom., VIII, 28); et en disant que tout contribue au bien, il comprend non-seulement les choses heureuses, mais encore les choses contraires. Dans un autre endroit, l'Apôtre déclare qu'il a passé lui-même par ces étals différents : « Par les armes de la justice qui sont à droite et à gauche, c'est-à-dire par la gloire et les affronts, par la bonne et la mauvaise réputation, tomme des séducteurs et des justes, comme des personnes qui sont tristes, ou se réjouissent toujours, comme des gens pauvres, mais qui en enrichissent plusieurs. » (II Cor., VI, 7.) Ainsi, selon l'Apôtre, tout ce qui passe pour être heureux et qui tient la droite, comme la gloire et la bonne réputation, tout ce qui passe pour malheureux et qui est à gauche, comme la honte et les affronts, devient pour l'homme parfait des armes de justice, dès qu'il les supporte avec sagesse et courage. Ce sont des armes, parce qu'il s'en sert pour combattre. Les maux qu'il souffre sont pour lui l'arc, l'épée , le bouclier avec lesquels il repousse ses ennemis; il avance ainsi dans la patience et la vertu. La constance lui fait remporter de glorieux triomphes, parce qu'il ne s'élève pas dans la prospérité, il ne se laisse pas abattre par l'adversité; mais il marche toujours dans la voie unie et royale. La joie ne trouble pas la paix de son âme, et ne le détourne pas à droite, comme la tristesse et les maux qui l'attaquent ne peuvent le dominer et l'égarer à gauche. « La paix abonde en ceux qui aiment votre nom, et ils ne connaissent pas le scandale. » (PS. CXVIII, 165.) Pour ceux, au contraire, qui changent à tous les événements, et qui en subissent sans cesse l'influence, il est dit : « L'insensé varie comme la lune. » (Eccli., XXVII, 12.) Il est dit des sages et des parfaits : « Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu. » Tandis qu'il est dit des faibles et des insensés : « Tout nuit à l'homme qui n'est pas raisonnable; car il ne profite pas des choses heureuses, et il ne se corrige pas dans l'adversité. » Il faut une égale vertu pour supporter avec courage le malheur, et pour se modérer dans la fortune ; et il est certain que celui qui se laisse vaincre par un de ces états est incapable de les supporter tous les deux. Il est cependant plus facile de succomber dans les choses heureuses que dans les choses contraires, car l'adversité retient et humilie celui qu'elle éprouve; elle lui cause une tristesse salutaire qui l'arrête dans le mal ou le corrige. Mais la prospérité flatte l'âme et l'amollit par ses dangereuses caresses; elle la rassure sur son bonheur et l'entraîne dans une ruine plus grande.

10. Les justes sont figurés, dans les saintes Écritures, « par les ambidextres, qui, comme Aoth, au livre des Juges, se servait de la main gauche comme de la main droite. » (Jug., III, 15.) Nous pouvons posséder intérieurement la même vertu, si dans la prospérité qui est à droite et dans l'adversité qui est à gauche, nous nous servons également bien des deux mains, et que tout ce qui nous arrive nous devienne, selon saint Paul, «des armes de justice. » (II Cor., VI, 7.) Notre homme intérieur se soutient en employant ce que nous appelons ses deux mains; il n'y a pas de saints qui n'aient à se servir de la gauche; et la perfection de la vertu consiste à s'en servir comme de la droite.

Pour mieux faire comprendre ce que nous disons, l'homme juste a une main droite, qui sont les progrès spirituels; il s'en sert lorsque, dans la ferveur de son  âme, il résiste aux désirs de la concupiscence. Il ne craint point alors les attaques du démon; il repousse et détruit sans peine et sans efforts les vices de la chair; il s'élève au-dessus de la terre, et regarde toutes les choses présentes et passagères comme une fumée, une ombre vaine, et il les méprise parce qu'elles doivent bientôt disparaître, tandis qu'il soupire avec ardeur après les choses futures, qu'il contemple à la lumière de la foi. Il se nourrit plus efficacement de saintes méditations; il pénètre plus avant les secrets du ciel; ses prières vers Dieu sont plus pures, plus ferventes, et son esprit est tellement porté vers les choses invisibles et éternelles, qu'il lui semble parfois qu'il est délivré de son corps.

Mais le juste a aussi sa gauche, lorsqu'il est exposé aux tempêtes de la tentation. La concupiscence allume alors en lui les désirs de la chair; le feu des passions excite les fureurs de la colère, l'orgueil le tourmente, une tristesse mortelle l'accable, la paresse l'attaque et le poursuit; il perd enfin toute ferveur, et il éprouve une telle tiédeur, un si grand abattement, que non-seulement il n'a plus de pensées pures et saintes, mais encore il a en horreur les psaumes, l'oraison, la lecture, la paix de sa cellule, et il éprouve un dégoût insupportable de tout ce qui peut porter à la vertu. Quand un religieux est dans cet état, il doit reconnaître qu'il est attaqué à gauche.

Celui qui a résisté à droite, en ne se laissant point égarer par la présomption , et qui combat aussi courageusement à gauche, en résistant au découragement, trouve par sa patience, dans ces choses contraires, des armes pour pratiquer la vertu; il combat également bien des deux mains, et des deux côtés, il est vainqueur; il cueille à gauche et à droite la palme de la victoire.

Nous voyons le bienheureux Job mériter ainsi d'être couronné à droite, lorsque, père de sept enfants, et comblé de richesses, il offrait tous les jours des sacrifices à Dieu, pour purifier sa famille et la rendre agréable au Seigneur autant qu'à lui-même. Sa porte était ouverte à tous les étrangers; il était le pied des boiteux, et l'oeil des aveugles; la laine de ses troupeaux réchauffait les épaules des malades; il était le père des orphelins et le défenseur des veuves, et il ne se réjouissait jamais dans son coeur de la ruine de ses ennemis. Il triomphait aussi à gauche, en montrant dans l'adversité une vertu plus sublime encore. Il perdait, en un instant, ses sept fils, et le père oubliait sa douleur pour bénir la volonté de Dieu, comme un serviteur fidèle. La pauvreté la plus complète avait remplacé ses richesses; la nudité, son opulence; la maladie, la santé; la honte et le mépris, les honneurs et la gloire: et son âme était restée toujours calme et inébranlable. Privé de toute sa fortune et de ses biens, il n'avait plus qu'un fumier pour s'asseoir. Il tourmentait lui-même son corps, en raclant avec un débris de vase la corruption de ses ulcères, et il retirait de ses plaies les vers qui dévoraient tous ses membres. Tous ces malheurs ne pouvaient lui ôter l'espérance, et le faire tomber dans le blasphème; il ne murmura pas en la moindre chose contre son Créateur. Et bien loin de se laisser accabler sous le poids de la tentation et de la douleur, comme il ne possédait de toute son ancienne fortune que le vêtement dont le démon ne l'avait pas dépouillé, il le déchira et le jeta loin de lui, ajoutant cette nudité volontaire à toutes les pertes que son implacable ennemi lui avait causées. Il coupa aussi sa chevelure, le seul reste de sa gloire passée, et la jeta à la face de son persécuteur, renonçant même à ce qu'il lui avait laissé, et l'insultant par ces belles et sublimes paroles : « Si nous avons reçu des biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en supporterions-nous pas aussi les maux? Je suis sorti nu du sein de ma mère, et j'y retournerai nu. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté. Tout est arrivé selon son bon plaisir. Que son saint nom soit béni. » (Job, II, 10.)

Nous pouvons bien mettre au nombre des ambidextres le patriarche Joseph, qui, dans la prospérité, fut la joie de son père, l'édification de ses frères, et le bien-aimé de Dieu. Dans l'adversité, il fut chaste, fidèle à son maître, doux dans la prison, oublieux des injures; bienfaisant pour ses ennemis et ses envieux, et non-seulement compatissant , mais encore magnifique pour ses frères qui avaient voulu le tuer. Tous ceux qui leur ressemblent peuvent bien être appelés ambidextres, car ils se servent également des deux mains; ils passent par les extrémités dont parle saint Paul, et peuvent dire aussi : « Nous combattons avec les armes de la justice, à droite et à gauche, par la gloire et la honte, par la bonne et la mauvaise réputation. » (II Cor., VI, 7.) Salomon parle aussi de la droite et de la gauche, lorsqu'il fait dire à l'épouse dans le Cantique des cantiques : « Sa main gauche est sous ma tête, et sa droite m'embrassera. » (Cant., II, 6.) Les deux mains de l'Époux sont utiles; celle qu'il met sous la tête nous soutient dans les choses contraires qui nous éprouvent pour notre salut, pendant la vie, et nous rendent parfaits par la patience; mais l'épouse désire être embrassée par la droite, afin d'être heureuse et unie à son Époux pendant toute l'éternité.

Nous serons donc ambidextres, lorsque nous serons toujours les mêmes, dans l'abondance ou dans la privation des choses présentes, lorsque nous ne nous laisserons pas aller au relâchement dans le bonheur, ni au découragement et à la plainte dans l'adversité; mais que nous rendrons toujours également grâces à Dieu dans les biens et dans les maux, et que nous en profiterons à l'exemple du Docteur des nations, qui disait : « J'ai appris à me contenter de ce que j'ai; je connais l'humiliation, je connais l'abondance; je suis fait à tout, à la faim comme à la nourriture, à la richesse comme à la pauvreté; je puis tout en Celui qui me fortifie. » ( Philip., IV, 13.)

11. Nous avons dit qu'il y avait deux sortes de tentations, la prospérité et l'adversité; il faut savoir maintenant que les hommes les reçoivent pour trois raisons : souvent c'est pour les éprouver, quelquefois pour les purifier, quelquefois aussi pour les châtier. C'était comme épreuve qu'Abraham, Job et beaucoup d'autres saints ont eu à souffrir d'innombrables tribulations. Moïse dit au peuple dans le Deutéronome : « Vous vous souviendrez du chemin par lequel le Seigneur vous a conduit, pendant quarante ans, dans le désert, afin de vous affliger et de vous éprouver, pour connaître ce que vous aviez dans le coeur, et si vous étiez fidèles ou non à ses commandements. » (Deut., VIII, 2.) Il est dit dans les Psaumes : « Je t'ai éprouvé dans les eaux de la contradiction » (Ps. LXXX, 8); et à Job : « Si je t'ai traité ainsi, n'est-ce pas pour faire voir que tu étais juste? » (Job, XXXIII, 32.) Dieu envoie aussi la tentation aux justes, pour les purifier de fautes légères ou pour les humilier et les empêcher de s'enorgueillir de leur sainteté. Il fait disparaître tout ce qui n'est pas pur dans leurs pensées; il détruit, selon le Prophète, ce qu'il y a d'imparfait dans le secret de leur coeur, afin de les trouver à leur mort comme un or pur, où le feu du jugement n'aura rien à consumer. (Isaïe, I, 25.) David a dit : « Les tribulations des justes sont nombreuses » (Ps. XXXIII, 20); et saint Paul : « Mon fils, ne négligez pas la correction du Seigneur, et ne vous lassez pas de ses réprimandes; car le Seigneur corrige celui qu'il aime; il frappe ceux qu'il adopte pour ses enfants. Quel est le fils que ne corrige pas son père? Si vous n'avez pas part aux corrections que tous reçoivent, vous êtes donc des bâtards, et non des enfants légitimes. » (Hébr., XII, 5.) Dieu dit dans l'Apocalypse : « Ceux que j'aime, je les reprends et je les châtie » (Apoc., III,19); et il leur parle ainsi, par  Jérémie, en s'adressant à Jérusalem : « Je détruirai les nations parmi lesquelles je vous ai dispersé; mais vous, je ne vous détruirai pas; je vous jugerai seulement, et je vous châtierai, afin que vous ne vous croyez pas innocents. » (Jér., XXX, 11.)

Ce sont ces châtiments salutaires que David demande, lorsqu'il dit : « Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez- moi ; brûlez mes reins et mon coeur. (Ps. XXV, 2.) Jérémie comprend aussi l'utilité de la tentation, lorsqu'il dit : « Reprenez-moi, Seigneur; mais que ce soit dans votre justice et non dans votre fureur» (Jér., X, 24); et encore : «Je vous bénis, Seigneur, parce que vous étiez irrité contre moi; votre fureur s'est changée , et vous m'avez consolé. » (Isaïe, XII, 1.)

Les épreuves sont aussi envoyées en punition des péchés, comme les malheurs dont Dieu menace le peuple d'Israël : « J'enverrai contre eux les dents des bêtes qui rampent à terre avec fureur. C'est en vain que je frappe vos fils, vous ne profitez pas de mes corrections. » (Deut., XXXII, 24.) Il est dit dans les Psaumes : « Les châtiments des pécheurs sont nombreux » (Ps. XXXI, 10) ; et dans l'Évangile : « Voici que vous êtes guéri; rie péchez plus désormais, de peur qu'il ne vous arrive plus de mal encore. » (S. Jean, V, 14.)

Les épreuves peuvent avoir aussi une quatrième cause, celle de manifester la gloire de Dieu et ses oeuvres; nous en avons des exemples dans les saintes Écritures et dans l'Évangile : « Ce n'est pas parce que  lui ou ses parents ont péché, c'est pour manifester la puissance de Dieu en lui » (S. Jean, IX, 3); et encore: « Cette maladie ne va pas à la mort, mais pour la gloire de Dieu; afin que le Fils de Dieu en soit glorifié. » (S. Jean, XI, 4.)

Il y a d'autres punitions, dont Dieu frappe sur-le-champ des fautes extraordinaires, comme il l'a fait pour Dathan, Abiron et Coré. Ce sont celles dont parle saint Paul, lorsqu'il dit : « C'est pourquoi Dieu les a livrés à des passions honteuses et à leur sens réprouvé. » (Rom., I, 24.) Et ce sont là les plus terribles châtiments; car c'est d'eux que le Psalmiste dit : « Ils ne sont pas dans la peine comme les autres hommes , et ils n'en reçoivent pas les châtiments. » (Ps. LXXII, 5.) Ils ne méritent pas que Dieu les sauve par une visite salutaire, et qu'il guérisse leurs maux par des plaies passagères. Ils ont renoncé eux-mêmes à l'espérance , en se livrant aux dérèglements de l'esprit et à l'impureté. L'endurcissement du coeur et l'habitude du péché les empêchent de se purifier et de satisfaire à la justice dans la vie présente. C'est ce que Dieu leur reproche par son Prophète : « Je vous ai puni comme j'ai puni Sodome et Gomorrhe, et vous êtes devenu comme un tison retiré de l'incendie, et ainsi vous n'êtes pas revenu à moi , dit le Seigneur. » (Amos, IV, 11.) Et ailleurs : « J'ai frappé à mort et j'ai perdu mon peuple, et cependant ils n'ont pas quitté leurs voies. » (Jér., XV, 7.) Et encore : « Vous les avez frappés, et ils ne se sont pas repentis; vous les avez brisés , et ils ont refusé de se corriger; leur front est devenu dur comme la pierre, et ils n'ont pas voulu revenir. » (Jér., V, 3.) Le Prophète, voyant que tous les remèdes de la vie présente ne les ont pas guéris , semble désespérer de leur salut, et il s'écrie : « C'est en vain que le fondeur excite le feu et embrase le fourneau, leurs malices ne seront pas consumées. Appelez-les un argent réprouvé, car le Seigneur les a rejetés. » (Jér., VI, 29.) Dieu déclare qu'il a inutilement employé le feu pour purifier ceux qui sont endurcis dans leur crime; il n'a pu délivrer Jérusalem de la rouille épaisse du péché. « Placez, dit-il, la chaudière vide sur les charbons, afin que l'airain s'échauffe et s'enflamme, et qu'elle soit purifiée à l'intérieur. On a travaillé et sué beaucoup, mais sa rouille n'a pas diminué; le feu n'a pas détruit ses exécrables impuretés. J'ai voulu te purifier, et tu as encore toutes tes souillures. » (Ézéch., XXIV, 3, 6.) Dieu, comme un habile médecin, a employé tous les remèdes , et il voit que rien ne peut surmonter le mal. Il est, pour ainsi dire, vaincu par la grandeur de leur iniquité, et il est obligé de renoncer aux châtiments qu'il employait dans sa clémence. Il le déclare : « Je ne me mettrai plus en colère contre vous, et mon zèle vous abandonnera. » (Ézéch., XVI, 42.) Pour ceux, au contraire, dont le coeur n'est pas endurci par l'habitude du péché, et avec lesquels il n'est pas besoin d'employer le fer et le feu, une réprimande salutaire suffit pour les guérir : « Je les corrigerai par des paroles qui les affligeront. » ( Osée, VII ,12.)

Nous n'ignorons pas qu'il y a d'autres causes des  vengeances divines, exercées contre de grands pécheurs, non pour expier leurs crimes et en effacer les suites, mais pour avertir les autres hommes et leur inspirer une crainte salutaire. C'est ce qui arriva à Jéroboam, fils de Nabath, à Baasa, fils d'Achia, à Achab et à Jézabel. Dieu l'a déclaré lui-même : « Voici que je ferai tomber sur vous le mal; je détruirai votre postérité; j'exterminerai la race d'Achab, et il n'en restera rien dans Israël; je traiterai votre maison comme j'ai traité la maison de Jéroboam, fils de Nabath, et la maison de Baasa, fils d'Achia, parce que vous avez tout fait pour provoquer ma colère, et que vous avez entraîné Israël au mal. Les chiens mangeront Jézabel dans le champ de Jezrahel. Si Achab meurt dans la ville, les chiens le mangeront, et s'il meurt dans la campagne, il sera dévoré par les oiseaux du ciel. » (III Rois, XXI, 21.) Et il ajoute encore, comme une grande menace : « Votre cadavre ne sera pas porté dans le tombeau de vos pères. » (III Rois, XIII, 22.) Ces maux passagers n'étaient pas capables d'expier les impiétés et les sacrilèges de celui qui, en élevant des veaux d'or, avait entraîné le peuple dans l'idolâtrie, et l'avait séparé de Dieu; mais ces châtiments pouvaient arrêter, par la crainte, ceux qui ne redoutaient pas ceux de l'autre vie, et qui y croyaient à peine. La terreur qu'inspiraient ces vengeances de Dieu, leur faisait reconnaître sa souveraine Majesté, qui n'abandonne point au hasard les choses humaines, et ils redoutaient la justice qui donne à chaque action la récompense qu'elle mérite. Nous trouvons aussi que pour des fautes plus légères, quelques-uns ont été frappés de mort, comme ceux qui avaient commis de grands crimes. Ainsi furent frappé celui qui avait ramassé du bois , le jour du sabbat (Num., XV), et Ananie et Saphire, qui, trompés par leur peu de foi, avaient gardés une partie de leurs biens. (Act., V.) Leurs péchés n'étaient certainement pas comparables aux autres, mais ces transgresseurs d'une loi nouvelle devaient servir d'exemples; ils étaient punis ainsi les premiers, comme ils avaient péché les premiers, afin que ceux qui les imiteraient dans la suite apprissent les châtiments qui les attendaient au dernier jugement, quoiqu'ils ne fussent pas souvent punis dès cette vie.

Nous nous sommes un peu éloigné de notre sujet en recherchant les différentes manières dont Dieu éprouve et punit les hommes. Nous allons y revenir, en montrant que l'homme parfait demeure toujours inébranlable dans les biens et dans les maux de ce monde.

12. L'âme du juste ne doit pas ressembler à la cire ou à toute autre matière plus molle, qui prend la forme ou l'image qu'on lui donne, et qui la conserve jusqu'à ce qu'on lui en imprime une nouvelle, n'ayant ainsi rien de durable et cédant toujours à la volonté de ceux qui la manient. Notre âme doit conserver comme le diamant les caractères que Dieu y a gravés, et elle doit en mettre l'empreinte sur tout ce qu'elle rencontre, au lieu d'en être elle-même changée.

13. L'ABBÉ GERMAIN. Notre âme peut-elle rester  dans le même état , et persévérer dans les mêmes dispositions?

14. L'ABBÉ THÉODORE. Il est nécessaire, selon l'Apôtre, que celui qui est renouvelé dans l'intérieur de son âme, ou s'avance chaque jour vers ce qui est devant lui, ou retourne en arrière s'il se néglige, et ne retombe dans un état pire que le premier. Ainsi l'âme ne peut rester véritablement stationnaire; elle est comme le vaisseau qui lutte contre le courant d'un fleuve rapide ; c'est à force de rames qu'on avance et qu'on surmonte les flots; dès que les efforts cessent, la violence du fleuve nous entraîne. Une preuve évidente que nous reculons , c'est que nous n'avançons plus. Dès l'instant que nous nous apercevons que nous ne faisons pas de progrès, nous devons être persuadés que nous allons à la dérive; car, comme je l'ai dit, l'esprit de l'homme, tant qu'il est dans cette vie, et quelle que soit sa sainteté, ne peut rester immobile. Il faut nécessairement qu'il gagne ou qu'il perde. Aucune créature n'est assez parfaite pour ne plus être sujette au changement. Nous lisons dans le livre de Job : « Quel homme peut être sans tache? et où est le juste né de la femme? Parmi les saints mêmes, personne n'échappe au changement, et les cieux ne sont pas purs en sa présence. » (Job, XV, 15.) Nous reconnaissons que Dieu seul est immuable, et qu'à lui seul peut s'adresser cette parole du Prophète : « Pour vous, Seigneur, vous êtes toujours le même. » (Ps. et , 28.) Et il se rend ce témoignage : « Je suis Dieu , et je ne change pas. » (Malach., III, 6.) Car il est seul  par sa nature, toujours bon, toujours riche, toujours parfait, sans qu'on puisse jamais rien lui ajouter ou lui retrancher; tandis que nous devons nous appliquer sans cesse à la pratique de la vertu, et ne jamais ralentir nos efforts ; si nous cessions d'avancer, nous reculerions aussitôt. Nous l'avons dit, l'âme ne peut rester stationnaire; il faut qu'elle croisse ou décroisse en vertu. Ne pas acquérir, c'est perdre, et dès que nous n'avons plus le désir d'avancer, nous sommes en danger de reculer.

15. Il faut être fidèle à garder sa cellule; toutes les fois qu'on l'a quittée pour d'inutiles voyages, elle paraîtra nouvelle, et on y rentrera plein de trouble et d'hésitation. Il faudra de la peine et des efforts pour y retrouver la ferveur d'esprit qu'on y avait acquise; on ne cherchera pas à regagner le progrès qu'on aurait fait si on ne l'eût pas quittée, et on sera heureux de revenir à l'état où l'on était auparavant. Ainsi le temps perdu ne pourra plus se retrouver, et rien ne nous rendra ce que nous pouvions gagner. Quelles que soient la bonne volonté de l'âme et ses progrès, elle ne profite que du temps présent; elle rie recouvre pas celui qui est passé.

16. Les anges eux-mêmes ont été sujets au changement, comme le prouve la chute de ceux qui se sont perdus par la corruption de leur volonté. Ceux qui ont persévéré dans l'état heureux où ils avaient été créés, n'étaient pas immuables par leur nature; mais ils ne se sont pas laissé entraîner au mal comme les premiers : car il y a une différence entre ne pas changer par nature et persévérer dans le bien, par l'effort de la vertu et par la grâce de Dieu qui ne change jamais. Tout ce qui s'acquiert ou se conserve par le travail, peut se perdre par la négligence. C'est pourquoi il est dit : « Ne glorifiez pas l'homme avant sa mort » (Eccl., XI , 30) ; car il est encore dans les combats et dans l'arène; il a beau avoir l'habitude de vaincre et de cueillir les palmes du triomphe, il n'est pas cependant à l'abri de toute crainte et de tout danger. Aussi Dieu seul est immuable et véritablement bon; car il ne doit pas sa bonté à ses efforts, mais à sa nature même, et il ne peut être qu'infiniment bon. Il n'y a pas de vertu que l'homme puisse posséder en toute assurance pour la conserver, il doit employer les mêmes moyens dont il s'est servi pour l'acquérir, une application continuelle, et surtout la grâce toute-puissante de Dieu.

17. Quand quelqu'un tombe dans le péché, il ne faut pas croire que sa chute a été subite. Ou il s'est trompé et a fait fausse route dès le commencement, ou il a laissé affaiblir sa vertu par une longue négligence, et les mauvaises habitudes, en se fortifiant, ont causé sa perte; « car la ruine précède les regrets; la mauvaise pensée précède la ruine. » (Prov., XVI, l8.) Une maison ne s'écroule pas tout à coup, à moins qu'elle ne pèche par ses fondements, ou que la négligence de ses habitants ne l'ait pas préservée de la pluie, dont les gouttes ont pénétré peu à peu par les toits, et ont fini par causer tant de dommages, qu'elle a été facilement renversée par la tempête. « La paresse renversera le toit, et les mains oisives feront inonder la maison. » (Eccl., X, 18.) Salomon exprime autrement ce malheur de l'âme : « L'eau qui tombe goutte à goutte, dit-il, chasse l'homme de sa maison dans les jours d'hiver. » (Prov., XXVII, 15.) Il compare très-bien l'insouciance de l'âme à une maison et à un toit qu'on néglige. Les gouttes des passions la pénètrent peu à peu, sans qu'elle s'en aperçoive ou s'en effraie; elles corrompent insensiblement la charpente des vertus, et bientôt les vices l'inondent comme un orage. Alors, quand est venu l'hiver, c'est-à-dire au temps de la tentation, lorsque le démon l'attaque, l'âme est chassée de la demeure des vertus, où elle était restée, par sa vigilance, comme dans sa propre maison.

La conférence de l'abbé Théodore nous parut une nourriture délicieuse pour nos âmes ; et notre joie fut plus grande que la tristesse que nous avait causée la mort des solitaires. Non-seulement nous n'étions plus troublés par cet événement, mais nos demandes nous avaient fait connaître des choses que nous ne soupçonnions même pas.

SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SERENUS :
DE LA MOBILITÉ DE LAME, ET DES DISTRACTIONS DE L'ESPRIT.

Difficultés de fixer l'esprit. — Moyens pour y parvenir. — Origines de nos pensées. — Comment nous pouvons en être maîtres. — La tentation n'êtes pas la liberté. Impuissance des démons. — Leur action sur nous et sur les possédés. — Diversité des tentations. — Dieu les proportionne à nos forces. — Malheur de ceux qui ne sont pas éprouvés en ce monde.

1. L'abbé Serenus était un miroir de sainteté et de continence pour tous les autres solitaires, et son nom exprimait bien la paix divine de son âme. Nous l'admirions entre tous, et nous pensons que le meilleur

moyen de faire connaître son mérite, est d'essayer de rapporter ici les conférences que nous avons eues ensemble. Entre ses vertus, qui paraissaient non-seulement dans toutes ses actions et sa conduite, et que la grâce de Dieu faisait briller sur son visage, il possédait, par une faveur particulière, le don d'une pureté angélique, au point qu'il n'éprouvait jamais, même dans son sommeil, rien qui pût le troubler; et comme ce privilège que Dieu lui accorda semble être au-dessus de la nature humaine, il est nécessaire d'en expliquer l'origine.

Ce saint solitaire offrait à Dieu, nuit et jour, ses prières, ses veilles et ses jeûnes, pour obtenir la chasteté du coeur et de l'âme, et lorsqu'il vit qu'il était exaucé, et qu'il ne ressentait plus dans son coeur les ardeurs de la concupiscence, la joie que lui causa cette pureté augmenta tellement son amour pour cette vertu, qu'il redoubla ses jeûnes et ses prières, dans l'espoir que Dieu lui accorderait, pour l'homme extérieur, la grâce qu'il avait reçue pour l'homme intérieur, en faisant mourir en lui jusqu'aux mouvements simples et naturels que les enfants mêmes ressentent. Il n'espérait rien de ses efforts, mais tout de la bonté divine, et il l'implorait avec ardeur, pensant que Dieu détruit facilement les mouvements de la chair, jusque dans leur racine, puisque les hommes pouvaient eux-mêmes les faire cesser par des moyens matériels, tandis qu'ils n'étaient jamais parvenus ainsi à cette pureté de l'âme qu'il avait déjà obtenue.

Comme il sollicitait sans cesse cette grâce, par ses prières et ses larmes, un ange lui apparut pendant la nuit, lui ouvrit les entrailles, en arracha un morceau de chair enflammé, et lui dit, en refermant la plaie : « Voici que je vous ai délivré de l'impureté de la chair; sachez que, dès aujourd'hui, vous jouirez de cette pureté du corps que vous avez demandée avec tant de persévérance. » J'ai voulu raconter en peu de mots cette grâce particulière qu'il avait reçue de Dieu; mais je ne parlerai pas des vertus qui lui étaient communes avec les autres solitaires, pour ne pas faire croire qu'il les avait seul , comme la faveur que je viens de rapporter. Le grand désir que nous avions de nous entretenir avec ce saint homme, nous décida à aller le trouver pendant le carême. Il nous reçut avec sa paix ordinaire, et nous interrogea sur nos dispositions intérieures, sur la nature de nos pensées, et il nous demanda ce qu'un si long séjour dans le désert avait fait pour la pureté de notre âme. Nous lui répondîmes en gémissant

3. Ces nombreuses années passées dans la solitude, qui devaient nous conduire à la perfection de l'homme intérieur, ne nous ont servi qu'à nous faire voir ce qui nous manque, sans nous rendre ce que nous voulions devenir; car nous reconnaissons que nous n'avons pas acquis cette pureté inaltérable, et cette force de vertu et de science que nous désirions; il ne nous en reste que plus de honte et de confusion. Dans toutes les professions, l'étude et les efforts de chaque jour conduisent de l'incertitude des commencements, à une connaissance plus assurée et plus parfaite. On distingue peu à peu ce qu'on ne voyait d'abord que confusément, et l'on arrive enfin à faire bien et sans difficulté, ce qu'on avait entrepris.

Moi, au contraire, depuis que je travaille à acquérir la pureté, je vois seulement que je ne suis pas ce que je voudrais être. J'en éprouve une peine profonde, et, malgré tous mes regrets et mes larmes, je ne change pas. A quoi sert d'apprendre où est la perfection, si le connaissant, on n'y arrive jamais? Notre coeur se fait quelquefois violence pour atteindre le but; mais notre âme se laisse insensiblement retomber dans ses premiers égarements , et elle se trouve chaque jour assaillie par tant de distractions, qu'elle en devient captive. Elle désespère presque de se corriger, et il lui semble que, toutes ses pratiques religieuses sont inutiles. A chaque instant notre esprit nous échappe par des distractions incroyables, et lorsque nous voulons le ramener à la crainte de Dieu et à la contemplation, il s'enfuit de nouveau, sans que nous puissions jamais le fixer. Lorsque, nous réveillant comme d'un profond sommeil, et voyant combien il s'est éloigné du but, nous nous efforçons de le rappeler aux choses saintes , et de l'y retenir malgré lui;, il résiste à notre volonté, et glisse comme une anguille entre nos mains. Nous luttons ainsi chaque jour, sans nous apercevoir que notre âme acquière plus de force et de stabilité. Quelquefois nous pensons, dans notre découragement, que ces égarements d'esprit ne viennent pas de notre misère particulière, mais d'un vice inhérent à la nature humaine.

4. L'ABBÉ SERENUS. Il y a danger, avant d'avoir bien examiné et discuté une chose, à vouloir décider ce qu'elle est d'après notre propre faiblesse, sans la juger en elle-même et d'après l'expérience des autres. Si quelqu'un qui ne sait pas nager et qui sait par expérience que l'eau ne peut soutenir son corps déclare que personne, à cause de la pesanteur de ses membres, ne peut nager, il rie faut pas le croire, malgré la raison qu'il a de parler ainsi ; car non-seulement nous savons la chose possible , mais encore nous sommes certains qu'elle est facile , pour l'avoir vu nous-même faire souvent.

L'esprit de l'homme est toujours mobile et très-mobile. Aussi dans le livre de la Sagesse, qu'on attribue à Salomon , est-il dit : « La demeure terrestre appesantit l'âme qu'agitent beaucoup de pensées. » (Sag., IX, 15.) C'est une condition de sa nature de ne pas rester oisive; et si on ne règle pas ses mouvements en l'occupant comme elle doit l'être, sa légèreté naturelle l'emporte nécessairement et l'égare d'objets en objets, jusqu'à ce qu'une longue habitude et des efforts continuels, que vous dites avoir été inutiles, lui fassent connaître, par expérience, les matériaux qu'elle doit préparer à sa mémoire pour qu'elle s'en occupe sans se lasser, et qu'elle finisse par se fixer davantage. C'est ainsi qu'elle pourra résister à l'ennemi qui veut la distraire et acquérir ce calme , cette fixité qu'elle désire.

Nous ne devons attribuer cette dissipation de notre âme ni à notre nature, ni à Dieu qui en est le créateur. Car cette parole de l'Écriture est véritable : « Dieu a fait l'homme droit; c'est lui qui s'égare dans une multitude de pensées. » (Eccl., VII, 30.) La qualité des pensées dépend de nous; car il est dit : «La bonne pensée approche de ceux qui la connaissent, et l'homme prudent sait la trouver. » (Prov., XIX, 8.) Lorsque notre prudence et nos soins doivent ainsi trouver quelque chose, si nous ne réussissons pas, il faut l'attribuer à notre faute et à notre négligence plutôt qu'au dérèglement de la nature ; c'est ce que le Psalmiste nous fait comprendre lorsqu'il dit : « Heureux l'homme que vous secourez, Seigneur, il a disposé dans son coeur des degrés pour monter à vous.» (Ps. LXXXIII, 83.) Vous voyez qu'il est en notre pouvoir de disposer dans notre coeur des degrés, c'est-à-dire des pensées pour s'élever à Dieu ou des pensées pour descendre vers les choses terrestres et charnelles. Si nous ne le pouvions pas, Dieu aurait-il adressé ce reproche aux pharisiens : « Pourquoi nourrir des pensées mauvaises dans vos coeurs? » (S. Matth., IX, 4.) Et il ne dirait point par son Prophète : « Éloignez de mes yeux vos pensées coupables » (Is., I, 16) ; ou encore : « Jusques à quand garderez-vous des pensées hautaines?» (Jérém., IV, 14.) Dieu ne nous menacerait point, par Isaïe, d'examiner au jour du jugement nos pensées comme nos oeuvres : « Voici que je viens pour faire paraître leurs oeuvres et leurs pensées devant toutes les nations et toutes les langues. » (Is., LXVI, 18.)

L'apôtre saint Paul nous dit aussi que nous serons jugés d'après nos pensées : « Nos pensées nous accuseront ou nous défendront au jour où Dieu jugera les secrets des hommes selon l'Évangile.» ( Rom., II,15.)

5. La perfection d'une âme sous ce rapport est admirablement figurée par le centurion de l'Évangile Sa vertu et sa constance ne lui font pas accepter toutes les pensées qui se présentent; mais il les juge pour admettre les bonnes, et chasser les mauvaises. « Moi, dit-il, je suis un homme soumis à l'obéissance et j'ai des soldats sous moi. Je dis à l'un : Allez , et il va ; à l'autre: Venez, et il vient, et à mon serviteur : Fais ceci, et il le fait. » (S. Matth., VIII, 9.) Si, à son exemple, nous combattons courageusement les tentations et les vices, nous pourrons les soumettre à notre volonté, éteindre dans notre chair les passions qui nous tourmentent, et vaincre par la raison cette foule de pensées qui l'agitent. Nous chasserons de notre âme, par la vertu de la croix du Sauveur, ces armées d'ennemis qui nous font une guerre si cruelle, et nous obtiendrons cette puissance du centurion que Moïse désigne mystérieusement dans l'Exode : «Établissez des officiers qui commandent à mille hommes, à cent, à cinquante et à dix. » (Exod., XVIII, 21.)

Lorsque nous serons parvenus à un état si élevé, nous aurons le pouvoir et la vertu de commander à nos pensées. Nous ne nous laisserons pas entraîner à celles qui nous déplaisent, et nous pourrons nous arrêter et nous fixer à celles qui réjouissent nos âmes. Nous dirons aux mauvaises : Allez, et elles s'en iront; nous dirons aux bonnes: Venez, et elles viendront. Nous commanderons à notre serviteur, c'est-à-dire à notre corps, de garder la continence et la chasteté, et il nous obéira sans résistance; il nous servira fidèlement sans exciter en nous les mouvements de la concupiscence. Écoutez l'Apôtre nous dire quels sont les armes et les combats de ce centurion : « Les armes de notre milice ne sont pas charnelles, mais elles sont puissantes en Dieu.» Il dit ce qu'elles sont; elles ne sont pas charnelles et faibles, mais spirituelles et puissantes par la force de Dieu ; puis il indique à quels combats on les emploie pour renverser les remparts, détruire les pensées et toutes les hauteurs qui s'élèvent contre la science de Dieu, captiver toute intelligence sous l'obéissance du Christ, en punissant toute révolte lorsque nous aurons accompli ce qu'il demande de nous. (II Cor., X, 4.)

Nous aurons à examiner toutes ces choses en détail, mais dans un autre moment. Je vais seulement vous expliquer le genre et les propriétés des armes que nous devons prendre , si nous voulons, comme des centurions de l'Évangile , combattre les combats du Seigneur : « Prenez, dit l'Apôtre, le bouclier de la foi pour éteindre les traits enflammés de l'ennemi. » Ainsi la foi est un bouclier qui reçoit les traits ardents de la concupiscence, et qui les repousse par la crainte du jugement et par la pensée du ciel. « Prenez, dit saint Paul, la cuirasse de la charité. » (Éph., VI,16.) C'est elle qui entoure et protége notre poitrine et les organes de la vie; c'est elle qui nous préserve des blessures mortelles, en ne laissant pas les traits du démon atteindre l'homme intérieur, car elle supporte tout avec patience et résignation. (I Cor., XIII, 7.) Prenez le casque de l'espérance; le casque est la défense de la tête.

Le Christ est notre tête, notre chef. C'est cette tête que nous devons toujours défendre par l'espérance des biens futurs comme avec un casque inaltérable, dans toutes les tentations et les persécutions, sans jamais laisser faiblir et altérer notre foi. Nous pouvons perdre les autres membres et conserver la vie ; mais sans la tête , il est impossible de vivre. « Recevez le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu. » (Éph., VI, 17.) « Ce glaive pénètre mieux qu'une épée à deux tranchants dans les profondeurs de l'âme et de l'esprit, dans les jointures et la moelle, et elle discerne les pensées et les mouvements du coeur » (Hébr., IV, 12), divisant et retranchant tout ce qu'elle trouve en nous de terrestre et de charnel. Quiconque est muni de ces armes peut toujours se défendre contre les traits de l'ennemi. Il ne se laissera pas vaincre et emmener captif dans la région des pensées mauvaises, et il n'entendra pas ce reproche du Prophète. a Pourquoi avez-vous vieilli sur la terre étrangère?» (Bar., III, 11.) Mais toujours vainqueur et triomphant, il choisira le pays, c'est-à-dire les pensées où il voudra s'arrêter.

Voulez-vous connaître la force principale de ce centurion, revêtu de ces armes qui ne viennent pas de la chair, mais de la puissance de Dieu? écoutez le Roi tout-puissant qui appelle les hommes de coeur à cette milice spirituelle, et qui choisit et marque les élus : « Que le faible dise : Je suis fort, et que le patient combatte. » (Joël, III, 10.) Vous voyez qu'il n'y a que les faibles et les patients qui puissent combattre les combats du Seigneur.

C'était de cette faiblesse que parlait saint Paul, le centurion par excellence : « Quand je suis faible, c'est alors que je suis fort; car la vertu se perfectionne dans la faiblesse. » (II Cor., XII, 10.) Un des prophètes parlait ainsi de cette faiblesse, lorsqu'il disait : « Celui d'entre vous qui est faible sera comme la maison de David, et c'est le patient qui soutiendra les combats » (Zach., XII); et il est dit de cette patience : « La patience vous est nécessaire, afin qu'en accomplissant la volonté de Dieu, vous receviez la récompense. » (Hébr., X, 36.)

6. Nous reconnaîtrons par notre propre expérience que nous devons et que nous pouvons nous attacher inséparablement à Dieu, si nous mortifions nos convoitises et si nous éloignons tout ce qui excite nos désirs en ce monde. Nous le savons par le témoignage des amis de Dieu qui lui disent avec confiance : « Mon âme s'attache fortement à vous, Seigneur » (Ps. LXII, 9), « et j'adhère à tous vos commandements.» (Ps. CXVIII, 31.) « Il m'est bon de m'attacher à Dieu. » ( Ps. LXXII, 28.) « Celui qui s'attache au Seigneur est un même esprit avec lui. » (I Cor., VI, 17.)

Il ne faut donc pas céder à ces distractions fatigantes de notre âme et ralentir nos efforts : car « celui qui cultive son champ aura du pain en abondance, mais celui qui cherche le repos souffrira de l'indigence. » ( Prov., XXVIII, 19.)

Ne nous laissons jamais aller à un découragement pernicieux , c'est par le travail qu'on acquiert davantage, et celui qui aime le plaisir et qui fuit la douleur sera dans la pauvreté » (Prov., XII , 11) ; et encore : « L'homme travaille pour lui dans la peine, et il triomphe ainsi du malheur. » ( Prov., XVI, 26.) « Le royaume des cieux souffre violence , et les violents le ravissent. » (S. Matth., XI, 12.) Aucune vertu ne s'acquiert sans travail, et personne ne peut atteindre cette fermeté de l'âme que vous désirez, sans une grande contrition de coeur : Car « l'homme est né pour le travail. » (Job, V, 7.) « Il ne deviendra parfait et n'acquierra jamais la plénitude de l'âge du Christ » (Éph., IV, 13), qu'en étant toujours vigilant et en faisant de pénibles efforts. Personne n'arrivera dans le ciel à cette mesure parfaite s'il ne s'y prépare et n'y travaille dès cette terre; car il est ici-bas pour devenir un membre du Christ, et il faut qu'il se rende digne dans sa chair d'être associé un jour à son divin corps. Tous ses désirs, toute son ardeur, toutes ses actions, toutes ses pensées même ne doivent tendre qu'à une chose : à goûter, dès cette vie, les prémices du bonheur des saints dans le ciel, c'est-à-dire que Dieu lui soit tout en toutes choses.

7. L'ABBÉ GERMAIN. Il serait possible peut-être de vaincre cette légèreté de l'esprit, s'il n'était pas entouré d'un si grand nombre d'ennemis qui le poussent où il ne veut pas aller, ou plutôt, où il est sans cesse entraîné par sa pente naturelle. En présence d'ennemis si nombreux, si puissants et si terribles, il nous paraîtrait impossible de résister, surtout dans une chair si fragile, et nous ne sommes rassurés que par vos paroles qui nous semblent des oracles.

8. L'ABBÉ SERENUS. Tous ceux qui ont éprouvé les combats de l'homme intérieur, savent de combien d'ennemis nous sommes entourés; mais nous les appelons. des ennemis de notre salut, parce qu'ils nous portent au mal plutôt qu'ils ne nous y obligent. Aucun homme ne pourrait éviter le péché qu'ils nous proposent s'ils avaient autant de force pour nous y contraindre que de malice à nous l'inspirer. Ils ont, il est vrai, le pouvoir de nous tenter ; mais nous avons en nous la liberté de repousser leurs tentations ou d'y consentir. Si nous redoutons leur puissance et leurs attaques, nous devons, d'un autre côté, considérer la protection et le secours de Dieu; car il est dit: « Celui qui est en nous est plus grand que celui qui est dans le monde. » (S. Jean , IV, 4.) La grâce qui combat pour nous est bien plus forte que la multitude des démons qui nous attaquent. Non-seulement Dieu nous inspire le bien, mais il nous aide, il nous pousse à l'accomplir; et quelquefois même, il nous sauve à notre insu et malgré nous. Il est certain que le démon ne peut séduire personne sans le consentement de sa volonté. L'Ecclésiaste le dit clairement : « C'est parce qu'il n'y a pas de résistance en ceux qui font si facilement le mal, que le coeur des enfants des hommes est rempli de malice pour commettre l'iniquité. » (Eccl., VIII.) Il est manifeste que la cause de nos chutes est de ne pas résister sur-le-champ aux mauvaises pensées; car il est dit : e Résistez au démon, et il fuira loin de vous. » ( S. Jacq., IV, 7.)

9. L'ABBÉ GERMAIN. Expliquez-nous, je vous prie,  ces rapports si intimes des démons avec l'âme, qu'ils semblent non-seulement en approcher, mais s'unir à elle pour lui parler sans qu'elle s'en aperçoive, la pénétrer; lui inspirer ce qu'ils veulent et connaître parfaitement tous ses mouvements et ses pensées. Comment se fait-il que cette union soit si intime que, sans la grâce de Dieu, nous pouvons à peine distinguer ce qui vient de leur malice ou de notre volonté.

10. L'ABBÉ SERENUS. Il n'est pas étonnant qu'un esprit puisse s'unir insensiblement à un esprit et exercer une force secrète de persuasion ; car il y a entre eux, comme entre les hommes, une ressemblance et une affinité de substance. La définition que l'on donne de la nature de l'âme peut s'appliquer également à la nature de ces esprits ; mais pour se pénétrer et s'unir de manière que l'un soit dans l'autre, cela est tout à fait impossible. Il n'y a que Dieu dont la nature simple et incorporelle puisse le faire.

11. L'ABBÉ GERMAIN. Cela ne semble-t-il pas contraire à ce que nous voyons dans les possédés, qui parlent et agissent sans le savoir, sous la puissance des esprits impurs? Comment ne pas croire que ces esprits sont unis à leurs âmes , qui deviennent, pour ainsi dire, leurs organes et qui perdent leur état naturel pour en prendre tous les mouvements et les sentiments, de telle sorte qu'elles ne paraissent plus parler et agir, mais que les démons semblent tout faire en elles?

12. L'ABBÉ SERENUS. Ce que nous avons dit n'est pas contraire à ce que vous racontez des énergumènes qui , sous l'influence des esprits impurs, parlent et agissent involontairement, et disent des choses qu'ils ignorent. Il est certain que l'action des esprits sur eux n'est pas toujours la même; car les uns ne savent ce qu'ils disent et ce qu'ils font, tandis que les autres le comprennent et se le rappellent ensuite. Mais il ne faut pas croire que cette infusion de l'esprit mauvais se fasse en pénétrant la substance de l'âme et qu'il lui soit tellement uni qu'il en soit, pour ainsi dire, revêtu, lorsqu'il parle par la bouche de celui qu'il possède. Il ne faut pas croire qu'il ait cette puissance; car ce n'est pas par une altération de l'âme, c'est par un affaiblissement du corps que ces phénomènes se manifestent. L'esprit impur s'empare des parties du corps où toute la vigueur de l'âme réside. Il les accable d'un poids insupportable, et plonge dans d'épaisses ténèbres les facultés intellectuelles; nous voyons souvent le vin, la fièvre, l'excès du froid ou d'autres causes extérieures, produire des effets semblables. Le démon reçut puissance sur le corps de Job; mais Dieu lui ordonna de respecter son âme: « Voici que je le livre entre tes mains; seulement garde son âme.» (Job, II, 6.) C'est-à-dire ne le jette pas dans l'égarement, en attaquant la demeure de son âme, le lieu de son intelligence, en blessant l'organe de sa raison, qui lui est nécessaire pour te résister. N'obscurcis pas son jugement et sa sagesse en étouffant l'action principale de son coeur.

13. Il ne faut pas croire que si un esprit se mêle à  la matière épaisse et solide de nos corps, il puisse s'unir également à notre âme, qui est esprit, et qu'il la pénètre ainsi de sa nature. Il n'y a que la sainte Trinité qui puisse le faire, parce qu'elle seule pénètre toutes les natures intellectuelles; non-seulement elle les embrasse et les environne, mais encore elle peut y entrer et s'y répandre comme un esprit dans un corps. Quoique nous reconnaissions comme des natures spirituelles les anges, les archanges, les autres Vertus, notre âme même et les parties les plus subtiles de l'air, il ne faut pas croire que ces natures soient complètement incorporelles (1); car elles ont un corps par lequel elles subsistent, quoiqu'il soit beaucoup plus subtil que les nôtres. Ce sont ces corps dont parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Il y a des corps célestes et des corps terrestres» (I Cor., XV, 40); et encore: « On sème un corps animal, et il ressuscitera un corps spirituel. (I Cor., XV, 44.) (2) D'où nous pouvons conclure qu'il n'y a que Dieu de vraiment incorporel, qui puisse pénétrer toutes les substances spirituelles et intellectuelles, parce qu'il n'y a que lui seul qui soit tout entier partout et en toute chose, de manière qu'il peut voir et connaître toutes les pensées des hommes, tous les mouvements intérieurs et les secrets les plus profonds de leur âme. C'est de Dieu seul que l'Apôtre a dit : «La parole de Dieu est vivante et efficace; elle perce plus qu'une épée à deux tranchants et elle pénètre dans les profondeurs de l'âme et de l'esprit, jusqu'aux jointures et à la moelle; elle démêle les pensées et les intentions du coeur. Aucune créature ne peut se cacher de sa présence; tout est à nu et à découvert devant ses yeux. » (Héb., IV, 12.) David a dit : « Celui qui a formé particulièrement le coeur des hommes » (Ps. XXXII, 15 ), Celui-là connaît tous les secrets du coeur. » (Ps. XLIII, 22.) Job a dit également : « Vous seul connaissez les coeurs des enfants des hommes. »

 (1) Cette opinion de Cassien, combattue par saint Augustin, est condamnée par l'Église. Les anges et les démons sont d'une nature spirituelle. Ils peuvent seulement se revêtir d'une forme corporelle.

(2) Après la résurrection, le corps des justes sera spirituel, c'est-à-dire incorruptible; il aura l'impassibilité, la subtilité, l'agilité, la clarté des anges.

15. L'ABBÉ GERMAIN. Ce que vous dites ferait croire que ces esprits ne peuvent pas connaître nos pensées; ce qui est inadmissible, puisqu'il est dit dans l'Écriture : « Si l'esprit de celui qui a puissance s'élève sur vous » (Eccl., X, 4) ; et encore : « Le démon avait déjà mis dans le coeur de Simon Iscariote, de trahir le Seigneur. » (S. Jean, XIII, 2.) Comment croire qu'ils ne connaissent pas nos pensées, puisque, pour la plupart du temps, ce sont eux qui les sèment en nous, qui les excitent et les nourrissent.

16. L'ABBÉ SERENUS. Personne ne doute que les démons ne puissent connaître nos pensées; mais c'est par des signes extérieurs qu'ils y parviennent: c'est en examinant nos dispositions, nos paroles, et les choses vers lesquelles nous portent nos désirs; mais ils ne peuvent pénétrer celles que nous cachons au fond de nos coeurs. Ce n'est pas même par ce qui se passe dans nos âmes qu'ils savent ce que deviennent les pensées qu'ils nous présentent, si nous les recevons, comment nous les recevons et l'impression qu'elles nous causent intérieurement, c'est par les mouvements et les preuves extérieures qu'ils le devinent (1). Ainsi lorsqu'ils tentent un religieux de gourmandise, s'ils voient le religieux regarder avec inquiétude par la fenêtre le soleil, ou demander l'heure avec empressement, ils reconnaissent que la tentation de gourmandise a réussi. Lorsque, après l'avoir tenté d'impureté , ils voient qu'il n'a pas repoussé vivement leur attaque, qu'il en a été ému, et qu'il n'a pas recouru, comme il le devait, à la prière, ils comprennent que leur trait empoisonné a pénétré jusqu'à l'âme. Il en est de même des tentations de tristesse, de colère, de fureur; ils voient à l'apparence du corps , aux mouvements extérieurs, qu'elles ont atteint le coeur. Lorsque, par exemple, ils remarquent des signes de dépit silencieux, des soupirs d'impatience, des changements de couleur sur le visage, ils découvrent à quel vice on se laisse aller. Et il n'est pas étonnant que ces esprits subtils puissent reconnaître ces choses, puisque nous voyons tous les jours les hommes sages agir de même, et juger les pensées des autres d'après leur figure et leur extérieur. Combien plus facilement doivent le faire ces natures spirituelles, qui sont certainement beaucoup plus habiles et plus clairvoyantes que les hommes.

(1) Voir sur ces questions difficiles: S. Thomas, Summ., I° p., q. 3 ; 1 2°, q. 80; 2 2°, q. 96.

Les voleurs qui pénètrent dans une maison , la nuit, et cherchent dans les ténèbres ce qu'ils veulent dérober, jettent un sable fin sur ce qu'ils ne peuvent voir, et le bruit que fait ce sable en tombant, leur indique les objets ou le métal qui répond le mieux à leur convoitise. Ainsi font les démons qui veulent s'emparer du trésor de notre coeur; ils jettent le sable de leurs tentations, et, selon l'impression qu'ils produisent ainsi dans nos sens, ils jugent, par ce bruit extérieur, ce qui se passe dans l'intérieur de nos âmes.

17. Nous devons savoir que tous les démons n'inspirent pas aux hommes les mêmes passions; chaque démon a un vice spécial qu'il cultive. Les uns se plaisent dans les impuretés de la chair, les autres dans les blasphèmes, d'autres dans les excès de la colère; les uns se nourrissent de tristesse, les autres se repaissent d'orgueil et de vaine gloire, et tous s'appliquent à mettre dans le coeur des hommes le vice qui leur est le plus agréable. Ils se gardent bien d'agir tous ensemble; mais ils choisissent, chacun à leur tour, le temps, le lieu, l'occasion qui leur semblent le plus favorables.

18. L'ABBÉ GERMAIN. Il faut donc croire que les démons soumettent leur malice à une règle de telle sorte, qu'ils gardent un certain ordre entre eux, et qu'ils s'entendent ensemble pour nous combattre. Cet ordre, cette harmonie ne devrait cependant subsister  que parmi les êtres bons et vertueux, puisqu'il est dit dans l'Écriture : « Vous chercherez la sagesse parmi les méchants, et vous ne la trouverez pas. » (Prov., XIV, 6.) « Nos ennemis sont insensés. » (Deut., XXXII, 32.) « Il n'y a pas de sagesse, il n'y a pas de force, il n'y a pas de conseil contre le Seigneur. » ( Prov., XXI, 30.)

19. L'ABBÉ SERENUS. Les méchants ne peuvent s'entendre en toute chose, et la bonne harmonie n'existe pas ordinairement entre ceux qui ont les mêmes vices; cela est certain, et comme vous le dites très-bien, il n'y a pas d'ordre et de règle dans le désordre. Quelquefois, cependant, lorsqu'ils ont un même but, un même intérêt, ils sont obligés de s'entendre pour un temps. C'est ce que nous voyons dans les combats que nous livrent les démons; non-seulement ils agissent chacun à leur tour, mais encore ils choisissent un lieu , un poste avantageux pour leurs attaques. Ils doivent varier leurs tentations, selon les vices et selon le moment : on ne peut se laisser entraîner à la vaine gloire et subir en même temps les mouvements de la concupiscence. L'orgueil n'égare pas l'esprit, lorsque la gourmandise humilie la chair. Celui qui s'abandonne à une joie déréglée, ne peut se livrer au même instant aux excès de la colère, ou se laisser vaincre par le découragement ou la tristesse. Il faut nécessairement que chaque démon attaque l'âme séparément, et cède la place à un autre qui l'attaque plus violemment , s'il a été vaincu, ou qui lui fasse de nouvelles blessures, s'il a été vainqueur.

20. Il faut savoir aussi que tous les démons n'ont pas la même cruauté, la même rage , comme ils n'ont pas la même force et la même malice. Les commençants et les faibles sont attaqués par les démons les plus faibles, et lorsqu'ils en ont triomphé, des ennemis plus forts se présentent, pour livrer aux athlètes du Christ de plus rudes combats. La guerre augmente en raison des forces et du progrès des hommes. Nul, quelque saint qu'il soit, ne pourrait résister à tant d'ennemis, supporter leurs attaques et triompher de leur rage, si Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la clémence nous assiste dans cette guerre, ne proportionnait nos ennemis à nos forces, s'il ne modérait et ne repoussait pas leur violence, afin que nous puissions supporter la tentation et en triompher.

21. Cette guerre n'est pas, pour les démons, sans peine et sans souffrance; ils ont à supporter, dans ces luttes, bien des tristesses et des angoisses, surtout quand ils rencontrent de vaillants adversaires, c'est-à-dire des hommes saints et parfaits. S'ils ne trouvaient pas de résistance, leurs tentations ne seraient plus une lutte, un combat. Pourquoi l'Apôtre dirait-il alors : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les puissances; contre les princes de ce monde, et les esprits de malice qui sont dans l'air » (Éph., VI, 12); et ailleurs : « Je ne combats pas comme quelqu'un qui frappe l'air. » (I Cor., IX, 26.) «J'ai combattu un bon combat. » (II Tim., IV, 7.)

Quand il y a lutte, guerre et combat, il y a nécessairement effort, travail, inquiétude; et après, douleur et confusion pour les vaincus, et joie pour les vainqueurs. Si l'un combat à la sueur de son front, et que l'autre triomphe sans danger et sans peine, et n'a besoin que de sa volonté pour renverser son adversaire, il n'y a plus, à vrai dire, de lutte, de combat, mais une injuste et violente oppression. Aussi, lorsque les démons attaquent les hommes, ils se donnent beaucoup de mal pour remporter cette victoire qu'ils désirent, et quand ils échouent, ils éprouvent la même confusion que nous eût causée notre défaite. Car il est dit : « Le mal qu'ils avaient rêvé , et que leurs lèvres voulaient faire , les couvrira de honte. » (Ps. CXXXIX , 10.) La douleur retombera sur leur tête » (Ps, VII,17); et encore : « Que le filet qu'il ignore le surprenne, que le piége qu'il avait tendu le trompe, et qu'il tombe dans la fosse qu'il avait creusée » (Ps. XXXIV, 8) ; c'est-à-dire dans la honte qu'il avait préparée aux hommes. Les démons souffrent aussi dans cette guerre; ils nous terrassent; mais ils sont quelquefois terrassés; leur défaite les couvre de confusion.

David, qui connaissait si bien les combats de l'homme intérieur, les voyant se réjouir de nos ruines, suppliait Dieu de ne pas leur causer de semblables joies: « Éclairez mes yeux, disait-il, afin que je ne m'endorme jamais dans la mort, et que mon ennemi ne dise pas : J'ai prévalu contre lui. Ceux qui me poursuivent se réjouiront, si je suis ébranlé. » (Ps. XII, 4.) « Mon Dieu, que je ne cause pas leur joie, et qu'ils ne disent pas dans leur coeur: Courage, courage ! nous l'avons dévoré. » (Ps. XXXIV, 25.) « Ils ont grincé les dents contre moi, Seigneur; quand voudrez-vous me regarder? L'ennemi me guette, comme le lion dans sa tanière; il tend des piéges pour surprendre le pauvre, et il le demande à Dieu pour sa nourriture. » (Ps. CIII, 21.) Mais lorsque tous leurs efforts pour nous tromper ont été inutiles, ceux qui poursuivaient nos âmes pour les perdre sont couverts de honte et de confusion. « Qu'ils soient couverts de honte et de confusion, ceux qui nous voulaient du mal. » (Ps. XXXIV, 26.) Jérémie dit aussi: « Qu'ils soient confondus, et que je ne sois pas confondu moi-même. Qu'ils tombent, et que je ne tremble pas. Répandez sur eux les éclats de votre fureur, et accablez-les d'une double honte. » (Jér., XVII, 18.)

Il est évident que toutes les fois que nous triomphons, ils sont doublement confondus; ils voient d'abord les hommes acquérir cette sainteté qu'ils ont perdue eux-mêmes, et qu'ils leur avaient fait perdre par le péché originel, et ils se reconnaissent ensuite vaincus par des êtres inférieurs à leur nature spirituelle. Aussi les saints célèbrent avec joie la ruine de leurs ennemis, et leurs victoires; ils disent avec David : Je poursuivrai mes ennemis, et je les atteindrai, et je ne cesserai pas qu'ils ne soient vaincus. Je les briserai, et ils ne pourront se relever. Je les foulerai aux pieds. » (Ps. XVII, 38.) Le Prophète prie contre eux, lorsqu'il dit : « Seigneur, jugez ceux qui me nuisent, et combattez ceux qui me combattent. Prenez vos armes et votre bouclier, et levez-vous pour me  secourir. Tirez votre épée, et finissez-en avec ceux qui me persécutent. Dites à mon âme : Je serai ton salut. » (Ps. XXXIV, 1.)

Quand nous les aurons vaincus, après avoir soumis et éteint toutes nos passions, nous mériterons entendre cette bénédiction : « Votre main dominera vos ennemis, et ils périront tous. » (Mich., V, 9.) Tous ces passages que nous lisons ou que nous chantons dans la sainte Écriture, ont rapport aux démons qui nous assiégent nuit et jour, et nous devons y puiser un esprit de douceur et de patience, au lieu d'y trouver des sentiments d'aigreur, opposés à la perfection de l'Évangile. Sans cela, non-seulement nous n'y apprendrions pas à prier pour nos ennemis, et à les aimer; mais nous serions excités à les détester et à les maudire, jusque dans nos prières. Ce serait un crime et un sacrilège de croire que les saints et les amis de Dieu ont parlé dans ce sens. La loi , avant l'avènement du Christ, n'était pas faite pour eux; car ils allaient au delà de ses commandements , et obéissaient aux préceptes de l'Évangile. Ils devançaient le temps, et voulaient pratiquer la perfection des Apôtres.

22. L'exemple de Job prouve que le démon n'a pas le pouvoir de nuire aux hommes; car l'ennemi n'ose pas le tenter plus que Dieu ne le lui a permis. Les esprits mauvais le confessent eux-mêmes dans l'Évangile, lorsqu'ils disent : « Si vous nous chassez, envoyez-nous dans ce troupeau de pourceaux. » (S. Matth., VIII, 31.) N'est-il pas plus certain qu'ils ne peuvent entrer, sans la permission de Dieu, dans des hommes créés à son image, puisque sans sa permission ils n'ont pas le pouvoir d'entrer dans des animaux immondes. D'ailleurs aucun solitaire, non-seulement des plus jeunes, mais aussi des plus parfaits qui restent dans le désert, ne pourrait vivre dans sa cellule et résister à des ennemis si nombreux et si redoutables, s'ils avaient autant de liberté et de pouvoir qu'ils ont de haine et de rage contre nous. C'est ce que nous prouve avec évidence cette parole de notre Sauveur, disant à Pilate, au milieu des abaissements volontaires de son humanité : « Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, s'il ne vous avait été donné d'en haut. » (S. Jean, XIX, 11.)

23. Notre expérience et le témoignage des anciens nous prouvent cependant assez que les démons n'ont plus la même force qu'ils avaient dans le principe, lorsque les religieux étaient encore peu nombreux clans le désert. Leur rage était si grande alors que très-peu de personnes, avancées en âge et affermies dans la vertu, pouvaient seules rester dans la solitude. Dans les monastères où l'on habitait huit ou dix ensemble, leur violence était telle, et leurs attaques visibles étaient si fréquentes, que les religieux n'osaient pas dormir tous en même temps. Pendant que les uns dormaient, les autres veillaient et persévéraient dans la prière, la lecture ou le chant des psaumes, et lorsque le besoin les forçait au sommeil, ils allaient réveiller leurs compagnons, afin qu'ils fissent à leur tour la garde contre des ennemis qui ne dorment  jamais. Il semble évident qu'on doit attribuer à deux raisons la sécurité ou la confiance dans laquelle vivent maintenant, non-seulement les vieillards , que fortifie comme nous l'expérience des années, mais encore les plus jeunes solitaires. Ou la vertu de la Croix, en pénétrant dans le désert et en y faisant briller partout la grâce, a enchaîné la malice des démons , ou bien notre négligence les rend moins ardents à nous attaquer. Ils dédaignent employer contre nous les moyens qu'ils prennent contre ces généreux soldats du Christ, et ils espèrent nous vaincre plus facilement par leurs tentations invisibles. Nous voyons, en effet, bien des solitaires tomber dans un tel relâchement qu'il faut les avertir et les reprendre avec une grande douceur, pour qu'ils ne désertent pas leurs cellules et qu'ils ne s'abandonnent pas à des pensées plus dangereuses. Ils erreraient bientôt de côté et d'autre, et tomberaient dans des vices plus grossiers. C'est beaucoup d'obtenir d'eux de rester dans la solitude, malgré leur relâchement, et la grande ressource des supérieurs est de leur dire : Restez dans vos cellules; mangez, buvez et dormez comme vous l'entendrez, pourvu que vous n'alliez pas ailleurs.

24. On pense que les esprits impurs ne peuvent pénétrer dans les corps qu'ils doivent posséder, qu'en se rendant d'abord maîtres de leur esprit et de leurs pensées. Ils en effacent la crainte, le souvenir de Dieu et la méditation des choses spirituelles, et lorsqu'ils les ont ainsi désarmés et privés de l'assistance divine, ils les attaquent hardiment, espérant les vaincre sans peine pour établir en eux leur demeure comme dans une place qui leur a été abandonnée.

25. La possession des corps n'est pas cependant la plus terrible. Il faut bien plus déplorer celle des âmes qui sont enchaînées par les vices et la volupté, selon la parole de l'Apôtre: « Celui qui se laisse surmonter par le démon en devient l'esclave. » (II Pet., II, 19.) Et ceux - là ont d'autant moins d'espoir de guérir, qu'ils ne s'aperçoivent pas même de leur dépendance, et qu'ils ne cherchent pas à s'en affranchir. Du reste nous voyons de saints religieux livrés corporellement au démon , ou soumis à des maladies extraordinaires, pour des fautes très-légères, parce que la bonté divine, qui ne veut pas souffrir la moindre tache en eux au jour du jugement, purifie, dès cette vie, toutes les souillures de leur coeur, afin que, comme Dieu le dit dans son Prophète , ils soient or et argent dans la fournaise, et qu'ils arrivent aux jours éternels sans passer par le purgatoire. « Je consumerai, dit-il, toutes vos impuretés, et j'en enlèverai tout l'étain; alors vous serez appelés la cité du juste, la ville fidèle. » (Isaïe , I, 1.) « Comme l'or et l'argent sont éprouvés dans le feu, le Seigneur choisit les cœurs (Prov. XXVII, 3); et encore : « Le feu éprouve l'or et l'argent, mais l'homme est éprouvé dans la fournaise de l'humiliation » (Eccli., II, 5); et aussi : « Celui que le Seigneur aime, il le corrige; il frappe de verges ceux qu'il reçoit pour ses enfants. » (Hébr., XII, 6.)

26. C'est ce que nous voyons clairement dans ce  prophète, cet homme de Dieu dont il est parlé au troisième livre des Rois. Pour une seule faute de désobéissance qui n'était pas même volontaire et qui était causée par l'artifice d'autrui, un lion l'étrangla sur-le-champ, comme l'Écriture le raconte : « C'est cet homme de Dieu, qui n'a pas obéi à la parole du Seigneur, et le Seigneur l'a livré à un lion qui l'a étranglé, ainsi que le Seigneur l'a dit. » (III Rois, XIII, 26.) Dans cette occasion, Dieu livre son Prophète à la mort temporelle pour le punir d'une faute passagère et d'une erreur; mais il reconnaît en même temps le mérite de sa vie, puisqu'il ordonne à la bête qui l'a tué de respecter son corps, malgré sa férocité.

Nous avons été témoins nous- mêmes de ce qui est arrivé à l'abbé Paul et à l'abbé Moïse, qui habitaient le lieu du désert appelé Calame. Le premier restait dans la solitude voisine de la ville de Panephyse. Cette solitude, nous a-t-on dit, fut autrefois formée par une inondation d'eau salée, et lorsque souffle le vent du nord, les étangs débordent et couvrent toutes les terres environnantes en si grande abondance, que toutes les anciennes bourgades qui n'ont plus maintenant d'habitants ressemblent à des îles au milieu des eaux. C'est là que l'abbé Paul, dans le silence et la paix de la solitude, s'éleva à une telle pureté de coeur, que non-seulement il ne voulait pas regarder le visage d'une femme, mais encore apercevoir ses vêtements. Comme il allait visiter la cellule d'un vieillard, avec l'abbé Archebius, qui habitait le même lieu, il rencontra, par hasard, une femme; cette rencontre le saisit tellement qu'il oublia la pieuse visite qu'il devait faire, et qu'il s'enfuit vers son monastère, comme s'il se fût trouvé en présence d'un lion ou d'un épouvantable dragon. L'abbé Archebius eut beau l'appeler et le conjurer de continuer leur chemin jusque chez le vieillard qu'ils s'étaient proposé de visiter, il ne put rien obtenir.

Quoiqu'il eût agi par zèle et amour de la pureté, sa conduite cependant n'était pas selon la science et dépassait les règles d'une sainte discrétion ; car non-seulement il fuyait la familiarité des femmes qui est, en effet, dangereuse, mais il croyait devoir abhorrer jusqu'à leur figure : il en fut puni sur-le-champ par une paralysie générale, qui lui ôta presque entièrement l'usage de tous ses membres. Ses pieds et ses mains lui refusèrent leurs offices ; sa langue ne pouvait plus proférer une parole et ses oreilles ne percevaient aucun son ; il ne lui restait qu'un corps inerte et insensible. Réduit à cet état, les soins des hommes ne suffisaient plus à ses besoins; il fallait la charité délicate des femmes. On le transporta dans un monastère de saintes religieuses, qui lui donnaient à boire et à manger sans qu'il pût même le leur demander par signes, et qui lui rendirent tous les services imaginables pendant les quatre années qu'il vécut encore. Dans cet état d'infirmité qui le privait de tout mouvement et de toute sensibilité, il sortait cependant de cet homme une telle vertu que l'huile qui avait touché son corps, ou plutôt son cadavre, guérissait sur-le-champ les malades de toutes leurs douleurs. Il était ainsi évident pour les infidèles mêmes que cette paralysie générale était une grâce de Dieu, qui l'aimait, et que la vertu du Saint-Esprit rendait, par ces miracles, témoignage de la pureté de sa vie et de ses mérites.

27. Le second, qui habitait cette solitude, était un homme incomparable. Comme il discutait un jour avec l'abbé Macaire, il lui échappa, pour soutenir son opinion, une parole un peu dure. Il en fut sur-le-champ cruellement puni par le démon; car il rejetait par la bouche tout ce qu'il avait digéré. Mais Dieu montra par la promptitude de sa guérison et par le moyen dont il se servit, que cette expiation était une grâce de sa miséricorde, qui voulait effacer une faute passagère; car dès que l'abbé Macaire se fut mis en prière, le démon vaincu laissa en paix l'abbé Moïse.

28. Ces exemples nous montrent que nous ne devons pas mépriser et repousser ceux que nous voyons livrés aux tentations ou à la malice du démon. Il faut alors penser à deux choses : premièrement, qu'ils ne tomberaient pas dans ces épreuves sans la permission de Dieu; secondement, que tout ce qui nous arrive de la part de Dieu, comme joie ou comme tristesse, nous le recevons pour notre bien de la main d'un tendre père et d'un charitable médecin. Ces personnes sont des enfants qu'un maître humilie et corrige en ce monde, afin qu'ils entrent purifiés dans l'autre ou qu'ils y subissent une peine plus légère. « Ils sont, selon l'Apôtre, livrés maintenant à Satan , afin que la chair meure et que l'esprit soit sauvé au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (I Cor., V, 5.)

29. L'ABBÉ GERMAIN. Comment voyons-nous dans nos provinces, que non-seulement on méprise et qu'on a en horreur ces personnes , mais encore qu'on leur refuse toujours la Communion, le dimanche, selon cette parole de l'Écriture : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint , et ne jetez pas vos perles aux pourceaux? » (S. Matth., VII, 6.) Vous dites cependant que Dieu leur envoie cette humiliation pour les rendre plus purs et meilleurs.

30. L'ABBÉ SERENUS. Si nous croyons fermement ce que je viens de vous expliquer, si nous reconnaissons que Dieu fait tout et le fait pour le bien des âmes, non-seulement nous ne mépriserons pas ces personnes, mais encore nous prierons pour elles comme pour les membres de notre corps. Nous en aurons une tendre compassion, car «lorsqu'un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui » (I Cor., XII, 26); sachant que, sans eux, notre corps ne peut devenir parfait, puisque les saints de l'Ancien Testament n'ont pu recevoir sans nous l'accomplissement de la promesse, selon cette parole de saint Paul : « Ils ont été éprouvés par le témoignage de la foi, et n'ont point reçu la récompense promise. Dieu nous préparait quelque chose de meilleur, et ne voulait pas qu'ils fussent heureux sans nous. » (Héb., XI, 39.) Pour ce qui est de la Communion, nous ne nous souvenons pas que nos anciens l'aient jamais refusée. Ils croyaient, au contraire, qu'ils devaient, s'il était possible, en approcher tous les jours. Cette parole de l'Évangile que vous citez : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, » ne les regarde pas. Nous ne devons pas croire que la sainte Communion est ainsi donnée aux démons , mais qu'elle sert, au contraire à purifier , à protéger le corps et l'âme. C'est comme une flamme ardente qui chasse de celui qui la reçoit l'esprit impur qui possédait ses membres ou qui voulait s'en emparer. C'est ainsi que nous avons vu guérir le saint abbé Andronique et plusieurs autres. L'ennemi tourmenterait de plus en plus celui qu'il obsède, si l'on n'employait pas ce remède divin; et ses attaques seraient d'autant plus violentes et plus fréquentes qu'il l'en verrait plus longtemps privé.

31. Ceux qui sont véritablement malheureux et dignes de compassion, sont ces pécheurs souillés de toutes sortes de crimes qui, non-seulement n'ont aucun signe extérieur de cet esclavage du démon, mais qui n'éprouvent pas même de tentations et ne reçoivent aucune punition de leurs fautes. C'est qu'ils ne sont pas dignes de ces remèdes salutaires, de ces corrections temporelles. Les peines de la vie présente ne peuvent suffire à l'impénitence et à la dureté de leur cœur ; « ils amassent un trésor de colère et d'indignation pour le jour de la colère et de la révélation de la justice divine.» (Rom., II, 5.) Et alors, pour eux, «le ver qui ronge ne mourra pas , le feu qui brûle ne s'éteindra pas.» (Isaïe, LXVI, 24.) C'était d'eux que le Prophète parlait, lorsque, troublé de l'affliction des saints qu'il voyait accablés de tant de peines et de tentations, tandis que les pécheurs étaient exempts des fléaux de ce monde et en possédaient les richesses , il s'écriait : « Mes pieds sont presque ébranlés et mes pas se sont ralentis, parce que j'ai été irrité contre les méchants , en voyant la paix des pécheurs. Dieu ne regarde pas leurs malices, et sa main ne s'appesantit pas pour les frapper. Ils ne partagent pas les peines des hommes et n'en reçoivent pas les châtiments. » (Ps. LXXII, 2.) C'est que ceux-là doivent être un jour punis avec les démons, parce qu'ils se seront rendus indignes d'être châtiés en ce monde, comme les enfants parmi les hommes.

Jérémie, considérant devant Dieu la prospérité des méchants, déclare ne pas douter de sa justice, puisqu'il dit : « Vous êtes juste, Seigneur, et il ne faut pas disputer avec vous.» Mais comme il désire connaître la cause de cette inégalité, il ajoute : « Et cependant je vous dirai des choses justes. Pourquoi la voie des impies est-elle heureuse? Pourquoi le bonheur de ceux qui vous désobéissent et qui commettent le mal? Vous les avez mis sur la terre, et ils ont pris fortement racine; ils croissent et portent des fruits. Vous êtes près de leur bouche et loin de leurs reins. » (Jérém. , XII,1.)

C'est la perte de ces personnes que Dieu déplore par son prophète, exhortant à les guérir tous les médecins et les docteurs qu'il veut associer à ses regrets : « Babylone est tombée tout à coup , elle est brisée ! Pleurez et gémissez sur elle ; mettez du baume dans ses plaies, et tâchez de la guérir.» Mais les anges qui veillent au salut des hommes, ou les apôtres et les docteurs de l'Église, répondent par le prophète , en voyant la dureté de leur esprit et l'impénitence de leur coeur: « Nous avons soigné Babylone, et elle n'est pas guérie. Nous l'abandonnons, et chacun se retire en son pays , parce que son jugement est monté jusqu'au ciel et s'est élevé jusqu'aux nues. » (Jérém., LI, 9.)

C'est de ce mal désespéré qu'Isaïe parle à Jérusalem au nom de Dieu : « De la plante des pieds au sommet de la tête , il n'y a rien en elle qui soit sain. Ses blessures sont livides et ses plaies ne sont pas bandées. Il n'y a pas de remèdes pour les soigner et d'huile pour les adoucir. » ( Isaïe, I, 6.)

32. On peut croire que les esprits impurs ont des inclinations aussi variées que celles des hommes. Il y en a que le peuple appelle faunes et qui trompent par les choses ridicules et bouffonnes. Dans les lieux qu'ils fréquentent, ils se plaisent à égarer ceux qui passent plutôt qu'à les tourmenter avec violence; ils les assiégent d'illusions , et ils aiment mieux les fatiguer que leur nuire. D'autres inquiètent les hommes, la nuit, et leur causent des cauchemars. Il y en a aussi de si furieux et de si cruels, qu'ils ne se contentent pas de torturer et de déchirer ceux qu'ils possèdent, mais qu'ils se jettent sur tous ceux qui passent, et cherchent à les faire périr. Tels étaient ceux dont parle l'Évangile, et qui étaient si redoutables, que personne n'osait passer par l'endroit qu'ils occupaient. (S. Matth., VIII.) Ceux-là aiment la guerre et se plaisent à voir couler le sang.

On en a vu d'autres , qui ont une telle vanité, qu'ils s'efforcent de se grandir et prennent des postures orgueilleuses : ils affectent des manières affables et courtoises comme s'ils étaient d'illustres personnages, ou bien ils font des salutations profondes comme s'ils étaient en rapport avec des princes , paraissant continuellement rendre ou recevoir des honneurs. Nous en avons trouvé d'autres qui s'appliquent au mensonge et cherchent à pousser les hommes au blasphème. Nous avons entendu nous-même le démon avouer qu'il s'était servi d'Arius et d'Eunomius pour publier des doctrines impies et sacrilèges. C'est ce qu'un de ces esprits déclare au troisième livre des Rois (XXII, 22) : « Je sortirai , dit-il , et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous les prophètes d'Achab. » L'Apôtre reprend ainsi ceux qui se laissent tromper par leurs mensonges : « Vous écoutez les esprits séducteurs et les doctrines des démons qui , dans leur hypocrisie, ne disent que mensonge. (I Tim., IV, 1, 2.) Il y a d'autres sortes de démons qui sont sourds et muets , comme le prouve l'Évangile. (S. Luc , XI, VII. — S. Marc , IX.) Le prophète Osée nous apprend que d'autres s'appliquent à pousser au libertinage et à la luxure : «L'esprit de fornication les a trompés, et ils se sont détournés de leur Dieu. » (Osée, IV, 12.) L'Écriture sainte nous enseigne encore qu'il y a des démons de nuit, de jour et de midi.

Ce serait trop long d'énumérer tous ceux dont il est parlé dans les Écritures , et que les prophètes désignent sous les noms d'onocentaures, de satyres, de sirènes, de hiboux, d'autruches, de lamies, de  hérissons. (Isaïe, XIV.) David aussi les appelle des aspics, des basilics, des lions et des dragons. (Ps. XC.) L'Évangile les nomme : scorpions , princes de ce monde (S. Luc, X. — S. Jean,XIV) ; et l'Apôtre, « les puissances des ténèbres et les esprits de malice.» (Eph., VI.) Tous ces noms ne sont pas donnés au hasard : ils indiquent la malice et la cruauté des démons par leur ressemblance avec les animaux. On a choisi pour cela les bêtes les plus féroces et les plus nuisibles : les uns sont appelés lions à cause de leur rage et de leur fureur; les autres , basilics à cause de leur poison qui tue l'âme avant qu'elle le sente ; les autres, onocentaures, hérissons, autruches, parce qu'ils font le mal avec plus de lenteur.

33. L'ABBÉ GERMAIN. Nous ne doutons pas qu'on ne doive mettre au même rang ceux dont parle l'Apôtre , lorsqu'il dit : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang , mais contre les principautés et les puissances, contre les princes des ténèbres de ce monde et contre les esprits de malice qui sont dans l'air. » (Eph., VI, 12.) Mais nous voudrions bien savoir d'où vient cette variété qui existe entre eux, et ces degrés différents de malice. Ont-ils été ainsi créés, et trouvent-ils dans leur nature cette diversité d'inclination pour le mal?

34. L'ABBÉ SERENUS. Vos questions nous ont fait oublier le repos de la nuit : voici l'aurore qui commence à poindre, et nous continuerions volontiers notre conférence jusqu'au lever du soleil; mais si nous traitions la question que vous me faites, nous pourrions rencontrer tant de difficultés , que le temps nous manquerait pour en sortir. Il vaut mieux , je pense, les réserver pour la nuit prochaine , nous en retirerons plus de joie et de fruits spirituels; et avec la grâce de l'Esprit-Saint qui nous assistera, nous pourrons mieux pénétrer les choses que vous désirez savoir. Accordons un peu de sommeil à nos yeux fatigués, car le jour est proche; nous irons ensuite à l'église, comme la solennité du dimanche nous y invite, et lorsque nous serons de retour, nous nous entretiendrons avec plus de plaisir de ce que Dieu , selon votre désir, vous aura inspiré pour notre commune instruction.

 

HUITIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ SERENUS : DE LA PUISSANCE DES DÉMONS

Difficultés que présentent les saintes Écritures. — Sens différents qu'on y trouve. — Dieu n'a rien créé de mauvais. — La chute des anges est antérieure à la création de l'homme. — Cause de leur chute et variété de leurs châtiments. — Leur nombre, leur dépendance et leurs combats. — Pourquoi ils sont invisibles. — Des anges gardiens. — De la loi naturelle et de la loi écrite. — Comment le démon est père du mensonge.

1. Après avoir fait ce qu'exigeait la solennité du dimanche, et lorsque les fidèles eurent quitté l'église, nous retournâmes à la cellule du saint vieillard, qui nous traita magnifiquement; car, au lieu de la saumure qu'il employait tous les jours à ses repas, en y ajoutant une goutte d'huile, il nous servit un autre assaisonnement, où il mit un peu plus d'huile que d'habitude. L'intention des solitaires, en prenant cette goutte d'huile, n'est pas de flatter leur palais, car ils la sentent à peine lorsqu'ils mangent; mais ils veulent éviter l'orgueil qui se glisse insensiblement au milieu des austérités extraordinaires, et qui enfle le coeur. Plus l'abstinence s'exerce secrètement et loin du regard des hommes , plus le démon nous tente de vanité subtilement.

Il nous présenta ensuite trois olives cuites dans le sel, puis une corbeille contenant des pois chiches frits qui représentaient les pâtisseries. Nous en primes cinq, avec deux pommes et une figue; car ce serait une faute dans ce désert de dépasser ce nombre. Lorsque le repas fut fini, nous priâmes l'abbé Serenus de nous donner les explications qu'il nous avait promises. Veuillez, dit-il, répéter la question que nous devons examiner aujourd'hui.

2. L'ABBÉ GERMAIN. Nous vous avons demandé d'où vient cette variété, cette différence de puissances ennemies qui attaquent l'homme, et que saint Paul désigne dans ce passage : « Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes de ce monde et des ténèbres , contre les esprits de malice qui remplissent l'air » (Éph., VI, 12); et encore : « Ni les anges, ni les principautés, ni les vertus, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu, qui est dans le Christ Jésus Notre-Seigneur.» (Rom., VIII, 39.) Comment cette troupe d'ennemis s'est-elle élevée contre nous? et devons-nous croire que Dieu ait créé ces puissances pour combattre l'homme à des degrés et dans des genres si différents.

3. L'ABBÉ SERENUS. La clarté de la sainte Écriture est telle dans tout ce qu'elle a voulu nous apprendre, qu'elle est évidente pour ceux-là mêmes qui n'ont pas l'esprit pénétrant. Aucune obscurité n'en voile le sens; les explications sont inutiles, et l'intelligence en comprend la lettre. Quelquefois, cependant, elle s'enveloppe d'un certain mystère , afin que notre âme s'applique à la méditer, et Dieu l'a permis pour plusieurs raisons. D'abord si ses divins enseignements ne cachaient d'aucun voile leurs sens spirituels, tous les hommes, fidèles ou infidèles, en auraient une science égale, et il n'existerait entre les paresseux et ceux qui étudient, aucune différence de discernement et de sagesse. Les enfants de la foi, pour lesquels s'ouvrent d'immenses horizons, devaient ainsi montrer leur ardeur et leur mérite, en confondant la négligence des lâches. La sainte Écriture est très-bien comparée à un champ gras et fertile, produisant beaucoup de choses dont l'homme peut se nourrir dans leur état naturel, mais en produisant d'autres qui ont besoin d'être préparées par le feu, pour servir d'aliments et n'être pas nuisibles. Quelques-unes, cependant, peuvent être prises des deux manières; elles ne déplaisent pas et ne nuisent pas sans être cuites; mais le feu les rend meilleures et plus salutaires. Quelques autres ne sont destinées qu'aux bêtes sans raison, et ne conviennent point à l'homme. Malgré leur dureté, elles nourrissent parfaitement les animaux, sans aucune espèce de préparation. Nous trouvons les mêmes différences dans le jardin très-fertile des saintes Écritures; il y a des passages d'une admirable clarté qui n'ont besoin d'aucune interprétation. Les paroles en sont si lumineuses qu'elles éclairent et nourrissent tous ceux qui les entendent. Telles sont celles - ci : « Écoute Israël : Le Seigneur ton Dieu est seul Dieu» (Deut., VI , 4) ; et encore : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces. » (Ibid., 5.) D'autres fois, si le sens allégorique n'était pas expliqué , si le feu d'une pieuse méditation ne l'adoucissait pas, l'homme intérieur n'y trouverait pas une nourriture salutaire, et il en résulterait plus de mal que de bien. Tels sont ces passages : « Ceignez vos reins, et portez des lampes ardentes. » (S. Luc, XII, 35.) « Que celui qui n'a pas d'épée vende sa tunique et en achète. » (S. Luc, XXII, 36.) « Celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre, n'est pas digne de moi. » (S. Matth., X, 38.) Quelques religieux très-austères, qui étaient zélés, mais non pas selon la science, prirent ces paroles à la lettre, et se firent des croix qu'ils portaient sans cesse sur leurs épaules, se rendant ainsi ridicules au lieu d'édifier les autres.

Quelques textes peuvent être pris à la fois dans un sens figuré ou dans un sens littéral, ou des deux manières; ils sont pour l'âme une bonne nourriture. Il est dit, par exemple: « Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui aussi la gauche. » (S. Matth., II, 39.) « Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. » (S. Matth., X, 23.) « Si vous voulez être parfaits, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres , et vous aurez un trésor dans le ciel. Venez, et suivez-moi. » (S. Matth., XIX, 26.) L'Écriture produit aussi de l'herbe pour les animaux; elle offre, comme de Kong pâturages, des choses simples et faciles à comprendre pour ceux qui ne sont pas capables de recevoir des enseignements plus élevés ; selon cette parole : « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les animaux. » (Ps. XXXV, 7.) Ils y trouvent une nourriture proportionnée à leur état, et ils y puisent la force et la vigueur nécessaires aux travaux de leur vie active.

4. Ainsi, lorsque nous trouvons des textes d'un sens évident, nous pouvons les commenter et en parler en toute assurance; mais lorsque nous en trouvons d'autres, que l'Esprit-Saint a voulu réserver à notre méditation et à notre étude laborieuse et incertaine, nous devons avancer pas à pas, et ne rien décider trop hardiment, de manière que celui qui parle et celui qui écoute conservent toute leur liberté; car il arrive souvent qu'en donnant des sens différents, chacun peut avoir raison et ne pas blesser la foi; les deux explications étant possibles, sans être contradictoires et sans être contraires aux croyances de l'Église. Il est dit, par exemple , qu'Élie est venu dans la personne de saint Jean-Baptiste, et qu'il doit encore précéder l'avènement du Christ (S. Matth., XI); ou encore: que l'abomination de la désolation règnerait dans le lieu saint, à cause de cette idole de Jupiter, qui fut mise dans le temple de Jérusalem , et qui doit être aussi dans l'Église à la venue de l'Antechrist. » ( Dan., IX. — S. Matth., XXIV.) Tout ce qui suit dans l'Évangile peut également s'appliquer à la prise de Jérusalem, et à la fin du monde; ces deux opinions ne se combattent pas, et la première ne détruit pas la seconde.

5. C'est pourquoi, comme la question que vous me faites n'a pas été souvent agitée parmi les hommes, et que bien peu peuvent la résoudre avec évidence, ce que nous dirons paraîtra peut-être douteux à plusieurs. Nous devons parler avec prudence; nous n'avancerons rien de contraire au dogme de la sainte Trinité; nous ne proposerons que des choses probables, nous appuyant non-seulement sur nos conjectures et nos raisonnements, mais encore sur les témoignages des saintes Écritures.

6. Gardons-nous donc de croire que Dieu a créé quelque chose de substantiellement mauvais, puisque l'Écriture dit : « Tout ce que Dieu a fait est très-bon.» (Gen., I.) Car si nous disions que les démons ont été créés tels qu'ils sont maintenant, dans leurs divers degrés de malice, pour qu'ils puissent tromper et perdre les hommes, nous insulterions Dieu, en le regardant , malgré le témoignage des saintes Écritures, comme le créateur et l'inventeur de tout mal, puisqu'il aurait fait des volontés et des natures mauvaises, qui auraient persévéré nécessairement dans le mal, sans pouvoir jamais incliner vers le bien. Voici comment la tradition des Pères nous explique, d'après les saintes Écritures, la différence qui existe entre les démons.

7. Avant la création de ce monde visible, Dieu créa les puissances spirituelles et célestes, afin qu'elles fussent capables de connaître la bonté du Créateur, qui les avait tirées du néant, et qu'elles fussent sans cesse occupées à lui en rendre d'éternelles actions de grâce. Aucun fidèle ne peut en douter; nous ne devons pas croire que Dieu ait commencé son couvre par la création de ce monde, et que dans les siècles innombrables qui l'ont précédé, sa providence et sa sagesse soient restées oisives, vivant solitaire en lui-même, sans avoir aucun être sur lequel il ait pu répandre les trésors de sa grâce et de sa bonté. Ce serait là une pensée indigne de son incompréhensible et infinie majesté. Dieu dit lui-même de ces puissances : « Quand les astres ont été créés ensemble, tous mes anges ont élevé la voix pour me louer. » (Job, XXXVIII, 7.) Ces témoins de la création des astres étaient évidemment créés avant le ciel et la terre, puisque, en les voyant sortir du néant, ils éclatèrent en louanges et en admiration pour leur Créateur (1).

Il n'est pas douteux qu'avant ce commencement des temps, dont parle Moïse, et qui, selon la lettre et le sens judaïque, désigne le premier âge du monde, et, selon nous, signifie le Christ, principe de toutes choses, que Dieu a créé par lui, selon cette parole : « Tout a été fait par lui , et rien n'a été fait sans lui (S. Jean, I, 3); il n'est pas douteux, dis-je, que Dieu n'eût créé, avant ce commencement de la Genèse, toutes les puissances et les vertus célestes. L'Apôtre les énumère ainsi par ordre : « Tout a été créé en Jésus-Christ, soit dans le ciel, soit sur la terre, visibles ou invisibles : les anges, les archanges , les trônes, les dominations, les principautés, les puissances; tout a été créé par lui et en lui. » ( Coloss., I, 16.)

(1) on peut consulter, sur les commencements de la création, saint Augustin, Conf., XII, 23, et saint Thomas, Summ., I p., q. 4, a. 3.

8. Nous voyons, par les Prophètes, que beaucoup tombèrent. Ézéchiel et Isaïe les pleurent sous la figure du prince de Tyr ou de Lucifer, qui brillait au matin. Dieu, dit à Ézéchiel : « Fils de l'homme, pleure sur le prince de Tyr, et dis-lui : Voici ce que dit le Seigneur : Tu étais le sceau de sa ressemblance, plein de sagesse et d'une beauté parfaite, dans les délices du paradis de Dieu : toutes les pierres précieuses couvraient ton vêtement : la sardoine, la topaze, le jaspe, la chrysolithe, l'onyx, le béril , le saphir, l'escarboucle , l'émeraude et l'or étaient employés pour en relever l'éclat, et tous les instruments étaient préparés pour le jour où tu avais été créé. Tu étais un chérubin qui étendait ses ailes, et en protégeait d'autres. Je t'avais établi sur la sainte montagne de Dieu, et tu marchais au milieu des pierres éblouissantes. Tu étais parfait dans tes voies, depuis le jour de ta création, jusqu'à ce que l'iniquité s'est trouvée en toi. Dans l'abondance de tes richesses, tu as laissé le mal pénétrer en toi, et tu as péché, et je t'ai chassé de la  montagne de Dieu ; et je t'ai perdu, oh ! chérubin qui dominait les autres, et je t'ai retranché du milieu des pierres éblouissantes. Ton coeur s'est enflé dans ta beauté; ton éclat t'a fait perdre la sagesse; je t'ai jeté par terre, je t'ai humilié en la présence des rois, afin qu'ils te considérassent. Tu as souillé ta sainteté par la multitude de tes iniquités, et par l'orgueil de tes pensées. » (Ézéch., XXVIII, 11.) Isaïe a dit d'un autre : « Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui brillais le matin. Tu es renversé par terre, toi qui frappais les nations; tu disais dans ton cœur : Je monterai au ciel, et j'élèverai mon trône au-dessus des astres de Dieu. Je m'assiérai sur la montagne de l'Alliance, à côté de l'aquilon. Je monterai sur la hauteur des nuées, et je serai semblable au Très-Haut. » (Is., XIV,12.) Et l'Écriture nous apprend qu'il n'est pas tombé seul du faîte de cette félicité parfaite, puisqu'elle dit que le dragon a entraîné avec lui la troisième partie des étoiles. (Apoc., XII.) Saint Jude dit encore clairement que pour les anges qui n'ont pas conservé leur puissance, et qui ont abandonné leur état, Dieu les réserve pour le grand jour du jugement, au milieu des ténèbres et dans des chaînes éternelles. (S. Jude, Ép. canon.) Et il nous est dit à nous-mêmes : « Vous mourrez comme des hommes, et vous tomberez comme un de ces princes. » (Ps. LXXXI, 7.) N'est-ce pas une preuve que beaucoup de princes sont tombés?

Ces passages nous font comprendre la raison de cette diversité qui se trouve parmi les démons comme elle existe dans les différents ordres de la hiérarchie céleste. Ils ont conservé dans leur chute cette variété de degrés où ils avaient été créés; ils continuent entre eux à imiter cette organisation des anges qui ont persévéré, et leurs noms expriment maintenant le degré de leur malice, au lieu d'indiquer le degré de leur sainteté.

9. L'ABBÉ GERMAIN. Jusqu'à présent nous avions cru que la cause, le principe du péché qui sépara le démon de la société des anges était l'envie, qui lui fit tromper Adam et Ève.

10. L'ABBÉ SERENUS. La lecture de la Genèse montre bien que ce ne fut pas là le commencement de sa prévarication et de sa chute; car, avant de les avoir séduits, il portait déjà le nom de serpent. « Le serpent, dit l'Écriture, était le plus sage, ou, selon le texte hébreu, était le plus rusé de tous les animaux de la terre que Dieu avait créés. ( Genèse, III , 1.) Vous voyez donc qu'avant la faute du premier homme, il s'était séparé de la sainteté des anges, puisque non-seulement il méritait le titre honteux de serpent, mais qu'il passait pour le plus méchant des animaux de la terre. La sainte Écriture ne se serait jamais servie de ce mot pour désigner un bon ange, et elle n'eût jamais dit, en parlant d'un de ces esprits bienheureux : Le serpent était le plus rusé des animaux de la terre. Ce nom ne peut convenir ni à saint Michel, ni à saint Gabriel, ni même à un homme de bien. Ce nom de serpent et cette comparaison avec les bêtes répugnent à la dignité d'un ange, et ne peuvent exprimer que la perfidie du démon.

Cette envie et ses artifices à l'égard de l'homme qu'il voulait tromper, a pour cause une chute antérieure; il ne pouvait souffrir qu'un homme, qu'il venait de voir formé du limon de la terre, fût appelé à cette gloire dont il était tombé lui-même. Ainsi, sa première chute fut causée par son orgueil, et lui mérita le nom de serpent. La seconde fut causée par l'envie ; il avait encore en lui quelque chose de sage, puisqu'il était capable de communiquer et de s'entretenir avec l'homme ; mais la sentence de Dieu le fit descendre plus bas. Il pouvait autrefois marcher droit et la tète levée ; il fut condamné à ramper sur la terre et à s'en nourrir, c'est-à-dire à se repaître des vices et des oeuvres de la terre. Dieu dévoila sa haine secrète et mit entre lui et l'homme cette inimitié utile et cette salutaire horreur, afin que, reconnu pour un ennemi dangereux, il ne pût tromper l'homme par ses ruses et ses caresses.

11. Mais ce qui doit nous faire fuir surtout ses mauvais conseils, c'est que, quoiqu'il ait reçu le châtiment de sa malice, celui qui s'est laissé séduire est également puni, à un degré moindre cependant que son séducteur. C'est ce que nous voyons clairement dans l'exemple que nous citons : Adam qui a été séduit, ou plutôt selon saint Paul (I Tim., II, 14), qui n'a pas été séduit, mais qui a été trop faible pour la femme séduite et qui a consenti malheureusement à son péché ; Adam a été condamné à travailler, à la sueur de son front, cette terre stérile qui avait été maudite , tandis qu'il ne l'avait pas été lui-même. Eve, qui avait persuadé Adam, fut punie de sa faute par des douleurs et des gémissements sans nombre, et par sa dépendance perpétuelle. Mais le serpent, qui avait été la cause première de leur péché, fut frappé lui-même d'une éternelle malédiction. Nous devons éviter avec un grand soin les mauvais conseils; car si celui qui les donne est puni, celui qui les écoute n'est pas pour cela sans péché et sans châtiment.

12. La quantité des esprits mauvais qui remplissent l'espace entre le ciel et la terre , et qui s'y agitent dans une action continuelle, est si considérable que la divine Providence n'a pas heureusement permis que nous puissions les apercevoir. La crainte de leur rencontre, la laideur des formes qu'ils prennent à volonté, nous auraient jetés dans des angoisses inexprimables, et notre corps n'eût pu supporter un si hideux spectacle; ou bien l'exemple continuel de leur malice aurait pu nous porter à les imiter , et il se serait établi entre les hommes et les puissances impures de l'air une union et une familiarité très-dangereuses. Les crimes qui se commettent parmi les hommes sont du moins cachés; le secret des maisons, la distance des lieux , la honte de la pudeur les couvrent souvent d'un voile; mais si nous pouvions voir les désordres des démons, nous serions bien plus portés au mal, puisque nous aurions sans cesse sous les yeux les crimes qu'ils ne cessent de commettre; car leur volonté perverse n'est arrêtée ni par l'épuisement de la chair, ni par les soins de la famille, ni par la préparation de la nourriture; ils ne connaissent pas ces obstacles qui nous empêchent souvent de satisfaire nos coupables pensées.

13. Il est certain que ces esprits ont entre eux des combats semblables à ceux qu'ils cherchent à exciter parmi les hommes. Ils sont divisés au sujet des peuples avec lesquels ils établissent des rapports intimes. Nous en avons une preuve évidente dans la vision du prophète Daniel. L'ange Gabriel lui dit : « Ne craignez pas , Daniel , car dès le premier jour que vous avez résolu , dans votre coeur, de gémir en la présence de votre Dieu, vos prières ont été exaucées, et je suis venu à votre parole. Mais le prince du royaume (les Perses m'a résisté pendant vingt et un jours , et voici que Michel, un des premiers princes, est venu à mon secours, et je suis resté ici près du roi des Perses. Je suis donc venu pour vous apprendre ce qui arrivera à votre peuple dans les derniers temps. » (Daniel, X, 12.) Ce prince du royaume des Perses était évidemment un esprit de malice, qui favorisait la nation des Perses, ennemie du peuple de Dieu (1) ; il s'opposait à l'archange Gabriel, qui avait reçu l'ordre d'accomplir ce que le prophète avait demandé à Dieu, dans l'intérêt de son peuple. Il ne voulait pas souffrir que Daniel fût consolé dans son affliction, et assisté de manière à pouvoir fortifier le peuple de Dieu, auquel l'archange présidait ; cet archange dit même que la lutte a été si violente , qu'il n'a pu la terminer sans le secours de saint Michel, qui a combattu le prince des Perses, qui l'a défendu contre ses attaques, et lui a permis de venir assister le prophète après vingt et un jours.

 (1) Quelques Pères ont été de l'opinion de Cassien au sujet du prince des Perses; mais tous les commentateurs reconnaissent maintenant, avec saint Grégoire (lib. XVII, Moral. c. VII) , que ce prince était un bon ange chargé des arrêts de la justice divine, et que les anges protecteurs de Daniel et des Juifs combattaient avec lui comme les hommes luttent par la prière avec Dieu même, pour en obtenir miséricorde.

Daniel ajoute ensuite : « Et l'ange me dit: Savez-vous pourquoi je suis venu vers vous? Et maintenant je retournerai pour combattre le prince des Perses; car lorsque je sortais, le prince des Grecs est venu à paraître : mais je vous annoncerai ce qui est marqué dans l'Écriture de la vérité, et nul ne m'assiste dans ces choses, si ce n'est Michel, qui est votre prince » (Daniel, X, 20); et ailleurs (chap. XII, 1) : « En ce temps, le grand prince Michel s'élèvera pour défendre les enfants de votre peuple.» Nous voyons donc qu'il y avait un prince des Grecs favorable à cette nation qui lui était soumise et opposée à la fois, à la nation des Perses et au peuple d'Israël. Ce qui nous montre clairement que dans les guerres qu'ils excitent entre les nations , ces puissances de l'air sont elles-mêmes divisées , qu'elles se réjouissent de leurs victoires et s'affligent de leurs défaites, et qu'elles ne peuvent, par conséquent, être d'accord ensemble, puisqu'elles se passionnent pour et contre ceux qu'ils gouvernent.

14. Outre les raisons que nous venons d'exposer, nous pouvons donner une autre preuve de leur puissance ou de leur principauté : ils exercent un certain empire, ou sur les nations qu'ils dominent , ou sur des esprits inférieurs , qui forment des légions , comme ils le reconnaissent eux-mêmes dans l'Évangile. (S. Luc, VIII.)

On ne pourrait pas les appeler dominations , s'ils ne pouvaient exercer sur quelqu'un leur domination, ni puissances ou principautés, s'ils n'avaient sur d'autres aucun pouvoir. Les blasphèmes des pharisiens en sont une preuve dans l'Évangile. C'est au nom de Béelzébub , prince des démons, disent-ils, qu'il chasse les démons. (S. Malth. , XII, 24.) Ne les voyons-nous pas appelés aussi les princes des ténèbres? (Eph., VI, 12.) Et un autre est nommé le prince de ce monde. (S. Jean, XIV, 30.) L'Apôtre cependant nous apprend que ces degrés n'existeront plus un jour, lorsque tout sera soumis au Christ, lorsqu'il aura livré son royaume à Dieu son Père, et qu'il aura détruit toute principauté, toute puissance et toute domination. (I Cor., XV, 24.) Ce qui ne pourra se faire qu'en délivrant de leur tyrannie ceux sur lesquels ils exercent maintenant leur puissance , leur domination ou leur principauté.

15. Personne ne doute que les noms des bons anges n'indiquent leurs fonctions, leurs mérites ou leur dignité : car les uns sont appelés Anges ou messagers, parce qu'ils sont chargés d'annoncer les ordres de Dieu; les autres Archanges, parce qu'ils sont au-dessus des anges; les autres Dominations, parce qu'ils dominent sur quelques esprits; les autres Principautés , parce qu'ils ont une certaine puissance ; d'autres aussi sont appelés Trônes, parce qu'ils sont si attachés à Dieu, si unis, si intimes avec lui, que la Majesté divine semble se reposer plus particulièrement en eux et s'y plaire comme sur un trône.

16. Outre ce témoignage des saintes Écritures qui prouve que les démons sont gouvernés par des démons plus méchants qu'eux, et la réponse de Notre-Seigneur qui repousse les calomnies des pharisiens : « Si je chasse les démons au nom de Béelzébub , prince des démons » ( S. Matth., XII, 24), nous avons encore des visions certaines et l'expérience des saints sur ce sujet. Un de nos frères, voyageant dans cette solitude, trouva une caverne vers le soir et voulut s'y arrêter pour y réciter l'office des Vêpres. Pendant qu'il chantait les Psaumes selon l'usage, le milieu de la nuit arriva : lorsqu'il eut fini et qu'il se disposait à prendre un peu de repos, il aperçut tout à coup des troupes nombreuses de démons qui arrivaient, avançant en ordre, précédant et suivant leur prince. Cette étrange procession dura longtemps. Son chef, qui était plus grand et plus terrible que les autres, s'arrêta enfin; on éleva son trône et il s'y assit comme sur un tribunal.

Il se mit à examiner et à discuter les actes de chacun; il injuriait et chassait de sa présence, comme des lâches et des ignorants, ceux qui confessaient n'avoir pu réussir à tromper les personnes qu'ils étaient chargés de tenter, et il leur reprochait, tout en fureur, le temps qu'ils avaient perdu. Ceux qui annonçaient, au contraire, avoir séduit les hommes qu'ils devaient tromper, recevaient les plus grands éloges; il les accueillait avec joie et faveur, et les proposait à tous comme des modèles d'intelligence et de courage. Un démon plus méchant que les autres se présenta, l'air tout joyeux et comme apportant la nouvelle d'un grand triomphe, il nomma un solitaire très- connu et déclara qu'après l'avoir tenté pendant quinze ans, il l'avait enfin vaincu et l'avait fait tomber, cette nuit même, dans le péché d'impureté; que non-seulement il l'avait poussé à commettre le mal avec une personne consacrée à Dieu , mais qu'il l'avait décidé à la prendre pour sa femme. Il y eut alors des cris de joie dans l'assemblée. Le prince des ténèbres exalta le vainqueur et le renvoya comblé de louanges.

Cependant l'aurore commençait à paraître, et cette multitude de démons s'évanouit. Le solitaire ne crut pas d'abord le récit de l'esprit impur ; il le repoussa comme un de ces mensonges ordinaires, inventés pour nuire à la réputation d'un religieux. Il se souvenait de cette parole de l'Évangile : « Il n'est pas demeuré dans la vérité, parce que la vérité n'est pas en lui; lorsqu'il dit des mensonges, il parle de lui-même, parce qu'il est menteur et père du mensonge. » (S, Jean, VIII , 44.) II se rendit à Peluse , où il savait que demeurait le religieux accusé par le démon, Il le connaissait très-particulièrement, et quand il demanda de ses nouvelles, il apprit que, la nuit même où le démon avait annoncé au prince des ténèbres et à son assemblée la chute de ce solitaire, il avait, en effet, quitté son monastère et qu'il avait été à l'endroit où il avait misérablement péché avec la vierge désignée.

17. L'Écriture nous montre que chacun de nous a deux anges, l'un bon, l'autre mauvais. Le Sauveur  parle des bons lorsqu'il dit: « Ne méprisez pas un de ces petits; car, je vous le dis, leurs anges voient toujours dans le ciel la face de mon Père céleste. » (S. Matth., XVIII, 10.) Il est dit encore: « L'ange du Seigneur veillera autour de ceux qui craignent Dieu et les délivrera. » (Ps. XXVIII, 8.) N'est-il pas dit de saint Pierre dans les Actes des Apôtres ( XII, 7) : « Ce n'est pas lui, c'est son ange?» Le livre du Pasteur nous parle d'une manière très-précise des deux anges (1). Si nous considérons celui qui tourmentait Job, nous verrons qu'il était chargé de le tenter et de le faire pécher; mais il était obligé de demander à Dieu le pouvoir sur lui, car il savait que sans cela, il serait toujours vaincu par la vertu qui le protégeait. Il est dit également de Judas: « Et le démon se tenait toujours à sa droite. » (Ps. CVIII, 6.)

18. La différence qui existe entre les démons est encore prouvée par ce qu'on rapporte de ces deux philosophes qui s'adonnaient à la magie, et qui éprouvèrent si souvent la faiblesse ou la force de leur malice. Ils méprisaient le bienheureux Antoine comme un homme sans science et sans sagesse, et ils résolurent de le chasser au moins de sa cellule par leurs enchantements, s'ils ne pouvaient lui nuire davantage. Ils étaient jaloux de la multitude de personnes qui venaient chaque jour consulter le serviteur de Dieu, et ils lui envoyèrent, pour le tourmenter, une troupe nombreuse de démons. Antoine eut recours au signe de la Croix, qu'il fit sur son front et sur sa poitrine, et il se mit humblement en prières. Les démons les plus audacieux n'osèrent pas approcher et retournèrent vers les philosophes sans aucun succès. Ceux-ci redoublèrent d'efforts et en envoyèrent de plus méchants qui ne réussirent pas davantage; ils évoquèrent inutilement contre le soldat victorieux du Christ les puissances les plus terribles de l'enfer; tous leurs efforts, toutes leurs pratiques magiques ne servirent qu'à leur prouver qu'il y avait une grande vertu dans la religion chrétienne, puisque tous les enchantements qu'ils croyaient capables d'obscurcir le soleil et la lune, n'avaient pu non-seulement faire le moindre mal à un solitaire, mais même le contraindre à sortir un instant de sa cellule.

(1) Ce livre du Pasteur est attribué à Hermas, qu'on croit avoir été disciple de saint Paul. Son autorité est contestée par saint Jérôme. (Voir Baronius, tom. II, Annal.— a. 159.—) L'Église enseigne que chaque homme a un ange gardien, mais elle ne dit pas qu'il a un démon spécial pour le tenter.

19. Ces philosophes, pleins d'admiration, vinrent trouver l'abbé Antoine, lui racontèrent la guerre qu'ils lui avaient faite et la cause de leur jalousie, et ils lui déclarèrent qu'ils étaient décidés à se faire chrétiens. Le saint leur demanda quel avait été le jour de leur tentative, et il leur avoua que, ce jour-là, il avait été , en effet, tourmenté par des pensées très-pénibles.

Cet exemple prouve la vérité de ce que nous disions dans notre dernière conférence. L'expérience du bienheureux Antoine montre que les démons ne peuvent rien sur l'esprit et le corps des hommes, et qu'ils sont incapables d'envahir leur âme, à moins d'en bannir d'abord les saintes pensées, et de l'avoir privée des secours de la prière et de la contemplation. Il faut savoir cependant que les esprits impurs obéissent aux hommes de deux manières: ou ils sont assujettis, par la grâce et la vertu divines, au pouvoir des saints , ou ils sont attirés par les sacrifices et les évocations des impies qu'ils servent alors comme des amis. C'est cette croyance qui trompait les pharisiens , lorsqu'ils accusaient Notre-Seigneur de commander aux démons: « C'est au nom de Béelzébub, prince des démons, disent-ils, qu'il chasse les démons » (S. Matth., XII, 24) , s'imaginant que le Sauveur employait les mêmes moyens que les magiciens , qui invoquent le nom du démon et lui font des sacrifices agréables, afin d'obtenir un certain pouvoir sur les démons inférieurs qui lui sont soumis.

20. L'ABBÉ GERMAIN. La Providence a permis qu'on lût ce matin un passage de la Genèse, sur lequel nous avons toujours désiré avoir des explications. Que faut-il croire au sujet de ces anges apostats dont il est dit qu'ils épousèrent les filles des hommes? (Genèse, VI.) Cela peut-il se prendre à la lettre et convenir à leur nature spirituelle? Comment faut-il entendre ce texte de l'Évangile que vous avez cité :« Il est menteur et père du mensonge. » Que penser de cette paternité?

21. L'ABBÉ SERENUS. Vous me faites deux questions difficiles ; je tâcherai d'y répondre dans l'ordre que volis m'avez proposé. Il ne faut certainement pas croire que des natures spirituelles puissent épouser des femmes. Si cette alliance s'était faite autrefois, pourquoi ne se renouvellerait-elle pas encore maintenant? Les démons qui poussent les hommes à l'impureté, s'y livreraient eux-mêmes si leur nature en était capable. L'Ecclésiaste a dit : « Qu'est-ce qui a été? Ce qui est encore. Qu'est-ce qui s'est fait? Ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, dont on puisse dire : Cela est nouveau et n'existait pas dans les siècles qui étaient avant nous. » (Eccl. , I, 9.)

On peut répondre ceci à votre question : Après la mort du juste Abel, Dieu ne voulut pas que tout le genre humain tirât son origine d'un fratricide et d'un impie, et remplaça le fils d'Adam qui était mort, par Seth qui lui succéda non-seulement dans ses droits , mais encore dans sa piété et sa justice. Les descendants de Seth suivirent la justice de leur père et n'eurent aucun rapport, aucune alliance avec la race du sacrilège Caïn , comme le montre clairement leur généalogie : « Adam engendra Seth , Seth engendra Énos, Énos engendra Caïnan , Caïnan engendra Malaléel , Malaléel engendra Jareth, Jareth engendra Hénoc, Hénoc engendra Mathusalem , Mathusalem engendra Lamech, Lamech engendra Noé. » (Genèse, V, 6.) La généalogie de Caïn est différente : « Caïn engendra Énoch , Énoch engendra Irath , Irath engendra Maviaël, Maviaël engendra Mathusaël, Mathusaël engendra Lamech, Lamech engendra Jubal.» (Gen., IV, 18.) Ainsi cette génération qui descendait du juste Seth ne se mésallia pas et resta longtemps fidèle à la sainteté de son chef et de ses ancêtres, se préservant toujours de la malice et des crimes dont était infectée la race de Caïn. Tant que les deux familles furent ainsi séparées, les descendants de Seth, qui sortaient d'une bonne souche, méritèrent, par leur sainteté, d'être appelés les anges de Dieu, ou, comme il est dit dans d'autres textes, les enfants de Dieu ; tandis que ceux de Caïn , au contraire, à cause de leur impiété ou de celle de leur père, et de leurs oeuvres toutes terrestres, étaient appelés les enfants des hommes. Cette séparation , si bonne et si utile à la race de Seth , dura jusqu'à ce que les enfants de Dieu s'éprirent de la beauté des filles de la race de Caïn , et les prirent en mariage. Les femmes communiquèrent à leurs maris les vices de leurs pères, et les détournèrent ainsi de la simplicité et de la sainteté qu'ils avaient reçues de leurs ancêtres.

On pouvait leur appliquer cette parole : «J'ai dit, Vous êtes des dieux et les enfants du Très-Haut. Mais pour vous, vous mourrez comme des hommes, et vous tomberez comme un de ces princes. » (Ps. LXXXI, 6.)

Ils perdirent ainsi les sciences et la sagesse qui leur avaient été transmises par leur père, et surtout par le premier homme, qui avait pu pénétrer les propriétés de toutes choses , et en communiquer la con-naissance à ses descendants. Comme il avait vu le monde dans toute sa jeunesse et comme dans son premier élan, il avait mis à l'étudier cette plénitude de sagesse, ce don de prophétie que le souffle divin lui avait donné , pour qu'il imposât un nom à tous les animaux de cette terre dont il était le souverain. ( Genèse , II.) Il connut non-seulement toutes les espèces des animaux, les fureurs et les poisons des reptiles, mais encore les vertus des plantes, des arbres , la nature des pierres et les changements des saisons avant de les avoir éprouvés; et il pouvait bien dire : « Le Seigneur m'a donné la science véritable de ce qui existe, afin que je connaisse la disposition du monde , la vertu des éléments, le commencement , le milieu et la consommation des temps , le cours des années et l'ordre des étoiles, la nature des animaux et les passions des bêtes, la force de l'esprit et les pensées des hommes, les différences des arbres et la propriété des racines , ce qu'il y a de plus caché m'a été dévoilé. » (Sag., VII, 17.) Cette science universelle de la nature a été transmise de génération en génération à la race de Seth , tant qu'elle a vécu séparée de la race coupable de Caïn. Et comme elle l'avait reçue saintement, elle ne l'employait aussi que pour le culte de Dieu ou les nécessités de la vie ; mais depuis ses funestes alliances, elle l'employa, sous l'inspiration du démon, à des choses profanes et sacrilèges. Elle institua les pratiques des enchantements et de la magie , et apprit à ses descendants à quitter le culte du vrai Dieu pour adorer les éléments , le feu et les démons qui sont dans l'air.

Quoique, pour répondre à votre question, il ne soit pas nécessaire de vous expliquer comment ces connaissances n'ont pas disparu dans le déluge et dans les siècles suivants, cependant, puisque l'occasion se présente , je vous en dirai quelque chose. Une ancienne tradition nous apprend que le fils de Noé, Cham, s'était livré aux superstitions et aux pratiques sacrilèges de la magie. Comme il savait bien qu'il ne pourrait pas introduire dans l'arche, où il devait entrer avec son père et ses frères, un livre qui conserverait le souvenir de toutes ces abominations, il écrivit ce qu'il en savait sur des lames de métal et sur des pierres très-dures que l'eau ne pouvait détériorer. Après le déluge il rechercha avec soin les documents qu'il avait cachés, et les transmit à la postérité, comme une semence perpétuelle de malice et de sacrilège. Ainsi cette croyance populaire qui fait dire que les anges ont appris la magie aux hommes, a un fond de vérité.

Les fils de Seth ayant épousé les filles de Caïn, leurs enfants devinrent plus méchants qu'eux : c'étaient de robustes chasseurs , des hommes violents et cruels qui , à cause de la grandeur de leur taille et de leurs méchancetés, furent appelés des géants. (Gen., VI.) Les premiers , ils se mirent à piller leurs voisins et à rançonner les hommes , aimant mieux vivre en volant les autres qu'en travaillant de leurs mains ; leurs crimes devinrent enfin si grands, qu'il fallut les eaux du déluge pour en purifier la terre. Les tentations de la concupiscence ayant fait violer aux enfants de Seth ce commandement qu'ils avaient observé instinctivement au commencement du monde, il fallut le renouveler dans la loi écrite : « Vous ne donnerez pas votre fille pour épouse à son fils, et vous ne recevrez pas pour votre fils une de leurs filles, qui séduiraient votre coeur et vous éloigneraient de Dieu pour vous faire suivre leurs dieux et les servir. » (Deut., VII, 3.)

22. L'ABBÉ GERMAIN. Ces alliances pouvaient leur être reprochées , dans le cas seulement où le précepte eût été donné; mais puisqu'elles ne leur avaient pas été encore défendues, comment peut-on leur en faire un crime? La loi ne condamne pas les fautes qui l'ont précédée , mais les fautes qui l'ont suivie.

23. L'ABBÉ SERENUS. Dieu, en créant l'homme, mit en lui une connaissance naturelle de la loi , et s'il y fût resté fidèle comme il avait commencé, il n'eût pas été nécessaire de lui en donner une autre écrite. La loi extérieure était inutile , tant que la loi intérieure n'était pas effacée; mais lorsque le libre arbitre de l'homme et l'habitude du péché l'eurent presque fait disparaître, il fallut la renouveler, la rétablir; et, pour me servir des termes mêmes de l'Écriture, les prescriptions sévères de la loi mosaïque lui furent données comme un secours , afin que la crainte de la peine présente empêchât d'éteindre complètement cette lumière naturelle, selon cette parole du Prophète : «Il a donné la loi pour aide. » ( Isaïe , VIII.) Et saint Paul dit aussi qu'elle a été donnée comme un maître aux enfants, pour les instruire , les garder et les empêcher d'oublier ce qu'on leur avait d'abord appris. » (Gal., III, 24.) Et ce qui prouve que toute la science de la loi a été donnée à l'homme dès sa création , c'est que nous voyons tous les saints l'observer avant Moïse , et même avant le déluge. Comment Abel pouvait-il apprendre, sans le précepte formel de la loi, qu'il fallait offrir à Dieu les prémices de son troupeau , et lui immoler ses plus grasses brebis , s'il ne l'avait su par une inspiration naturelle? (Gen. , IV.) Comment Noé eût-il pu distinguer les animaux purs des animaux impurs, sans aucune prescription légale , s'il n'avait pas été intérieurement instruit? ( Gen. , IX.) Comment Hénoch apprit-il à marcher si parfaitement en la présence de Dieu, sans avoir la connaissance de la loi? (Gen., V.) Où Sem et Japhet avaient-ils lu : « Vous ne révélerez pas la honte de votre père? » (Lev., XVIII, 7.) Et qui les fit marcher à reculons pour couvrir la nudité de leur père? Qui avertit Abraham de refuser les dépouilles des ennemis, qu'on lui offrait, pour ne pas recevoir ainsi la récompense de ses travaux, et d'offrir à Melchisédech les dîmes que la loi de Moïse prescrivit ensuite? Comment le même Abraham, comment Loth, avant d'avoir vu briller la lumière de l'Évangile , apprirent-ils à être si charitables envers les voyageurs et les étrangers, et à leur laver les pieds? Qui enseigna au saint homme Job cette foi si ardente, cette chasteté si pure, cette humilité, cette douceur, cette miséricorde, cette humanité si grandes , que ne pratiquent même pas ceux qui savent par coeur l'Évangile? Quel est celui des saints qui, avant la loi, ne l'a pas observée tout entière ? Quel est celui qui n'a pas suivi cette parole : « Écoute, Israël, ton Seigneur et ton Dieu est seul Dieu » (Deut., VI) ; et celles-ci : « Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est au ciel, sur la terre, sous la terre ou dans les eaux ; Honore ton père et ta mère; Tu ne tueras pas; Tu ne commettras pas d'adultère ; Tu ne déroberas pas ; Tu ne diras pas de faux témoignages ; Tu ne désireras pas la femme de ton prochain » (Exod. , XX) ; et d'autres préceptes plus importants auxquels ils ont obéi, en devançant non-seulement la loi, mais encore l'Évangile.

24. Ainsi nous comprenons que dans le principe, tout ce que Dieu a créé était parfait, et qu'il n'aurait eu rien à ajouter à cette disposition première, comme imprévoyante ou incomplète, si tout fût resté dans l'état et l'ordre où il avait été créé. Nous devons donc reconnaître que tous ceux qui ont péché avant la loi, et même avant le déluge, ont été très-justement punis de Dieu , et qu'ils n'avaient aucune excuse. Nous éviterons ainsi les calomnies et les blasphèmes de ceux qui, dans leur ignorance de la loi naturelle, accusent le Dieu de l'Ancien Testament, et insultent notre foi par leurs railleries sacrilèges. Comment notre Dieu, disent-ils, s'est-il avisé de promulguer une loi, après tant de milliers d'années, pendant lesquelles il avait laissé les hommes s'en passer. S'il a trouvé que cela serait mieux dans la suite des temps , c'est qu'au commencement du monde sa sagesse était moindre , et qu'il a fallu qu'instruit par l'expérience , il corrigeât et perfectionnât son oeuvre : ce qui ne con vient pas à la prescience infinie de Dieu , et serait un blasphème et une odieuse hérésie, puisque l'Ecclésiaste a dit : « J'ai connu que tout ce que Dieu a fait au commencement, demeurera ainsi toute l'éternité. Rien ne peut y être ajouté , et rien ne peut en être retranché. » (Eccl., III, 14.) C'est pourquoi la loi n'est pas établie pour les justes , mais pour les injustes, les désobéissants, les impies et les pécheurs, les scélérats et les impudiques. » (I Tim., I, 9.)

Les justes ont pour se conduire cette loi naturelle, vivante dans leur coeur, et n'ont pas besoin de cette loi extérieure écrite, qui n'est donnée que pour aider la loi intérieure. Il est donc évident qu'il ne fallait pas donner la loi écrite dès l'origine; elle était inutile, parce que la loi naturelle existait et n'était pas entièrement détruite ; et l'observation de la loi de Moïse devait préparer à la perfection de l'Évangile. Les hommes pouvaient-ils entendre cette parole : « Si on vous frappe sur la joue droite, présentez aussi la joue gauche » (S. Matth., V, 39), lorsqu'ils ne se contentaient pas de la loi du talion, et voulaient se venger d'un soufflet par des blessures mortelles, et ôter la vie à ceux qui les avaient privés d'une dent. Comment leur dire : « Aimez vos ennemis, » puisque c'était beaucoup de leur demander d'aimer leurs amis, d'éviter leurs ennemis, et de ne pas les tuer, en se contentant de les haïr?

25. Venons maintenant à ce qui est dit du démon , qu'il est l'auteur du mensonge et son père; nous verrons qu'il est absurde de croire que l'Écriture parle dans ce passage de la paternité du démon. Nous avons déjà dit qu'un esprit n'engendre pas un esprit, qu'une âme ne crée pas une autre âme, comme un homme engendre le corps d'un homme. Saint Paul distingue très-bien les deux substances dont nous sommes composés, la chair et l'esprit. « Les pères de notre chair nous ont élevés, et nous les avons respectés. Combien est-il plus juste de nous soumettre au Père des esprits, afin d'avoir la vie! » (Hébr., XII, 9.)

Il n'y a rien de plus clair que cette distinction? Les hommes sont les pères de notre corps , mais Dieu seul est le Père de nos âmes. Et même dans la formation de nos corps, les hommes ne sont que des instruments, et Dieu reste le Maître absolu. Comme le dit David : « Vos mains, Seigneur, m'ont fait et m'ont façonné » (Ps. CXVIII, 73) ; et le bienheureux Job : « N'avez-vous pas mêlé et épaissi ma chair comme le lait? Ne m'avez-vous pas affermi par des os et par des nerfs. » (Job, X, 10.) Le Seigneur dit à Jérémie : « Je t'ai connu avant de te former dans le sein de ta mère. » (Jér., I, 5.) L'Ecclésiaste, cependant, jugeant l'origine et la nature des deux substances dont nous sommes composés , par le principe d'où elles sortent et par la fin où elles tendent, explique ainsi leur séparation : « Avant que la poussière retourne à la terre, d'où elle a été tirée , et que l'esprit retourne à Dieu , qui l'a donné. » (Eccl. , XII, 7.) Il ne pouvait dire plus clairement que la matière de la chair, qu'il appelle poussière, et qui vient de l'homme et de son action , est semblable à la terre , qui vient d'une autre terre ; elle doit par conséquent retourner à la terre, tandis que l'esprit, qui n'est pas créé par le moyen de l'homme, et qui nous vient plus particulièrement de Dieu seul , retourne naturellement à son auteur ; ce qui est parfaitement exprimé par le souffle de Dieu qui anima le corps d'Adam. (Gen., II, 7.) Ces témoignages nous montrent avec évidence qu'il n'y a que Dieu qu'on puisse appeler le Père des esprits, parce que c'est lui qui les tire du néant , quand il lui plaît, tandis que les hommes ne sont que les pères de nos corps. Ainsi le démon, considéré comme esprit et comme bon ange, tel qu'il a été créé, n'a pas eu d'autre Père que Dieu son créateur. Lorsqu'il s'est enflé d'orgueil et qu'il a dit dans son coeur : « Je monterai au-dessus des nues, et je serai semblable au Très-Haut » (Isaïe, XIV, 14), il est devenu menteur et il n'est pas resté dans la vérité. Et comme il a tiré le mensonge du trésor de sa malice, « non-seulement il est menteur, mais il est devenu le père du mensonge. » (S. Jean, VIII, 44.) Car il a promis la divinité à l'homme en lui disant : « Vous serez comme des dieux.» (Gen., III, 5.) Il n'est pas resté dans la vérité , mais il est devenu homicide dès le commencement; il a rendu Adam sujet à la mort, et il a tué Abel par la main de son frère.

Mais voici le jour qui approche et qui termine un entretien auquel nous avons consacré presque deux nuits entières, et j'en profite pour retirer ma barque de cet océan de questions difficiles , et pour rentrer dans le silence comme dans un port assuré. Plus le souffle de l'Esprit-Saint nous poussait , plus nous apercevions l'immensité , selon cette parole de Salomon : « La sagesse nous paraît toujours de plus en plus éloignée de nous; sa profondeur est infinie ; qui pourra la sonder? » (Eccl., VII, 25.) Demandons au Seigneur que la crainte ou que la charité, qui ne connaît pas de chute , demeure inébranlable en nous , afin qu'elle nous rende sages parmi les hommes, et invulnérables aux attaques du démon. Avec cette défense, il est impossible que nous tombions dans les pièges de la mort. Ce qui fait la différence entre les parfaits et les imparfaits, c'est que dans les uns, la charité, plus forte et plus mûre , rend plus ferme leur persévérance et plus facile leur sainteté ; tandis que dans les autres, la charité, plus faible, se refroidit plus aisément, et les laisse plus promptement et plus souvent succomber aux tentations du péché.

Les paroles du saint vieillard nous enflammèrent tellement , qu'après avoir goûté la plénitude de sa sagesse, nous en étions plus avides, en sortant de sa cellule qu'en y entrant.

NEUVIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ISAAC : DE LA PRIÈRE

De la prière continuelle dans la vie religieuse. — Moyens d'y parvenir.— Simplicité, Humilité. —En quoi elles consistent.— Leur différence, selon saint Paul. — Supplication. — Oraison. — Demande. — Action de grâces. — Oraison dominicale — Modèle de la prière. — Pourquoi nous ne demandons pas les choses temporelles. — Des larmes et de leurs causes. — Dispositions de l'âme pour la prière.

1. J'ai promis, dans le second livre des Institutions (ch. IX) , de parler de la prière continuelle et de son obligation, et j'espère que Dieu m'aidera à remplir cette promesse , en rapportant nos entretiens avec l'abbé Isaac. Je crois satisfaire ainsi aux ordres de l'évêque Castor, de sainte mémoire, comme à votre désir, bienheureux Léonce , et au vôtre, mon pieux et cher Hellade. Excusez avant tout la longueur de ce traité; j'ai fait tous mes efforts pour être court, en passant beaucoup de choses sous silence, et cependant j'ai été plus long que je ne me l'étais proposé. Je tairai donc ce que le saint vieillard nous dit au commencement de son entretien, et je me bornerai à ce que je vais rapporter.

2. La fin de tout religieux , sa plus haute perfection consiste à persévérer dans la prière , et à conserver, autant que la faiblesse humaine peut le permettre, la paix de l'âme et la pureté du coeur. C'est vers ce bien si précieux que doivent tendre tous les efforts de notre corps et toutes les aspirations de notre esprit ; et il y a entre ces deux choses des rapports intimes et nécessaires. Tout l'édifice des vertus ne s'élève que pour atteindre la perfection de la prière , et s'il n'arrive à ce couronnement qui unit et lie toutes les parties ensemble , il n'aura aucune solidité , aucune durée. Sans les, vertus, il est impossible d'acquérir cette paisible et continuelle prière, et sans cette prière,, les vertus qui en sont le fondement n'atteindront pas leur perfection. Aussi nous ne pouvons pas traiter convenablement de la prière , et en étudier la perfection, qui s'obtient par le concours de toutes les vertus , sans examiner auparavant ce qu'il faut rejeter ou préparer pour l'obtenir, et sans rechercher, dans les enseignements de l'Évangile , ce qui est nécessaire pour construire cette forteresse si élevée de l'âme. Tous nos travaux seront inutiles et nos murailles ne pourront s'élever solidement, si nous ne nous corrigeons de nos vices, si nous n'enlevons d'abord les débris de nos passions , afin de bâtir ensuite sur la terre solide de notre coeur, et sur la pierre de l'Évangile , les fondements inébranlables de la simplicité et de l'humilité qui doivent soutenir l'édifice de toutes les vertus , et permettre de l'élever en toute assurance jusqu'au ciel. Celui qui bâtit sur de pareils fondements ne craint pas les pluies abondantes des passions, les torrents impétueux des persécutions et les tempêtes furieuses des puissances ennemies. L'édifice ne sera pas renversé ; il ne sera pas même ébranlé.

3. Pour prier avec la ferveur et la pureté nécessaires, voici ce qu'il faut observer avec soin : il faut d'abord retrancher généralement tout désir de la chair; il faut ensuite éviter l'embarras des affaires et en éloigner jusqu'au souvenir; il faut fuir les médisances, les paroles inutiles et frivoles , la raillerie, toutes les occasions de tristesse et de colère , tout ce qui peut exciter à la concupiscence ou porter à l'avarice. Et lorsqu'on aura ainsi coupé et arraché les racines de ces vices grossiers qu'aperçoivent les hommes , on appropriera la place, au moyen de la simplicité et de la pureté, afin d'établir les fondements inébranlables d'une humilité profonde , capables de supporter un édifice qui doit s'élever jusqu'au ciel. Il faut ensuite construire cet édifice de toutes les vertus , et préserver son esprit de toutes sortes de distractions , afin qu'il puisse s'accoutumer peu à peu à la contemplation de Dieu et à la vue des choses célestes. Tout ce qui occupe notre âme avant l'heure de l'oraison, se présente nécessairement à notre pensée quand nous prions. Il faut donc nous mettre, à l'avance, dans les dispositions où nous désirons être pendant la prière. Nous retrouverons, au mi-lieu de nos actes de piété extérieure, l'impression des paroles et des actes qui les auront précédés. Leur souvenir se jouera de nous et nous rendra colère ou triste, si nous l'avons été. Nous retrouverons les désirs et les pensées qui nous occupaient, et qui nous feront retomber, à notre honte , dans la distraction et rire sottement d'une parole ou d'une action plaisante. Chassons donc de notre coeur, avant la prière , tout ce qui pourrait la troubler, afin de suivre ce précepte de l'Apôtre : « Priez sans cesse » (I Thess., V, 17) ; et « en tout lieu, levez vos mains pures sans trouble et sans colère. » (I Tim., n, 8.) Nous ne pourrons jamais le faire, si notre âme n'est pas purifiée de tous les vices, et tout appliquée au bien et à la vertu pour se nourrir continuellement de la contemplation divine.

4. Notre âme ressemble à une plume très-légère , qui peut s'élever naturellement vers le ciel au moindre souffle, lorsqu'elle n'est pas appesantie par l'humidité ou par une autre cause extérieure; mais si l'eau la pénètre , elle perdra sa légèreté et ne pourra plus voler dans les airs; le poids de l'eau la retiendra en bas. Il en est ainsi de notre âme: si elle n'est pas appesantie par les désirs des passions et par les soins de la terre , si elle n'est pas corrompue par la boue des plaisirs coupables, sa pureté lui permettra de s'élever naturellement au moindre souffle des saintes inspirations , et de quitter les choses basses et terrestres pour atteindre la région des choses invisibles et célestes. Notre-Seigneur nous le dit lui-même : « Prenez garde, dit-il, que vos cœurs ne s'appesantissent dans la gourmandise, l'ivresse et les soins de ce monde. » (S. Luc, XXI, 34.) Si nous voulons donc que notre prière monte au ciel et au delà du ciel , ayons soin de purifier notre âme de tous les vices de la terre et de toutes les souillures des passions; elle retrouvera sa légèreté naturelle, et la prière montera sans obstacle vers Dieu.

5. Il faut remarquer maintenant les causes qui peuvent appesantir notre âme. Notre-Seigneur n'indique pas les adultères , les fornications, les homicides, les blasphèmes, les vols et les péchés, que tous savent être mortels ; mais il nomme la gourmandise , l'ivresse et les soins de cette vie. Non-seulement les hommes du monde ne regardent pas ces choses comme nuisibles, mais, j'ai honte de le dire, bien des religieux s'en embarrassent comme si elles étaient innocentes et utiles. Ces trois choses , selon l'Écriture , appesantissent l'âme , la séparent de Dieu et la courbent vers la terre; il est facile cependant de les éviter, à nous surtout qui sommes éloignés de tous les embarras du monde, et qui n'avons aucune occasion de nous inquiéter des choses d'ici-bas et de nous laisser aller aux excès du vin et de la bonne chère; mais il y a des gourmandises et des ivresses de l'esprit, qu'il est plus difficile d'éviter : il y a des inquiétudes temporelles qui tourmentent les religieux dans leur solitude , après avoir renoncé à tous leurs biens et à tous les plaisirs de la table. C'est à eux que le Prophète dit : « Réveillez-vous, vous qui êtes ivres , mais non pas de vin » (Joël , I, 5); et encore : « Soyez dans la stupeur et l'étonnement; hésitez et chancelez comme des hommes ivres , mais non pas de vin ; soyez ébranlés, mais sans ivresse. » (Isaïe, XXIX, 9.) Le vin qui cause cette sorte d'ivresse est, selon le Prophète , la fureur du dragon, et l'on voit par ces paroles la souche qui le produit : « Leur vigne vient de la vigne de Sodome, et leurs branches de Gomorrhe. » (Deut., XXXII,32.) Si vous voulez connaître le fruit de cette vigne, et la sève de ces branches , le texte ajoute : « Leur raisin est un raisin de fiel , et leur grappe est remplie d'amertume. »

Si donc nous ne nous purifions pas entièrement de toutes nos passions, nous aurons beau avoir renoncé aux plaisirs de la table et à l'intempérance , notre coeur pourra tomber dans une ivresse plus dangereuse. Pour nous faire comprendre que , même séparés du monde, nous pouvons cependant nous tourmenter des choses du monde , la règle des anciens qui craignaient ce malheur, nous dit que tout ce qui dépasse le strict nécessaire de chaque jour doit être considéré comme un embarras superflu du siècle. Si, par exemple, un sou que nous gagnons par notre travail nous suffit pour vivre, et que nous voulions en gagner deux et même trois; si nous ne nous contentons pas de deux tuniques pour nous couvrir le jour et la nuit, et que nous en désirions trois ou quatre; si nous ne nous bornons pas à une ou deux cellules, et que nous en voulions quatre ou cinq pour être logés plus grandement et plus richement que nos besoins ne le demandent, nous montrons , autant que nous le pouvons, que nous sommes encore tourmentés des passions et des convoitises du monde.

6. Nous savons, par expérience, que c'est l'artifice du démon qui nous entraîne dans ce malheur. Un des plus vénérables solitaires passait près de la cellule d'un religieux atteint de cette maladie de l'âme dont nous parlons; il se fatiguait chaque jour à construire et à refaire des logements complètement inutiles. Le saint solitaire vit de loin le pauvre religieux qui brisait avec un gros marteau un rocher très-dur, et il aperçut près de lui un Éthiopien qui l'aidait. à chaque coup qu'il donnait, et qui l'excitait au travail avec des torches ardentes; il le regarda longtemps, aussi étonné de l'action du démon que de l'illusion du religieux. L'infortuné n'en pouvait plus de fatigue et désirait se reposer un peu, mais son tyran ne le lui permettait pas, et il lui faisait reprendre le marteau ; il l'empêchait d'abandonner son ouvrage et l'excitait tellement qu'il ne paraissait plus se ressentir de cet excès de travail. Le saint vieillard, ne pouvant souffrir cette méchanceté du démon, vint à la cellule du religieux et lui dit en le saluant : « Quel travail faites-vous là, mon frère? » Celui-ci répondit : « Nous travaillons sur ce rocher, qui est si dur , que nous pouvons à peine le briser. — Vous faites bien de dire : Nous pouvons à peine , car vous n'étiez pas seul à frapper , un autre était avec vous , que vous ne voyiez pas ; et non-seulement il vous aidait , mais encore il vous excitait et vous faisait violence. » Pour prouver que nous n'avons pas cette maladie des choses de la terre , il ne suffit pas de renoncer à ce que nous ne pourrions pas faire, quand même nous le voudrions , et d'éviter ce qui serait évidemment condamné par les personnes spirituelles comme par les gens du monde mais il faut encore sacrifier avec courage et fermeté tout ce que nous pourrions faire sous un prétexte honnête ; car , en vérité, ces choses qui semblent si petites et si indifférentes aux religieux n'occupent et n'appesantissent cependant pas moins leur esprit que les affaires plus importantes qui troublent et enivrent les hommes du monde. Ces riens ne leur permettent pas de se dégager de la terre pour ne respirer qu'en Dieu, la Vie, le Bien suprême, dont la séparation doit leur sembler plus cruelle que la mort.

Lorsque notre âme sera fixée dans cette paix, et libre de tous les liens des passions humaines, lorsque notre coeur sera fermement attaché à Dieu , le souverain Bien, nous accomplirons le précepte de l'Apôtre : « Priez sans cesse (I Thess. , V , 17), et en tout lieu élevez vos mains pures, sans colère et sans contestations. » (I Tim., II , 8.) Cette pureté parfaite de l'âme la rend, pour ainsi dire, sur cette terre même , semblable aux anges; et tout ce qu'elle entend, tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, devient pour elle une prière très-pure et très-sincère.

7. L'ABBÉ GERMAIN. Plût à Dieu qu'il fût aussi facile de conserver les pensées spirituelles et saintes, qu'il nous a été facile de les concevoir. A peine naissent-elles dans notre coeur par le souvenir des saintes Écritures et des exemples de vertu , ou par la méditation des mystères, qu'elles disparaissent et s'évanouissent comme des ombres. Si notre esprit, par ses efforts, en fait naître de nouvelles, elles nous échappent comme les premières, sans que nous puissions les retenir; si nous y réussissons quelquefois, il semble que ce soit plutôt par hasard que par l'action de notre volonté. Car comment nous les attribuer, lorsque nous sommes dans l'impuissance de les conserver? Mais l'examen de cette question nous entraînerait trop loin et retarderait la solution de celle que nous vous avons d'abord proposée ; nous y reviendrons à son temps , et nous vous conjurons de nous parler de la qualité de la prière, surtout de celle que saint Paul nous avertit de ne jamais interrompre, en disant : cc Priez sans cesse. » (I Thess., V.) Nous désirons savoir en quoi elle consiste et comment elle peut être continuelle. Il faut pour cela une grande application de l'âme; l'expérience nous le prouve tous les jours, et vos saintes paroles viennent de nous montrer que le but d'un religieux et sa véritable perfection consistent à toujours prier.

8. L'ABBÉ ISAAC. Il est,impossible de comprendre toutes les sortes de prières, sans une grande contrition de coeur , une véritable pureté d'âme et une lumière spéciale du Saint-Esprit. Il y a autant de prières qu'il y a dans l'âme , ou plutôt dans les âmes , de dispositions et d'états. Aussi tout en reconnaissant que notre esprit est trop grossier pour discerner toutes ces différences de la prière, nous tâcherons de les expliquer, autant que nous le permettra notre peu d'expérience.

La prière se modifie selon le degré de pureté de l'âme , selon les dispositions et les circonstances où elle se trouve; et il est certain que personne ne peut toujours prier de la même manière. On prie autrement lorsqu'on est dans la joie ou dans la tristesse et l'abattement, dans la consolation ou dans l'épreuve; lorsqu'on demande à Dieu le pardon de ses péchés ou l'abondance de sa grâce, l'acquisition d'une vertu ou la guérison d'un vice; lorsqu'on pense au feu de l'enfer et à la terreur du jugement, ou lorsqu'on est enflammé du désir et de l'espérance des biens du ciel ; lorsqu'on est dans le malheur et les dangers ou qu'on est dans la paix et l'assurance ; lorsque Dieu nous révèle le secret de ses mystères ou qu'il nous laisse dans l'aridité et la stérilité de toute vertu.

9. Après vous avoir parlé de la qualité de la prière, non pas autant que le demande la grandeur du sujet, mais autant que le permet le peu de temps que nous avons et la faiblesse de notre esprit , nous aborderons maintenant une difficulté plus grande, en expliquant l'une après l'autre les quatre sortes de prières que distingue saint Paul, lorsqu'il dit : «  Je recommande avant tout d'offrir des supplications, des oraisons, des demandes et des actions de grâces. » (I Tim., II,1.) Cette distinction de l'Apôtre n'est certainement pas inutile : Cherchons donc d'abord ce que signifient les mots de supplications, d'oraisons , de demandes et d'actions de grâces ; nous examinerons ensuite si ces quatre sortes de prières doivent se faire en même temps et se confondre en une seule ; ou si on doit les faire l'une après l'autre , en offrant à Dieu , tantôt des supplications, tantôt des oraisons, tantôt des demandes, tantôt des actions de grâces; ou si la prière doit varier selon les personnes, les unes employant les supplications, les autres les actions de grâces, selon le degré et l'avancement où l'âme sera parvenue par les efforts de sa volonté.

10. Il faut donc d'abord traiter de la valeur de ces mots et discuter la différence qui existe entre l'oraison, la demande et la supplication. Nous examinerons ensuite s'il faut les faire l'une après l'autre, ou toutes ensemble. Enfin nous rechercherons s'il n'y a pas quelque enseignement caché dans l'ordre établi par l'Apôtre, ou s'il n'a eu aucune intention, en les nommant de la sorte , ce qui me paraît de toute invraisemblance. Comment croire que l'Apôtre ait parlé au hasard et sans l'inspiration de l'Esprit-Saint? Aussi allons-nous , dans l'ordre indiqué , parler de chacune de ces prières , comme Dieu nous en fera la grâce.

11. « Je vous recommande d'abord de faire des supplications » (I Tim., II, 1) ; supplier, c'est implorer la miséricorde de Dieu pour ses péchés présents ou passés , lorsqu'on les reconnaît et qu'on en ressent une juste douleur.

12. L'oraison est l'acte par lequel nous offrons ou nous vouons quelque chose à Dieu ; les Grecs l'appellent un voeu, et il est dit dans les Psaumes : « Je rendrai mes voeux à Dieu : Vota mea Domino reddam.» (Ps. CXV, 14.) Comme s'il y avait : J'offrirai mes prières , mes oraisons à Dieu. Nous lisons aussi dans l'Ecclésiaste : « Si vous faites un voeu à Dieu , ne tardez pas à l'accomplir. » (Eccl., V, 4.) Ce qui pourrait se traduire selon le grec : « Si vous avez promis une prière à Dieu, ne tardez pas à l'accomplir. » Les deux choses se confondent. Nous prions lorsque, renonçant au monde, nous nous engageons à nous mortifier en toute chose pour servir Dieu de tout notre coeur. Nous prions, lorsque nous promettons de mépriser tous les honneurs du siècle et toutes les richesses de la terre pour nous attacher à Dieu, dans toute la componction de l'âme et dans l'esprit de pauvreté. Nous prions lorsque nous promettons de conserver une chasteté parfaite, une inaltérable patience, et d'arracher de notre coeur les racines de la colère ou de cette tristesse qui cause la mort. Et si nous nous laissons aller au relâchement, si nous retombons dans nos anciennes fautes, nous serons infidèles à nos prières et à nos voeux; et on pourra nous dire : « Il vaut mieux ne pas faire de voeux que d'en faire sans les accomplir » (Eccl., V, 4) ; c'est-à-dire, selon le grec : « Il vaut mieux ne pas prier que de prier sans y être fidèle. »

13. En troisième lieu viennent les demandes que nous adressons à Dieu , lorsque nous sommes pleins de ferveur, pour les autres , pour nos amis , pour la paix et le salut de tout le monde, priant, selon la recommandation de saint Paul , « pour tous les hommes, pour les rois, et pour ceux qui sont élevés en dignité. »

144. Au quatrième rang sont placées les actions de grâces que l'âme offre à Dieu, pour ses bienfaits passés ou présents, et pour ceux que sa bonté prépare à ceux qui l'aiment ; car l'âme adresse ses plus ferventes prières , lorsqu'elle contemple d'un oeil pur les récompenses qui l'attendent dans le séjour des saints ; et elle se sent pressée d'en exprimer à Dieu sa joie et sa reconnaissance.

15. Ces quatre sortes de prières en font naître souvent beaucoup d'autres, comme de leur abondance et de leur plénitude. La supplication , qui naît de la contrition des péchés; l'oraison, qui découle de la foi et de la fidélité dans les promesses; la demande, qui procède de l'ardeur de la charité ; et l'action de grâces, que produit la vue des bienfaits de Dieu et de son infinie bonté, font sortir de notre coeur d'autres prières ferventes et enflammées.

Il est évident que ces quatre sortes de prières sont utiles et nécessaires à tous , afin que l'âme conçoive les différents sentiments qu'elles inspirent. La première, cependant, convient plus particulièrement à ceux qui commencent et qui ressentent encore le trouble et le remords de leurs fautes. La seconde convient à ceux qui ont fait quelque progrès , et qui veulent avancer dans la vertu et s'élever vers Dieu ; la troisième, à ceux qui accomplissent leurs promesses par leurs oeuvres, et qui sont embrasés de charité pour les autres en considérant leur faiblesse. La quatrième, enfin , convient à ceux qui ont arraché de leur coeur tout ce qui peut blesser la conscience, et qui contemplent, dans la paix et la pureté de leur âme, les miséricordes et les grâces que Dieu leur a faites, qu'il leur accorde ou qu'il leur prépare, s'abandonnant à ces élans d'amour, à cette prière de feu, que l'homme ne saurait ni exprimer ni comprendre. L'âme qui est parvenue à ce degré de pureté, et qui déjà y est enracinée, ne néglige pas pourtant les autres prières ; elle va souvent de l'une à l'autre comme une flamme rapide ; elle offre à Dieu des prières ineffables que l'Esprit-Saint vivifie à notre insu , par des gémissements inénarrables , et elle conçoit tant de choses à la fois , qu'elle ne pourrait en un autre instant, non-seulement les exprimer, mais même les repasser dans son souvenir.

A quelque degré qu'on soit parvenu, il arrive souvent qu'on est tout enflammé dans sa prière, parce que, même au premier, au plus humble degré, celui qui pense aux terreurs du jugement et qui en est épouvanté, a quelquefois le coeur si touché, qu'il n'est pas moins rempli de ferveur dans sa supplication que celui qui médite les bienfaits de Dieu et lui en rend des actions de grâces dans toute la pureté de son âme. C'est que , selon la parole du Seigneur , il commence à plus aimer, en comprenant qu'il lui a été remis davantage.

16. Nous devons tendre, par le progrès de notre vie et par la pratique des vertus, à ces sortes de prières qu'inspirent la contemplation des biens futurs et l'ardeur de la charité, ou qui viennent au moins, dans le coeur des commençants, du désir d'acquérir une vertu ou de détruire quelque vice; car nous ne pourrons jamais arriver aux prières plus parfaites, sans suivre l'ordre que nous avons indiqué et sans nous y élever par degrés.

17. Notre-Seigneur a bien voulu nous donner l'exemple de ces quatre sortes de prières, afin d'accomplir ce qui a été dit de lui : « Il a commencé par faire et par enseigner. » (Act., I, 1.) Il a fait une supplication, lorsqu'il a dit : « Mon Père , s'il est possible , que ce calice s'éloigne de moi » (S. Matth., XXVI, 39); ou ce que lui fait dire le Psalmiste : « Mon Dieu, mon Dieu, regardez-moi; pourquoi m'avez-vous abandonné? » (Ps., XXI, 2); et autres choses semblables. Il a fait une oraison, lorsqu'il a dit : « Je vous ai glorifié sur terre, et j'ai achevé l'oeuvre dont vous m'aviez chargé » (S. Jean, XIII , 4) ; ou encore : « Je me sanctifie pour eux, afin qu'ils soient eux-mêmes sanctifiés dans la vérité. » (Ibid., 19.) Il a fait une demande, lorsqu'il a dit : « Mon Père, ceux que vous m'avez donnés, je veux qu'ils soient avec moi où je serai, afin qu'ils voient la gloire que vous m'avez donnée » (Ibid., 12); ou encore : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » (S. Luc, XXIII, 34.) Il a offert des actions de grâces , lorsqu'il disait : « Je vous bénis , mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que vous les avez révélées aux petits. Que cela soit ainsi, mon Père, puisque tel a été votre bon plaisir ? (S. Matth. , XI, 25) ; ou encore : « Mon Père , je vous rends grâces de m'avoir exaucé. Pour moi , je savais bien que vous m'exauciez toujours. » (S. Jean, XI, 41.) Quoique Notre-Seigneur nous ait montré qu'on pouvait séparer, et faire chacune en leur temps, ces quatre sortes de prières , il nous a appris à les réunir aussi dans une prière parfaite , comme il l'a fait lui-même dans cette admirable prière que nous lisons à la fin de l'Évangile de saint Jean. Il serait trop long de la citer; mais celui qui la méditera avec soin y trouvera de nombreux enseignements. L'apôtre saint Paul , dans son épître aux Philippiens, parle aussi de ces quatre sortes de prières, en intervertissant un peu l'ordre , et il montre qu'on peut les réunir dans l'ardeur d'une même prière : « Que dans toutes vos oraisons, vos supplications, et avec vos actions de grâces, vos demandes soient présentées à Dieu. » (Phil. , IV, 6.) Il a voulu ainsi nous apprendre particulièrement , que dans la prière et la supplication l'action de grâces doit toujours être unie à la demande.

18. La prière la plus parfaite et la plus élevée est celle qu'inspirent la contemplation de Dieu et l'ardeur de la charité, lorsque l'âme, absorbée dans l'amour qu'elle a pour son Créateur, lui parle tendrement et familièrement comme à un père. Celle que Notre-Seigneur a enseignée, nous apprend que nous devons toujours tendre à cet état, puisqu'elle commence par ces mots : Notre Père; nous reconnaissons ainsi que le Dieu et le Seigneur de tout l'univers est notre Père , qui, de la condition d'esclaves, nous a faits ses enfants adoptifs , et nous ajoutons : qui êtes aux cieux, pour nous rappeler que la vie que nous passons sur cette terre n'est qu'un exil dont nous devons souffrir , puisqu'il nous sépare de notre Père, vers lequel nous devons tendre par tous nos désirs, ne faisant rien qui puisse nous rendre indignes de cet honneur et de cette divine adoption , nous priver de l'héritage de notre Père et attirer sur nous la colère et les sévérités de sa justice.

Quand nous serons élevés à cet état d'enfants de Dieu, et que nous brûlerons d'une vraie tendresse filiale, nous ne penserons plus à nos intérêts, mais seulement à la gloire de notre Père, et nous dirons : Que votre nom soit sanctifié. Nous prouverons ainsi que sa gloire est notre désir, notre joie, imitant ainsi Celui qui a dit : « Celui qui parle de lui-même cherche sa propre gloire, mais celui qui cherche la gloire de Celui qui l'a envoyé est sincère, et l'injustice n'est pas en lui. » (S. Jean, VII, 18.)

C'était de ce sentiment qu'était rempli ce Vase d'élection qui désirait devenir anathème pour Jésus-Christ , pourvu qu'il multipliât sa famille et qu'il augmentât la gloire du Père en sauvant Israël. Il souhaite, sans rien craindre, de mourir pour Jésus-Christ , parce qu'il sait que personne ne peut mourir réellement pour Celui qui est la vie (Rom., IX , 3) ; il dit aussi : « Réjouissons-nous de ce que nous sommes faibles et de ce que vous êtes puissants. » (II Cor., XIII, 9.)

Pourquoi nous étonner si ce Vase d'élection désire être séparé du Christ, pour la gloire du Christ, la conversion de ses frères et le salut du peuple , puisque  le prophète Michée désire se tromper et ne plus recevoir les inspirations du Saint-Esprit, pourvu que la nation juive évite les malheurs et la captivité qu'il avait lui-même annoncés : « Plût à Dieu que je ne sois pas prophète, et que mes paroles soient des mensonges. » (Michée, II, 11.) N'oublions pas le grand législateur qui consent à mourir à la place de ses frères, lorsqu'il dit : « Je vous en conjure , Seigneur; ce peuple a commis un grand péché : ou pardonnez-lui sa faute , ou , si vous ne le faites pas, effacez-moi du livre que vous avez écrit.» (Exod., XXXII , 32.) Ces mots : « Que votre nom soit sanctifié, » peuvent aussi s'entendre d'une autre manière. La sainteté de Dieu est notre perfection , et lorsque nous disons : Que votre nom soit sanctifié , nous voulons dire : Père saint, faites-nous tels que nous puissions comprendre votre sainteté et la faire paraître dans toute notre conduite. C'est ce qui s'accomplit en nous, lorsque des hommes voient nos bonnes oeuvres et glorifient notre Père qui est aux cieux. (Matth., V, 16.)

19. La seconde prière de l'âme pure est de souhaiter que le règne de son Père arrive promptement, c'est-à-dire que le Christ règne tous les jours dans les saints; qu'il chasse le démon et détruise les vices dont il infecte nos cœurs , et que Dieu devienne le maître de nos âmes, toutes remplies de la bonne odeur des vertus, en remplaçant l'impureté par la chasteté, la colère par la paix , et l'orgueil par l'humilité.

Ces paroles peuvent aussi signifier le royaume promis à tous les véritables enfants de Dieu , auxquels Jésus-Christ doit dire au dernier jour : « Venez, les bénis de mon Père, et possédez le royaume qui vous est préparé depuis l'origine du monde. » (S. Matth. , XXV, 34.) C'est ce bonheur, l'objet de tous ses désirs et de ses efforts, qui fait dire à l'âme : Que votre règne nous arrive; car le témoignage de la conscience lui dit qu'à la venue de Notre- Seigneur, elle partagera son héritage et sa gloire. Un pécheur n'oserait pas demander et désirer ce royaume ; car comment vouloir paraître devant le tribunal de ce Juge qui, au lieu de le récompenser de ses vertus, doit certainement le punir de ses crimes?

20. La troisième demande des enfants à leur Père est celle-ci : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Il ne peut y avoir de plus belle prière que de souhaiter que la terre mérite d'être comparée au ciel. En disant : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel,» n'est-ce pas désirer que les hommes soient semblables aux anges , et qu'ils fassent sur la terre, non pas leur volonté, mais la volonté parfaite de Dieu, comme les esprits bienheureux l'accomplissent eux-mêmes dans le ciel. Personne encore ne peut faire sincèrement cette prière, s'il n'est persuadé que Dieu règle pour notre bien tout ce qui nous arrive d'heureux ou de contraire, et qu'il s'occupe plus de notre salut et de notre bonheur que nous ne pourrions le faire nous-mêmes.

On peut aussi entendre ainsi cette parole : la volonté de Dieu est que tous les hommes soient sauvés, selon ce texte de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » (I Tim., II, 4.) C'est de cette volonté que parle Isaïe, lorsqu'il fait dire au Père : « Que ma volonté s'accomplisse entièrement. » (Isaïe, XLVI, 10.) Lors donc que nous lui disons : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » nous faisons cette prière : Mon Père, que tous ceux qui sont sur la terre soient sauvés comme ceux qui sont au ciel, par la connaissance de votre saint nom.

21. Nous disons ensuite : Donnez-nous aujourd'hui notre pain substantiel, notre pain céleste (S. Matth. , VI, 11) , qu'un autre évangéliste appelle « notre pain de chaque jour. » (S. Luc , XI , 3.) Le premier exprime la noblesse, la dignité de la substance qui est au-dessus de toute substance, et qui surpasse toutes les créatures en magnificence et en sainteté. Le second exprime son usage et son utilité; car, lorsqu'il dit : Notre pain quotidien , il montre que nous ne pouvons, sans lui, avoir la vie de l'âme un seul jour, et ce mot aujourd'hui, prouve qu'il faut s'en nourrir chaque jour, qu'il ne suffit pas de l'avoir reçu hier, qu'on doit le recevoir encore aujourd'hui. Nous devons aussi faire toujours cette prière, qui nous rappelle sans cesse notre indigence; car il n'y a pas de jour où nous n'ayons besoin de fortifier notre coeur par cette nourriture céleste. Le mot aujourd'hui peut s'appliquer aussi à la vie présente, comme si nous disions : Donnez-nous ce pain pendant que nous sommes sur cette terre ; car nous savons que vous le donnerez éternellement dans le ciel à ceux qui l'auront mérité; mais nous vous prions de nous le donner aujourd'hui : car si nous ne le recevions pas en cette vie , nous ne pourrions jamais en jouir dans l'autre.

22. Et remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. O ineffable bonté de Dieu, qui, non-seulement nous enseigne à prier, à nous rendre agréables à ses yeux, en nous corrigeant de nos défauts et en détruisant les racines de la tristesse et de la colère par l'obligation qu'elle nous impose de toujours prier, mais qui nous donne encore le moyen d'être exaucés, et qui nous ouvre les entrailles de sa miséricorde contre la justice de ses jugements , en nous accordant le pouvoir de tempérer sa sentence et de le forcer à nous pardonner, en pardonnant nous-mêmes aux autres; lorsque nous disons : Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons !

Nous pouvons donc nous confier dans cette prière , et demander le pardon de nos fautes, pourvu qu'en pardonnant les offenses qu'on nous fait, nous ne soyons pas si faciles à l'égard de celles qu'on fait à Dieu. Car souvent nous sommes calmes et insensibles pour les outrages qui s'adressent à Dieu, et qui sont de grands crimes, tandis que nous sommes sévères et inexorables pour la moindre injure qui nous regarde. Celui qui ne pardonne pas à son frère de tout son cœur, n'obtiendra, par sa prière , qu'une condamnation au lieu d'un pardon ; puisqu'il réclame lui-même une plus grande sévérité de son juge: Pardonnez-moi comme je pardonne. Si Dieu écoute sa demande , il se montrera aussi inexorable envers lui qu'il l'a été envers son frère. Si donc nous voulons être traités avec clémence, soyons cléments à l'égard de ceux qui nous ont offensés. Il nous sera pardonné comme nous aurons pardonné.

Quelques-uns, par crainte de se condamner eux mêmes, évitent de réciter à l'église, avec tout le peuple, ce passage du Pater; ils ne comprennent pas qu'on ne peut apaiser , par de semblables subtilités , le Juge souverain qui a mis dans nos prières mêmes la règle de ses jugements. Il nous a donné le moyen de ne pas le trouver sévère et inexorable envers nous; c'est de juger nos frères comme nous désirons être jugés nous-mêmes : « Car celui qui ne fait pas miséricorde sera jugé sans miséricorde. » (S. Jacq., II, 13.)

23. Ne nous laissez pas tomber dans la tentation. Ces paroles sont assez difficiles à expliquer; car si nous demandons à Dieu de ne pas permettre que nous soyons tentés , quelle preuve donnerons-nous de notre constance et de notre vertu? N'est-il pas dit : « Tout homme qui n'est pas tenté n'est pas éprouvé » (Eccli., XXXIV, 9); et encore : « Bienheureux l'homme qui souffre la tentation. » (S. Jacq., I, 12.) Aussi ces paroles : Ne nous laissez pas tomber en tentation, ne veulent pas dire : ne permettez pas que nous ne soyons jamais tentés, mais ne permettez pas que nous soyons vaincus par la tentation. Job a été tenté, mais Dieu ne l'a pas laissé tomber dans la tentation; car il n'a pas murmuré contre Dieu, et le tentateur n'a pu réussir à le faire blasphémer. Abraham a été tenté, Joseph a été tenté; mais ni l'un ni l'autre n'a succombé à la tentation , parce qu'aucun d'eux n'a consenti à la tentation du démon.

Enfin la prière se termine par ces mots : Mais délivrez-nous du mal, c'est-à-dire, ne permettez pas que le démon nous tente au delà de nos forces, et avec la tentation , donnez-nous la force d'en sortir et d'en triompher.

24. Vous voyez quel modèle de prière nous a donné celui même qui doit l'exaucer; il n'y est pas question de richesses, de dignité, de puissance, de force, de la santé du corps et des besoins de la vie. Le Maître de l'éternité n'a pas voulu qu'on lui demandât des choses viles, misérables et passagères ; ce serait faire injure à sa munificence et à sa libéralité infinies que de solliciter ce qui passe, ce qui est méprisable, au lieu des biens éternels. Une semblable prière offenserait plus notre Juge qu'elle ne le fléchirait.

25. La prière que Notre-Seigneur nous a enseignée et recommandée , renferme certainement toute la perfection. Elle élève cependant ceux qui lui sont fidèles à un état supérieur dont nous avons déjà parlé, et elle les conduit à cette prière enflammée que bien peu connaissent, et qu'on ne saurait expliquer, parce qu'elle dépasse les sens de l'homme. Ce n'est pas le son de la voix, le mouvement de la langue, et la réunion des paroles qui la forment; l'âme éclairée par une lumière céleste n'emploie aucun langage humain, mais elle déborde d'affections, comme une fontaine abondante, et elle s'élève vers Dieu d'une manière ineffable , lui disant tant de choses à la fois qu'elle ne peut les dire et se les rappeler, quand elle revient à elle-même. Notre-Seigneur nous a donné l'exemple de cette prière lorsqu'il se retirait seul sur la montagne (S. Luc, XXII, 39), ou qu'il priait en silence et qu'il arrosait la terre de son sang, dans l'agonie d'une incompréhensible ardeur.

26. Qui pourra expliquer, quelle que soit son expérience, les causes et les différentes origines de ces ardeurs qui embrasent le coeur et lui inspirent des prières si pures et si ferventes? J'en citerai quelques exemples , si Dieu me permet d'en retrouver le souvenir. Quelquefois le verset d'un psaume que nous récitons, est pour nous l'occasion de cette ardente prière; quelquefois c'est la voix douce et harmonieuse d'un de nos frères qui nous enflamme. Nous savons qu'une psalmodie grave et régulière a souvent donné de la ferveur aux personnes qui l'entendent. Quelquefois aussi les exhortations et les entretiens d'un saint homme réveillent l'âme abattue et lui inspirent d'ardentes prières. La mort d'un frère ou d'un ami nous remplit de componction, ou le souvenir de notre tiédeur et de nos négligences passées nous jette dans une émotion salutaire. Ainsi, nous devons voir que la grâce de Dieu a une infinité de moyens pour retirer nos âmes de la tiédeur et de la somnolence.

27. Il n'est pas moins difficile d'expliquer de quelle manière différente les sentiments intérieurs de l'âme se manifestent. C'est souvent par une joie ineffable et par des transports spirituels qui ne peuvent se contenir, et qui font arriver, jusqu'aux cellules voisines de nos frères, les signes de notre ravissement. Quelquefois, au contraire, l'âme se renferme dans un profond silence; l'étonnement où la jette cette illumination subite lui ôte la parole; tous ses sens sont suspendus, et elle n'a plus , pour élever ses désirs vers Dieu, que des gémissements inénarrables. D'autres fois , le coeur éprouve une componction et une douleur si vives, qu'il n'a, pour se soulager, que l'abondance de ses larmes.

28. L'ABBÉ GERMAIN. J'en ai fait moi-même en partie l'expérience; car souvent le souvenir de mes fautes fait couler mes larmes, et la visite de Dieu m'inonde alors tellement de cette joie ineffable dont vous nous parlez , que je ne crains pas d'espérer mon pardon. Il me semble que rien ne serait plus heureux que cet état, si nous pouvions nous y mettre volontairement. Mais j'ai beau faire tous mes efforts pour renouveler cette contrition et ces larmes ; j'ai beau me rappeler toutes mes erreurs et toutes mes fautes pour m'exciter à les pleurer , mes yeux restent secs comme la pierre, et je ne puis en tirer une larme. Autant je suis heureux quand je puis pleurer abondamment, autant je souffre quand je ne puis le faire comme je le désire.

29. L'ABBÉ ISAAC. Toutes les larmes ne viennent pas du même sentiment et de la même vertu. On pleure quelquefois, lorsque l'épine du péché déchire notre âme et nous fait dire : « J'ai souffert dans mes gémissements; je laverai toutes les nuits mon lit de mes larmes, je l'arroserai de mes pleurs » (Ps. VI, 7); et encore : « Versez jour et nuit des torrents de larmes; ne prenez aucun repos, et que la prunelle de vos yeux ne se tarisse pas. » (Thren. , II, 18.) On pleure aussi en contemplant les biens éternels , et en désirant la gloire qui nous est réservée. Dans l'attente de cette joie, de ce bonheur ineffable, nos yeux deviennent comme deux fontaines de larmes, et notre âme, altérée de Dieu , qui est l'eau vive , s'écrie : « Quand arriverai-je , quand paraîtrai-je en la présence de Dieu. Je me suis nourri de larmes , la nuit et le jour. » (Ps. XLI, 4.) Elle gémit sans cesse en disant : « Hélas! que mon pèlerinage se prolonge, et depuis combien de temps je suis exilée. » (Ps. CXIX, 5.) Quelquefois ce n'est pas le remords de la conscience qui fait pleurer , mais la crainte de l'enfer et la pensée du terrible jugement. Le Prophète s'écrie alors épouvanté : « Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur, car aucun vivant ne sera justifié en votre présence. » (Ps. CXLII, 2.) On pleure encore quelquefois non sur ses propres fautes, mais sur l'endurcissement et les péchés des autres. Samuel pleurait sur Saül ; Notre-Seigneur répandait des larmes sur Jérusalem, comme Jérémie qui avait dit : « Qui donnera de l'eau à ma tête et une fontaine à mes yeux? et je pleurerai, nuit et jour, les morts de la fille de mon peuple. » (Jér., IX, 1.) Ce sont ces larmes dont parle le Psalmiste : « Je mangeais la cendre comme le pain, et je mêlais mes larmes à mon breuvage. » (Ps. CI, 10.)

Ces larmes sont différentes des larmes du Psalmiste, dans le vie psaume; au lieu d'être celles d'une personne pénitente , ce sont celles du juste au milieu des misères de cette vie et des tristesses de ce monde. Non-seulement le texte, mais le titre du psaume, le prouve : Prière du pauvre affligé qui répand sa prière devant Dieu ; et cette prière est celle du pauvre dont parle l'Évangile : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux leur appartient. » (S. Matth., V, 3.) Combien peu ressemblent à ces larmes, celles qu'on tire avec peine d'un coeur desséché. Il ne faut pas cependant les croire inutiles; car elles montrent une bonne disposition , dans ceux surtout qui ne possèdent pas la science parfaite et qui ne sont pas encore purifiés de leurs fautes passées ou présentes.

30. Cependant ceux qui se sont déjà attachés à la vertu ne doivent pas rechercher ces larmes qui coulent avec tant de peine et qui viennent seulement de l'homme extérieur; car, lors même qu'ils réussiraient à les répandre, elles n'ont aucun rapport avec cette abondance de larmes que Dieu donne tout à coup. Ces efforts ne font que distraire et abattre l'âme qui prie ; elle ne peut s'élever à cette contemplation de Dieu, qui la fixerait en sa présence, et elle retombe sur elle-même, pour n'obtenir que quelques pauvres larmes stériles.

31. Pour vous faire comprendre la véritable prière, je ne vous parlerai pas moi-même; je laisserai parler le bienheureux Antoine, que nous avons vu souvent si absorbé dans la prière, que le soleil le surprenait dans son extase, et nous l'avons entendu s'écrier : «-0 soleil, pourquoi m'arrêter? Tu ne te lèves que pour m'ôter la clarté de la lumière véritable. »

Ce saint homme disait de la prière cette parole surhumaine et céleste : « Il n'y a pas de prière parfaite si le religieux s'aperçoit lui-même qu'il prie. » Nous oserons, malgré notre faiblesse, ajouter quelque chose à cette parole admirable, et nous indiquerons, d'après notre expérience, les moyens de reconnaître que Dieu nous a exaucés.

32. Si, quand nous prions , nous ne ressentons aucune hésitation, aucun doute, si nous croyons sentir que nous sommes exaucés, soyons persuadés que nos prières ont réussi auprès de Dieu. Plus nous croirons que Dieu nous regarde et nous écoute , plus nous mériterons d'obtenir ce que nous demandons; car Notre-Seigneur est fidèle dans ses promesses, et il a dit : « Tout ce que vous demanderez dans votre prière , croyez que vous le recevrez, et vous l'obtiendrez. » (S. Marc, XI, 24.)

33. L'ABBÉ GERMAIN. Cette persuasion qu'on sera exaucé ne peut venir que d'une grande pureté de conscience; mais nous qui avons encore le coeur déchiré par les épines du péché, pouvons-nous espérer que Dieu écoutera nos prières, lorsque nous n'avons, pour les appuyer, aucun mérite?

34. L'ABBÉ ISAAC. L'Évangile et les prophètes nous apprennent les différentes causes qui font exaucer nos prières , selon les différentes dispositions de l'âme. Vous avez un moyen d'être exaucés, en vous réunissant pour prier, selon cette parole du Sauveur : « Si deux d'entre vous s'unissent sur la terre , tout ce qu'ils demanderont , mon Père qui est au ciel le leur accordera. » (S. Matth., XVIII, 19.) Vous avez un autre moyen, dans la plénitude de la foi, qui est comparée au grain de sénevé : « Si vous avez, est-il dit, de la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Allez là, et elle ira, et rien ne vous sera impossible. » (S. Matth., XVII, 19.) Vous en avez un autre dans la persévérance de votre prière, qui doit aller, selon Notre-Seigneur, jusqu'à l'importunité : « En vérité, en vérité , je vous le dis , si ce n'est pas par affection, ce sera à cause de son importunité, qu'il se lèvera et lui donnera ce dont il aura besoin. » (S. Luc, XI, 8.) Vous avez le moyen de l'aumône: « Renfermez votre aumône dans le cœur du pauvre, et elle priera pour vous au jour de la tribulation. » (Eccli., XXIX, 15.) Le changement de vie et les oeuvres de miséricorde vous feront aussi exaucer : «Brisez les chaînes de l'impiété; ôtez les fardeaux qui accablent » (Isaïe, LVIII , 6) ; et le Prophète ajoute , après avoir parlé de la stérilité d'un jeûne inutile : « Alors vous invoquerez le Seigneur, et le Seigneur vous exaucera; vous crierez, et il dira : Me voici.» (Ibid., 9.) Quelquefois l'excès de la tribulation vous fera exaucer : « J'ai crié vers le Seigneur, lorsque j'étais dans l'affliction , et il m'a exaucé » (Ps. CXIX,1) ; et encore : a N'affligez pas l'étranger, car s'il crie vers moi, je l'exaucerai parce que je suis plein de miséricorde. » (Exod., XXII, 27.)

Vous voyez qu'il y a beaucoup de manières de mériter la grâce d'être exaucé, et personne ne doit désespérer d'obtenir les biens véritables et éternels. Car si la vue de nos misères nous persuade que nous ne sommes pas dans les conditions dont nous venons de parler, si nous ne pouvons nous unir à quelqu'un, avoir de la foi gros comme un grain de sénevé, et faire les œuvres de miséricorde qu'indique le Prophète, nous pouvons recourir à cette importunité qui est possible à tous et qui suffit pour obtenir de Dieu tout ce que nous lui demandons. Il faut donc persévérer dans la prière, sans hésitation , avec une pleine confiance, et ne jamais douter que nous n'obtenions tout ce qui sera conforme au bon plaisir de Dieu. Car Dieu lui-même, dans son désir de nous accorder les biens célestes et éternels, nous exhorte à lui faire violence par nos importunités, qu'il ne méprise pas, qu'il ne repousse pas , mais qu'il loue, au contraire , et qu'il réclame, promettant d'écouter avec bonté ceux qui espèrent avec persévérance : « Demandez, et vous recevrez; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et il vous sera ouvert; car celui qui demande reçoit, celui qui cherche trouve, et il est ouvert à celui qui frappe » (S. Luc, XI, 9); et encore : « Tout ce que vous demanderez dans la prière avec confiance, vous le recevrez, et rien ne vous sera impossible. » (S. Matth., XXI , 22.)

Si donc toutes les autres choses qui pourraient nous faire exaucer nous manquent, usons du moins de celte importunité qui ne demande pas de mérite et de grands efforts, et qui dépend seulement de la volonté. Mais il est certain que celui qui doute d'être exaucé ne sera pas exaucé. Prions donc sans jamais nous lasser, à l'exemple du prophète Daniel, qui fut écouté de Dieu dès le premier jour, et qui n'obtint ce qu'il demandait que vingt et un jours après. (Daniel , X, 13.) Nous ne devons donc pas cesser de prier avec ferveur, quoique Dieu paraisse être lent à nous exaucer. Ces retards peuvent être une disposition de la Providence , ou l'ange que Dieu avait chargé de nous apporter ses grâces , a rencontré la résistance du démon , et il ne peut accomplir son message, s'il nous trouve refroidis dans notre prière (1). C'est ce qui serait arrivé certainement au Prophète, si sa vertu incomparable ne l'avait pas fait persévérer dans ses prières pendant vingt et un jours.

Ne nous laissons pas aller au découragement, lorsque nous sentons que notre prière n'est pas exaucée , et ne doutons pas de la promesse de Dieu qui a dit : « Tout ce que vous demanderez avec confiance dans la prière , vous le recevrez. » (S. Matth., XXI, 22.) Il ne faut pas rejeter cette parole de l'évangéliste saint Jean, qui tranche toute difficulté à ce sujet : « Voici la confiance que nous avons en Dieu : tout ce que nous lui demanderons de conforme à sa volonté, nous l'obtiendrons. » (S. Jean , V, 14.)

Il veut donc que nous n'ayons une entière confiance dans nos prières , que quand elles ont pour règle sa volonté et non pas notre bien-être et notre consolation temporelle. C'est ce que nous disons nous-mêmes dans l'Oraison dominicale : « Que votre volonté soit faite et non la nôtre. » Si nous nous rappelons ce que dit l'Apôtre : « Nous ne savons ce qu'il faut demander et comment il faut demander, » nous comprendrons que souvent nous demandons des choses contraires à notre salut, et que Dieu, qui voit bien mieux que nous ce qui nous est utile , nous fait une grande grâce en nous les refusant. Il en fut certainement ainsi pour l'Apôtre des nations, qui demandait d'être délivré de cet ange de Satan , auquel Dieu permettait , pour son bien , de l'insulter : « Par trois fois, dit-il , j'ai demandé au Seigneur de l'éloigner de moi, il m'a été répondu : Ma grâce te suffit; car la vertu se perfectionne dans la faiblesse. » (I Cor., XII, 9.) Notre-Seigneur, revêtu de notre humanité , a voulu nous donner en cela l'exemple , comme il l'avait fait pour le reste. Il disait dans sa prière : « Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi; cependant qu'il soit fait , non pas selon ma volonté, mais selon la vôtre (S. Matth., XXVl, 39) ; et ainsi sa volonté ne différait en rien de la volonté de son Père , « car il était venu sauver ce qui avait péri (S. Matth., XVIII, 11) et donner sa vie pour la rédemption d'un grand nombre. » (S. Matth., XX, 18.) Il avait dit lui-même : « Personne ne m'ôte la vie, c'est moi qui la quitte volontairement; j'ai le pouvoir de la quitter, et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre. » (S. Jean , X, 17.)

(1) La résistance du démon ne peut arrêter l'action des bons anges auprès de nous que par notre complicité.

David exprime cette union intime des volontés du Fils et du Père : « C'est votre volonté , mon Dieu, que j'ai voulu faire.» (Ps. XXXIX, 9.) Il est dit du Père : « Dieu a tellement aimé le monde , qu'il lui a donné son Fils unique » (S. Jean , III , 16) ; et il est écrit du Fils : « Il s'est livré lui-même pour nos péchés. » (Galat., I, 4.) Il est encore dit du Père : « Il n'a pas épargné son propre Fils , mais il l'a livré pour nous » (Rom., VII, 32), et du Fils : « Il s'est offert parce qu'il l'a voulu. » (Isaïe, LIII, 7.) La volonté du Père et du Fils est donc en toute chose la même, et les deux volontés se sont également accordées dans le mystère de la Résurrection ; car l'Apôtre dit que le Père a ressuscité le corps de Jésus Christ, » et c'est Dieu le Père qui a ressuscité son Fils d'entre les morts» (Gal., I, 1) ; et le Fils a déclaré qu'il relèverait le temple de son corps : « Détruisez le temple, a-t-il dit, et je le rétablirai en trois jours. » (S. Jean, II, 19.)

Suivons donc l'exemple de Notre-Seigneur et terminons toutes nos prières en disant : « Cependant, qu'il soit fait, non pas selon ma volonté, mais selon la vôtre.» C'est ce que rappellent les trois inclinations que font les religieux, en achevant ensemble leurs prières. Celui qui n'y pense pas ne saurait en comprendre le sens.

35. Un des préceptes évangéliques qu'il faut observer avec le plus de soin, « c'est, avant tout, d'entrer dans sa chambre, de fermer sa porte pour prier notre Père en secret. » (S. Matth., VI , 6.) Voici le moyen d'accomplir ce commandement : Nous prions dans notre chambre , lorsque nous bannissons de notre coeur le bruit de nos pensées et de nos inquiétudes, pour offrir à Dieu nos prières dans le secret de l'amour.

Nous fermons notre porte, lorsque nous fermons nos lèvres, pour prier en silence Celui qui écoute le coeur plus que les paroles. Nous prions en secret , lorsque nous exposons à Dieu nos demandes, de tout notre coeur, de toute notre âme , sans que notre ennemi puisse même reconnaître ce que nous lui demandons; car nous devons prier en silence, non-seulement pour ne pas distraire nos frères présents, par nos soupirs et nos cris, et les empêcher eux-mêmes de prier, mais encore pour cacher nos intentions aux démons, qui nous attaquent surtout pendant la prière. C'est ainsi que nous accomplirons ce précepte : « Fermez votre bouche, et gardez-vous de celle qui dort sur votre sein. » (Michée, VII , 5.)

36. Ainsi nous devons faire des prières courtes, mais fréquentes, de peur que , si elles étaient longues, l'ennemi n'eût le temps de jeter quelques distractions dans notre coeur. C'est là le vrai sacrifice : «Un coeur contrit est le sacrifice agréable à Dieu » (Ps. L, 19) ; c'est l'oblation salutaire , l'offrande pure , le sacrifice de justice et de louange, l'hostie véritable et grasse, la moelle de l'holocauste (Ps. LXV,15), qu'offre un coeur contrit et humilié. Si nous prions avec cette ferveur et cette disposition d'esprit, nous pourrons bien dire avec David : « Que ma prière monte en votre présence, comme l'encens, et que mes mains s'élèvent comme le sacrifice du soir. » (Ps. CXL , 2.) C'est le sacrifice que l'heure et l'approche de la nuit nous invitent à offrir. Il semble à notre faiblesse que nous avons parlé longtemps et dit beaucoup de choses, et cependant c'est bien peu, si nous considérons la grandeur et la difficulté du sujet.

Les saintes instructions du vénérable abbé nous ravirent sans nous rassasier. Après avoir célébré les vêpres et pris quelque repos , nous le conjurâmes, dès que parut le jour, de traiter plus complètement encore le même sujet. Nous prîmes ensuite congé de lui, tout joyeux de ce qu'il nous avait dit, et de ce qu'il avait promis de nous dire. Il nous avait bien démontré l'excellence de la prière, mais il ne nous avait pas assez expliqué l'ordre et les dispositions nécessaires pour acquérir et conserver la persévérance dans la prière.

DIXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ISAAC : DE LA PRIÈRE

Moyens d'arriver à la perfection de la prière. — Pureté de Pâme. — Se séparer des choses matérielles et sensibles. — S'unir à Jésus–Christ. — Commencer par les choses les plus faciles. — Beauté de ce verset : Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, halez-vous de me secourir. — Préparation par la pauvreté d'esprit, les veilles, la méditation, le travail des mains.

1. Je suis obligé de rapporter ici une chose qui semble faire tache clans la vie si sublime des solitaires , que je me suis efforcé, avec la grâce de Dieu, d'exposer ailleurs du mieux qu'il m'a été possible (1). Je n'hésite pas à le faire dans l'espoir qu'il en sortira un grand enseignement pour les personnes simples qui liront le passage de la Genèse où il est question de l'image et ressemblance divine. (Gen., I, 11.) L'intelligence de ce texte est nécessaire pour ne pas tom-ber dans un grossier blasphème, et pour ne pas nier le fondement même de la foi catholique.

 (1) Dans le livre des Institutions, autre ouvrage de Cassien.

2. En Égypte, il existe une ancienne coutume; après l'Épiphanie , que les prêtres de la province appellent la fête du baptême de Notre-Seigneur ou de sa naissance, selon la chair, car ils ne célèbrent pas séparément ces deux mystères, comme le font les Églises d'Occident, le patriarche d'Alexandrie envoie, par toute l'Égypte, des lettres qui indiquent le commencement du carême et le jour de Pâques, non-seulement à toutes les villes, niais encore à tous les monastères. Il arriva donc, d'après cette coutume, que peu de jours après la conférence que nous avions eue avec l'abbé Isaac, l'évêque d'Alexandrie, Théophile, envoya des lettres publiques où, en annonçant la fête pascale, il discutait et réfutait longuement l'absurde hérésie des anthropomorphites (1). La plupart des solitaires d'Égypte, dont la simplicité avait été surprise par l'erreur, attaquèrent presque tous l'écrit du patriarche, et la plupart des anciens résolurent de se séparer de lui, comme d'un homme qui faussait la sainte Écriture, en niant que Dieu eût une forme humaine, tandis que la Genèse dit positivement qu'Adam fut créé à sa ressemblance.

(1) Ces hérétiques attribuaient à Dieu une forme humaine, en interprétant mal quelques passages de l'Écriture.

Enfin les solitaires qui habitaient le désert de Schethé, et qui surpassaient en science et en perfection ceux qui habitaient les monastères de l'Égypte, rejetèrent tous cette lettre; il n'y eut que l'abbé Paphnuce, prêtre de notre congrégation , qui l'accepta, et aucun des prêtres qui présidaient aux trois Églises du désert ne permit qu'on la lût ou qu'on la récitât dans leurs assemblées.

3. Parmi ces solitaires, tombés dans cette erreur, se trouvait un abbé nommé Sérapion, consommé dans toutes les vertus, et recommandable par l'austérité de sa vie. Son ignorance sur ce point de doctrine nuisait d'autant plus à ses frères, qu'il les surpassait presque tous par son mérite et son expérience. Le saint prêtre Paphnuce chercha souvent, par ses exhortations, à le ramener à la foi véritable, sans pouvoir réussir, parce que cette doctrine lui semblait une doctrine nouvelle, contraire à la tradition. Sur ces entrefaites, arriva de la Cappadoce, pour visiter les solitaires, le diacre Photin, qui était très-savant. Le bienheureux Paphnuce le reçut avec une grande affection, et pour bien établir la vérité contenue dans les lettres de Théophile, il le pria d'expliquer, en présence de tous les frères, comment les Églises d'Orient interprétaient le passage de la Genèse : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance. » Le saint diacre montra que tous les évêques de ces Églises ne prenaient pas le passage à la lettre, mais qu'ils attachaient un sens spirituel à cette image et ressemblance divine. Il prouva clairement, et par des textes nombreux de l'Écriture, qu'il était impossible d'admettre que la majesté infinie, incompréhensible et invisible de Dieu fût limitée, circonscrite par quelque chose rappelant la forme humaine, parce que sa nature était simple, immatérielle, incorporelle, et que l'oeil ne pouvait pas plus la saisir que l'esprit la comprendre. Le bon vieillard, vaincu par des démonstrations si savantes , revint aux croyances de la tradition catholique.

L'abbé Paphnuce ressentit une grande joie de ce changement, et nous fûmes tous heureux de voir que Dieu n'avait pas permis qu'un homme, vieilli dans les austérités et la pratique de toutes les vertus, persévérât , par simplicité et par ignorance , dans une croyance si contraire à la foi; et nous nous levâmes pour lui offrir de publiques actions de grâces. Pendant notre prière, le bon vieillard, confus de voir se dissiper toutes les images qu'il se formait de Dieu, s'abandonnait, en priant, aux gémissements et aux larmes , et se prosternait à terre en criant : « Hélas ! que je suis malheureux ! ils m'ont enlevé mon Dieu. Je n'ai plus rien pour me fixer; je ne connais plus maintenant Celui que je dois adorer et supplier. » Cet événement nous troubla , surtout en nous rappelant ce qu'il avait dit dans notre dernière conférence; nous allâmes trouver l'abbé Isaac, et dès que nous l'aperçûmes, nous lui parlâmes en ces termes :

4. Mon Père, les choses nouvelles et intéressantes que vous nous avez dites dans votre conférence sur la prière, nous engageaient bien à tout quitter pour revenir profiter de votre expérience; mais nous y sommes encore portés davantage, en voyant l'erreur grossière où nous pensons que les ruses de l'ennemi ont fait tomber l'abbé Sérapion. Nous sommes vraiment consternés, en considérant que tant de travaux, tant de peines, admirablement supportés dans le désert, pendant cinquante ans, pouvaient être perdus à cause de son ignorance , et qu'il était même exposé à une mort éternelle. Nous désirons savoir, d'abord, pourquoi il est tombé dans une si grave erreur; et nous vous supplions de nous apprendre ensuite le. moyen d'arriver à cette prière, dont vous nous avez déjà si parfaitement entretenus. Cette admirable conférence nous a frappé l'esprit; mais elle ne nous a pas indiqué les moyens de pratiquer ce que vous nous avez enseigné.

5. L'ABBÉ ISAAC. Il n'est pas étonnant qu'un homme fort simple, qui n'a rien appris sur la substance et la nature divine, soit resté par ignorance et par habitude dans son ancienne erreur ; car, à vous parler franchement, je ne pense pas, comme vous, qu'il ait été trompé par le démon depuis sa conversion, mais qu'il a seulement continué à suivre les données du paganisme qui adore les démons sous une forme humaine. Beaucoup croient ainsi, par habitude, qu'il faut adorer sous la forme d'une image la majesté incompréhensible et infinie de Dieu, bien persuadés qu'ils ne pourront jamais fixer leurs pensées, et bien faire leurs prières, s'ils n'ont pas toujours dans leur esprit et devant les yeux une image à laquelle ils offrent leurs supplications. C'est l'erreur que l'Apôtre condamne, en disant « Ils ont changé la gloire incorruptible de Dieu en la ressemblance de l'image de l'homme corruptible. » (Rom., I, 23.) Jérémie dit aussi : « Mon peuple a changé sa gloire en une idole. » (Jér., II, 11.)

Quoique cette erreur ait pour beaucoup l'origine que nous venons de dire, d'autres, cependant, la partagent sans avoir jamais été souillés des superstitions païennes; c'est qu'ils interprètent mal ce passage de la Genèse : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance. » Leur ignorance et leur simplicité les font tomber dans l'hérésie des anthropomorphites, qui soutiennent avec une coupable opiniâtreté que la substance simple et infinie de la Divinité a une forme et une figure humaine. Celui qui sera instruit des dogmes catholiques détestera cette doctrine païenne, et pour prier saintement, non-seulement il ne donnera à la Divinité aucune forme corporelle, ce qui serait un blasphème, mais encore il effacera de son esprit l'idée de toute action et de toute parole capable d'altérer la vérité.

6. Je vous ai dit, dans notre dernière conférence, que l'âme s'élevait dans la prière selon le degré de sa pureté. Plus elle s'éloigne de la vue des choses matérielles et terrestres, plus elle se purifie et voit intérieurement Jésus-Christ dans les abaissements de sa vie ou dans la majesté de sa gloire. Celui-là ne pourra voir Jésus-Christ dans toute sa puissance, s'il est encore faible comme les Juifs, et il ne dira pas avec l'Apôtre : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus ainsi maintenant. » (II Cor., V, 16.) Ceux-là seulement contemplent la Divinité d'un oeil très-pur, qui s'éloignent des oeuvres et des pensées basses et terrestres, pour monter avec lui sur la montagne élevée de la solitude, où, libres du tumulte des passions et affranchis de tous les vices, ils contemplent à la clarté de leur foi et du haut de leur vertu la gloire et la beauté de son visage, que méritent de voir ceux qui ont le coeur pur.

Jésus, du reste, se laisse voir aussi par ceux qui demeurent dans les villes et dans les bourgs, c'est-à-dire, par ceux qui restent parmi les hommes et dans la vie active; mais ce n'est pas avec cette clarté dont jouissent ceux qui peuvent monter avec lui sur la montagne des vertus, comme saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. (S. Matth., XVII.) C'est ainsi qu'il apparut à Moïse dans la solitude (Exod., III), et qu'il parla à Élie. (III Rois , XVIu, XIX.) Notre-Seigneur a voulu nous donner lui-même l'exemple de cette pureté parfaite, et quoiqu'il fût la source inaltérable de toute sainteté, et qu'il n'eût pas besoin de se retirer dans la solitude pour acquérir cette pureté, puisqu'il ne pouvait contracter aucune souillure du commerce des hommes, qu'il purifie et qu'il sanctifie, au contraire, il se retira cependant seul sur la montagne pour prier (S. Matth., XIV, 23), nous enseignant, par cette retraite, à nous séparer, comme lui, de l'embarras des affaires et du bruit de la foule , si nous voulons nous entretenir avec Dieu de toute notre âme et de tout notre coeur. Nous jouirons ainsi dès cette vie, à un certain degré, de cette béatitude promise aux saints dans le ciel; car Dieu nous sera tout en toutes choses. (I Cor., XV, 28.)

7. Alors s'accomplira parfaitement en nous cette prière, que le Sauveur adressait à son Père pour ses disciples : « Que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux, et qu'ils soient en nous. Qu'ils soient tous unis; comme vous , mon Père, vous êtes en moi et moi en vous, qu'ils soient eux-mêmes en nous. » (S. Jean, XVII, 21.)

Cette prière de Notre-Seigneur ne peut manquer de s'accomplir, quand nous l'aimerons comme il nous aime. Et cela se fera lorsque tout ce que nous aimerons, tout ce que nous désirerons, tout ce que nous étudierons, rechercherons, penserons, verrons, dirons, espérerons, sera Dieu et Dieu seul, et que cette unité du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, pénétrera tellement notre esprit et notre coeur, que la charité, qui nous unit à lui, sera continuelle et inaltérable comme celle qu'il a pour nous. En demeurant ainsi unis à lui, Dieu sera notre espérance, notre pensée, notre parole; nous arriverons à cet état que Notre-Seigneur nous souhaitait dans sa prière : « Qu'ils soient tous un, comme nous le sommes nous-mêmes. Que je sois en eux, comme vous êtes en moi, et qu'ils soient ainsi consommés dans l'unité. » (S. Jean, XVII, 21.) C'est là le but que doit se proposer un religieux; c'est vers cette image de la béatitude éternelle qu'il doit tendre, afin de mériter, de goûter dans le vase fragile de son corps, les prémices, les arrhes de ce bonheur, de cette gloire qui l'attendent  au ciel. Oui, la véritable perfection pour l'âme est de se dépouiller de tout ce qui est charnel, pour s'élever de plus en plus vers les choses célestes, jusqu'à ce que toute sa vie, tous les mouvements de son coeur deviennent une continuelle prière.

8. L'ABBÉ GERMAIN. Votre première conférence nous avait étonnés, et nous en avions désiré une autre; mais celle-ci nous étonne davantage. Plus vos enseignements nous donnent le désir de cette heureuse perfection, plus nous nous sentons découragés, parce que nous ignorons les moyens d'atteindre cet état sublime. Permettez-nous donc de vous exposer les pensées qui nous viennent, lorsque nous nous renfermons dans nos cellules pour prier. Vous nous écouterez avec patience, parce que nous savons que votre vertu ne s'offense pas de la folie des faibles, et qu'il leur est bon de se montrer à vous, afin que vous puissiez les corriger de leurs défauts. Il nous semble que dans tout art, dans toute profession, il est nécessaire, pour atteindre la perfection, de commencer par des choses très-simples et très-faciles, afin que ces premiers essais soient comme un lait nourrissant qui fortifie peu à peu, et permettent de s'élever graduellement des petites choses aux grandes. Les principes les plus élémentaires d'une profession en facilitent les débuts, et font arriver nécessairement et sans peine au plus haut degré de la perfection. Un enfant ne pourrait jamais prononcer les syllabes, s'il ne connaissait d'abord les lettres. Comment lirait-il couramment, s'il savait à peine assembler les mots? Comment apprendrait-il la rhétorique et la philosophie, s'il ignorait les règles de la grammaire? De même dans cet art sublime qui nous apprend à nous unir à Dieu, il y a certainement des principes qui servent de fondements solides pour élever l'édifice de notre perfection. Il nous semble que ces principes consistent d'abord dans le souvenir et la pensée de Dieu, et ensuite dans le moyen de fixer en nous ce souvenir et cette pensée. N'est-ce pas là toute la perfection? C'est pourquoi nous désirons connaître ce moyen de concevoir Dieu , de le retenir en nous, afin que, si sa pensée nous échappe quelquefois, nous puissions promptement la rappeler et la ressaisir sans difficulté; car il arrive souvent, qu'après nous être égarés dans nos prières, nous revenons à nous, comme si nous sortions d'un profond sommeil, et nous cherchons à ressusciter en nous cette pensée de Dieu que nous avons perdue. Nous nous fatiguons avant de l'avoir retrouvée, et notre attention se relâche bientôt sans avoir pu réussir. Il est évident que nous tombons dans cette confusion, parce que nous n'avons pas quelque chose de fixe, d'invariable qui puisse rappeler notre esprit de tous ses égarements, et le ramener, après bien des tempêtes, au port de la paix. Notre âme souffre de son ignorance et de ces difficultés; elle va d'objet en objet, comme une per-sonne ivre, recevant de tous les côtés des impressions différentes, et n'ayant de bonnes pensées qu'au hasard, sans savoir comment elles viennent et comment elles disparaissent.

9. L'ABBÉ ISAAC. La demande si précise et si spirituelle que vous me faites, est une preuve que vous n'êtes pas éloigné de cette pureté; personne ne pourrait, je ne dis pas comprendre ce sujet, mais seulement en exposer les difficultés, sans avoir fait beaucoup d'efforts pour les pénétrer. Il faut avoir longtemps vécu saintement, et acquis de l'expérience pour désirer ainsi cette pureté et frapper à la porte de son sanctuaire. Je vois que vous ne vous êtes pas contentés d'arriver au seuil de la prière véritable, mais que vous en avez pénétré et touché les mystères ; que vous les possédez même à un certain degré. Aussi j'espère que je n'aurai pas beaucoup de peine, avec la grâce de Dieu, à vous faire entrer plus avant, et que vous saisirez sans peine les choses que j'ai à vous expliquer. On est bien prêt de connaître, quand on sait ce qu'il faut chercher, et la science n'est pas éloignée de celui qui commence à comprendre tout ce qu'il ignore. Je ne crains pas d'encourir le reproche d'indiscrétion ou de légèreté, en vous exposant ce que je vous avais caché, dans notre dernière conférence , sur la perfection de la prière; car au point où vous êtes arrivés, la grâce de Dieu pourrait très-bien tout vous apprendre, sans mon intermédiaire.

10. Vous avez fait une très juste comparaison en parlant de l'instruction des enfants, qui ne peuvent recevoir les premiers enseignements , lire et écrire couramment , s'ils n'étudient d'abord la forme des lettres, et s'ils ne s'exercent pas longtemps et avec soin à les reproduire. Il en est de même pour la science  spirituelle que vous désirez acquérir : il faut avoir un modèle que vous puissiez regarder sans cesse, méditer et vous approprier de manière à vous élever peu à peu à des pensées plus parfaites. Voici cette règle que vous cherchez , cette formule de la prière , que tout religieux qui désire se souvenir continuellement de Dieu, doit s'accoutumer à méditer sans cesse dans son coeur, en en bannissant toute autre pensée ; car il ne pourra jamais la retenir s'il ne s'affranchit de toute inquiétude et de tous soins corporels. C'est un secret que nous ont laissé quelques-uns de nos anciens Pères, et que nous ne disons qu'au petit nombre de personnes qui le désirent avec ardeur.

Cette formule qui vous rappellera toujours Dieu, et dont vous ne devez jamais vous séparer , est celle-ci : « Mon Dieu, venez à mon aide ; hâtez-vous, Seigneur, de me secourir. Deus in adjutorium meum intende; Domine; ad adjuvandum me festina. » Ce verset, choisi dans toute l'Écriture, renferme tous les sentiments que peut concevoir la nature humaine; il convient parfaitement à tous les états et à toutes les tentations. On y trouve l'invocation de Dieu contre tous les dangers, l'humilité d'une sincère confession, la vigilance de la sollicitude et de la crainte, la considération de notre faiblesse, l'espérance d'être exaucé, la confiance en un secours présent et certain; car celui qui invoque son protecteur est toujours certain de sa présence. On y trouve l'ardeur de l'amour et de la charité , la vigilance contre les piéges qui nous environnent et contre les ennemis qui nous attaquent nuit et jour, et l'âme confesse qu'elle ne peut en triompher sans le secours de son défenseur. Ce verset, pour ceux que les démons tourmentent, est un rempart inexpugnable, une cuirasse impénétrable , un bouclier qui nous couvrira toujours lorsque la paresse , l'ennui , la tristesse , le découragement nous accablent; il nous empêche de désespérer de notre salut, en nous montrant Celui. que nous invoquons présent à nos combats et entendant nos supplications.

Lorsque les joies spirituelles inondent notre coeur, il nous avertit de ne pas nous élever et nous enorgueillir de ce bonheur que nous ne pourrions conserver sans la protection de Dieu , dont nous implorons sans cesse le prompt secours. Ainsi, dans quelque état que nous nous trouvions , ce verset nous sera toujours utile et nécessaire. Celui qui désire être secouru toujours et en toute chose , confesse qu'il a besoin de Dieu dans la prospérité comme dans le malheur ; car Dieu seul peut le tirer de la peine ou le conserver dans la joie, et, sans son secours , la faiblesse humaine succomberait de toute manière. Si je suis tenté de gourmandise, je désirerai des aliments que le désert ne connaît pas; et, dans la plus affreuse solitude, je sentirai d'odeur des mets qu'on sert sur la table des rois; je serai entraîné malgré moi à en souhaiter de semblables. C'est l'occasion de dire : « Mon Dieu , venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Je serai tenté d'avancer l'heure du repas , ou j'éprouverai un violent désir d'augmenter la quantité ordinaire de ma nourriture; je dois dire en gémissant : « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Les révoltes de la chair m'obligeront à des jeûnes plus rigoureux, mais la faiblesse de mon estomac et l'état de ma santé m'arrêteront; pour obtenir de pouvoir jeûner ou d'apaiser sans ce moyen les ardeurs de la concupiscence , je recourrai à la prière : « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » En me mettant à table, à l'heure accoutumée, j'aurai horreur du pain et je voudrai pouvoir me passer de nourriture; je dirai encore en soupirant : « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. »

Lorsque je voudrai, par la lecture, fixer mon attention et mon coeur, le mal de tète m'en empêchera; ou dès la neuvième heure le sommeil m'envahira et me fera pencher sur mon livre, je serai porté à cesser ou à prévenir l'heure du repos, et la pesanteur de mes yeux me fera entre-couperla récitation des psaumes et de l'office, je crierai encore: « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Quelquefois , au contraire, le sommeil fuira mes yeux, et le démon, pour me fatiguer, prolongera mes veilles, et m'ôtera, pendant la nuit , toute espèce de repos; je prierai alors et je dirai en soupirant : « Mon Dieu , venez à mon aide ; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Je lutterai contre les vices et les tentations de la chair, qui tâchent de me séduire au milieu de mon sommeil. Que faire pour empêcher la flamme étrangère de consumer les fleurs odorantes de la chasteté , si ce n'est de crier : « Mon Dieu , venez à mon aide ; Seigneur, hâtez-vous vous de me secourir. » Si les mouvements de la concupiscence sont apaisés, comment conserver cet état, ou plutôt cette grâce que la bonté de Dieu m'accorde? je dirai avec ferveur : « Mon Dieu , venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » La colère , l'avarice , la tristesse me tourmentent; je perds cette douceur que je cherchais et que j'aimais tant, et je deviens amer comme le fiel, agité comme la tempête; je crierai en gémissant : « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. »

Quelquefois l'orgueil, la vaine gloire me travailleront, et je ressentirai une secrète complaisance en voyant la négligence et la tiédeur des autres; je combattrai les suggestions dangereuses de l'ennemi , en disant de toute la conviction de mon coeur : « Mon Dieu , venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Lorsque j'aurai vaincu l'orgueil et obtenu par la componction la grâce de l'humilité et de la simplicité, pour empêcher l'orgueil de revenir, et la main du pécheur de m'ébranler (Ps. XXXV, 12) ; pour que la joie de la victoire ne me cause pas une défaite plus honteuse, je crierai de toutes mes forces : « Mon Dieu , venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Mes distractions seront continuelles, infinies; je souffrirai de la légèreté de mon pauvre coeur, je ne pourrai retenir l'égarement de mes pensées , et toute ma prière sera traversée par les rêves et les fantômes de mon imagination , sans que je puisse écarter ce souvenir de mes paroles et de mes actions. Je me sentirai dans une stérilité, une aridité si grande, qu'il me sera impossible d'exciter en moi le moindre mouvement vers Dieu. Pour me délivrer de ces ténèbres de mon âme , que ne peuvent dissiper mes soupirs et mes larmes, je crierai encore : « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Je rentrerai, au contraire, dans la possession de mon âme et dans la stabilité de mes pensées; mon coeur sera inondé d'une joie ineffable, et la visite de l'Esprit-Saint me donnera des lumières surabondantes, et me fera pénétrer les secrets divins et comprendre tout à coup avec évidence ce que j'apercevais à peine. Pour jouir longtemps de ces grâces , je dirai avec ferveur et souvent : « Mon Dieu, venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » Les démons m'entoureront de terreurs pendant la nuit, et les esprits impurs me troubleront de leurs fantômes ; la crainte me fera perdre l'espérance de mon salut et de ma vie. Je me réfugierai dans la prière comme au port, et je crierai de toutes mes forces : « Mon Dieu , venez à mon aide ; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. » La consolation de Dieu viendra me ranimer , et je me sentirai , à sa présence , comme environné d'une multitude d'anges. Les démons, que je craignais plus que la mort, et qui me glaçaient d'épouvante , ne me paraîtront plus si redoutables, et j'oserai moi-même les attaquer. Pour conserver cette force que la grâce me donne, je crierai encore de toute mon âme : « Mon Dieu , venez à mon aide; Seigneur, hâtez-vous de me secourir. »

Ainsi, nous devons sans cesse adresser à Dieu cette courte prière , afin de n'être pas abattus par l'adversité, ou orgueilleux dans la prospérité. Oui , méditez sans cesse ce verset dans votre coeur, récitez-le pendant votre travail , au milieu de vos occupations et lorsque vous êtes en voyage. Que votre esprit s'en nourrisse , en dormant, en mangeant, en subissant toutes les nécessités de la nature; que sa méditation devienne pour vous comme une formule puissante et salutaire qui non-seulement vous préservera de toutes les attaques du démon, mais encore vous purifiera des vices et de la contagion de la terre , pour vous élever à la contemplation des choses invisibles et célestes, et vous faire arriver à cette ineffable ardeur de la prière, que bien peu connaissent. Endormez-vous en récitant ce verset , de manière que, par habitude , vous le disiez encore pendant votre sommeil ; et lorsque vous vous réveillerez, que ce soit la première chose qui se présente à votre esprit. Dites-le en vous agenouillant, dès que vous quittez votre lit, et qu'il vous accompagne ainsi d'action en action pendant tout le cours de la journée. Méditez-le selon le précepte divin : « soit que vous reposiez dans votre maison, soit que vous soyez en voyage , soit que vous dormiez , soit que vous vous leviez. Ecrivez-le sur vos lèvres et sur votre porte ; gravez-le sur les murs de votre demeure et au plus profond de votre âme», afin qu'il en découle naturellement, lorsque vous vous mettez en prière, et qu'il vous accompagne ensuite comme une oraison fervente et continuelle dans toutes les occupations de votre vie.

11. Que l'âme s'attache donc à ces paroles, jusqu'à ce qu'à force de les méditer, elle éloigne et rejette cette abondance, cette richesse de pensées qui pourraient l'occuper, et qu'elle parvienne, en se renfermant dans la pauvreté de ce verset, à cette première des béatitudes de l'Évangile : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. » L'homme, devenant aussi saintement pauvre, accomplira cette parole du prophète : « Le pauvre et l'indigent loueront votre nom. » (Ps. LXXIII, 21.) Peut-il y avoir une pauvreté plus noble et plus sainte que la pauvreté de celui qui reconnaît manquer de toute force et de tout secours, et sollicite l'assistance continuelle d'autrui. Il comprend que sa vie, son existence de tous les instants dépend de la bonté divine; il confesse sincèrement qu'il est le mendiant du Seigneur, et il lui dit humblement chaque jour : « Pour moi, je suis pauvre et mendiant, mon Dieu, assistez-moi. » (Ps. XXXIX , 18.) La science infinie de Dieu l'éclaire, et il commence à pénétrer les plus sublimes mystères, selon cette parole du prophète : « Les montagnes élevées sont pour les cerfs, et les rochers le refuge des hérissons. » (Ps. CIII, 18.) Ce texte convient bien à notre sujet : celui qui vit dans la simplicité et l'innocence , celui qui ne fait aucune peine, aucun mal à personne, qui se contente de sa position , et qui désire seulement se défendre de l'attaque de ses ennemis, semble un hérisson spirituel qui se cache sous la pierre de l'Évangile , c'est-à-dire dans le souvenir de la passion de Notre-Seigneur ; et la méditation continuelle de notre verset le protége contre toutes les embûches de ceux qui le poursuivent.

C'est de ces hérissons spirituels qu'il est dit dans les Proverbes (XXX, 26) : «Les hérissons sont des êtres faibles qui font leur demeure dans les pierres. » Qu'y a-t-il de plus faible qu'un chrétien, de plus infirme qu'un religieux qui, non-seulement ne peut se venger d'aucune injure, mais qui ne doit pas même en éprouver la moindre émotion?

Celui qui arrive à cet état possède, avec la simplicité de l'innocence, la vertu de discrétion; il peut exterminer les serpents les plus dangereux, et fouler aux pieds le démon vaincu. Semblable au cerf spirituel, par la ferveur de son âme, il se nourrit sur les hauteurs des prophètes et des apôtres , et se rassasie de leurs plus sublimes mystères. Fortifié par cette céleste nourriture , il se pénètrera tellement des sentiments exprimés dans les Psaumes, qu'il ne paraîtra plus les réciter de mémoire, mais les composer lui-même, comme une prière qui découle du fond de son coeur; ou du moins il semblera qu'ils ont été faits pour lui spécialement, et que tout ce qui s'est passé en David s'accomplit encore dans sa personne.

En effet, nous comprenons plus clairement les saintes Écritures, et nous en pénétrons, pour ainsi dire, la moelle , la substance, lorsque l'expérience , non-seulement nous en donne l'intelligence, mais encore nous inspire à l'avance le sens des paroles mieux que toutes les explications des hommes. En ressentant dans notre coeur les sentiments qui ont fait composer un psaume, nous en devenons, pour ainsi dire, les auteurs ; nous le prévenons plus que nous ne le suivons ; nous en saisissons le sens avant d'en connaître la lettre. Nous nous rappelons , en le récitant , tout ce qui s'est passé en nous, nos combats de tous les jours, les suites de nos négligences, les conquêtes de nos efforts, les bienfaits de la Providence, ce que nous ont fait perdre les tentations de l'ennemi, le défaut de mémoire, la faiblesse humaine, l'imprévoyance et l'ignorance. Nous trouvons tous nos sentiments exprimés dans les Psaumes ; nous y voyons, comme dans un pur miroir, tout ce que nous aimons, et nous nous servons de leurs paroles, non pas comme si nous les avions apprises, mais comme si elles étaient nées naturellement de notre cœur, comme des fruits de notre expérience plutôt que de notre mémoire. Et c'est ainsi que notre âme arrive à cette perfection de la prière dont nous avons parlé dans notre dernière conférence, autant que Dieu nous en a fait la grâce. L'esprit alors n'est occupé d'aucune image, n'est troublé par aucune parole; il se laisse entraîner par une volonté, par une ardeur qui ne peut s'exprimer. L'âme s'élève au-dessus des sens et des choses visibles, et n'offre plus à Dieu que des soupirs et des gémissements inénarrables.

12. L'ABBÉ GERMAIN. Non-seulement vous nous avez enseigné la manière de prier, mais vous nous avez très-clairement expliqué la perfection de la prière. Quoi de plus élevé, de plus parfait, que de s'entretenir continuellement de la pensée de Dieu , en se servant d'un verset qui nous éloigne des choses visibles, et qui renferme, en si peu de mots, tous les sentiments que nous pouvons avoir dans nos prières? Aussi maintenant, nous vous supplions de nous dire le moyen de retenir sans cesse ce verset que vous nous avez indiqué, afin qu'avec la grâce de Dieu, nous puissions bannir toutes les pensées du siècle et ne garder que celles du ciel.

13. A peine commençons-nous à nous occuper d'un psaume , qu'il nous échappe , sans que nous nous en apercevions , et nous sommes surpris de passer si vite à un autre texte de l'Écriture; dès que nous nous y appliquons, et avant d'avoir pu l'approfondir, la mémoire s'égare sur un autre passage et nous fait perdre le fruit de notre méditation. Nous passons ainsi d'un sujet à un autre, nous errons de psaumes en psaumes; nous allons de l'Évangile aux Épîtres de saint Paul, de l'Apôtre aux prophètes, et des prophètes aux pieuses histoires. Notre esprit ne fait que courir à travers les saintes Écritures, sans pouvoir rien écarter ni rien retenir. Il ne médite rien, ne pénètre rien ; il effleure, il goûte à peine le sens des choses, sans produire et s'approprier de saintes pensées. L'âme, toujours mobile, toujours distraite, est comme une personne ivre, même pendant les offices , et reste incapable de bien s'acquitter de ses devoirs. Si nous prions, par exemple, nous pensons à quelques psaumes ou à quelques lectures; si nous chantons un psaume, nous nous occupons d'autre chose que du texte qu'il contient; si nous lisons, nous nous rappelons ce que nous avons fait , ou ce que nous avons à faire, et ainsi nous sommes le jouet du hasard, sans règle et sans moyen pour fixer notre volonté et pour retenir ce que nous aimerions méditer. Il nous est donc nécessaire de savoir comment nous pourrons bien remplir nos exercices spirituels, et ne jamais oublier le verset que vous nous avez indiqué, afin d'être maîtres de toutes nos pensées et d'en arrêter l'extrême mobilité.

14. L'ABBÉ ISAAC. Ce que nous avons dit dans notre première conférence sur la prière , répondrait suffisamment à votre demande; mais je résumerai en peu de mots les moyens de fixer notre coeur. Il y a trois choses qui l'empêchent de s'égarer : la veille, la méditation et la prière; en s'y appliquant fidèlement et généreusement , l'âme devient ferme et inébranlable. On ne pourra cependant y parvenir sans le travail des mains, qu'on doit faire non pas par intérêt , mais pour se rendre utile à la communauté , afin qu'en l'affranchissant de toutes les inquiétudes et de tous les besoins de la vie , nous puissions accomplir le précepte de l'Apôtre : Priez sans cesse. Celui qui ne prie que quand il est à genoux, prie bien peu ; mais celui qui, à genoux, laisse son esprit s'égarer sans cesse, ne prie pas du tout. Aussi, avant de prier, nous devons nous mettre dans les dispositions où nous voulons nous trouver pendant la prière; car l'état où nous serons alors, dépend nécessairement de celui où nous étions auparavant; et selon les pensées que nous avions, nous ramperons sur la terre ou nous nous élèverons vers le ciel.

Ici finit la seconde conférence de l'abbé Isaac sur la prière, que nous admirâmes beaucoup. Ce qu'il nous dit sur le verset que doivent méditer sans cesse les commençants , nous frappa particulièrement. Nous avons désiré mettre en pratique cette méthode que nous croyons très-facile ; mais l'expérience nous a montré qu'il était difficile de la suivre , et de nous borner à ce seul verset, parce que nous avions l'habitude de parcourir sans règle toutes les saintes Écritures.

Il est certain, cependant, que l'ignorance ne peut empêcher personne d'arriver à la perfection du coeur et à la pureté de l'âme, puisque sans recourir à d'autres moyens, ceux qui méditeront bien ce verset, pourront parfaitement fixer leur esprit en Dieu.

CONFÉRENCES DE CASSIEN : SECONDE PARTIE CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES
AVEC LES PÈRES DE LA THÉBAIDE A L'ÉVÊQUE HONORAT ET A EUCHER.

VÉNÉRABLES FRÈRES,

Votre perfection brille dans le monde, comme un astre d'une admirable pureté : beaucoup de saintes âmes que vous formez par vos exemples, cherchent à l'imiter. Et cependant vous êtes si zélés pour la gloire des grands hommes qui nous ont donné, les premiers, les règles de la vie soli-taire , que l'un de vous qui dirige de nombreux religieux, désire que sa congrégation, enseignée chaque jour par votre présence, soit encore éclairée par les leçons des saints anachorètes, tandis que l'autre, pour s'édifier de leur vie extérieure , veut aller au fond de l'Égypte, et quitter les froides provinces de la Gaule, pour s'envoler, comme une chaste colombe, vers ces régions que le Soleil de Justice éclaire de plus près, et qu'il rend fertiles en toutes sortes de vertus.

La charité m'a forcé , pour satisfaire le désir de l'un et épargner la fatigue de l'autre, de me jeter dans la tâche périlleuse d'écrire. J'entreprends cet ouvrage , dans l'espérance d'augmenter l'autorité du premier sur ses enfants, et d'éviter au second les dangers d'une pénible navigation. Puisque votre foi et votre ferveur ne se contentent pas de mes douze livres des Institutions monastiques, que j'ai adressés à l'évêque Castor, de bienheureuse mémoire, ni des dix conférences avec les Pères du désert de Schethé , que j'ai écrites pour obéir aux saints évêques Hellade et Léonce , je veux, pour vous rendre compte de notre voyage, vous dédier encore sept conférences, que nous avons eues avec les trois premiers solitaires que nous avons visités dans un autre désert. Elles sont écrites du même style, et elles suppléeront à ce qu'il peut y avoir d'obscur ou d'oublié dans mes autres écrits sur la perfection. Si elles ne peuvent encore satisfaire votre sainte avidité, j'espère contenter enfin l'ardeur de vos désirs, avec les sept autres conférences que je dois envoyer aux saints ermites qui habitent les îles Stoechades (1).

 (1) Ces îles étaient situées à l'embouchure du Rhône.

ONZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON : DE LA PERFECTION

Moyens de l'acquérir. — Crainte de l'enfer. — La foi, l'espérance et la charité. — Leurs différents degrés. — La charité parfaite est la vertu de Dieu même, et nous donne sa ressemblance. — De la crainte servile et de la crainte de la charité.

1. Lorsque nous eûmes appris, pendant notre séjour dans le grand monastère de Syrie (1), les premiers fondements de la foi, nous sentîmes peu à peu croître le désir d'une plus haute perfection, et nous résolûmes d'aller en Égypte et de parcourir les déserts les plus éloignés de la Thébaïde. Nous voulions visiter ces saints anachorètes, si célèbres par toute la terre, et les connaître du moins , si nous ne pouvions les imiter.

 (1) C'était celui de Bethléhem, fondé par saint Paul, et dirigé par saint Jérôme.

Nous arrivâmes , après une longue navigation , à une ville d'Égypte qui s'appelle Thennèse. Les habitants sont tellement environnés par les eaux de la mer et par des étangs salés, qu'ils n'ont pas de terre à cultiver et qu'ils se livrent entièrement au commerce. Toutes leurs richesses leur viennent de leurs vaisseaux, qui leur apportent tout, jusqu'à la terre qui leur manque, lorsqu'ils veulent bâtir.

2. A notre arrivée, la Providence, qui favorisait nos pieux désirs, nous fit rencontrer le saint évêque Archebius. Cet homme admirable avait été enlevé de son monastère, pour être fait évêque de Panephyse. Mais il conserva si bien toute sa vie l'amour de la solitude, qu'il ne se relâcha en rien de son humilité première, et ne se glorifia jamais de l'honneur auquel il avait été élevé. Il ne croyait pas avoir reçu cette dignité parce qu'il la méritait ; mais il se plaignait d'avoir été chassé comme indigne de la vie solitaire, où il prétendait avoir passé trente-sept ans, sans avoir pu acquérir la pureté que réclame une pareille profession. Il était venu à Thennèse pour l'élection d'un évêque. Il nous reçut avec une douce charité, et quand il eut appris notre désir d'aller visiter les saints solitaires au fond de l'Égypte : Venez, nous dit-il, et voyez d'abord les vieillards qui demeurent proche de notre monastère. Leur grand âge courbe déjà leur corps vers la terre, et la sainteté brille tellement sur leur visage, que leur seule vue vaut de longs enseignements. Ils vous apprendront ce que je ne puis pas, hélas! vous communiquer, et leur sainte vie vous en dira plus que leurs paroles. Je suis trop pauvre pour vous donner; je n'ai pas la pierre précieuse de l'Évangile que vous cherchez, mais je vous indiquerai où vous pourrez facilement l'acheter.

3. Il prit aussitôt le bâton et le petit sac des solitaires, et nous conduisit lui-même à Panephyse, sa ville épiscopale. Cette ville était autrefois très–riche, et les environs si fertiles qu'ils fournissaient, disait-on, tout ce qu'il fallait pour la table du roi. Mais un tremblement de terre bouleversa tout à coup la mer, et lui fit franchir ses limites ; presque tous les villages furent renversés, et toutes ces belles campagnes furent changées en étangs salés ; tellement qu'on pouvait dire avec le Prophète : « Il a changé les fleuves en désert, et il a desséché le cours des fontaines; il a couvert de sel une terre féconde, à cause de la malice de ses habitants. » (Ps. CVI, 33.) Beaucoup de bourgs qui étaient bâtis sur des éminences furent abandonnés par leurs habitants, et formèrent comme des îles au milieu de cette inondation. Ceux qui recherchaient la solitude y trouvaient une retraite favorable; et c'est là que s'étaient fixés trois anachorètes d'un grand âge : les bienheureux Choeremon, Nesteros et Joseph.

4. Le saint évêque Archebius aima mieux nous faire visiter d'abord l'abbé Choeremon, plus voisin de son monastère, et plus âgé que les deux autres. Il avait cent ans, et ne vivait plus que par l'esprit. La vieillesse et l'habitude de la prière l'avaient tellement courbé en deux, qu'il était revenu à la faiblesse de l'enfance, et qu'il ne pouvait marcher qu'en s'aidant de ses mains. Ses membres, desséchés, étaient comme morts, et cependant il conservait toute la rigueur de ses anciennes austérités. Nous admirions la gravité de son visage autant que la singularité de son attitude; et nous lui demandâmes humblement quelques bonnes paroles, en lui disant que le désir de notre avancement spirituel était la cause véritable de notre visite. Le saint vieillard répondit en soupirant : Comment pouvoir discourir avec vous, lorsque le poids de la vieillesse me force au relâchement, et m'ôte le courage de parler aux autres. Aurais-je la présomption de vous enseigner ce que je ne fais pas moi-même, et vous recommanderais-je d'observer ce que j'accomplis si peu et si lâchement. Aussi n'ai-je pas voulu permettre, jusqu'à présent, à de plus jeunes solitaires, d'habiter avec moi dans la crainte que mon exemple n'affaiblît leur ferveur. Les enseignements n'ont aucune autorité, si les actes ne les gravent pas dans le coeur de celui qui écoute.

5. Ces paroles nous remplirent de confusion. Mon Père, lui répondîmes-nous, il nous suffirait pour nous édifier de voir le lieu que vous habitez, et cette vie solitaire que pourrait à peine supporter la plus robuste jeunesse. Votre silence même serait un grand enseignement. Nous vous supplions cependant de le rompre un peu, pour nous aider à imiter la vertu que nous admirons en vous. Notre tiédeur, que Dieu vous a peut-être révélée, ne nous rend pas dignes d'obtenir ce que nous demandons; accordez-le du moins  aux fatigues de notre long voyage; car nous sommes venus du couvent de Bethléhem jusqu'ici, dans le désir de recevoir vos secours et d'en profiter.

6. Alors le bienheureux Choeremon nous dit : Il y a trois choses qui éloignent les hommes du vice : la crainte de l'enfer et de la loi, l'espérance et le désir du ciel, l'attrait du bien et l'amour de la vertu. En effet, la crainte fait fuir la contagion du mal; car il est écrit : « La crainte du Seigneur déteste la malice.» (Prov., VIII, 13.) L'espérance aussi repousse tous les vices. a Ceux qui espèrent en Dieu ne pècheront pas. » (Ps. XXXIII, 23.) L'amour non plus ne craint pas la chute des pécheurs; « car la charité ne tombe jamais » ( I Cor., XIII, 8) ; et encore : « La charité couvre la multitude des péchés. » (S. Pierre, IV, 8.) C'est pourquoi l'Apôtre fait consister tout le salut dans la perfection de ces trois vertus. « Les trois choses de la vie présente sont la foi, l'espérance et la charité. » (I Cor., XIII, 13.) La foi fait fuir les vices par crainte du jugement dernier et des supplices éternels; l'espérance nous isole de la vie présente, et nous fait mépriser les plaisirs du corps, dans l'attente des récompenses du ciel. La charité enflamme notre coeur de l'amour du Christ et des vertus spirituelles; elle nous inspire l'horreur de tout ce qui leur est contraire.

Quoique ces trois vertus semblent tendre au même but, en nous éloignant des choses défendues, il y a cependant entre elles de grandes différences. Les deux premières sont celles des hommes qui commencent , et qui n'ont pas encore l'amour des vertus. La troisième est celle de Dieu et de ceux qui portent en eux-mêmes son image et sa ressemblance; car il n'appartient qu'à Dieu de faire le bien, sans motif de crainte et sans espoir de récompense, mais uniquement par bonté. « Le Seigneur, dit Salomon, a tout fait à cause de lui-même. » (Prov., XVI, 4.) C'est sa bonté qui lui fait répandre en abondance les biens sur les bons et sur les méchants. Les offenses des hommes ne peuvent le lasser, ni leurs injustices l'irriter. Sa bonté est toujours parfaite, comme sa nature est immuable.

7. Celui donc qui aspire à la perfection, doit quitter ce premier degré de la crainte, qui est un état servile dont il est dit : « Lorsque vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. » (S. Luc, XVII , 10.) Il doit monter au degré de l'espérance, qui n'est pas celui du serviteur, mais celui du mercenaire; car il y attend la récompense promise. Il ne craint plus le châtiment des péchés qui sont pardonnés , mais il espère le prix des bonnes oeuvres qu'il a pu faire, et il n'est pas encore arrivé à cet amour désintéressé du fils qui se confie dans la bonté du père, et sait bien que tout ce qu'il possède lui appartient. C'est à cet état que n'osait aspirer le prodigue, qui croyait avoir perdu le nana de fils, en dissipant les biens de son père. « Je ne suis plus digne, disait-il, d'être appelé votre fils; traitez-moi comme un de vos mercenaires. » (S. Luc, XV, 19.) Après avoir envié les débris qu'on jetait aux pourceaux et n'avoir pu s'en rassasier, c'est-à-dire après s'être nourri des vices les plus honteux, il revient à lui et ressent une crainte salutaire. Il a horreur de la fange des pourceaux, et redoute le tourment de la faim. Il se considère alors comme un esclave, et désire la récompense des mercenaires. « Combien de mercenaires , dit-il , dans la maison de mon père, qui ont du pain en abondance, et moi, je meurs ici de faim. Je retournerai vers mon père, et je lui dirai : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous ; je ne suis plus digne d'être appelé votre fils ; traitez-moi comme un de vos mercenaires. »

8. Mais dès qu'il a prononcé cette parole d'un humble repentir, son père accourt vers lui, et lui témoigne une tendresse plus grande qu'autrefois. Il ne se contente pas de lui accorder ce qu'il sollicite; mais il lui rend sur-le-champ sa dignité de fils. Hâtons-nous aussi d'arriver à ce troisième degré des enfants, qui regardent comme à eux tout ce qui est à leur père. Tâchons de recevoir, par la grâce d'une inébranlable charité, cette image et ressemblance du Père céleste, et de pouvoir dire à l'imitation de son divin Fils : « Tout ce que possède mon Père est à moi. » (S. Jean, XVI, 25.) C'est ce que l'Apôtre nous annonce, lorsqu'il dit : « Tout est à vous, Paul , Apollon, Pierre, le monde, la vie, la mort, les choses présentes, les choses futures; tout vous appartient. » (I Cor., III, 22.) Le précepte du Sauveur nous invite aussi à cette ressemblance : « Soyez parfaits, dit-il , comme votre Père céleste est parfait. » (S. Matth., V, 48.) La ferveur cesse quelquefois dans les esclaves et les mercenaires, lorsque la tiédeur, la joie ou le plaisir affaiblissent l'âme, et lui ôtent la crainte de l'enfer ou le désir des biens futurs. Mais il faut nous servir de ces premiers degrés pour éviter le vice par la crainte du châtiment et l'espoir de la récompense, afin de pouvoir arriver au degré de la charité. « Il n'y a plus de crainte dans la charité, dit saint Jean; car la charité parfaite chasse la crainte, parce que toute crainte est une peine. Celui qui craint n'est point parfait dans la charité. Aimons donc Dieu, parce que Dieu nous a aimés le premier. (I S. Jean, IV, 18.) Nous n'avons pas d'autre moyen d'arriver à la perfection, que d'aimer Dieu comme il nous a aimés. Il nous a aimés le premier pour notre salut , et nous devons l'aimer aussi uniquement pour lui-même. Efforçons-nous donc de passer de la crainte à l'espérance, et de l'espérance à la charité et à l'amour des vertus, afin qu'en aimant le Bien lui-même, nous y restions toujours attachés, autant que le peut la nature humaine.

9. Il y a une grande différence entre celui qui éteint les ardeurs du vice, par la crainte de l'enfer ou par l'espérance du ciel, et celui qui a horreur du mal et de ses souillures, par le mouvement de la divine charité. Celui qui possède le trésor de la pureté par le seul amour et désir de la chasteté, ne pense pas aux récompenses futures; mais il jouit dans sa conscience du bien présent, et il fait tout, non parce qu'il redoute le châtiment, mais parce qu'il trouve son bonheur dans la vertu. Celui qui est dans cet état, lors même qu'il est loin du regard des hommes, évite  l'occasion du péché et ne s'arrête pas aux tentations les plus secrètes, parce que son amour sincère pour la vertu lui fait bannir de son coeur tout ce qui lui est contraire, et lui en inspire une profonde horreur. Car autre chose est de détester les vices et la concupiscence, par l'amour présent de la vertu, ou de les fuir par l'espérance des récompenses futures. Autre chose est de craindre de perdre ce qu'on possède, ou de re-douter des maux éloignés. Enfin il est bien mieux d'être vertueux par amour de la vertu, que d'éviter le mal par la crainte du châtiment; car, dans le premier cas, le bien est volontaire, tandis que dans le second, il est, pour ainsi dire, obtenu de force, par la peur des supplices ou par le désir des récompenses.

Celui qui fuit les plaisirs coupables par crainte, oubliera sa crainte et retournera bientôt au vice qu'il aimait. Il n'aura aucune stabilité dans le bien, et ne sera jamais à l'abri des tentations, parce qu'il ne possédera pas cette paix profonde et assurée que donne la pureté. Lorsque l'ennemi menace toujours, il y a toujours danger d'être blessé. Le soldat, sur le champ de bataille, quoiqu'il soit courageux et qu'il porte aux autres des coups terribles, est nécessairement exposé à être frappé lui-même par l'ennemi, tandis que celui qui a surmonté les vices jouit d'une paix profonde, et n'a pas d'autre penchant que l'amour de la vertu. Il reste facilement dans le bien auquel il s'est donné tout entier, parce qu'il est persuadé qu'il n'y a pas de plus grand malheur pour lui que de perdre la pureté de son âme. C'est là son trésor le plus cher et le plus  précieux, comme le mal le plus grand, est la ruine de la vertu et la contagion du vice. La présence et la considération des hommes n'augmenteront pas sa retenue, et la solitude ne la diminuera pas; mais partout et toujours sa conscience réglera ses actes et ses pensées, et toute son étude sera de plaire à ce Juge qu'on ne peut ni fuir ni tromper.

10. Si quelqu'un arrive à cet état, non pas en présumant de ses forces, mais en s'appuyant sur la grâce de Dieu, il quittera la condition de l'esclave qui craint et celle du mercenaire, qui aime mieux la récompense elle-même que la bonté de celui qui la donne; et il commencera à devenir le fils de l'adoption , que la crainte ou le désir ne domine plus, mais que guide la charité qui ne faillit jamais.

Dieu, en parlant de la crainte et de la charité, montre la part de chacun. « Le fils, dit-il, honore son père, et le serviteur craint son maître ; et si je suis votre père, où est l'honneur que vous me devez? et si je suis votre maître, où est ma crainte? » (Malach., I, 6.) Il est nécessaire que le serviteur craigne; « car celui qui sait la volonté de son maître et ne l'accomplit pas, méritera de nombreux châtiments. » (S. Luc, XII, 47.) Mais pour celui que l'amour a fait parvenir à l'image et à la ressemblance de Dieu , il se plaira à faire le bien à cause du bien même : il possédera la patience et la douceur divines, et ne s'irritera pas des défauts du prochain ; mais il sollicitera plutôt leur pardon, en compatissant à leur faiblesse, et en pensant qu'il serait sujet aux mêmes misères, si la miséricorde de Dieu  ne l'en avait pas préservé. Ce n'est pas par ces efforts qu'il a été délivré des attaques de la chair, mais par la protection divine, et il comprend que ce n'est pas de l'aigreur, mais de l'indulgence qu'il faut avoir pour ceux qui s'égarent. Il chante à Dieu , dans la paix de son coeur, ce verset de David : « Vous avez brisé mes liens; je vous sacrifierai une hostie de louange. » (Ps. CXV, 17.) Si le Seigneur ne m'eût pas assisté, mon âme était sur le point de tomber en enfer. » (Ps. XCIII, 17.) Et cette humble disposition de sort coeur lui fera accomplir ce précepte de la perfection évangélique : « Aimez vos ennemis, et faites du bien à ceux qui vous haïssent; priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. » (S. Luc, VI, 27. )

Il méritera ainsi de parvenir non-seulement à l'image et à la ressemblance de Dieu , mais encore au titre de son fils. Car il est dit : « Afin que vous soyez les enfants de votre Père céleste, qui fait briller son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes. » (S. Matth., V, 45.) C'est ce que saint Jean comprenait, lorsqu'il disait : « Pour que nous ayons confiance au jour du jugement, soyons dans le monde tel qu'il est lui-même. » (I S. Jean, IV, 17.) Comment l'homme, si faible et si fragile de sa nature, peut-il être semblable à .Dieu, si ce n'est en l'imitant par la douce charité qu'il aura dans son coeur, pour les bons et les méchants, pour les justes et les injustes? C'est en faisant le bien par amour du bien même, qu'on arrive à cette adoption des enfants de Dieu, dont saint Jean a dit :

« Celui qui est né de Dieu, ne pèche point, parce que la semence de Dieu est en lui ; et il ne peut pécher, parce qu'il est né de Dieu » (S. Jean, III, 9) ; et encore : « Nous savons que quiconque est né de Dieu , ne pèche pas, mais que la génération divine le conserve, et que le méchant ne le touche pas. » (S. Jean, V, 18.) Cela ne doit pas s'entendre de toutes sortes de péchés, mais seulement des péchés mortels. Le même apôtre ne veut pas qu'on prie pour ceux qui refusent d'éviter les péchés et de s'en purifier. « Celui qui sait que son frère commet un péché, mais un péché qui ne conduit pas à la mort, doit prier pour lui, et ses prières donneront la vie à son frère, dont le péché ne va pas à la mort. Il est un péché qui est mortel, et ce n'est pas pour celui-là que je dis de prier. » (Ib.,16.)

Pour les péchés qui ne sont pas mortels, et que les disciples les plus fidèles du Christ et les plus vigilants sur eux-mêmes ne peuvent éviter, l'Apôtre en parle de cette manière : « Si nous disons que nous n'avons pas de péché , nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous » ; et encore : « Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous faisons mentir Dieu, et sa parole n'est pas en nous. » (S. Jean, I, 10.) Car il est impossible, quelque saint qu'on soit , qu'on ne tombe pas en ces fautes légères, par paroles, par pensées , par ignorance , oubli, nécessité , volonté ou distraction; mais, quoique ces fautes ne soient pas mortelles, il faut toujours s'en repentir.

Celui donc qui sera parvenu à l'amour du bien et à l'imitation de Dieu, aura les entrailles de la miséricorde  divine, et priera aussi pour ses persécuteurs, en disant : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » (S. Luc, XXIII, 34.) Il est évident qu'une âme n'est pas encore purifiée de la souillure du vice, si elle ne ressent pas de compassion pour les fautes des autres, et les juge avec sévérité. Comment aurait-il la perfection du coeur celui qui n'accomplit pas ce que l'Apôtre déclare être la plénitude de la loi : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous remplirez ainsi la loi du Christ? » (Galat., VI, 2.) Et celui-là ne possède pas « la charité qui ne s'irrite pas, ne s'enorgueillit pas, et ne pense pas le mal. Elle souffre tout, supporte tout. » ( I Cor., XIII, 5, 7. ) Le juste a compassion de ses animaux mêmes, tandis que les entrailles des méchants sont sans miséricorde. » (Prov., XII, 10.) Il est certain que les religieux tombent dans les fautes qu'ils condamnent si sévèrement dans les autres. « Un prince sévère tombera lui-même, et celui qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre le malheureux, se plaindra à son tour et personne ne l'écoutera. » (Prov., XXI, 13.)

11. L'ABBÉ GERMAIN. Mon Père, vous avez admirablement parlé de la charité parfaite de Dieu. Une chose cependant nous étonne, c'est qu'en la louant si bien, vous ayez présenté comme imparfaites la crainte de Dieu et l'espérance des récompenses éternelles. Il semble que ce n'est pas le sentiment du Prophète , lorsqu'il dit : « Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints; car il ne manque rien à ceux qui le craignent. » (Ps. XXXIII, 10.) Et il déclare que la vue de sa récompense l'a excité à observer les commandements de Dieu. « J'ai porté mon coeur à observer éternellement vos commandements, à cause de la récompense. » (Ps. CXVIII, 112.) Et l'Apôtre a dit : « C'est par la foi que Moïse, devenu grand, déclara n'être pas le fils de la fille de Pharaon, aimant mieux souffrir avec le peuple de Dieu, que de jouir du bonheur passager des pécheurs, et regardant comme plus précieux que tous les trésors des Égyptiens, les opprobres du Christ, parce qu'il considérait la récompense. » (Hébr., XI, 25.) Comment croire que cette espérance était imparfaite, lorsque David se glorifie d'avoir obéi à Dieu, dans l'espoir de sa récompense, et que le grand législateur, par le même motif, méprise une adoption royale, et préfère les peines les plus dures aux trésors des Égyptiens?

12. L'ABBÉ CHOEREMON. La sainte Écriture proportionne à l'état et à la mesure de chacun les conseils qu'elle nous donne pour arriver à un certain degré de perfection. Elle ne pouvait proposer à tous le même but, parce que tous n'ont pas la même vertu, la même volonté, la même ferveur. C'est pour cela qu'elle a varié ses conseils selon la vocation de chacun. L'Évangile ne nous propose-t-il pas différentes béatitudes? il dit : « Bienheureux ceux qui auront le royaume des cieux , bienheureux ceux qui possèderont la terre , bienheureux ceux qui seront consolés , bienheureux ceux qui seront rassasiés. » (S. Matth., V.) Et cependant nous croyons qu'il y a une grande différence entre le séjour du ciel et la possession de la terre , quelle  qu'elle puisse être , entre ceux qui sont consolés et ceux qui sont rassasiés de justice , entre ceux qui recevront miséricorde et ceux qui jouiront de la vue et de la gloire de Dieu. « Le soleil a sa clarté, qui est différente de celle de la lune , qui est différente de celle des étoiles , et chaque étoile brille autrement qu'une autre étoile , il en sera de même dans la résurrection des morts. » (I Cor., XV, 41.) Ainsi , quoique la sainte Écriture loue ceux qui craignent Dieu et dise : Bienheureux ceux qui craignent Dieu , en leur promettant une béatitude parfaite , elle dit cependant : « La crainte ne se trouve pas dans la charité, mais la charité parfaite éloigne la crainte, parce que la crainte ressent encore la peine, et celui qui craint n'a pas la charité parfaite. » (S. Jean , IV, 18.) Quoiqu'elle dise qu'il est glorieux de servir Dieu : « Servez Dieu dans la crainte » (Ps. II, 11) ; « C'est une gloire pour toi d'être appelé mon serviteur » (Isaïe , XLIX, 6) ; « Bienheureux le serviteur que son maître, à son retour, trouvera faisant ainsi » (S. Luc , XII , 43) ; cependant Jésus-Christ dit à ses apôtres : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; mais je vous nomme mes amis, parce que tout ce j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître » (S. Jean , XV, 15) ; et encore : « Vous serez mes amis, si vous faites ce que je vous commande. » (Ibid., 14.) Vous voyez donc qu'il y a différents degrés de perfection, et que Dieu nous invite ainsi à les monter l'un après l'autre, afin que celui qui est heureux et parfait par la crainte de Dieu , avance, comme il est dit , de vertu en vertu, de perfection en perfection, et s'élève avec joie de la crainte à l'espérance, pour arriver enfin à la charité, qui est l'état le plus heureux. Celui qui aura été serviteur fidèle et prudent, méritera l'intimité des amis et l'adoption des enfants. C'est dans ce sens qu'il faut prendre nos paroles.

La considération des peines éternelles ou des récompenses célestes promises aux saints , n'est certainement pas inutile ; mais quoiqu'elle mette ceux qui s'en servent sur la voie du bonheur, la charité, cependant , qui renferme une confiance plus grande et une joie plus durable, les retire de la crainte servile et de l'espérance mercenaire , pour les élever à l'amour de Dieu et au rang de ses enfants. Elle rend ainsi les parfaits plus parfaits; car , dit le Sauveur : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » (S. Jean, XIV, 2.) Tous les astres brillent au ciel; mais il y a de grandes différences entre la lumière du soleil et celle de la lune et des étoiles. Aussi, l'Apôtre montre que la charité surpasse non-seulement la crainte et l'espérance, mais les dons les plus magnifiques de la grâce; car, après avoir énuméré tous les dons spirituels, il parle ainsi de cette vertu : « Et maintenant , je veux vous montrer une voie bien supérieure : Quand je parlerais les langues des hommes et des anges ; quand j'aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères, quand je posséderais toute science et que j'aurais une foi capable de transporter les montagnes, quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, tout ne me servirait de rien. » (I Cor., XIII, 1, 2.) Vous voyez que rien n'est plus précieux , rien n'est plus parfait, plus utile, et je dirais même plus éternel que la charité; « car les prophéties seront anéanties, les langues cesseront , la science sera détruite , mais la charité ne périra jamais. » (Ibid.) Sans elle, les dons les plus parfaits ne sont rien , et la gloire du martyre même devient inutile.

13. Celui qui sera affermi dans cette perfection de la charité , devra s'élever à un degré plus sublime, qui est la crainte de la charité; non plus cette crainte qui vient de la frayeur des supplices ou du désir des récompenses , mais celle qui vient de la grandeur de l'amour , la crainte du fils pour son bon père , du frère pour son frère, de l'ami pour son ami, de l'épouse pour son époux; une crainte qui ne redoute pas les mauvais traitements et les reproches, mais qui s'applique à éviter tout ce qui pourrait affaiblir en la moindre chose une mutuelle affection, non-seulement dans les paroles, mais encore dans les actions. Le prophète Isaïe exprime parfaitement la beauté de cette crainte, lorsqu'il dit : « Les richesses du salut sont la sagesse et la science ; la crainte du Seigneur en est le trésor. » (Isaïe, XXXIII , 6.) Il ne pouvait pas exprimer plus magnifiquement la grandeur et le mérite de cette crainte, puisqu'il dit que la sagesse et la science divines, qui sont les richesses de notre âme , ne peuvent être gardées que par cette crainte de Dieu. C'est à cette crainte que le Psalmiste invite, non pas les pécheurs, mais les saints , lorsqu'il dit : « Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes saints , parce que rien ne manque à ceux qui le craignent. » (Ps. XXXIII , 10.) Celui qui craint Dieu de cette manière est certainement arrivé à la perfection. C'est évidemment de la crainte servile que parle l'apôtre saint Jean , lorsqu'il dit : « Celui qui craint n'a pas la perfection de la charité, car la crainte est une peine. » (S. Jean , IV, 18.)

Il y a une grande distance entre cette crainte à laquelle rien ne manque, et qui est le trésor de la sagesse et de la science, et cette crainte imparfaite qui est le commencement de la sagesse , qui ressent encore une peine, et qu'éloigne du cœur des parfaits la plénitude de la charité : « Car la crainte n'est pas dans la charité, et la charité parfaite chasse la crainte. » (Ibid.) Et en effet, si le commencement de la sagesse est dans la crainte, où sera sa perfection, si ce n'est dans la charité du Christ, qui renferme en elle cette autre crainte parfaite de l'amour, appelée, non pas le commencement , mais le couronnement de la sagesse et de la science? Ainsi donc il y a deux sortes de crainte , celle des commençants qui tremblent encore servilement sous le joug, et dont il est dit : « Le serviteur craindra son maître » (Malach., 1, 6) ; et dans l'Évangile : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître » (S. Jean, XV, 15); « Le serviteur ne reste pas toujours dans la maison. » (S. Jean, VIII, 35.) Il nous invite ainsi à passer de la crainte servile à la pleine liberté de la charité, à la confiance des amis et des enfants de Dieu.

Saint Paul, qui s'était élevé au-dessus de cette crainte servile, par la vertu de la charité divine , méprise en quelque sorte ce degré inférieur, et reconnaît avoir reçu du Seigneur des dons plus parfaits : « Car, dit-il , Dieu ne nous a pas donné un esprit de crainte , mais un esprit de vertu, d'amour et de sagesse. » (II Tim., I, 7.) Et c'est pour cela qu'il exhorte ceux qui brûlaient d'amour pour leur Père céleste , et qui de serviteurs devenaient enfants par l'adoption divine : « Car, disait-il, vous n'avez pas reçu un esprit de servitude dans la crainte , mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants qui nous fait crier : Père, Père.» (Rom., VIII , 15.) C'est de la crainte parfaite que parle le Prophète, lorsqu'il énumère les sept dons du Saint-Esprit, qui doivent remplir l'Homme-Dieu , au moment de son incarnation : « L'esprit du Seigneur , dit-il , reposera sur lui , l'esprit de sagesse et. d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de piété, » et il ajoute comme complément de ces dons, « et l'esprit de la science du Seigneur le remplira. » (Isaïe, XI, 2.) Remarquez qu'il ne dit pas comme des autres, l'esprit de la crainte du Seigneur reposera sur lui , mais l'esprit de la crainte du Seigneur le remplira. C'est que la puissance de cette vertu est si grande qu'elle occupe , non-seulement une partie de l'âme , mais qu'elle la possède tout entière.

Peut-il en être autrement , puisque , étant inséparable de la charité qui ne cesse jamais , non-seulement elle remplit , mais encore elle anime sans cesse le cœur dont elle s'est emparée, sans le laisser affaiblir par les joies passagères et les plaisirs de la volupté, tandis que la crainte servile, qu'elle a chassée, n'en préserve pas toujours? C'est donc de cette crainte parfaite qu'a été rempli l'Homme-Dieu, qui, non-seulement venait racheter le genre humain , mais lui offrir le type de la perfection et l'exemple de toutes les vertus : « Celui qui était véritablement le Fils de Dieu, ne pouvait connaître la crainte servile et redouter les châtiments; car il ne connut point le péché, et la ruse ne fut jamais dans sa bouche. » (I S. Pierre., II, 22.)

14. L'ABBÉ GERMAIN. Après avoir entendu si bien parler de la perfection de la charité, nous désirons ardemment vous entendre aussi parler de la perfection de la chasteté; car nous n'en doutons pas ce haut degré de charité , qui conduit , comme vous l'avez montré, à la ressemblance divine, ne peut exister sans la perfection de la chasteté. Mais est-il possible de conserver toujours cette vertu sans que le moindre mouvement de la concupiscence la trouble dans notre coeur , et pouvons-nous nous délivrer de cette passion en cette vie, de manière à n'en jamais ressentir les ardeurs?

15. L'ABBÉ CHOEREMON. Ce serait un grand bonheur et une grâce précieuse de pouvoir toujours nous entretenir de cet amour qui nous unit à Dieu, et de consacrer, à le méditer, les jours et les nuits, comme le dit le Psalmiste, pour que cette méditation soutienne notre âme qui a faim et soif de la justice. Mais il faut aussi penser à notre corps, selon la recommandation de notre bon Sauveur, de peur qu'il ne tombe en défaillance dans le chemin : « Car l'esprit est prompt, mais la chair est faible. » (S. Matth., XXVI , 41.) Prenons donc maintenant un peu de nourriture , afin qu'après avoir satisfait ce besoin , nous soyons plus attentifs à la question que vous désirez examiner.

DOUZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON : DE LA CHASTETÉ

Des différentes impuretés, selon saint Paul. — Moyens de les combattre. — Fuite des occasions. — Persévérance. — Possession de soi- même par la douceur et la patience. — Des différents degrés de la chasteté. — Continence et chasteté parfaite. — De l'action de Dieu en nous. — Signes des progrès dans la chasteté.

1. Après le repas, qui nous parut plutôt pénible qu'agréable , tant nous désirions la nourriture spirituelle qui nous était promise , le saint vieillard, qui voyait notre impatience, s'exprima en ces termes : Je vois avec plaisir votre ardeur à vous instruire, et aussi l'ordre que vous avez mis dans vos questions. La perfection de la charité doit, en effet , conduire nécessairement au bonheur d'une chasteté continuelle et parfaite.

Ces deux vertus ont les mêmes joies et les mêmes récompenses; leur union est si intime qu'on ne peut posséder l'une sans l'autre. Votre question entraîne celle-ci : Le feu de la concupiscence, qui est, pour ainsi dire, naturellement dans notre chair, peut-il être complètement éteint? Nous examinerons d'abord avec soin ce que saint Paul pense à ce sujet: « Mortifiez, dit-il, les membres qui sont sur la terre. » (Coloss., III, 5.) Avant d'aller plus loin, cherchons quels sont les membres qu'il nous recommande de mortifier. L'Apôtre ne nous invite pas par ces paroles à nous couper le pied,la main, ou quelque autre partie de notre corps; mais à détruire promptement, par le désir d'une parfaite sainteté, ce corps du péché qui est dans nos membres. Il dit ailleurs : « Afin que ce corps de péché soit détruit. » (Rom., VI, 6.) Et il explique lui-même quelle est cette destruction , par ces mots : « Pour que nous ne servions plus au péché. » Il demande avec gémissement d'en être délivré : « Malheureux que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? » (Rom., VII, 27.)

2. Il est donc évident que ce corps de péché est composé de plusieurs vices qui en sont les membres, et que toutes les fautes qui se commettent par pensées, paroles ou actions peuvent très-bien être appelées les membres qui sont sur la terre; car ceux qui les font ne pourraient dire véritablement : « Notre conversation est au ciel. » Le grand Apôtre décrit ainsi les membres de ce corps : « Mortifiez, dit-il, vos membres qui sont sur la terre : la fornication, l'impureté, la concupiscence, les mauvais désirs et l'avarice qui est une idolâtrie. » (Coloss., III, 5.) Il nomme d'abord la fornication qui se commet entre deux personnes; pour second membre, il cite l'impureté, qui se glisse insensiblement en nous, pendant le jour ou la nuit, lorsque nous ne sommes pas assez sur nos gardes. La loi condamnait cette impureté, en privant ceux qui en étaient souillés de la participation aux viandes du sacrifice; elle les éloignait même du camp et des assemblées, pour que leur présence ne profanât pas les choses saintes. Le Lévitique dit : « L'âme qui sera dans l'impureté, et qui mangera les viandes saintes du sacrifice , périra devant le Seigneur, et tout ce que touchera l'impur deviendra impur. » (Lévit., VII, 21.) Le Deutéronome dit : «Si un homme parmi vous est souillé pendant son sommeil, qu'il sorte du camp, qu'il ne revienne pas avant de s'être lavé vers le soir, et qu'il rentre dans le camp après le coucher du soleil. » (peut., XXIII, 10.)

Saint Paul met au troisième rang la concupiscence, qui se développe dans le secret de l'âme, sans que le corps y participe. Vient ensuite le mauvais désir, qui s'étend des grandes fautes aux moindres, et qui s'applique non-seulement à l'impureté, mais encore à toutes les passions que fait naître la faiblesse d'une volonté corrompue. C'est pour cela que Notre- Seigneur dit dans l'Évangile : « Celui qui regardera une femme avec un mauvais désir, aura déjà commis l'adultère dans son coeur. » (S. Matth., V, 28.) Il est bien plus difficile de réprimer ce désir dans son âme, lorsque l'objet qui l'excite est présent; et il est évident que la perfection de la pureté ne consiste pas seulement dans la continence du corps, mais aussi dans la chasteté de l'âme.

Enfin , saint Paul nomme l'avarice , pour nous apprendre sans doute non-seulement à ne pas désirer ce qui est aux autres, mais encore à mépriser ce qui nous appartient. C'est ce que faisaient les premiers chrétiens, comme le rapportent les Actes des Apôtres : « La multitude de ceux qui croyaient n'avaient qu'un coeur et qu'une âme, et aucun d'eux ne disait que ce qu'il possédait était à lui; mais tout était en commun. Ceux qui possédaient des champs et des maisons les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, et chacun recevait ce qui lui était nécessaire. » (Act. IV, 32.) Et pour montrer que cette perfection n'était pas une vertu du petit nombre, l'Apôtre appelle l'avarice une idolâtrie. N'est-il pas évident, en effet, que celui qui ne donne rien aux besoins du pauvre, et qui méprise la loi du Christ pour garder ainsi son argent, commet le crime d'idolâtrie, puisqu'il préfère l'amour d'une chose terrestre à la divine charité.

3. Si beaucoup ont ainsi sacrifié leurs biens au Christ, et non-seulement renoncé à la possession de leur fortune, mais encore retranché de leur coeur toute convoitise, ne devons-nous pas croire qu'il est également possible d'éteindre toute ardeur contraire à la pureté? L'Apôtre n'eût pas associé une chose impossible à une chose possible, et s'il les a recommandées toutes les deux, c'est qu'il les savait faisables. Il est si persuadé que nous pouvons déraciner de notre corps la fornication et l'impureté, que non-seulement il ordonne de les mortifier, mais qu'il nous défend même de les nommer parmi nous. a Qu'on n'entende pas même nommer parmi vous la fornication, l'impureté, l'avarice, les paroles déshonnêtes, légères et bouffonnes qui ne conviennent pas à votre vocation. » (Éph., V, 3.) Il nous assure que ces choses sont également pernicieuses, et qu'elles nous privent toutes du royaume de Dieu. « Car, sachez bien, dit-il, que tout fornicateur, tout impudique, tout avare qui est un idolâtre, n'héritera pas du royaume de Jésus-Christ et de Dieu »; et encore : « Ne vous trompez pas : ni les fornicateurs, ni les serviteurs des idoles, ni les adultères, ni les impudiques, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs, ne possèderont le royaume de Dieu. » (I Cor., VI, 9.) Nous ne devons donc pas douter qu'il soit possible de. détruire en nous la contagion de l'impureté, puisqu'il veut que nous la retranchions comme l'avarice, la légèreté, l'ivrognerie, le vol, qu'il est plus facile d'étouffer.

4. Il faut cependant bien nous persuader que nous aurions beau nous soumettre à toutes les lois de la continence, supporter la faim, la soif, les veilles et nous livrer sans cesse au travail et à l'étude, nous ne pourrons, malgré tous nos efforts, parvenir à une inaltérable pureté, si nous n'apprenons, par notre expérience, que la grâce de Dieu peut seule nous donner cette vertu parfaite. Chacun doit reconnaître qu'il doit persévérer dans ses exercices sans jamais se lasser, afin d'obtenir de la miséricorde divine , par leur moyen, d'être délivré des combats de la chair et de la tyrannie du vice. Qu'il n'espère jamais arriver seul à cette chasteté parfaite qu'il désire. Ayons pour cette vertu autant d'amour et d'ardeur que les avares en ont pour les richesses; les ambitieux, pour les honneurs; les voluptueux, pour les plaisirs, et ce désir insatiable de la pureté parfaite nous fera mépriser les mets les plus agréables et la boisson la plus nécessaire. Nous redouterons même le sommeil dont peut avoir besoin la nature, parce que c'est un ennemi qui nous dresse des embûches et qui peut nuire à notre pureté. Si nous voyons à notre réveil que nous avons été préservés de toute souillure, nous nous en réjouirons, en l'attribuant non pas à nos soins et à notre vigilance, mais à la protection de Dieu, qui seul peut nous assurer la possession de ce trésor. Celui qui en sera persuadé ne se glorifiera jamais de sa vertu, et le calme dont il jouit ne le rendra pas présomptueux; car il sait bien que, sans le secours de la grâce, il tomberait promptement dans la honte, et cette pensée l'excitera sans cesse à prier avec un coeur contrit et humilié.

5. Voulez-vous comprendre la vérité de ce que nous disons, et combien ces combats de la chair qui nous semblent si fâcheux et si nuisibles, nous sont quelque-fois très-utiles? considérez ceux qui sont chastes naturellement, comme ils sont tièdes et lâches à acquérir les vertus. N'est-ce pas parce qu'ils n'ont aucune crainte de perdre la chasteté? Qu'on ne croie pas cependant que je prétende qu'aucun d'entre eux n'arrive au parfait renoncement; mais ceux qui triomphent ainsi de leur nature ont combattu avec courage, pour remporter la palme de la perfection, et l'ardeur de leur désir a été si grande, qu'ils ont souffert la faim, la soif, les veilles , la nudité et toutes les privations du corps, non-seulement avec patience, mais encore avec joie. En effet, « l'homme dans la douleur travaille pour lui, et combat ce qui causerait sa perte » (Prov., XVI, 26) ; et encore : « L'âme qui a faim trouve douces les choses amères. » (Prov.,XXVII, 7.)

Nous ne pouvons vaincre et déraciner les désirs des choses présentes, qu'en les remplaçant par des désirs plus nobles et plus salutaires. La vivacité de notre esprit ne peut nous laisser sans quelque désir, sans quelque mouvement de crainte, de joie ou de tristesse, et tout ce que nous pouvons faire est de les diriger vers le bien. Si nous voulons donc délivrer notre coeur des désirs de la chair, il faut mettre à leur place des désirs spirituels, de manière que notre âme, en étant toujours occupée, ait sans cesse un objet qui puisse la fixer, lui faire mépriser les séductions des choses présentes, et les plaisirs qui passent.

Quand notre âme sera parvenue à cet état, par les efforts de chaque jour, elle saisira le sens de ce verset que nous chantons tous, mais que bien peu comprennent par expérience : « Je regardais le Seigneur comme toujours présent devant moi; car il est toujours à ma droite pour que je ne sois pas ébranlé. » (Ps. XV, 8.) Celui-là seul peut comprendre cette parole, qui parvient à la pureté de corps dont nous parlons, et reconnaît qu'il retomberait à chaque instant dans son ancien état, si Dieu ne le soutenait et ne protégeait sa droite , c'est-à-dire ses actions saintes. Dieu se tient à la droite et non à la gauche des saints, pour lesquels tout est droit. Les pécheurs et les impies ne le voient pas, parce qu'ils n'ont pas cette droite que le Seigneur protége, et qu'ils ne peuvent dire avec le Prophète : « Mes yeux sont toujours vers le Seigneur, parce qu'il garantira lui-même mes pieds des piéges qui leur sont tendus. » (Ps. XXIV, 15.) Personne ne peut parler ainsi avec vérité, à moins de juger tout ce qui est dans le monde comme nuisible, inutile et méprisable, et d'appliquer toute son étude , tous ses efforts à cultiver cette chasteté du coeur, de telle sorte que l'âme, délivrée et purifiée par ces saints exercices, parvienne enfin à cette pureté parfaite de l'esprit et du corps.

6. Plus l'homme acquiert la douceur et la patience du coeur, plus il avance aussi dans la pureté du corps. Plus il s'éloigne de la passion de la colère, plus il devient ferme dans la chasteté; car on ne peut éteindre l'ardeur du corps, sans comprimer les mouvements de l'âme. C'est ce que Notre-Seigneur déclare formellement, lorsqu'il dit : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre. » ( S. Matth., V, 4.) Nous ne posséderons pas notre terre, c'est-à-dire nous ne soumettrons pas à notre empire la terre rebelle de notre corps , si notre esprit n'est pas auparavant affermi dans la douceur de la patience; et nul ne pourra triompher dans les combats de la chair, s'il ne se sert pas des armes de la mansuétude. « Car les doux possèderont la terre et l'habiteront éternellement. » Et ce que le Prophète ajoute montre le moyen de l'acquérir : « Attendez le Seigneur et gardez ses commandements, et il vous élèvera, afin que vous héritiez de la terre. » (Ps. XXXVI, 34.) Il est donc évident que personne ne peut parvenir à cette possession de la terre, s'il ne suit avec une douce et inaltérable patience les voies austères et les commandements du Seigneur, et s'il ne s'élève ainsi au-dessus de la fange des passions charnelles. Les doux possèderont la terre; et non-seulement ils la possèderont, mais ils jouiront de l'abondance de la paix, dont personne ne peut jouir avec assurance tant qu'il éprouve dans sa chair les atteintes de la concupiscence. Il est nécessairement tourmenté par les attaques cruelles du démon, et blessé par ses traits enflammés; il perd la possession de la terre jusqu'à ce que « le Seigneur en éloigne les combats, rompe les arcs, brise les armes et brûle les boucliers » (Ps. XLV, 10) dans le feu qu'il est venu apporter sur la terre. Il détruit les armes dont les esprits de malice se servaient jour et nuit contre nous, en perçant notre coeur des traits enflammés des passions.

Lorsque le Seigneur aura délivré le juste de toutes les attaques qui le tourmentaient, il parviendra à cet état de pureté où il ne connaîtra plus les révoltes de la chair dont il rougissait, et il commencera à s'y plaire comme dans une très-chaste demeure. « Car le mal n'arrivera pas jusqu'à lui, et les fléaux n'approcheront pas de sa demeure. » (Ps. XC, 10.) Sa vertu et sa patience l'élèveront à ce degré dont parle le Prophète, et sa douceur lui fera non-seulement posséder sa terre, mais jouir de l'abondance de la paix. Où est encore le trouble de la guerre, ne peut se trouver l'abondance de la paix; le Prophète ne dit pas : Ils jouiront de la paix, mais de l'abondance de la paix.

Il est évident que la patience est un remède efficace pour le coeur. Salomon dit : « L'homme doux est le médecin du coeur. » (Prov., XIV, 30.) Non-seulement la patience guérit la colère, la tristesse, l'envie, la paresse , la vaine gloire, mais elle détruit la concupiscence et la racine de tous les vices. Salomon dit encore : « C'est dans la patience que se trouve la prospérité des rois. » (Prov., XXV, 2.) Car celui qui est doux est toujours tranquille; la colère ne le trouble jamais, la tristesse et la paresse ne le tourmentent pas; il n'est ni agité par l'envie, ni enflé par l'orgueil. « Une paix profonde est le partage de ceux qui aiment le nom du Seigneur, et rien ne peut les faire tomber.» (Ps. CXVIII, 165.) Et le Sage dit avec raison : « L'homme patient vaut mieux que l'homme fort, et celui qui contient sa colère est préférable à celui qui prend les villes. » (Prov., XVI, 32.)

Avant d'obtenir cette paix profonde et assurée, il faut passer par bien des combats, et répéter bien souvent ce verset, en pleurant et en gémissant : « Je suis devenu misérable et tout courbé; j'ai marché dans l'affliction tout le jour, parce que mes reins ont été remplis d'illusions; aucune partie n'est restée saine, en présence de votre colère, et la paix n'est plus dans mes os, à cause de ma folie. » (Ps. XXXVII, 7.) Nous ferons bien de gémir ainsi, lorsque après une longue pureté du corps, qui nous faisait espérer d'être enfin délivrés des attaques de la concupiscence, nous sentons de nouveau les aiguillons de la chair qui nous humilient, et nous font tomber dans les mêmes souillures qu'autrefois.

Quand un homme a joui pendant quelque temps de cette pureté du cœur et du corps, il croit nécessairement qu'il persévérera dans cet heureux état, et il s'en glorifie intérieurement comme David : « J'ai dit dans mon abondance : Je ne serai jamais ébranlé. » (Ps. XXIX, 7.) Mais Dieu, pour guérir l'homme de sa présomption, se retire un peu de lui, et il se sent aussitôt troublé; il chancelle dans le chemin où il marchait avec tant d'assurance , et il a recours aussitôt à l'auteur de sa pureté. Il reconnaît sa faiblesse, et s'écrie : « Seigneur, ce n'était pas ma volonté, mais la vôtre, qui faisait la force de ma vertu. Vous avez détourné de moi votre visage, et je suis tombé dans le trouble. » (Ps. XXIX, 8.) « Quand même je serais purifié comme l'eau de neige, et que mes mains éclateraient de blancheur, vous me feriez paraître couvert de souillures, et mes vêtements m'auraient en horreur. » (Job, IX, 30.) Celui qui se souillerait lui-même ne pourrait parler ainsi à son Créateur.

Tant que le chrétien n'est pas parvenu à l'état parfait de pureté, il faut qu'il soit souvent averti par ses chutes, jusqu'à ce que la grâce divine l'affermisse dans cette chasteté qu'il désire avec tant d'ardeur, et qu'il puisse dire : « J'ai attendu avec patience le Seigneur, et il m'a regardé. Il a exaucé ma prière, et m'a retiré de l'abîme de ma misère et de la fange de mes souillures; il a affermi mes pieds sur la pierre, et il a guidé lui-même mes pas. » (Ps. XXXIX, 1.)

7. Il y a différents degrés de chasteté, par lesquels nous pouvons parvenir à cette inaltérable pureté, que je suis incapable de comprendre et d'expliquer dignement; le sujet que nous traitons m'oblige cependant à en parler, selon ma pauvre expérience. Les parfaits en parleront plus parfaitement, et ceux qui la possèdent à un degré plus éminent auront aussi plus de lumière pour la connaître et l'enseigner aux autres. Je distinguerai donc, pour arriver à la chasteté parfaite, six degrés très-distants les uns des autres, et j'en supprime beaucoup d'intermédiaires, qui sont si peu appréciables aux sens de l'homme, que l'esprit a peine à les saisir, et la parole à les exprimer. Je m'arrête donc aux six degrés qui conduisent peu à peu, par des progrès continuels, à la chasteté parfaite, comme le corps acquiert chaque jour ses développements sans qu'on s'en aperçoive. L'âme acquiert ainsi la force et la plénitude de la chasteté. Le premier degré de la pureté pour un religieux, est de ne pas succomber pendant la veille aux tentations de la chair.

Le second est de ne pas arrêter son esprit aux pensées déshonnêtes; le troisième est de n'être pas troublé par la vue d'une femme; le quatrième est de n'éprouver aucun mouvement de la chair pendant le jour.

Le cinquième est de parler ou d'entendre parler, quand la nécessité y force, de tout ce qui regarde la génération humaine, comme d'une chose indifférente, et sans en ressentir la moindre émotion dans son coeur.

Le sixième est de ne plus être sujet, pendant son sommeil, aux illusions des sens; car, quoique ces illusions ne soient pas un péché, elles indiquent cependant des principes secrets de concupiscence. Elles nous arrivent de différentes manières. On est tenté en dormant, selon les pensées qu'on a eues pendant le jour. Ceux qui ne sont occupés de rien de charnel et d'impur, sont beaucoup moins tourmentés que les autres. Les uns sont inquiétés par des songes qu'il est aisé de combattre; les autres sont tourmentés par des images fâcheuses,plus difficiles à écarter, jusqu'à ce que l'amour de la pureté augmente tellement dans le coeur, qu'il rende odieux, qu'il chasse même pendant notre sommeil tous les fantômes qui nous plaisaient autrefois. On arrive enfin à cet état que Dieu promet par son Prophète aux hommes courageux, pour les récompenser de leurs efforts : « Je briserai l'arc et l'épée; je détruirai les combats dans votre terre, et je vous ferai dormir en paix. » (Osée, II, 18.) On peut arriver ainsi à cette pureté supérieure de l'abbé Serenus et de quelques solitaires qui lui ressemblent; mais j'ai séparé leur vertu des six degrés de chasteté  dont nous venons de parler; car bien peu de personnes peuvent non-seulement la posséder, mais encore y croire, et ce don particulier de Dieu est une grâce si rare, qu'il ne faut pas en faire un précepte pour tous.

8. Personne ne pourra nous comprendre et bien distinguer le possible de l'impossible, s'il ne parvient, par une longue expérience et une grande pureté de coeur, à discerner les limites de l'esprit et de la chair, selon cette parole de Dieu dont l'Apôtre a dit : « La parole de Dieu est vivante et efficace; elle pénètre plus que l'épée à deux tranchants. Elle atteint jusqu'aux limites de l'âme et de l'esprit, jusqu'aux jointures et à la moelle, et elle discerne les pensées et les intentions du coeur. » (Héb., IV, 12.) Se tenant ainsi entre l'âme et le corps. Le religieux, comme un juge équitable, distinguera ce qu'il faut attribuer aux nécessités de la nature humaine, ou aux habitudes vicieuses de la jeunesse. Il rie se laissera pas influencer dans son jugement par les fausses opinions dés hommes, mais il écoutera sa raison et son expérience. Il ne tombera pas dans l'erreur de ceux qui mettent sur le compte de la nature ce qui vient de leur faute. Après lui avoir fait violence, en contractant des habitudes fâcheuses, ils l'accusent de leurs faiblesses; ou plutôt ils en accusent le Créateur. C'est ce que leur re-proche le Sage : « La folie de l'homme a corrompu ses voies, et il accuse Dieu dans son coeur. » (Prov., XIX, 3.)

Si quelqu'un conteste ce que j'avance, je le supplie d'observer, avant de me contredire , les recommandations de la vie religieuse, et je suis sûr que, s'il les observe pendant quelques mois , il éprouvera lui-même la vérité de ce que je dis. Comment peut-on discuter d'un art et de ses effets sans avoir étudié avec soin ce qui peut conduire à sa perfection? Si je disais, par exemple, qu'avec du blé on peut faire du miel, et aussi une huile très-douce, comme avec de la graine de lin ou de raves, quelqu'un qui ignorerait ces choses pourrait soutenir qu'elles sont contraires à la nature, et m'accuser de mensonge. Si cependant je produisais de nombreux témoins qui auraient vu, goûté, et fait ce que je dirais; si je pouvais expliquer comment on donne au blé la limpidité onctueuse de l'huile et la douceur du miel, serait-il raisonnable de persister à nier de pareils résultats (1)? et ne devrait-on pas plutôt s'étonner de l'opiniâtreté de celui qui refuserait de croire la vérité de mes paroles, que je prouverais par des faits, par des témoins, et, ce qui est bien davantage, par des expériences?

L'homme peut donc parvenir à cet état de pureté que son coeur désire. Les mouvements de la concupiscence disparaîtront insensiblement; il n'aura d'abord à regretter que des souillures involontaires , et il sera bientôt, pendant la nuit comme pendant le jour, dans le sommeil comme dans la prière, seul comme s'il était devant les hommes. Il ne craindra pas, dans le secret de sa cellule , le regard inévitable de Dieu même. Il n'aura rien à cacher à personne, et quand il jouira de cette très-douce lumière de la chasteté, il pourra dire avec le Prophète : « Ma nuit est devenue lumineuse dans mon bonheur, car les ténèbres n'ont aucune obscurité pour vous. La nuit est claire pour vous comme le jour, et ses ténèbres ressemblent à sa lumière » (Ps. CXXXVIII, 11) ; et le Prophète explique cet état au-dessus de la nature humaine, en ajoutant : « Parce que mes reins vous appartiennent , » c'est-à-dire, ce n'est pas par mes efforts et ma vertu que j'ai mérité cette pureté , c'est parce que vous avez éteint vous-même cette ardeur de la concupiscence. qui était dans ma chair.

(1) Voir Pline, liv. XV, ch. VII; liv. XX, ch. IV.

9. L'ABBÉ GERMAIN. Nous savons un peu, par expérience, qu'avec la grâce de Dieu, il est possible de garder la pureté pendant le jour, et nous ne nions pas qu'à force de raison et de vigilance, on ne parvienne à se préserver de tout mouvement de la chair; mais nous désirons savoir si on peut en être également délivré pendant le sommeil.

10. L'ABBÉ CHOEREMON. Il paraît que vous ne connaissez pas en quoi consiste la véritable pureté, puisque vous pensez qu'on ne la conserve qu'en se tenant éveillé. Vous croyez qu'on ne peut la garder parfaitement pendant le sommeil, qui affaiblit l'esprit. La chasteté ne vient pas seulement, comme vous vous l'imaginez , d'une rigoureuse vigilance , mais elle consiste surtout dans l'amour de la pureté et du bonheur qu'on y trouve. On n'est pas chaste , mais continent, dès qu'on doit combattre encore l'attrait de la volupté. Vous voyez donc que ceux qui ont intérieurement, par la grâce de Dieu , l'amour de la chasteté , ne sont pas en danger de la perdre, quoiqu'ils suspendent alors l'austérité de leur vie, tandis que ce remède est souvent insuffisant à d'autres , qui y mettent trop leur confiance. Tout ce qui se fait avec peine et violence , procure quelque trêve à celui qui combat, mais ne lui donne pas l'assurance d'une paix profonde. C'est lorsque sa vertu l'aura délivré de toute révolte , de toute inquiétude , qu'il pourra jouir véritablement de la victoire. Ainsi, tant que nous sentirons quelques mouvements dans notre chair , nous saurons que nous ne sommes pas encore arrivés au plus haut point de la chasteté , mais que nous sommes encore exposés , dans l'imperfection de la continence, à des combats dont les résultats sont toujours douteux. Ceux auxquels la nature rend la vertu plus facile, peuvent bien ne pas la posséder, et pour parvenir à cette chasteté que nous désirons , il faut, non-seulement persévérer dans les efforts de la continence , mais la mériter par l'humilité et la contrition du coeur.

11. La chasteté parfaite se distingue, des commencements laborieux de la continence , par la paix qui l'accompagne toujours. La véritable chasteté n'a plus, en effet, à combattre les mouvements de la concupiscence; car elle les a en horreur et se conserve dans une inviolable pureté, qui n'est autre que la sainteté. C'est ce qui arrive, lorsque la chair, cessant de lutter contre l'esprit, s'unit à lui pour désirer cette vertu et faire en paix cette alliance des frères qui habitent  ensemble, selon l'expression du Prophète. Ils reçoivent la récompense promise par Notre-Seigneur : « Si deux d'entre vous s'unissent sur la terre, tout ce qu'ils demanderont , ils l'obtiendront de mon Père qui est au ciel. » (S. Matth., XVIII, 19.) Celui donc qui sera parvenu à l'état que figure Jacob luttant avec l'ange, et qui aura vaincu ses passions dans les combats de la continence , en paralysant la force de sa chair , méritera de porter aussi le nom d'Israël par la pureté parfaite des désirs de son coeur.

David, éclairé par l'Esprit-Saint, a très-bien établi celte distinction; il dit d'abord : Le Seigneur est connu dans la Judée , c'est-à-dire dans une âme qui gémit encore en confessant ses péchés, car le mot Judée signifie confession; mais dans Israël , c'est-à-dire dans celui qui voit Dieu , qui est conforme à Dieu , non-seulement il est connu , mais encore son nom est grand. (Ps. LXXV, 1.)

Voulant ensuite nous élever plus haut et nous montrer le lieu où se plaît le Seigneur, il ajoute : «Et sa demeure est établie dans la paix »; c'est-à-dire non pas dans les combats de la chair et dans la lutte des passions , mais dans la paix de la chasteté et dans la tranquillité perpétuelle du coeur. Si donc quelqu'un mérite d'obtenir cet état de paix par la victoire sur ses passions , il pourra monter à un degré supérieur, à cette Sion spirituelle , à cette contemplation divine où il fixera sa demeure ; car ce n'est pas dans les combats de la continence, mais dans le calme de la vertu que le Seigneur réside. C'est là qu'il ne se contente plus de retenir et de repousser l'ennemi , mais qu'il brise pour toujours la puissance de ces traits enflammés que la concupiscence dirigeait contre nous. Vous voyez donc que, comme Pieu n'habite pas dans la lutte de la continence , mais dans la paix de la chasteté , il habitera aussi dans la contemplation et la jouissance des vertus. Le Prophète a bien raison de préférer les portes de Sion aux tentes de Jacob : « Car le Seigneur, dit-il , aime les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob. » (Ps. LXXXVI, 2. )

Reconnaissez donc que tout ce qui peut arriver pendant le sommeil, ne nuit en rien à ceux qui sont affermis dans la pureté parfaite ; il ne leur en reste aucun trouble à leur réveil. Mais, pour concilier ainsi la loi du corps avec celle de l'esprit, nous ne devons faire aucun excès, et boire même de l'eau avec modération, afin d'éviter tous les mouvements de la chair que nous redoutons. C'est ainsi que nous combattrons et que nous refroidirons cette flamme, qui deviendra comme celle du buisson ardent que vit Moïse; elle brûlera sans nous consumer. (Exod., III.) Nous serons semblables aux trois jeunes gens dans la fournaise de Babylone , dont le souffle divin apaisait tellement le feu, qu'il respectait leurs cheveux mêmes et la frange de leurs vêtements. Nous commencerons à jouir, clans notre corps mortel, de ce que Dieu promet aux saints par son Prophète : « Lorsque vous marcherez au milieu du feu, vous rie serez pas brûlé, et la flamme ne vous touchera pas. » (Isaïe, XLIII, 2.)

12. Ces grâces que l'ineffable bonté de Dieu accorde à  ses fidèles serviteurs dans leurs vases de corruption, sont grandes et admirables; et ceux qui les éprouvent peuvent seuls les comprendre. Le Prophète qui les connut en lui et dans les autres, à la clarté de son esprit purifié, s'écrie : « Seigneur, vos oeuvres sont admirables, et mon âme en est dans le ravissement.» (Ps. CXXXVIII,14.) Le Prophète n'eût rien dit de nouveau et de grand, s'il eût seulement parlé des autres oeuvres de Dieu ; car quelqu'un pourrait-il ne pas admirer les oeuvres de Dieu dans la grandeur de ses créatures? Mais il est des choses qu'il fait tous les jours dans ses saints, avec une munificence particulière , et il n'y a que les âmes qui en jouissent, qui les connaissent dans le secret de leur conscience , et elles ne trouvent plus d'images et de paroles pour les rendre , lorsqu'elles ne ressentent plus l'ardeur qui les ravissait et qu'elles redescendent à leurs pensées matérielles et terrestres.

Qui n'admirerait les miracles de Dieu en lui-même, lorsque, après avoir éprouvé cette avidité insatiable des sens , ces recherches de la gourmandise et ces convoitises de la chair, il s'en trouve délivré, et qu'il ne prend plus qu'à regret une nourriture insuffisante et grossière? Qui ne serait pas surpris des oeuvres de Dieu , lorsqu'il voit le feu de la passion qu'il rie croyait jamais pouvoir éteindre , tellement refroidi qu'il n'en ressent plus la moindre impression dans son corps. Qui ne tremblerait pas devant la puissance divine, en voyant des hommes si colères et si farouches, que la soumission même et les louanges de leurs semblables excitaient leur fureur, devenir cependant si doux, que non-seulement ils restent insensibles à toutes les injures, mais qu'ils s'en réjouissent même? Qui n'admirerait les oeuvres de Dieu, et ne s'écrierait de tout son coeur : « Oui, je reconnais que le Seigneur est grand » (Ps. CXXXIV, 5), lorsqu'il voit en lui ou dans les autres l'avare devenir généreux, le débauché chaste, l'orgueilleux humble, et celui qui était délicat et recherché, accepter ce qui est pénible et grossier, et préférer à tout les besoins de la pauvreté. Ce sont là ces merveilles de Dieu que l'âme du Prophète considère, avec tous ceux qui se sont élevés comme lui à une haute contemplation, lorsqu'il réclame l'admiration de tous les peuples : « Venez et voyez les oeuvres du Seigneur, les prodiges qu'il a fait sur la terre. Il a fait cesser les combats jusqu'aux extrémités de la terre; il rompra l'arc, il brisera les armes et brûlera les boucliers. » (Ps. XLV, 9.)

Quel plus grand prodige que de voir en un instant des publicains avides devenir des apôtres, et des persécuteurs cruels se changer en prédicateurs, patients de l'Évangile, et propager au prix de leur vie la foi qu'ils persécutaient ! Ces oeuvres de Dieu, Notre-Seigneur nous assure qu'il les fait tous les jours avec son Père: « Mon Père fait encore ces oeuvres, et je les fais avec lui. » (S. Jean, V, 17.) Ce sont ces oeuvres que David célébrait à l'avance, lorsqu'il disait : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, qui fait seul de semblables prodiges. » (Ps. LXXI, 18.) Le prophète Amos disait aussi : « C'est lui qui fait tout, qui change tout, et qui rend l'ombre de la mort brillante comme la lumière du matin. » (Amos, V, 8.) « Ce sont là les changements de la droite du Très-Haut. » (Ps. LXXIV, 11.) Et le Prophète parle à Dieu, dans sa prière, de ces oeuvres ineffables, lorsqu'il dit : a Mon Dieu, confirmez ce que vous avez opéré en nous. » (Ps. LXVII, 29.)

Et sans parler ici de ces merveilles secrètes de la grâce divine, qui éclairent à chaque instant l'âme des saints, qui n'admirerait cette joie céleste qui remplit l'âme au moment où elle s'y attend le moins, et les élans subits du coeur qui passe tout à coup de l'engourdissement de la tiédeur, et comme du sommeil le plus profond à la prière la plus fervente et à des ravissements inconnus; à cette allégresse dont l'Apôtre a dit : « L'oeil ne l'a pas vu, l'oreille ne l'a pas entendu et le coeur de l'homme ne l'a pas éprouvé? » (I Cor., II , 9.) Oui, le coeur de l'homme qui est encore avili par les vices de la terre, et qui est enchaîné par les passions de la chair, ne peut rien apercevoir de ces faveurs divines, tandis que l'Apôtre et tous ceux qui sont comme lui, affranchis des liens du monde, peuvent dire : Pour nous, Dieu nous les a révélées par son Esprit.

13. Plus l'âme avancera dans la pureté, plus elle s'élèvera aussi dans la contemplation divine , et plus aussi elle comprendra qu'il est plus facile d'admirer les merveilles de la grâce que de les exprimer. Celui qui n'a pas éprouvé ces joies ne peut les concevoir, et celui qui les a ressenties ne trouve pas de paroles pour les rendre. Celui qui connaîtrait la douceur du miel pourrait-il l'expliquer à quelqu'un qui ne l'aurait jamais goûtée? la bouche ne pourrait l'exprimer, ni l'oreille la comprendre ; et celui qui en aurait l'expérience pourrait seul l'admirer intérieurement. De même celui qui est parvenu au degré de vertu dont nous avons parlé admire, dans le recueillement de l'âme, les prodiges que la grâce de Dieu opère dans ses saints, et s'écrie du plus profond de son coeur: « Mon Dieu, vos oeuvres sont admirables, et mon âme le reconnaît bien maintenant. » (Ps. CXXXVIII, 14.) Une oeuvre admirable de Dieu , est de voir un homme charnel résister à toutes les passions de la chair, et rester calme et inébranlable au milieu des tentations et des événements. C'est cette vertu que possédait ce vieillard d'Alexandrie, tout entouré d'infidèles qui non-seulement l'injuriaient, mais encore l'accablaient d'outrages; et comme on lui disait, en se moquant : « Quel miracle fait donc ce Christ que vous adorez? — Le grand miracle qu'il fait, répondait-il, c'est que je ne sois pas ému de vos injures, et de toutes celles que vous pourriez me dire encore. »

14. L'ABBÉ GERMAIN. Mon Père, nous admirons cette chasteté qui appartient plus au ciel et aux anges qu'à la terre et aux hommes; mais elle nous étonne tellement, qu'elle nous jette dans le découragement, au lieu de nous exciter à l'acquérir. Aussi , nous vous conjurons de nous dire plus particulièrement ce qu'il faut observer, et le temps qu'il faut employer pour arriver à ce degré de vertu, afin que nous puissions avoir les moyens et l'espoir d'y parvenir; car nous sommes tentés de croire la chose impossible.

15. L'ABBÉ CHOEREMON. Il serait téméraire de vouloir préciser le temps nécessaire pour acquérir la perfection de la chasteté, lorsqu'il y a surtout tant de différence dans les dispositions et les forces des âmes. Pourrait-on fixer ainsi le temps qu'il faut pour exceller dans les arts et les sciences extérieures? Le plus ou moins de progrès dépend des efforts et des aptitudes de l'esprit. Noms pouvons cependant indiquer une époque à laquelle on pourra s'apercevoir du moins que l'acquisition de cette vertu n'est pas impossible.

Celui qui se retirera de tout entretien frivole, qui bannira de son coeur la colère, les inquiétudes et les désirs du monde, se contentant pour vivre de deux pains par jour, ne buvant même de l'eau qu'avec discrétion, et ne dormant que trois à quatre heures, comme quelques-uns le conseillent, celui-là ne sera pas six mois sans s'apercevoir, non pas qu'il possède la chasteté parfaite, mais qu'il pourra un jour l'acquérir, en comptant sur la miséricorde de Dieu plutôt que sur le mérite de ses abstinences. Car sans cette persuasion, tous les efforts de l'homme sont inutiles; c'est même une preuve évidente qu'on fait des progrès dans la pureté que de ne pas espérer l'acquérir par soi-même. Celui qui aura bien compris ce verset : « Si Dieu ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain » (Ps. CXXVI, 1), ne se glorifiera jamais de sa pureté; il comprendra qu'il ne la doit pas à sa vigilance, mais à la miséricorde de Dieu. Il ne sera pas orgueilleux et dur envers les autres, parce qu'il saura que la vertu de l'homme n'est rien, si elle n'est aidée par la vertu divine.

16. Lorsque nous combattons de toutes nos forces contre l'esprit d'impureté, c'est déjà avoir remporté une grande victoire que de n'attendre aucun succès de nos efforts. Cette persuasion de notre faiblesse semble facile et naturelle; et cependant elle est pour les commençants aussi difficile à acquérir que la pureté même. Car dès qu'ils éprouvent les premières joies de la pureté, une complaisance secrète se glisse dans leur âme, et comme ils s'imaginent que le succès vient de leur vigilance, ils sont nécessairement privés du secours d'en haut; et bientôt tourmentés par les passions qu'avait apaisées la vertu divine , ils en souffrent jusqu'à ce qu'ils reconnaissent, par expérience, qu'ils ne peuvent acquérir par leurs seules forces le trésor de la pureté.

Mais, pour terminer cette longue conférence sur la chasteté parfaite, résumons, en quelques mots, tout ce que nous avons dit des effets de cette vertu. Un religieux ne doit pas plus se troubler des tentations qu'il aura pendant le jour, que des illusions qu'il éprouvera pendant la nuit. Il n'est pas coupable de tout ce qui arrive sans le concours de sa volonté. Voilà tout ce que je puis dire de la chasteté et ce que j'ai appris, non pas des autres, mais de ma propre expérience. Peut-être que les lâches et les négligents trouveront ces choses impossibles; je suis certain, cependant, que les personnes spirituelles et sérieuses ne les jugeront pas de la même manière. Il y a entre un homme et un autre homme , la même différence qu'il y a entre la fin où ils tendent, c'est-à-dire entre le ciel et l'enfer, entre le Christ et Bélial, selon cette parole du Sauveur : « Si quelqu'un me sert, qu'il me suive; et où je suis, mon serviteur doit être. » (S. Jean , XII, 26). Et encore : « Où est votre trésor, là aussi sera votre coeur. » (S. Matth., VI, 20.)

C'est ainsi que l'abbé Choeremon nous parla de la perfection de la chasteté; et lorsqu'il eut fini d'exposer son admirable doctrine sur cette vertu sublime, comme il vit que nous avions passé une grande partie de la nuit à l'écouter avec une extrême attention, il nous conseilla de ne pas refuser à notre corps le sommeil qui lui était nécessaire , de peur que la fatigue ne finît par appesantir l'esprit et lui ôter sa vigueur.

 

FIN DU TOME PREMIER.

Date de dernière mise à jour : 2016-01-12