Passioniste de Polynésie

Les missions de Saints Paul de la croix en Italie centrale

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par Philippe CASTAGNETTI

L'intérêt pour les missions populaires dans l'Italie moderne, développé surtout depuis la deuxième moitié des années 1960, s'est trouvé relancé dans les années 1980 par l'application des méthodes de l'anthropologie à l'étude des efforts d'acculturation poursuivis par l'Église catholique après le concile de Trente, spécialement en milieu rural l. On voudrait présenter ici l'aspect que revêtent ces contacts entre société rurale et institution ecclésiastique dans le cadre des missions organisées par une congrégation mal connue des Français, celle des passionistes, l'un des rares ordres religieux à voir le jour au xvine siècle.

1. Pour une mise au point bibliographique, voir : Giuseppe Orlandi, La missione popolare in età moderna, dans G. De Rosa, T. Gregory et A. Vauchez (dir.), «Storia dell' Italia religiosa. II, ? età moderna», Rome-Ban, Laterza, 1994, p. 419-452, 563-565.

En Italie même, l'activité missionnaire de cette congrégation de «vie mixte», active et contemplative, a d'ailleurs suscité moins de travaux que d'autres, comme les lazaristes ou les rédemptoristes 2. De 1717 à 1769, le fondateur des passionistes, Paolo Danei (1694-1775), en religion Paul de la Croix, a multiplié les campagnes ? evangelisation à travers la péninsule. Ses régions de prédilection se situent en Italie centrale, en particulier dans l'État des Présides et dans le nord du Latium. C'est aussi la zone d'implantation privilégiée des couvents passionistes ou ritiri. Notre connaissance des missions dépend pour l'essentiel de deux types de sources : les récits des témoins directs (confrères passionistes, prêtres séculiers de la région d'accueil, dirigé(e)s et bienfaiteurs...) dans les minutes des procès de béatification de Paul de la Croix, qui obéissent à un modèle narratif visant moins à la reconstitution historique qu'au panégyrique du candidat aux autels3; les confidences du principal protagoniste dans son abondante correspondance, dont on a exploité ici les cinq volumes publiés 4. Sources d'un genre différent, on le voit, qui supposent qu'on les croise, afin de mesurer l'écart pouvant séparer l'idéal du réel. Elles contribuent à définir une axiomatique servant de référence constante aux milites Christi qui partent en guerre contre le relâchement de la vie chrétienne, sinon avéré, du moins ressenti comme tel par la partie la plus dynamique du clergé italien du XVIIIe siècle.

La mission passioniste : principes et modalités

L'une des premières missions clairement qualifiée comme telle par les minutes du procès de béatification remonte au 26 janvier 1721, et a pour cadre les rues de Castellazzo, en Piémont, où Paul de la Croix est décrit déambulant «avec la croix et la clochette pour inviter les créatures à louer Dieu par l'écoute de la doctrine chrétienne»; le peuple assistant à la scène est nombreux et fervent 5. Le terme de mission n'est pas encore employé par Paul de la Croix : pour lui, il s'agit seulement de «présenter la doctrine générale» ou «doctrine publique» comme il l'appelle plus fréquemment; il parle aussi de «triduum» ou d'«ottavario»6. Cela n'empêche pas que le vocable missione soit utilisé dès les origines par Sardi, témoin des mieux informés, ou par Giambattista Danei, frère et compagnon de Paul 7.

2. La principale synthèse, plus descriptive qu'analytique, date d'une dizaine d'années : F. Giorgini, La missione popolare passionista in Italia. Saggio storico, Rome, 1986.

3. Minutes conservées dans le fonds Riti des archives secrètes du Vatican. Les renvois à ces documents font précéder la dénomination du procès par l'identité du témoin. 4. Lettere di San Paolo de ?? ? roce, fondatore dei Passionisti, disposte ed annotate [...] dal P. Amedeo délia Madré del Buon Pastor, Rome, 1924,

4 vol. Un cinquième volume, dirigé par C. Chiari est paru à Rome en 1977. Les références à cette source s'organisent comme suit : lettere + numéro du volume en chiffre romain, page(s), destinataire de la lettre et date.

5. Lettere I, p 19, à Mgr Gattinara. évêque ? Alessandria, 27 janvier 1721.

6. Lettere I, p. 21-22, à Mgr Gattinara, 11 mars 1721.

7. Antonio Danei, procès apostolique romain, P 76. 

Les annales de la congrégation passioniste dès lors ne cesseront de reprendre ce terme. Plusieurs années après cette mission de Castellazzo, Paul de la Croix confiera pourtant à Giam- maria Cioni qu'il n'avait jusqu'alors jamais vu ni entendu de mission. Il est clair qu'au fil des années, la méthode est de moins en moins improvisée et l'effort de théorisation plus accentué, lié à la conscience d'un mandat divin à accomplir. Les mouvements les plus intimes de l'âme, tout dépourvus d'extériorité qu'ils soient, sont décrits comme l'expression même d'un élan missionnaire, écho des méditations scripturaires et du cri de l'incessant martyr intérieur d'un homme volontiers présenté par les historiographes comme le «prince des désolés», voix qui hurle même quand elle semble se taire dans les ténèbres de l'aridité spirituelle.

L'orientation de l'apostolat de Paul de la Croix vers la mission n'est cependant pas évidente au début de sa carrière. Ce n'est que peu à peu qu'elle se dégage d'une priorité longtemps donnée à la vie érémitique. Mais à partir des années 1730, la vocation des passionistes à la mission est clairement reconnue, en particulier par le pape Clément XII. La pensée de Paul de la Croix sur la mission évolue, alors même que se déploient ses efforts pour la reconnaissance de son institut. On assiste de fait à une ascèse graduelle vers une participation accrue au mystérium verbi, que Paul assume en tant qu'instrument principal de célébration de l'Amour crucifié. Avant d'accéder au sacerdoce, il connaît d'abord le long apprentissage du catéchiste, et seulement de temps à autre celui du prédicateur. Le 31 mars 1729 seulement, il reçoit pour la première fois l'autorisation de confesser dans le diocèse de Sovana et Pitigliano. Le 1er avril 1731, après deux ans de succès inégaux en différents endroits de la Maremme, il reçoit de Mgr Christoforo Palmieri le droit d'organiser des missions chaque fois que l'ordinaire le lui demandera. C'est encore bien peu. Le 18 juillet de la même année, grâce à ses protecteurs romains, il obtient pourtant de Clément XII le droit de donner la bénédiction apostolique et l'indulgence pleinière au terme de chaque mission. Il lui faut attendre sept ans encore pour que le même Clément XII, le 22 janvier 1738, confirme ce droit à titre perpétuel, et en concède un nouveau, bien plus important : celui de continuer à développer son action intra îtaliam de consensu ordinariorum 8.

Du point de vue canonique, la congrégation de la Passion ne fut jamais contrainte de borner son action pastorale aux missions. Les Regole mentionnent également les exercices spirituels destinés aux prêtres séculiers et aux communautés religieuses, sans parler du catéchisme, des confessions et de l'assistance occasionnelle aux malades, en plus de services apostoliques particuliers, conformes à l'esprit de l'institut (animation de confréries liées aux multiples dévotions autour de la Passion, par exemple). Les prédications d'avent et de carême semblent en revanche avoir joué un rôle très secondaire.

8. Gioacchino Dello Spirito Santo, Annali, 1731, 1, f° HOv. Manuscrit conservé aux archives générales de la congrégation de la Passion (maison généralice des Saints- Jean-et-Paul, Rome).

Certes, dans une lettre de 1737, Paul de la Croix affirme «avoir prêché des missions, des carêmes et des avents», mais par la suite, il ne parlera jamais plus de ces prêches pour temps de pénitence 9. Bien plus, les prédications de carême finiront par être tout bonnement exclues du champ d'activité de la congrégation : quadragesimalium concionum provinciam non sumant... 10 Les missions deviennent ainsi à terme la forme la plus typique de l'apostolat pas- sioniste, occupant l'essentiel du temps consacré à la prédication. Le 23 février 1731, par un bref ad titul?m missionis, qui sanctionne la première approbation des Regole, Clément XII accorde aux passionistes le droit d'organiser des missions («sub condicione quod clerici hujus congregationis, quorum finis unicus est peragendi sacras missiones, debeant specialit? r missiones facere... ») n.

Quels ont-été les précédents auxquels Paul de la Croix a pu se référer dans la mise en forme de son travail missionnaire? Un faisceau d'influences, diversement puissantes, ne pouvait manquer de faire sentir ses effets en un siècle qui passe pour le «siècle d'or» des missions populaires en Italie. Si on ne trouve pas trace d'un quelconque rapport de Paul de la Croix avec les lazaristes ou les rédemptoristes, il eut peut-être connaissance de la méthode pastorale des pieux ouvriers grâce à des hommes comme le grand prélat méridional Emilio Cavalieri. Il eut sans doute écho du zèle apostolique de Carlo de Motrone, prédicateur fameux qu'il rencontra une fois personnellement à Civita Castellana, dans la maison des Ercolani, bienfaiteurs de la jeune congrégation passioniste 12. Ses rapports avec Léonard de Port-Maurice sont mieux connus : face au grand prédicateur franciscain, Paul de la Croix se considère comme «un charbon en face du soleil» 13. Il ne manque pas d'évoquer plusieurs fois ? expérience de Léonard de Port-Maurice, avec qui il partageait une dévotion ardente pour la Passion du Christ (Léonard fut l'un des principaux propagateurs de la via crucis) et un intérêt commun pour des régions de l'Italie centrale I4. À côté de Léonard, les missions jésuites constituent un autre modèle : « Les Pères de la Compagnie de Jésus sont maîtres dans ce genre de missions, et en fournissent la méthode aux autres» 15. Les éloges à l'endroit des jésuites, «nobles instruments de la gloire de Dieu», ne sont pas rares dans la correspondance de Paul de la Croix 16. Même s'il n'y fait pas explicitement référence, la méthode de prédication du jésuite Segneri, le plus célèbre missionnaire italien de la fin du XVIIe siècle, mort l'année de sa naissance, pouvait difficilement être ignorée de lui.

9. Lettere I, p. 3b6, au cardinal Lorenzo Altieri, 25 juillet 1737.

10. Fontes historicae Congregationis Passionis, I, Regulae et constitutiones, Rome, 1958, texte de 1746, chap. XXV, p. 86.

11. Acta Congregationis a 55. Cruce et Passione D.N.J.C, Rome, 1931, p. 256.

12. Lettere l, p. 588, à Tommaso Fossi, 30 mai 1749.

13. Isttere II, p. 530, à un prêtre, 20 mai 1745.

14. «Je me souviens pourtant que le Père Léonard se trouvait à Toscanella quand moi je me trouvais à Montalto, soit au mois de février... » {Lettere II, p. 336, à Mgr Abbati, 6 septembre 1742). «Il serait judicieux de faire comme le Père Léonard, dont je sais qu'il faisait le catéchisme le matin et la prédication l'après-midi... » {Lettere II, p. 755, à Tommaso Strazzieri, 25 mars 1749).

15. Lettere I, p. 631, à Tommaso Fossi, 14 août 1753.

16. Lettere I, p. 167, à Fulgenzio de Jésus, 26 septembre 1748.

De cette méthode, il pouvait en outre lire la synthèse dans un ouvrage intitulé Lo zelo apostolico nelle santé missioni, deuxième des dix petits volumes écrits par Amedeo de Castrovillari et publiés dans les années 1720 : ce volume de 484 pages figurait en effet dans la bibliothèque de Paul de la Croix. Pourtant, appelé à forger le style passioniste à partir des différents types de missions existants, Paul de la Croix semble s'être lentement éloigné du modèle jésuite, sans pour autant cesser d'en vanter les mérites, suivant en cela la pente empruntée par Léonard de Port-Maurice : «Deux sortes de missions peuvent être distinguées. D'abord celle des Pères de la Compagnie, qui est tout enflammée, avec maintes processions et beaucoup de manifestations extérieures. Puis, celle des Pères missionnaires de saint Vincent, qui exclut toute forme d'extériorité. Toutes deux se révèlent fructueuses. Néanmoins, j'ai éprouvé, moi qui parcours le monde, que la seconde est en fait beaucoup plus fructueuse que la première» 17. Paul de la Croix, surtout passé le milieu du siècle, opte lui-aussi pour une voie moyenne, qui limite le decorum, perçu comme de moins en moins adapté à la rapide transformation des mentalités. Les grandes scénographies baroques laissent la place à une présentation plus dépouillée de la doctrine chrétienne. La rupture avec le style jésuite n'est pourtant pas totale, et Paul de la Croix continuera toujours de louer la «forza d'urto» de certaines représentations, seules capables de précipiter les conversions. Lui qui n'a ni l'éloquence entraînante de Segneri, ni la puissance de fascination et la popularité de Léonard de Port-Maurice, ni la culture encyclopédique d'Alphonse de Liguori, en vient à promouvoir l'exposé humble voire austère des vérités de la foi, répondant mieux en cela, il est vrai, au charisme propre d'un institut voué à faire perdurer le souvenir du Calvaire.

L'élan missionnaire passioniste trouve particulièrement à s'exercer dans les régions pauvres de la Maremme toscane. Paul de la Croix privilégie toujours les campagnes les plus désolées et malsaines, à la recherche de la populace la plus abrutie par la violence, la misère, la débauche et le désœuvrement : «II préférait les lieux abjects, pauvres et difficiles d'accès, aux riches quartiers urbains, car il avait coutume de dire qu'il s'y sentait mieux et qu'il tirait plus de profit des gens pauvres que des gens riches» 18; «Les personnes pauvres et abandonnées, telles que les soldats, les bandits et autres, sont les plus nécessiteuses, car elles ne manquent pas aux riches et aux personnes aisées... ; c'est pourquoi il partait à leur recherche et les désignait souvent par la formule i miei cari poverelli» 19. Cette prédilection pour les couches les plus basses de la société donne lieu à bien des récits édifiants dans les procès de béatification, qui regorgent de topoi destinés à prouver un amour héroïque de la pauvreté et la reconnaissance permanente du Christ souffrant dans les miséreux rencontrés.

17. Lettre au cardinal Girolamo Crispi, archevêque de Ferrare, 5 avril 1746, dans Léonard de Port- Maurice, Opere complete, Venise, 1868, vol. IV, p. 556-559.

18. Antonio du Calvaire, procès ordinaire de Corneto, f° 52v. 19. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 875 v.

La frontière n'est d'ailleurs pas facile à établir entre les pauvres au sens strict, et les strates inférieures du popolo minuto. Sur le Mont Argentario, quand il logeait encore dans l'ermitage de San? Antonio, Paul de la Croix «sonnait les cloches des églises proches pour l'instruction des bergers et des pêcheurs»20 : c'est bien à l'ensemble du petit peuple des campagnes, du vagabond au fermier plus ou moins riche, que s'adressent ses efforts pastoraux. L'état spirituel^ de certaines zones de la Maremme semble en vérité quasiment désespéré : «À Santo Stefano, il [Paul de la Croix] a pris soin pendant plusieurs années de cultiver ces âmes, qui à notre arrivée ignoraient à peu près tout des principaux mystères de notre sainte foi»21; «II devait se fatiguer beaucoup, relate un de ses secrétaires, pour leur enseigner les choses qu'il faut savoir pour être catholique, pour bien se confesser, pour observer la sainte Loi de Dieu, les commandements de la sainte Église et les obligations particulières. Il devait faire sur lui-même un immense effort et user d'une extrême patience pour entendre les confessions de gens aussi pauvres, misérables, indigents, répugnants, sales, bornés, ignorants, ingrats, qui avaient l'air plus sauvage que raisonnable, et rien moins que chrétien : visage horrible, aspect farouche, armes redoutables pour tout le monde sauf pour celui qui ne craignait pas la mort pour l'amour de Dieu et qui recherchait leur bien»22. Bel exemple d'emphase rhétorique, mais qui ne saurait masquer la réalité de l'urgence de la mission parmi les laissés-pour-compte de la société rurale.

Cette orientation préférentielle vers les campagnes reculées transparaît dans le texte des Regole : «S'il [Paul de la Croix] avait quelque inclination, celle-ci le portait plus à aider les pauvres que les riches, les roturiers que les nobles, et c'est pourquoi je l'ai entendu dire plusieurs fois qu'il aimait mieux faire les missions dans les petits pays et secourir les pauvres, que dans les villes où habite la noblesse; ce sentiment, il nous l'a inculqué, à nous ses religieux; en outre, un tel devoir a été inséré dans les saintes Regole qu'il a établies et où il enjoint à ceux qui doivent servir le prochain d'user, dans la prédication, d'un style certes puissant, mais clair, et non pas si élégant et raffiné qu'il se révèle obscur aux pauvres gens du peuple»23. De fait, dès 1741, les Regole expriment très clairement la préférence pour la prédication dans les contrées délaissées 24. Des attaques survinrent d'ailleurs bientôt, dénigrant l'institut pour cette orientation, jugée à tort exclusive. Dans une lettre de 1742, Paul de la Croix doit ainsi préciser que l'orientation missionnaire de son institut n'obéit à aucun déterminisme géographique ou social : «Nos Regole ne nous interdisent pas d'aller dans les villes». Du reste, le bref de Clément XII de 1738, déjà mentionné, «ne visait pas un lieu particulier mais toute l'Italie, comme je l'ai dit. J'ai cru de mon devoir d'informer plus ouvertement Votre Seigneurie Illustrissime et Révérendissime, afin qu'elle se serve de nous, ses très indignes serviteurs, où et quand elle daignera nous utiliser» 25.

20. F. Pieri, procès ordinaire de Rome, f° 527v.

21. Lettere I, p. 366, au cardinal Lorenzo Altieri, 35 juillet 1737.

22. P. Domenico, procès ordinaire de Rome, f° 1860v.

23. P. Valentino, procès ordinaire de Vetralla, f° 839v.

24. Fontes historicae..., Regulae..., chap. XXVII, § 4, n. 1, p. 94.

25. Lettere II, p. 342, à Mgr Abbati, 4 octobre 1742.

Dans l'histoire de la congrégation, une phase de codification de la mission fait suite à celle de la définition. C'est en effet par une lettre circulaire du 14 octobre 1755, destinée spécialement aux missionnaires, que Paul de la Croix pour la première fois met en forme la mission passioniste. Ce document fixe d'abord le calendrier annuel des campagnes missionnaires, à organiser en fonction du temps liturgique : une première série de missions, ouvertes vers la mi-septembre et closes au début de l'avent; une deuxième commençant après Noël et se terminant le dimanche de la quinquagésime ; une troisième enfin se déroulant entre Pâques et la fin juin. Au total, ce sont plus ou moins six mois qui sont consacrés aux missions. L'été se trouve écarté de ce calendrier, en raison des travaux agricoles et du caractère pénible des voyages. Mais si la parenthèse de l'avent n'admet aucune interruption, celle du carême et des mois estivaux, en cas d'urgente nécessité, autorise chaque missionnaire à donner un nombre réduit d'exercices publics ou privés, pour autant que, entre son départ du riîiro et son retour, il ne s'écoule pas plus de quinze jours26. À l'intérieur même d'une journée de mission, il existe des temps forts, le matin et le soir, et des temps faibles, le milieu de journée, occupé par les tâches domestiques ou agricoles. Ces normes découlent de ce qui, en 1755, est déjà une longue pratique de la mission. Un pragmatisme certain y est de rigueur : des exceptions à la règle ordinaire sont en effet toujours possibles. Pendant le carême 1757, Paul de la Croix peut ainsi écrire : «Voilà des années que je n'ai pas enduré de tels épuisements et de telles fatigues dans le service des missions et des monastères. Depuis le 6 septembre, j'y suis et n'ai pas encore terminé. Avant hier, je suis allé dans un monastère, et demain je me rends dans un autre»27. Témoignage révélateur, car outre l'exceptionnelle durée de l'activité apostolique évoquée, il montre aussi sa diversité, les missions proprement dites alternant avec les exercices donnés aux religieux et religieuses.

Quant à la durée, les missions ne doivent pas dégénérer en véritables carêmes, «pour le plus grand ennui et dommage des populations». L'essentiel est que la mission réponde «suffisamment à leurs besoins spirituels». Paul de la Croix, soucieux d'équilibre, recherche en réalité une manière harmonieuse de convaincre sans lasser, afin «d'assurer la fécondité de la mission et maintenir le crédit de nos missionnaires » 28. Ses compagnons passionistes en témoignent : «Dans les missions et exercices spirituels, il choisit la voie moyenne, d'une durée ni trop longue, ni trop brève, le temps étant occupé pour l'essentiel par l'audition des confessions»29. Dans les villes ou les campagnes très peuplées, Paul de la Croix conseille de limiter la durée de la mission à quinze jours; ailleurs, dix jours doivent être suffisants.

26. Lettere IV, p. 251, lettre circulaire du 14 octobre 1755.

27. Lettere I, p. 678, à Tommaso Fossi, 4 mars 1757.

28. Lettere IV, p. 251, lettre circulaire du 14 octobre 1755.

29. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 394v.

En fait, dans une bourgade d'un millier d'habitants, la mission excède rarement une semaine. Comment expliquer une telle insistance sur la nécessité de limiter la durée des missions ? Sans doute le souci de la qualité des résultats est-il primordial. Paul de la Croix affirme une confiance permanente dans des actions relativement brèves mais d'une intensité exemplaire, afin d'impressionner les âmes les moins bien disposées. La mission est pensée en fait en termes quasi militaires : elle est vue comme un assaut de la grâce, un surgissement irrépressible de la surnature, et se caractérise par une violence («forza d'urto») propre à faire d'elle l'événement le plus retentissant dans la vie spirituelle moribonde d'un petit peuple mal christianisé.

Les conditions de la mission

Le zèle réclamé aux missionnaires suppose une préparation qui touche à la fois aux domaines spirituel, intellectuel et matériel. C'est dans la solitude des ritiri, in oratione et jejunio, que mûrit le projet de mission et apparaissent les conditions de possibilité d'un travail fécond. Car par la suite, le missionnaire en action est réputé parler ex abundantia, en versant dans les âmes comme le trop-plein d'une vie intérieure surabondante. Dans l'idéal, Paul de la Croix considère la promesse de sainteté dont son public est riche comme un reflet de la sainteté même de ses religieux. Il aime à répéter : «Pour sanctifier les autres, il faut d'abord être soi-même saint, autrement, on ne pourrait même pas extraire une araignée d'un trou» 30, ou bien encore : «Le feu allume le feu» 31. Comme pour Léonard de Port-Maurice, la marque principale de la sainteté est «un intérieur bien ajusté», attestant une constante ouverture à Dieu et un empire croissant sur soi-même 32. Le ritiro est dès lors le lieu par excellence de cet ajustement. Dans la solitude, le futur missionnaire se recommande à la prière ? autrui et s'abandonne à l'oraison. La veille de son départ, il passe la nuit en prière, à dormir par terre, ou à genou, appuyé au lit. Les procès de béatification se plaisent à décrire cette nuit comme un moment privilégié où se manifestent chez Paul de la Croix certains des phénomènes physiques corrélatifs du mysticisme : don des larmes, visage lumineux 33. Ils attribuent volontiers le succès de la mission aux « larmes répandues au pied du crucifix, bien plus [qu'aux] paroles prononcées en chaire». Ils établissent ainsi une homogénéité entre le temps de la mission et celui qui précède, la vie du saint étant pensée comme un tout dont les différents moments, loin de s'opposer ou même de se succéder, se rejoignent dans une unité atemporelle : « Ses missions commençaient par l'oraison, se poursuivaient par l'oraison et s'achevaient par l'oraison» 34.

30. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 840.

31. Fr. Bartolomeo, procès ordinaire de Rome, f° 2169.

32. Giammaria Cioni, procès apostolique romain, f° 817.

33. L. Casciola, procès ordinaire de Corneto, P 592v-593.

34. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 1047.

Si la préparation spirituelle est fondamentale, le séjour en solitude doit aussi être l'occasion de relancer l'étude : «Pour être un bon missionnaire, il faut la santé, la science et la sainteté» 35. Le travail de l'intellect n'est pas un simple complément de la vie de prière : il est comme le doublet naturel d'un acte surnaturel : «Les deux ailes pour voler vers le Souverain Bien et y faire voler de nombreuses âmes [...] sont l'oraison et l'étude»36. Paul de la Croix doit cependant lutter contre les réticences ou les timidités de certains passio- nistes, prompts à considérer l'étude comme peu compatible avec la simplicité évangélique, l'ascèse devant selon eux s'appliquer non seulement au corps mais aussi à l'intelligence. D'où de multiples appels à ne jamais relâcher l'effort intellectuel : «[Que le missionnaire] se tienne intus in sinu Dei, dans le silence sacré de la foi et du saint amour, de telle sorte que dans ce repos sacré en Dieu, il apprenne la science des saints, et Dieu le rendra apte aux ministères apostoliques. Mais il est vrai qu'il doit y coopérer par l'étude, [...] car il ne doit pas contraindre Dieu à faire des miracles » 37. Ce dernier argument est repris plusieurs fois dans la correspondance de Paul : il lie l'étude à l'exercice de l'humilité, l'homme devant développer au maximum les talents que la Providence lui a donnés pour éviter à Dieu de devoir forcer le succès de la mission par quelque prodige : «Bon, excellent même, est votre désir d'aider le prochain et de composer pour lui des prêches, mais où est la doctrine et la théologie si nécessaires aux tâches apostoliques? Dieu, s'il le veut, peut répandre en vous la sagesse, mais vous n'avez certes pas besoin de lui réclamer des miracles ! » 38. De plus, Paul de la Croix rattache parfois ce souci de l'étude à la nécessité de faire front à la pénétration de l'esprit des Lumières et au danger d'affaiblissement des pratiques chrétiennes : il se place dans une position de vis-à-vis à l'égard d'une culture montante jugée menaçante, et appelle de ses vœux le développement d'un mode de prédication capable «d'affronter l'Antéchrist» 39. Une solide connaissance de la théologie sera l'arme par laquelle la grâce divine pourra faire sentir ses effets. Ainsi le missionnaire, combattant de la cause de Dieu, sera fort de la force même de la vérité : la solidité doctrinale, prolongement de la fermeté morale, contraste ici avec la mollesse dont Paul de la Croix accuse volontiers son siècle. Subvertis- sant le sens de la fable de La Fontaine, il n'hésite pas à écrire : «Nos ouvriers apostoliques doivent être des chênes et non des roseaux » 40.

 35. Giuseppe Maria du Crucifié, procès ordinaire de Vetralla, f° 1399v.

36. Lettere IV, p. 113, à Giacinto de la Très Sainte Trinité, 2 octobre 1770.

37. Lettere III, p. 702, à Giuseppe de saint Laurent, 4 décembre 1764.

38. Lettere I, p. 786, à Tommaso Fossi, 27 octobre 1768.

39. D. Bravi, procès apostolique romain, F 2647v-2648.

40. Lettere ?, p. 616, peut-être à G. F. Sanchez, 27 septembre 1760.

L'âme et l'esprit désormais tout tendus vers la mission, reste l'organisation de l'événement. A la préparation du missionnaire doit répondre en effet la préparation du peuple qu'il va visiter. Si le curé du lieu est chargé d'annoncer la mission, l'initiative de celle-ci revient toujours à l'évêque, jamais inconnu de Paul de la Croix, comme le laisse apparaître sa correspondance. Ce dernier ne manque d'ailleurs pas d'écrire au curé avant le lancement de chaque mission pour mettre au point les préparatifs. Il réclame en général pour ses missionnaires une très grande marge de manœuvre. À Mgr Abbati, avant la mission de 1742 à Civitavecchia, il demande que tous les confesseurs approuvés, même extradiocésains, soient autorisés à absoudre les cas réservés, à commuer les vœux simples, à accorder les dispenses en cas d'empêchement petendi debitum conjugale, ob incestum inter cognatos, et, pour lui-même, toutes les prérogatives prévues par le concile de Trente, «cela pour le plus grand soin et la plus grande aide apportés aux pauvres âmes»41. La quête des autorisations et la question des cas réservés entraînent un déploiement d'énergie considérable, dont témoigne la vaste correspondance échangée avec les prélats locaux. Une fois l'accord de l'évêque obtenu, vient le temps de l'annonce aux curés, selon une formulation stéréotypée : «Lundi soir, le 5 mai, la sainte mission entrera sur ce territoire, avec mandat du pasteur sacré de ce diocèse et plus encore, du souverain Pasteur des âmes, le Christ Jésus. Je prie donc Votre très Révérende Seigneurie de daigner en faire publier l'avis au peuple, afin qu'il se dispose à recevoir avec grande dévotion un aussi inestimable trésor» 42. Les demandes sont parfois plus précises et circonstanciées : «Je vous serais reconnaissant d'ordonner que l'on dresse une tribune convenable, haute de huit palmes environ, d'une longueur proportionnée, pour accomplir dignement les fonctions sacrées, d'une résistance suffisante, et placée dans un lieu rendant possible la séparation des femmes et des hommes» 43. La commodité du lieu et l'indispensable séparation des sexes sont les deux préoccupations qui reviennent le plus souvent dans ce type de lettres. Pour le logement, Paul tient à ce que la maison soit proche de l'église; pour l'entretien des missionnaires, il suggère une contribution des familles riches de la bourgade 44, et l'envoi de bêtes de somme pour porter leurs bagages 45. Ceux-ci sont pourtant d'ordinaire très légers : quelques opuscules pieux, du papier, de quoi écrire, une petite cassette contenant un crucifix. Conformément à l'exemple apostolique, les missionnaires sont au nombre de deux, quelquefois plus; celui réputé le plus apte fait figure de supérieur, faute d'en porter le titre, et impose l'obéissance aux autres. Modeste équipage, en vérité, qui ne saurait faire oublier cependant combien le projet de mission a été soigneusement pensé.

41. Lettere III, p. 343, à Mgr Abbati, 4 octobre 1742.

42. Lettere ?, p. 221, à don B. Ruspantini, vicaire forain de Grotta San Lorenzo, 24 avril 1760.

43. Idem.

44. Lettere III, p. 222, à don B. Ruspantini, 24 avril 1760.

45. Lettere ?, p. 313, 23 octobre 1755.

Chronologie de la mission

Une suite de séquences temporelles bien définies caractérise la mise en œuvre de la mission. D'abord, le voyage, conçu non pas comme un temps extérieur à la mission mais comme une phase d'approfondissement de la préparation spirituelle déjà entamée. Il est aussi codifié que la mission proprement dite. Il se fait à pieds, sauf intempéries graves 46. Paul de la Croix donne l'exemple : on le voit habituellement pieds et tête nus, vêtu d'une simple tunique, marcher toute la journée et se retirer le soir dans une église pour prier devant le Saint Sacrement 47. Il s'entoure de quelques compagnons choisis, toujours un peu les mêmes : son frère, l'austère Giambattista, le père Fulgenzio de Jésus, ou parfois le frère Giuseppino « pour le temporel » 48. Le voyage peut se dérouler dans des conditions très difficiles. À la mauvaise saison, la boue rend souvent les chemins impraticables 49. Certains endroits sont particulièrement pénibles à traverser, comme la plaine de Montalto, torride et désolée 50. Quand la région est mal connue ou quand sévit le mauvais temps, il n'est pas rare de voir les missionnaires s'égarer, et passer bon gré mal gré la nuit à la belle étoile51. Le goût de la pénitence aggrave encore les fatigues du voyage. Paul de la Croix refuse obstinément de monter à cheval : «Nous sommes des petites bêtes de somme, et nous devons porter les fardeaux de nos péchés à force de souffrances et de bastonnades; nous devons les porter jusqu'au terme fixé, où à l'arrivée nous déposerons ces fardeaux et Dieu notre maître nous restaurera pour l'éternité, par les mérites de la Passion de son divin Fils... »52. Le jeûne, qui n'est pas interrompu pendant le voyage, achève d'affaiblir l'organisme. En outre, l'accueil sur la route n'est pas toujours certain. Paul de la Croix confie qu'un jour où lui et ses compagnons se reposaient sous le toit d'une église, ils y seraient restés toute la nuit si un homme pris de pitié ne les avait pas accueillis chez lui 53.

Les procès de béatification dressent du missionnaire en marche plusieurs tableaux colorés, dans lesquels les témoins recourent à différents lieux communs pour magnifier les qualités morales du candidat à la sainteté : l'enchaînement des dévotions, des propos édifiants et des phénomènes physiques extraordinaires (don des larmes, luminescence, extase...) ponctuent ces récits répétitifs, dans le but évident d'émouvoir autant que d'informer : «À peine sorti du ritiro ou de la demeure, il [Paul de la Croix] récitait dévotement les litanies de la Très Sainte Vierge, avec quelque oraison de suffrage pour les âmes du purgatoire [...] ;

46. Fontes historicae..., Regulae..., chap. XXV, texte de 1741, p. 128.

47. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 163v.

48. Giammaria Cioni, procès apostolique romain, f° 456.

49. F. Scarsella, procès ordinaire de Rome, f° 455-456.

50. S. Cencelli, procès ordinaire de Vetralla, f° 1429v-1430.

51. S. Cosimelli, procès ordinaire de Vetralla, f° 1054v-1055.

52. G. A. Lucattini, procès ordinaire de Corneto, f° 41 lv.

53. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 98Ov-981.

puis, ayant salué les saints anges avec l'antienne et l'oraison appropriées, il s'en allait en silence sur plusieurs milles ; on le voyait tout baigné de larmes ou le visage illuminé et rubicond, tel celui d'un séraphin»54. Si l'itinéraire le permet, le parcours étant programmé étape par étape, les missionnaires s'arrêtent dans une auberge, où ils peuvent se rassasier, dormir et, au petit matin, célébrer et reprendre la route 55. On a conservé le nom de certaines de ces auberges, situées pour la plupart sur l'antique via Cassia, telles «La Merluzza», à une trentaine de milles de Rome56, «l'hôtellerie de poste» de Baccano, un peu plus loin, près d'un bois réputé infesté de brigands 57. Le plus facile pour les passionistes est pourtant de loger chez des bienfaiteurs, de plus en plus nombreux au fil des ans, surtout dans le Haut- Latium, comme les Suscioli à Sutri ou les Ercolani à Civita Castellana. On comprend ainsi comment Paul de la Croix finit par devenir un véritable spécialiste des itinéraires d'Italie centrale : «II [Paul de la Croix] prévoyait jusqu'aux stations et arrêts que les religieux devaient faire, les avertissait des dangers à éviter, des lieux où se restaurer, mettant à profit la connaissance de ces pays que lui avaient donnée ses fréquents voyages en vue de la mission»58. De fait, sa correspondance regorge de détails topographiques dont l'analyse, qui reste à faire, enrichirait notre compréhension des systèmes de communication dans l'Italie moderne.

Au terme du voyage, c'est l'arrivée dans le bourg de destination, où la qualité de l'accueil s'avère très inégale. Certains témoins se montrent louangeurs. Ainsi à Piansano, d'aucuns de s'exprimer avec admiration : «Voici que sont arrivés deux ermites sortis de leur désert»59. Le ton emphatique des procès de béatification peut cependant faire place à un ton plus amer lorsqu'il s'agit d'évoquer le mauvais accueil reçu dans bien des endroits. À Montorgia- li, le petit peuple prend Paul de la Croix et son frère Giambattista pour deux malandrins, et leur inflige un concert de huées 60. En 1763, Giambattista de saint Vincent Ferrier et Candido des Cinq Plaies, arrivant à Pesaro, «trouvèrent la population bien peu disposée à la pénitence : elle était en train de s'adonner aux réjouissances et divertissements carnavalesques»; l'évêque, pressé par l'hostilité des habitants et craignant quelque tumulte, demande alors aux deux passionistes de s'en aller61. À Urbino six ans plus tard, Vincenzo de saint Augustin et Filippo du Très Saint Sauveur sont confrontés à un semblable rejet, dans un premier temps du moins : «Après un long voyage de six jours et demi, réalisé pieds nus et pour une bonne part sur la crête des montagnes, nous arrivâmes finalement dans ce territoire le 28 août dernier [1769].

54. Antonio de saint Augustin, procès ordinaire de Vetralla, f°1170v-1171.

55. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 38 lv.

56. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 257v.

57. Lettere II, p. 129, à Fulgenzio de Jésus, 16 décembre 1747.

58. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, F 395v.

59. M. A. Lucattini, procès ordinaire de Corneto, F 453 v.

60. L. Pennacchioni, procès ordinaire d'Orbetello, F 57 lv.

61. Filippo délia Concezione, Vita del P. G. Battista di S. Vine. Ferrier (ms.), archives générales de la congrégation de la Passion, I, n. 5.

Là, en raison de la fête de saint Augustin, nous ne trouvâmes que la moitié de la population, qui, en voyant en nous de pauvres va-nu-pieds, fut prise d'une véritable terreur. Il va sans dire qu'ils adressèrent une requête à Mgr l'archevêque afin qu'il nous interdise de donner la discipline ou toute autre forme de pénitence extraordinaire comme il était convenu. Débarrassés ainsi du préjugé selon lequel notre austérité était excessive, ils vinrent nous écouter» 62. Un accueil aussi froid semble néanmoins avoir été rare. Les documents hagiographiques, même s'ils sont enclins à embellir le trait, laissent supposer que les problèmes furent minimes chaque fois que Paul de la Croix prit lui-même en charge la préparation de la mission.

Il faut dire que le fondateur des passionistes, qui prête aux premiers moments de la mission une influence décisive sur la réussite ou l'échec ultérieur de l'entreprise, s'attache, dès le milieu du siècle, à déterminer de façon de plus en plus minutieuse la méthode à suivre pour débuter une mission : « Une fois parvenue la nouvelle de notre arrivée aux abords du lieu de destination, qu'on en fasse connaître la nouvelle par le son joyeux des cloches de toutes les églises pendant une demi-heure, afin que le peuple en masse se mette en mouvement et renouvelle sa ferveur en nourrissant bonne opinion et estime de la sainte mission, et que donc il soit volontiers conduit à aller l'écouter. Puis, le peuple et le clergé réunis dans l'église majeure, qu'ils se rendent en procession sur la place la plus proche et la plus commode pour recevoir non pas les misérables que nous sommes, mais le trésor inestimable de la sainte mission. Lors de leur arrivée, que les missionnaires chantent sur l'air du sixième ton le psaume Benedixisti, Domine, terram tuam, et que le peuple réponde à la fin de chaque verset : Lodato semp?e sia il nome di Gesù e di Maria. La procession doit s'organiser de la manière suivante : d'abord le clergé, mené par le prêtre le plus digne, avec le crucifix ; puis le peuple, c'est- à-dire les hommes, suivis des femmes, répartis ordinairement sur les côtés de la place, le clergé étant rassemblé au milieu. Le missionnaire fait la première invocation au Crucifié; celle-ci achevée, recevant le crucifix des mains du prêtre, il se dirige vers l'église, suivi par le cortège des clercs, puis par le peuple réparti comme plus haut et entonnant dans le sixième ton habituel le cantique Benedictus Dominas, Deus Israel, auquel tous répondent à chaque verset l'éloge sacré Lodato semp?e sia... Pendant la procession, on ne sonne pas les cloches, pour ne pas gêner le chant et l'entretien. Lorsque commence ensuite dans l'église la première prédication, le missionnaire entonne à la fin de l'exorde l'hymne Veni creator Spiritus, qui se développpe avec par intermittence l'accompagnement de l'orgue»63. L'entretien doit être bref : quinze minutes au maximum, car comme il s'agit du premier contact des missionnaires avec leur public, il convient de ne pas ennuyer. Par entretien, Paul de la Croix entend un dialogue à trois entre l'orateur, Dieu et le peuple, discours concis prononcé dans une langue simple, laissant se dégager une impression paradoxale de modestie et de zèle ardent.

62. Idem, I, n. 18.

63. Lettere III, p. 542 et suiv., 30 décembre 1758.

Au dire de plusieurs témoins, y compris les plus favorables, ces entretiens d'ouverture sont d'un niveau inégal, du fait de la fatigue ou d'un souci de clarté sombrant dans le dé vidage de banalités. L'exorde, souvent empreint d'onctuosité, consiste en général dans un appel à s'en remettre à l'Amour miséricordieux, auquel succède une vigoureuse injonction à la pénitence. Cette première rencontre se termine par l'indication du programme de la mission, jour par jour et heure par heure. Descendant de la tribune, Paul de la Croix prend congé de son public et s'isole pour prier 64.

Les journées qui suivent se déroulent selon un plan bien ordonné, même s'il ne dut trouver sa forme définitive que progressivement. On dispose sur ce sujet du témoignage précieux d'un proche de la congrégation, Luca Alessi, qui, en plus d'assister Paul de la Croix lors de ses séjours dans la maison Cos- tantini à Tarquinia, fut parfois autorisé à l'accompagner en mission. Ce document établit l'horaire détaillé d'un jour de mission. Le matin, de bonne heure, tandis qu'un missionnaire fait le catéchisme, Paul de la Croix, resté à la maison, se livre à une longue préparation spirituelle avant de se rendre à l'église majeure pour y dire la messe, suivie d'un long temps d'action de grâces devant le Saint Sacrement. Revenu chez lui, Paul se retire dans sa chambre pour l'oraison. Ensuite, dans la même maison, il entend les confessions des hommes; parfois, il retourne à l'église pour écouter les confessions des femmes. Qu'elles se passent dans un lieu ou dans l'autre, ces confessions durent jusqu'à midi, heure du repas, auquel succède un moment de repos. L'après-midi, retour à l'église, pour faire le catéchisme, confesser ou préparer le prêche. La prédication à la tribune, temps fort de la journée, survient alors ; elle est complétée par une méditation de la Passion du Christ. La nuit étant tombée, les missionnaires rentrent chez eux ou, certains soirs, demeurent à l'église pour proposer aux hommes un exercice pieux appelé oratorio. Après un bref repos, on assite en général à une reprise des confessions. Dans ces conditions, le temps de sommeil est souvent réduit, ne permettant pas vraiment de récupérer des fatigues d'une journée vécue en grande partie sous le regard de la foule 65. Ces informations sont confirmées par le témoignage de Paul de la Croix lui-même dans une lettre de 1749, à propos d'une mission prêchée à Rome. Le matin, pendant une heure environ, catéchisme pour les gens pauvres d'origine rurale; l'après-midi, pendant que le peuple se rassemble, un des missionnaires dispense une brève instruction catéchétique, durant moins d'une demi-heure; puis, quinze à trente minutes de méditation sur la Passion, obligatoire vu le quatrième vœu spécial des passionistes, rappelé dans cette lettre66. L'emploi du temps décrit ici est beaucoup plus souple que le précédent, même si les grandes articulations sont les mêmes.

64. G. Suscioli, procès ordinaire de Rome, f° 219-220.

65. Luca Alessi, procès ordinaire de Corneto, f° 128-130.

66. Lettere III, p. 841 et suiv., au cardinal Guadagni, 15 novembre 1749.

En fait, dans une ville comme Rome, saturée de missions, à la différence des territoires ruraux habituellement parcourus par les passionistes, on devine un effort d'adaptation, et un souci d'efficacité qui passe par une concentration sur l'essentiel (la méditation de la Passion) et une simplification des dévotions.

Tout ne s'achève pas avec la clôture de la mission. Le temps qui suit immédiatement fait aussi l'objet d'obligations sévères : le missionnaire n'est en rien abandonné à lui-même. Il se doit de rejoindre incontinent son ritiro pour y retrouver la sainte solitude. Hors des missions, la vie retirée est de rigueur : «Apporte plus de fruit un ouvrier de l'Évangile qui est homme d'oraison, ami de la solitude, détaché de tout le créé, que mille autres différents de lui». Les populations semblent d'ailleurs donner d'autant plus de poids à la mission que ses acteurs, ermites mystérieux, donnent à la rencontre les caractères d'une visitation angélique : origine inconnue, diffusion d'un message bouleversant, retour dans l'ombre. Les passionistes ne doivent se laisser voir que rarement, tels «les reliques des saints», et dans «un tel état qu'ils portent beaucoup de fruit et de réforme parmi les populations, poussées à considérer ces missionnaires comme des hommes apostoliques qui sortent de la solitude et de l'oraison pour allumer leur cœur au feu de la sainte prédication» 67. Des considérations plus matérielles expliquent aussi cette insistance sur la vie retirée : les voyages, on l'a vu, sont souvent épuisants; c'est pourquoi les Regole assurent une semaine de repos à l'issue de la mission, «pour un peu se restaurer et distraire son esprit» 68. Un temps de réadaptation au rythme ordinaire du couvent est donc ménagé. Le chapitre général de 1753 prescrit que les missionnaires, après le repos de huit jours, fassent les exercices spirituels «pour reprendre avec plus de vigueur l'observance régulière » 69. Le passioniste rentré au ritiro ne peut en sortir en aucun cas, pas même pour quelque activité charitable, car il a besoin de «plus de loisir pour se recueillir et faire reposer son esprit aux pieds du Crucifié » 70. L'image du repos du guerrier convient bien à ces hommes dont on attend qu'ils reprennent des forces physiques et spirituelles avant de reprendre dans l'Église leur poste de combat.

Éléments d'une dramaturgie sacrée

La mission peut être vue comme une suite d'éléments dramatiques, constituant des unités homogènes orientées vers un même but pastoral. La dramatisation de la mission, particulièrement adaptée à un public populaire, est un phénomène courant dans l'Italie baroque. Le jésuite Segneri en avait répandu la mode au XVIIe siècle. L'apparat entourant les missions est surtout développé au début de la carrière de Paul de la Croix; l'ardeur juvénile, le poids des modèles antérieurs, le souci de respecter les traditions locales contribuent sans doute à expliquer cet attachement à des formes spectaculaires.

67. Lettere III, p. 417, à don F. Pigliari, 13 février 1768.

68. Fontes historicae, Regulae, chap. XXVII, § 5, p. 98.

69. Fontes historicae, Decreti, p. 4, n. 38.

70. Fontes historicae, Regulae, texte de 1746, chap. XXV, p. 86.

Les processions, qui peuvent se répéter pendant la durée de la mission, voient le triomphe de ce parti pris esthétique et pastoral. Dans le Piémont et la Ligurie des années 1720, avant donc les grandes missions en Italie centrale, ces manifestations de pénitence, souvent spontanées, sont déconcertantes. À Portenova, la marquise Marianna Del Pozzo est vue, à la grande confusion du peuple, en train de suivre pieds nus une procession pénitentielle conduite par le fondateur des passionistes portant la croix71. Le jeudi saint 1721, celui-ci visite pieds nus les tombeaux de Castellazzo, une lourde croix sur l'épaule et une couronne d'épines sur la tête; le document hagiographique se plaît à évoquer alors le ruissellement abondant du sang sur son front72... À Orbetello, une scène voisine se reproduit, mais Paul de la Croix cette fois porte en plus une corde au cou et des chaînes aux pieds 73 ; à Porto Ercole, où les rues tortueuses et pentues rendent la procession des plus pénibles, il complète l'accoutrement en se recouvrant la tête de cendres 74. La volonté d'apparaître comme l'icône vivante du Christ souffrant est évidente, le choc visuel devant hâter les conversions.

On ne sait pas avec exactitude à quel moment Paul de la Croix décida de renoncer à ce type de procession. Il appert néanmoins que le caractère spectaculaire des processions va en diminuant au fil des ans. Une déposition de Sus- cioli, qui participait à une mission à Sutri en 1742, nous apprend que dès cette époque, Paul de la Croix est convaincu de l'inopportunité des processions telles qu'on vient de les décrire; il les juge incapables de susciter chez le pécheur un repentir authentique 75. Il cesse peu à peu de recourir aux images et bannières dévotionnelles propres à susciter l'épouvante du pécheur, exception faite d'un grand étendard représentant la Vierge des Douleurs, placé sur la tribune 76. La plupart des témoins ont relevé cette évolution : certains parlent désormais de processions «massime su' principi»11 . Paul lui-même fait savoir que les processions à l'ancienne «distraient les personnes et les détournent de la considération attentive des maximes éternelles entendues dans la prédication [...], et dont découlent la véritable contrition et la véritable pénitence» 78. La répétition du terme «véritable» traduit bien un souci d'authenticité et de simplicité, loin des vaines exhibitions. Et de fait, dès les années 1740, Paul de la Croix cherche à recueillir l'essence même de la mission, «dorénavant toute dirigée vers l'instruction par le catéchisme, l'émotion par la prédication et le relèvement par la confession sacramentelle, sans le vacarme des processions et autres formes de publicité » 79

71. Antonio Danei, procès ordinaire ? Alessandria, f° 76v.

72. Teresa Danei, procès apostolique romain, f° 134v-135.

73. L. Pesci, procès ordinaire d'Orbetello, ? llOv.

74. G. Tullini, procès ordinaire de Gaète, f° 339v-340.

75. G. Suscioli, procès ordinaire de Rome, f° 283v.

76. Giuseppe de sainte Marie, procès ordinaire de Rome, f° 1533.

77. G. Andrea, procès ordinaire d'Orbetello, f° 380v.

78. G. Cima, procès ordinaire de Rome, f° 684v.

79. G. Antonio Lucattini, procès ordinaire de Corneto, f° 410.

À Ronciglione, la dévote Palozzi fait le même constat : elle juge la nouvelle méthode «plus appropriée et plus prudente», visant seulement «le recueillement, l'émotion et la piété» des fidèles. Ce témoin remarque d'ailleurs que les autres ordres missionnaires sont loin d'opter pour une telle sobriété; elle parle à leur propos d'usage d'« instruments ridicules» comme de gros morceaux de bois, des haillons, de longues chaînes, des squelettes 80... Paul de la Croix semble avoir fini par épouser une sensibilité montante dans une partie de l'opinion, lasse du sensationnalisme baroque et de son goût de l'artifice, alors même que progresse ? illuminismo et que s'impose le jansénisme dans des secteurs entiers de l'Italie centrale.

Le temps fort de la mission demeure donc la prédication, organisée, avec un lustre exceptionnel, si possible tous les jours. La participation populaire est particulièrement forte le deuxième jour de la mission, car les habitants des bourgs voisins, informés de l'arrivée des passionistes, commencent à affluer. Le programme thématique des prédications varie peu, du moins dans les centres urbains les plus peuplés (Camerino, Viterbe, Rome...). Une copie inédite conservée dans les archives générales de la congrégation de la Passion permet de connaître le schéma d'une mission à Camerino, schéma précis mais souple, dont on ne sait s'il a été intégralement respecté. À travers les thèmes récurrents, on remarque quelques constantes : le christocentrisme, le primat de la conversion du cœur, le rapport personnel du fidèle au Dieu souffrant, l'obsession des fins dernières. Le salut des âmes, préoccupation exclusive de Paul de la Croix, est un salut individualisé, privatisé, plutôt que vécu de manière communautaire et ecclésiale. Il s'agit en fait de l'unique sujet de toute prédication, le principe d'unité d'un ensemble de thèmes dont l'hétérogénéité n'est qu'apparente. Ces thèmes sont présentés dans l'ordre chronologique, un seul thème suffisant à chaque jour : la noblesse de l'âme, le péché mortel, la confession, le libertinage, l'amour des ennemis, la mort, le scandale, le nombre des péchés et la manière dont ils conduisent à la damnation, le jugement particulier, l'enfer, l'abandon par Dieu de l'âme obstinée, enfin l'éternité81.

La prédication débouche toujours sur la méditation de la Passion, pratiquée par de nombreux missionnaires de l'Italie des Lumières. Sans être originale, la prescription de faire méditer la Passion du Christ, mentionnée dans le premier chapitre de toutes les versions des Regole, reflète la spiritualité propre de l'institut et répond au quatrième vœu spécial prêté par les passionistes. Elle est vue comme le moyen privilégié de pousser les âmes à la conversion : elle est «l'âme et la moelle des missions» 82. Paul de la Croix, même indisposé, semble s'être réservé cet exercice. La version la plus ancienne des Regole engage à donner à cette méditation la forme d'un discours d'une vingtaine de minutes, à bien distinguer de la prédication.

79. G. Antonio Lucattini, procès ordinaire de Corneto, f° 410.

80. A. Teresa de l'Assomption, procès ordinaire de Corneto, f° 320v.

81. P?edka inedita [Camerino], ms., archives générales de la congrégation de la Passion, Rome.

82. Lettere III, p. 72, à don ? Macali, 2 octobre 1750.

Cette dernière prescription est tempérée dans le texte de 1741 : la méditation «devra se faire d'ordinaire après la prédication, ou comme on l'estimera le mieux». En 1746, la possibilité d'adaptation est explicite : «Hoc fieri potent post habitam concionem in mis- sionibus, vel alio opportuniore loco et tempore» 83. La méditation ne peut donc en aucun cas être omise, comme le rappellent tous les chapitres généraux; elle tend à se faire tout de suite après la prédication, sans même que l'orateur prenne la peine de descendre de la tribune, plus rarement dans un autre lieu ou à un autre moment si on le juge nécessaire 84. Il ne nous reste que treize méditations autographes de Paul de la Croix : textes programmatiques, ou effectivement prononcés ? En tout cas, les thèmes renvoient aux épisodes de la Passion, selon les Évangiles ou la tradition. Ces compositions, brèves, devaient être des sortes d'aide-mémoire, utiles surtout dans les premières années d'apostolat de Paul de la Croix. Les témoignages sur le contenu exact de ces discours sont très lacunaires : ils accentuent d'autant le contraste entre la description de l'effet produit, énorme, et le substrat littéraire des différentes méditations, très réduit. On ne peut donc se faire qu'une idée vague de la manière dont l'orateur, en dramatisant son discours, ébranlait la sensibilité de ses auditeurs.

Élément fréquemment associé à la prédication et à la méditation, la discipline reprend une tradition bien implantée en Italie. Elle illustre la tonalité sombre de ces deux types de discours, où la justice de Dieu se trouve davantage évoquée que sa miséricorde. Liée à un désir d'expiation et d'apaisement de la colère divine, selon une logique de la rétribution alors très répandue, la conscience que le petit peuple, ignorant, ne comprend que peu de choses aux arguments de la prédication pousse Paul de la Croix à utiliser des moyens plus sensibles pour le toucher. La discipline est une pratique impressionnante; les mots orrore, orrendamente, reviennent volontiers dans les récits des témoins. Dans ses premières années de mission, Paul n'hésite pas à se flageller en public, dans un souci de montrer l'écoulement du sang, par analogie avec celui du Rédempteur 85. La discipline est parfois complétée par le port d'une lourde chaîne, à tel point que la foule a pu parfois être blessée accidentellement par le fouet ou par la chaîne 86. À Bagnoregio, l'évêque doit descendre de son trône pour convaincre Paul de la Croix de modérer son ardeur à manier le fouet 87. Avec le temps néanmoins, cette pratique se tempère : les chaînes disparaissent, et le recours à la discipline se fait moins systématique. Si à l'origine Paul se donne la discipline tous les jours, il en réduit ensuite la fréquence à quatre ou cinq fois par mission 88. Cette pratique ne conserve sa violence initiale que le soir de la prédication sur l'enfer, où perdurent l'habitude de porter la couronne d'épines et la chaîne de fer autour du cou, et celle du dialogue avec un crâne, conformément à une tradition chère à Segneri 89.

83. Fontes hisîoricae..., Regulae..., chap. I, p. 2 et suiv.

84. Fontes historicae..., Decreti..., p. 44, n. 308, § 2.

85. G. Rocchi, procès ordinaire de Gaète, f° 388v.

86. F. Scarsella, procès ordinaire de Rome, f° 477v.

87. E. Corsi, procès ordinaire de Vetralla, f° 534.

88. Lucia Salomi, procès ordinaire de Corneto, f° 269v.

89. P. Giacinto, procès apostolique romain, f° 1629v-1630.

Doute sur son efficacité en terme de conversion; conscience voilée d'un certain voyeurisme du public; crainte d'une surenchère pénitentielle de la part des religieux : les raisons de l'abandon progressif de la discipline publique, sanctionné par une interdiction officielle au neuvième chapitre général de 1790, sont difficiles à déterminer90. Il participe sans doute d'une volonté de simplification et d'épuration de la pastorale déjà observée à propos des processions.

Si les merveilles d'inventivité déployées s'avèrent toujours incapables de secouer les âmes endormies, les missionnaires peuvent recourir à un remède de choc : les svegliarini, ou sentimenti di noîte. Dans un endroit convenu avec le curé, on dresse une table ou une estrade. Tard en soirée, le missionnaire, muni du bourdon, pénètre dans l'église et fait prendre le crucifix de la tribune par un ecclésiastique ou un membre de quelque oratoire. Tous à genoux récitent le Miserere puis organisent une petite procession : crucifix en tête, viennent d'abord deux porteurs de lanternes, suivis de tous les participants rangés deux par deux; le prédicateur et les autres clercs ferment la marche. En sortant de l'église, ils entonnent un cantique en langue vulgaire (« Ví prego, o Gesù buono /per la vostra Passion / dard il perdono! »). Par les rues retentit l'invitation à la pénitence, où s'intercale une strophe chantée («Ascolta, ? ???- cator, oggi la voce / di Gesù per tuo amor confitto in crocel / Gesù a plonger t'invita i tuoi peccati. / Per non piangerli poi con i dannati, / Deh! Pentiti or, ché perdonarti brama, / e da sordo non far mentre ti chiama!, etc.»). La procession s'arrête à l'endroit prévu. Le missionnaire monte alors sur l'estrade et interpelle brutalement le public pour l'engager à faire pénitence. Cette allocution, courte, se termine par la discipline et le chant d'un cantique populaire. Tous ensuite retournent à l'église, entendent un nouveau discours à la tribune (résumé des thèmes abordés dans la journée, exemple(s) édifîant(s), ultime invitation au repentir, dialogue de l'orateur avec le crucifix). La séance s'achève par la bénédiction du peuple, qui, si tout s'est bien passé, s'est joint petit à petit au noyau qui formait la procession initiale 91. Nos sources sur les svegliarini sont peu nombreuses ; cette pratique semble pourtant avoir été fréquente. Elle représente le moyen le plus approprié pour se gagner un public réticent. Comme telle, elle est difficile à planifier et vise à éliminer dans l'urgence le risque d'un échec de la mission.

V oratorio est une autre modalité du prolongement de la mission jusqu'à tard dans la nuit. Le terme, courant depuis Philippe Neri, désigne ici un supplément à la prédication. Il se tient après le coucher du soleil. Après la méditation de la Passion, le missionnaire, pendant quatre ou cinq soirs de suite, propose aux hommes de rester à l'église, tandis que les femmes se voient contraintes de rentrer à la maison afin de prier pour la conversion des pécheurs.

90. Fontes historicae..., Decreti..., p. 31, n. 227.

91. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 151v-152.

Le discours est bref et vivant, et cherche une fois encore à conduire les participants à une sérieuse pénitence. Pour finir, tous, à l'exemple du missionnaire, se donnent la discipline, dans l'obscurité de l'église qu'on éteint92. La durée totale de l'exercice n'excède pas une demi-heure; Paul de la Croix néglige souvent de l'animer lui-même, préférant déléguer son frère Giambat- tista. Quelquefois, comme on le relève à Vetralla et Camerino, on associe sve- gliarino et oratorio, sans obéir un plan rigide 93.

La phase ultime de cette grande entreprise de repentir organisé consiste dans les deux communions générales, une pour chaque sexe. C'est là l'épilogue de la mission, considéré comme une apothéose, un véritable prélude à la vie éternelle. La séparation des sexes est vue comme un gage de sérénité et de bon ordre. La communion, conçue comme un acte d'une importance sans égale, nécessite un faste immense, dont les préparatifs se déroulent dans une ferveur à la fois joyeuse et recueillie. La tonalité doloriste des jours précédents tend à s'estomper. À Tarquinia, on fait donner les cloches, «comme s'il s'agissait du jour de Pâques ou une autre des grandes solennités de l'Église» ; l'autel est décoré avec les objets sacrés les plus somptueux; les murs de l'église sont pavoises de fleurs 94. Les procès de béatification recensent de nombreux miracles pendant cette dernière messe, surtout au moment de la consécration ; l'incandescence du visage est le miracle le plus souvent répertorié 95. Le discours hagiographique magnifie le moment de la communion en y adjoignant l'évocation de miracles eucharistiques; à Orbetello en 1754, on rapporte un phénomène de transe collective lorsque le public croit voir dans l'hostie la face du Christ 96. Écho de la liturgie céleste, le chant choral (laudi spiritualï) accompagne une grande partie de la cérémonie; avant la consécration, des strophes enjouées, aux vers courts et aux rimes faciles, mais d'une grande expressivité renforcée par les exclamations et les interjections, ouvrent sur le point culminant de la messe. De même, lorsque le ciboire est découvert pour la communion, se fait entendre une paraphrase chantée du texte de la messe, sur une quinzaine de strophes qu'allonge encore un da capo, car en raison du nombre des fidèles, la distribution de la communion peut durer fort longtemps (jusqu'à deux heures, avancent certains témoins aux procès de béatification) 97. Sons, formes et couleurs se combinent pour célébrer le retour à Dieu des âmes réconciliées, en une dramaturgie qui anticipe la gloire paradisiaque.

92. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 169.

93. G. Cima, procès ordinaire de Rome, f° 686v.

94. Luca Alessi, procès ordinaire de Corneto, F 138v.

95. F. Scarsella, procès ordinaire de Rome, f° 453v.

96. M. Rosalia du Côté de Jésus, procès ordinaire de Corneto, f° 367v.

97. Idem.

Uhabitus missionnaire

L' evangelisation n'est pas seulement le résultat d'exercices ponctuels : elle est aussi le fruit du contact répété des populations avec des religieux dont l'attitude d'ensemble doit traduire leur qualité d'homme de Dieu. Le corps et la parole se conditionnent réciproquement. D'où la rigueur de comportement que Paul de la Croix recommande à ses missionnaires. Il convient de «prêcher plus avec l'oraison [...], la modestie et l'extrême prudence [...] qu'avec des paroles»98. C'est là une préoccupation constante du fondateur, qui redoute que les passionistes soient «plus aptes à détruire qu'à édifier, à disperser qu'à rassembler, à infecter le prochain par la mauvaise odeur des imperfections qu'à le parfumer de la bonne odeur des vertus religieuses et chrétiennes » ". Cette crainte apparaît parfois fondée quand on songe aux excès toujours possibles en matière de pénitence, ou au formalisme dévotionnel, suspect de faire obstacle à l'action de la grâce. Un autre souci majeur est celui des conditions d'hébergement des missionnaires. Le séjour chez les hôtes ne doit être l'occasion d'aucun relâchement, l'attitude exemplaire lors des cérémonies publiques devant se prolonger dans l'espace semi-privé que représente la maison d'accueil. Les Regole prescrivent: aux religieux d'accepter l'hospitalité des particuliers, bienfaiteurs notoires ou simples sympathisants, pour autant qu'ils puissent manger seuls, en silence et loin de la compagnie des femmes 10°. Le rappel de cette consigne, par le chapitre général de 1753 et par les versions successives des Regole, laisse penser qu'elle n'était peut-être pas toujours respectée 101 : «Si on n'observe pas ce point pendant les missions, adieu bon exemple, adieu abstinence et mortification, et que de bavardage, surtout à table et après, du fait de la variété des nourritures et des vins... » 102. Certaines remarques sont d'ailleurs riches d'enseignement sur l'évolution des tables italiennes au xvme siècle : au printemps 1750, à Camerino, les passionistes se voient interdire de demander du chocolat; ils peuvent cependant l'accepter si on le leur donne; ils n'ont en fait le droit de réclamer qu'une tasse de bouillon 103. Dans l'ancien Regolamento, on précise que lors des repas, on ne prendra pas plus de deux plats 104. Avant les repas intervient la lecture de quelques versets bibliques, suivie d'une discussion contrôlée sur les différents problèmes rencontrés par la mission 105. Toute autre forme de discussion est bannie, y compris les considérations sur les choses sacrées. Seul le supérieur peut reprendre la parole le soir en chambrée, pour la correction fraternelle 106.

98. Lettere II, p. 64, à Antonio Danei, 7 mars 1740.

99. Lettere IV, p. 252, lettre circulaire du 14 octobre 1755.

100. Fontes historicae..., Regulae..., chap. XXVI-XXVII, p. 90 et suiv.

101. Fontes historicae..., Decreti..., p. 6, n. 53, § ; Regulae, p. 92.

102. Lettere ?, p. 711, à Giambattista de saint Vincent Ferrier, 28 septembre 1769.

103. Lettere ?, p. 16, 29 mars 1750.

104. Regolamento, II, reg. VI, n. 11.

105. Fontes historicae..., Decreti..., p. 6, n. 53, § 1.

106. Fontes historicae..., Regulae..., texte de 1741, chap. XXVII, § 3, p. 92.

Dans la journée, les missionnaires doivent prendre garde à ne pas se mêler au peuple auquel ils sont venus s'adresser; mandataires divins, ils sont des êtres séparés du commun, mis à part par la Providence pour faire le lien entre le ciel et la terre. Aussi doivent-ils recourir à des laïcs pour encadrer les mouvements de foule ou pour éteindre les discordes éventuelles 107. Il ne convient pas non plus que les religieux se promènent en ville, même pour visiter les sanctuaires 108. En 1750, lors d'une mission à Camerino, Paul de la Croix interdit formellement aux passionistes de se rendre à la Santa Casa de Lorette, mais les engage quand même à placer la mission sous la protection spéciale de la Vierge 109. Dans ce contexte, la simple proximité des femmes est jugée particulièrement dangereuse. Il faut les tenir éloignées de la maison occupée par les missionnaires, ne s'entretenir avec elles qu'au confessionnal ou à la sacristie pour peu qu'il y ait du monde, et se garder de leur enseigner des cantiques, même depuis la tribune 110. Même pour aborder des questions spirituelles, les femmes doivent se rendre à l'église : le logement des missionnaires est pour elles territoire interdit H1. La crainte de la tentatrice peut aller encore plus loin : de peur de rencontrer une femme, aucun missionnaire ne peut être envoyé seul pour confesser, résoudre un litige familial, ou même donner l'ex- trême-onction m. Le souci de pureté s'accompagne aussi d'un encouragement à conserver l'esprit de pauvreté. Le missionnaire ne doit garder par-devers lui ni couteaux, ni armes, ni quelque autre objet pouvant induire au péché, fût-ce indirectement; si nécessaire, ils seront prêtés par un tiers 113. Le refus de toute forme de compensation financière est manifeste : les religieux doivent s'abstenir de recevoir dons et offrandes au titre des diverses dévotions ou des aumônes pour les messes, sauf cas particulier approuvé par le supérieur 114.

La manière de prêcher fait également l'objet de consignes très strictes. Le catéchisme doit être exempt de toute légèreté ou puérilité propre à faire sourire l'assemblée : Paul de la Croix insiste là sur le respect dû à une population qui se fait une haute idée des religieux et attend d'eux un comportement de saint. Dès lors, certaines catégories psychologiques doivent être plus particulièrement cultivées : la fermeté, l'humilité, la mansuétude. Cette posture, mêlant la modestie à la gravité, n'est pas un simple additif à l'action pastorale : elle en est le cœur, et la condition même de la réussite; la division entre la forme et le fond n'est pas de mise. À la tribune, le missionnaire doit se montrer prudent et expliquer la doctrine de façon compréhensible à tous. Pour les points délicats, touchant à la théologie morale par exemple, il fera preuve de retenue et de réserve, pour ne pas offenser l'oreille des simples et déchoir de l'estime commune .

107. Lettere III, p. 15, 29 mars 1750.

108. Lettere IV, p. 271, lettre circulaire de 1760.

109. Lettere III, p. 16, 29 mars 1750.

110. Fontes historicae..., Regulae..., texte de 1746, chap. XXVI, § 3, p. 92.

111. Fontes historicae..., Regulae..., texte de 1741, chap. XXVII, § 2, p. 92.

112. Lettere IV, p. 271, lettre circulaire de 1760.

113. Regolamento II, reg. VI, n. 13.

114. Idem.

Le contrôle de soi est particulièrement nécessaire au moment des confessions. Chacun doit agir alors en conscience, sans se comparer à ses confrères. D'ailleurs, le missionnaire au terme de son travail ne doit pas chercher à savoir si la mission a plu ou pas, ni auprès des clercs, ni auprès des laïcs, mais se contenter du sentiment d'avoir fait de son mieux, sans désespérer de la résistance du public. Il convient surtout qu'il évite de louer une région ou une bourgade plus qu'une autre, même dans les conversations privées 116. Le bon missionnaire, ennemi de la rancœur comme de l'orgueil, doit se montrer content de toutes, sans susciter émulation ou jalousie.

Le déroulement du départ, enfin, doit confirmer la population dans la conviction d'avoir eu affaire à des hommes de Dieu, les missionnaires entretenant en eux la certitude de n'avoir été que des serviteurs inutiles. La veille du départ, ils solliciteront humblement, du bienfaiteur qui les a accueillis, ses conseils pour le voyage de retour. Le matin, ils partiront de bonne heure, en fuyant la compagnie. Le pire pour eux serait d'être accompagnés par le peuple en procession jusqu'à la sortie du bourg, qu'ils gagnent dans le plus grand silence. Dès le départ, les missionnaires doivent en effet commencer à «restaurer leur esprit en s' entretenant avec Dieu» 117. Ainsi s'achève une geste sacrée dont les instigateurs, en représentation quasi permanente, apparaissent à la fois comme des instructeurs et des modèles.

La réception de la mission

L'effet produit par les missions est difficile à saisir du fait de notre dépendance presque exclusive à l'égard des sources hagiographiques, portées à amplifier la ferveur de l'auditoire. Le discours sur la réaction des populations est en effet très codifié : il met en avant le caractère massif et immédiat des conversions : «Rien qu'à le voir, les gens se convertissaient» 118; «Tous rivalisaient pour aller à sa rencontre et pour l'accompagner [...], si bien qu'on aurait dit qu'une procession se formait dans chaque rue où il devait passer». Néanmoins, le public est indéniablement impressionné. Un comportement distant, une éloquence brillante, une gestuelle expressive et une thématique centrée sur la peur de la damnation concourent à bouleverser sinon les âmes du moins les imaginations, et garantissent la puissance émotionnelle de la mission : «On aurait dit le Jugement dernier» 119. Paul de la Croix semble avoir été capable de «provoquer une immense terreur» 120. Les procès de béatification aiment à ce propos accumuler les témoignages d'individus farouches peu suspects de poltronnerie. Or «Je tremble de pied en cap quand je vous vois à

115. Lettere ??, ?. 270, lettre circulaire de 1760.

116. Lettere IV, p. 271, lettre circulaire de 1760.

117. Fontes historicae..., Regulae..., texte de 1741, chap. XXVII, § 4, n. 7.

118. G. Andrea, procès ordinaire d'Orbetello, f° 351.

119. P. Giovanni, procès ordinaire de Rome, f° 362v.

120. Domenico Costantini, procès ordinaire de Corneto, f° 547v.

la tribune», avoue un jour un brigand. De même un officier de l'État des Présides, faisant mine de brandir son épée : «Père, j'ai été au cœur des combats, j'ai été sous le canon, je n'ai jamais tremblé; et vous, vous me faites trembler de la tête aux pieds quand je vous vois prêcher ! » 121. Les conversions, toujours brutales, n'en sont alors que plus retentissantes. Elles sont décrites selon un schéma narratif convenu : aveu public, déchirement des vêtements, coulpe battue, le tout au milieu des pleurs et des cris. Les femmes se révèlent les plus démonstratives. Un exemple de ces récits stéréotypés nous est fourni dans un témoignage sur une mission à Ischia di Castro. Alors que Paul de la Croix est en train de parler de la gravité du péché, «une femme, parmi les plus fortunées de la région, fut touchée intérieurement et si fortement par la grâce que, oubliant tout respect humain, elle se leva de son siège, s'approcha de l'endroit où le Père Paul prêchait, et, les bras ouverts et les habits en désordre, se jeta au pied du crucifix, confessa en public au Père Paul qu'elle avait elle-même crucifié le Seigneur par ses vanités. Dès lors, ayant abandonné tous ses riches atours, elle s'habilla modestement, se consacrant à une vie de prière, qu'elle poursuivit jusqu'à sa mort, pour l'exemple et l'édification de toute la région» 122. Même lorsque Paul doute de l'effet de sa prédication, il se trouve quelque bonne âme pour le rassurer. À Orbetello, alors qu'il vient d'admonester les soldats de la garnison, il conclut : «Je sais bien qu'après la mission vous allez retourner chez vous, à vos bals, vos jeux, vos intrigues mondaines ! ». Et le général de lui répondre à voix haute : «Père Paul, soyez sûr que je veillerai moi-même à ce que chaque soldat ne retombe pas dans les intrigues et conversations d'autrefois». Historiette édifiante, certes, mais qui reflète la force, au moins momentanée, du désir de conversion. Elle manifeste en outre combien l'impact de la mission peut être grand dans toutes les couches sociales (nobles, officiers, paysans, commerçants...), phénomène maintes fois noté par ailleurs 123.

Les spécificités de la société rurale de la Maremme expliquent l'impact particulier des missions passionistes sur les brigands de la région. Certes, les sources hagiographiques, promptes à mettre en lumière les cas de «bons larrons », grossissent le trait. On ne peut pourtant contester que Paul de la Croix sut s'attirer non seulement la vénération du peuple, mais aussi l'estime de nombreux bandits. Les brigands, les contrebandiers, les mercenaires de toute langue et nationalité, foisonnaient dans l'État des Présides, bande côtière assez isolée, surtout entre Orbetello et Porto Azzurro. Cette zone de confins abritait des soldats à peine moins dépravés que les brigands, et Paul de la Croix blâme à plusieurs reprises la garnison ? Orbetello «enlisée dans les mœurs efféminées, le jeu et les blasphèmes» 124; par son caractère spectaculaire, la conversion de certains militaires rappelle d'ailleurs celle des brigands. 

121. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 1151.

122. P. Valentino, procès ordinaire de Vetralla, f° 926.

123. G. Rocchi, procès ordinaire de Gaète, f° 387v-388.

124. ? d'Hénaut, procès ordinaire de Gaète, f° 423 v.

La Maremme est donc un refuge de laissés-pour-compte plus ou moins hors-la- loi; le climat insalubre, l'épaisseur des forêts et le manque de voies de communication en font un abri sûr pour les exilés, les déserteurs et les hommes pourchassés par les agents du fisc. Sa proximité des États de l'Église et de la Toscane assure la vitalité de la contrebande, encore aggravée par les guerres de la première moitié du XVIIIe siècle. De plus, le brigandage y revêt quelquefois une dimension contestataire, contre l'injustice sociale et le prétendu égoïsme des notables, menacés en permanence. La prédication de Paul de la Croix traduit en partie une sympathie pour l'exaspération et les revendications sociales des bandits, bien qu'il les appelle à ne pas cultiver ce qu'on pourrait nommer une «guerre de classes», et leur vante les bienfaits de la miséricorde 125. Paul de la Croix estime donc avoir été spécialement envoyé par la Providence pour convertir les malandrins : «Si je vais au paradis, je veux être leur protecteur» 126. Peut-être fut-il marqué dans son enfance par le souvenir de l'abbé de Caren- tino, brigand dissolu et homicide, mort à Ovada, ville natale de Paul, quelques mois avant que la famille Danei s'installe à Campo Ligure; en outre, comme la Maremme, l'Apennin sur les marges de la République de Gênes offrait un refuge traditionnel aux proscrits. Le fondateur des passionistes semble ressentir un mélange d'horreur et de sympathie pour cette population particulièrement oubliée par l'Église. Selon le témoignage de don Sisti, «il disait que ses amis les plus chers étaient les bandits, les pécheurs les plus iniques et scélérats [...]. Il allait jusqu'à dire qu'il voyageait toujours en toute sécurité à travers la Maremme, parce qu'y résidaient beaucoup d'amis de ce genre, venus à pénitence et qui lui vouaient une grande affection, se souvenant qu'ils avaient reçu l'illumination divine grâce au serviteur de Dieu» 127. De fait, il arrive que des groupes de brigands assistent discrètement aux missions, et se mêlent incognito à la foule 128. D'aucuns peuvent même protéger le bourg où se tient la mission contre l'assaut d'une bande rivale m. Près de Rocca Albegna, comme le comte Piccolomini, menacé de mort par un bandit, s'est recommandé à la prière de Paul, celui-ci profite d'une mission pour faire venir le bandit en question et obtenir sa conversion. Manifestant le double souci du salut éternel et de la réhabilitation civile, il pousse au repentir le bandit Orazio Rebec- chini et ses douze sbires, pour lesquels il obtient le pardon perpétuel du cardinal Annibale Albani 13°.

Si la conversion peut désigner, pour les brigands notamment, un changement de vie radical, elle peut aussi signifier le passage pur et simple d'une religion à une autre. Les procès de béatification parlent dans la région d'Orbe- tello de conversions ?«eretici», qui montent à la tribune pour abjurer leur foi publiquement 131.

125. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 896-897.

126. P. Bonaventura, procès ordinaire de Coraeto, f° 223 v.

127. G. Sisti, procès ordinaire de Vetralla, f° 233v-234.

128. F. Scarsella, procès ordinaire de Rome, f° 485 v.

129. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 857v-858.

130. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 192v.

131. Antonio Danei, procès ordinaire ? Alessandria, f° 89.

Le terme est vague, et laisse penser à des vaudois ou plus probablement des protestants. Dans l'État des Présides, au temps de la domination impériale, résident en effet de nombreux mercenaires allemands luthériens. C'est pourquoi sans doute le général commandant la garnison d'Orbetello ordonne d'habitude à tous ses hommes d'aller entendre la mission, avec pour résultat des conversions multiples 132. À Piombino, on rapporte la conversion d'enfants juifs, qui, craignant la réaction de leurs familles, faillirent se jeter d'une fenêtre de la maison où ils avaient entendu Paul de la Croix 133. Plus étranges, mais aussi plus nombreux, sont les cas de conversion de personnes ayant fait un pacte avec le diable. Le pacte avec le diable, loin d'être la marque d'un rejet du christianisme, est plutôt une solution de désespoir, un rite apotropaïque assez fréquent dans les professions à risques comme celle de soldat. C'est au moment où le pacte arrive à échéance que le contractant, pris de panique à l'idée que son âme puisse être précipitée en enfer, cherche à se racheter; le missionnaire est alors perçu comme l'agent le plus capable d'assurer la rupture du pacte 134. Plus souvent encore, Paul de la Croix entérine la conversion d'hommes du peuple vivant en concubinage avec des femmes misérables facilement suspectées de magie, sortes de fattucchiere moins présentes, il est vrai, dans cette partie de l'Italie que dans d'autres, comme le royaume de Naples 135. L'appel à la pénitence, dans ces couches les plus humbles de la société rurale, rejoint l'effort d'acculturation déjà biséculaire du catholicisme tridentin, pour qui le triomphe des pratiques chrétiennes sur la superstition n'est jamais définitivement acquis.

Ces exemples de succès ne doivent cependant pas faire illusion : la prédication de Paul de la Croix peut connaître une forte résistance. Les documents hagiographiques n'occultent pas ces cas d'hostilité, car ils contribuent à le configurer au Christ incompris et méprisé. Cette opposition est interprétée comme un épisode du grand combat des Ténèbres contre la Lumière, et la preuve de l'opportunité des missions. Paul de la Croix lui-même voit dans ses échecs la conséquence de son imperfection, rend grâce pour la leçon d'humilité qu'il en tire et redouble ses mortifications. La nécessité d'exorciser partout où il passe de nombreux possédés est lue comme le signe de l'intervention incessante du démon pour le contrecarrer 136. Mais il n'est pas toujours besoin de convoquer le surnaturel pour expliquer certains antagonismes. Bien des curés ainsi ne cachent pas leurs réticences, parce qu'ils se sentent menacés dans leur autorité sur le territoire confié à leur administration. Les congrégations missionnaires, franciscaines en particulier, voient d'un mauvais œil la concurrence des passionistes dans une Italie déjà saturée d'ordres religieux : pour elles, se pose le problème du partage des zones d'apostolat.

132. G. Suscioli, procès ordinaire de Rome, P 242.

133. Fr. Francesco, procès ordinaire de Rome, f° 888v.

134. Antonio de saint Augustin, procès ordinaire de Vetralla, f° 1140v.

135. S. Cosimelli, procès ordinaire de Vetralla, f° 1038v.

136. Fr. Bartolomeo, procès ordinaire de Rome, f° 2298 v.

La principale conséquence des intrigues des ennemis des passionistes est le refus de l'évêque de délivrer les autorisations demandées : «Nous avons dû renoncer aux missions prévues à Cività et Orte, car l'évêque, avec les meilleures intentions, n'y est pas favorable, bien qu'il ne le montre pas. Mais il nous a refusé les autorisations [...]. Fiat voluntas Dei» 137. On assiste pourtant quelquefois à des revirements spectaculaires. En 1742, le clergé de Sutri, d'abord défavorable aux passionistes, change d'avis avant même que Paul de la Croix ait terminé son discours d'introduction 138. À Bassano di Sutri, l'archiprêtre, qui aurait souhaité qu'une autre congrégation prenne en charge la mission, revient sur son opinion devant l'émotion qui s'est emparée du peuple, et, le dernier jour, monte à la tribune pour demander publiquement pardon à Dieu, à Paul et à la foule d'avoir médit de cette entreprise 139. Parmi les laïcs également, des pécheurs notoires et endurcis peuvent s'ingénier à faire obstacle à la mission. Cette opposition peut aller jusqu'à la tentative de meurtre. Le potage des passionistes fut un jour empoisonné ; les missionnaires furent heureusement sauvés par leurs vomissements M0. Sans en arriver aux moyens extrêmes, on peut chercher à discréditer la mission, en ridiculisant la personne du missionnaire. À Marta, Paul de la Croix est tellement tourné en dérision qu'il choisit de partir et de se réfugier dans une grotte à l'écart de la bourgade. Le résultat escompté par cette retraite se produit : le curé de Marta et les prêtres de la région viennent supplier Paul de reprendre la mission 141. Mais il n'est pas toujours possible de rétablir ainsi la situation. La deuxième mission conduite par Paul de la Croix à Pitigliano est un échec cuisant; le missionnaire, aspergé d'eau, doit se retirer sous les quolibets des libertins de la ville 142. Il s'efforce d'ordinaire de rester stoïque face aux insultes ; plusieurs fois, on le traite de bavard ou de romitaccio (« sale ermite ») 143. À Piegaro, où la prédication est suivie par très peu de monde, Paul, le cœur meurtri, abandonne la conduite de la mission à un autre religieux, qui la termine avec plus de bonheur 144. À Vetralla en 1759, le mécontentement d'une seule famille, les Frateiacci, bruyamment exprimé lors d'exercices publics, entraîne la ruine de la mission 145. Il arrive quelquefois, mais rarement, que certaines pratiques pénitentielles, classiques pourtant, comme la discipline, indisposent une partie de l'auditoire, qui prend Paul de la Croix pour un déséquilibré et un présomptueux 146. Signe que la légitimité d'une pastorale de la terreur, cherchant trop exclusivement à émouvoir, peut parfois être remise en cause.

137. Lettere II, p. 102, à Fulgenzio de Jésus, 10 septembre 1746.

138. G. Suscioli, procès ordinaire de Rome, f° 219v-220.

139. G. Suscioli, procès ordinaire de Rome, f° 250-251.

140. Fr. Bartolomeo, procès ordinaire de Rome, f° 2303.

141. L. Pennacchioni, procès ordinaire d'Orbetello, f° 592v.

142. Lettere I, p. 152, à Agnès Grazi, 27 septembre 1736; I, p. 385, à F. Lucci, 11 décembre 1736.

143. G. Fanucchi, procès ordinaire d'Orbetello, P 259 v.

144. Giammaria Cioni, procès ordinaire de Vetralla, f° 377v.

145. F. Pieri, procès ordinaire de Rome, f° 565v.

146. F. Pettirossi, procès apostolique de Viterbe, f° 515v-516.

La Toscane, l'État des Présides, l'Ombrie, les Marches et le Haut-Latium sont donc les régions où s'est manifesté par excellence le charisme de Paul de la Croix, charisme de contemplation, mais aussi d'action. Pour cet homme, authentique mystique, autant par les expériences répertoriées que par son essai de théorisation des voies de l'oraison, dans son Journal spirituel et son traité de la Mort mystique notamment, - effort méritoire dans une époque où, depuis la condamnation du quiétisme, la théologie spirituelle est suspecte -, la dualité entre contemplation et action se résout dans le service de l'Église militante. Celui-ci correspond à un besoin profondément ressenti par Paul de la Croix, enclin à se lamenter des malheurs de l'Église et d'une humanité jugée en perdition. Le zèle missionnaire s'enracine pour une part notable dans l'angoisse devant ce qui semble être un recul, ou tout au moins un engourdissement et un formalisme excessif, de la pratique chrétienne. Devant cette situation, Paul de la Croix choisit ses territoires de mission selon deux critères principaux : la proximité d'un ritiro, de manière à relancer souvent les missions dans un même endroit, et veiller ainsi à ce que le renouveau de la vie chrétienne ne soit pas éphémère; la volonté de privilégier les populations les moins bien encadrées par le clergé diocésain (peuple des bourgs et des campagnes isolées, dont la Maremme offre le prototype). Du fait de l'idéal de «vie mixte» évoqué plus haut, l'apostolat passioniste ne consiste pas à développer telle tâche plutôt que telle autre dans l'Église, mais davantage en un engagement multiforme. Être en tout lieu le parfum du Christ souffrant, enseigner à méditer la Passion, choisir un apostolat de contact personnel tout en conservant l'aura d'un être surnaturel «en visitation» : telles semblent bien les caractéristiques majeures de la mission passioniste, forme essentielle de l'effort de reconquête des masses mené par l'Église en Italie au XVIIIe siècle.

Université de Saint-Étienne

HES 2000 (19e année, n° 1)

Histoire Économie et Société

 

Date de dernière mise à jour : 2018-04-03