LA CHARGE EPISCOPALE
EGLISE UNIVERSELLE ET EGLISE PARTICULIERE.
LA CHARGE EPISCOPALE
JOSEPH CARDINAL RATZINGER
Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ; Président de la Commission Biblique Pontificale.
La question qui s'impose est la suivante : comment l'Eglise doit-elle vivre en pratique ? Quelle forme lui donner pour qu'elle corresponde à la volonté du Seigneur ? Nous pouvons apporter une réponse qui, dans sa simplicité, contient toute la richesse et aussi toute la difficulté de ce qui est authentiquement simple. Nous pouvons dire : l'Eglise est née lorsque le Seigneur a donné son Corps et son Sang sous les apparences du pain et du vin, en ajoutant ces mots : faites ceci en mémoire de moi.
Cela signifie : l'Eglise est la réponse à ce mandat, à un pouvoir plénier et à la responsabilité correspondante. L'Eglise est Eucharistie. Cela implique qu'elle tire son origine de la mort et de la Résurrection, car les paroles du Christ concernant cette donation de son Corps seraient dépourvues de sens, si elles n'avaient annoncé le don réel de soi sur la Croix. La célébration de ce Sacrifice dans le mémorial sacramentel équivaudrait à un culte mortuaire, signe de désolation face à la toute-puissance de la mort, si la Résurrection n'avait pas transformé ce corps en " esprit qui donne la vie " (1 Co 15, 45).
Mais le tracé d'ensemble du Nouveau Testament nous apporte une seconde réponse, qui se cristallise dans le nom Eglise-Ecclesia : l'Eglise est un rassemblement, une purification, pour Dieu, d'hommes venus des quatre points cardinaux. Ces réponses décrivent à elles deux l'essence de l'Eglise, en même temps qu'elles nous introduisent dans sa vie pratique. Nous pouvons les résumer en une phrase : l'Eglise est un processus dynamique de fusion horizontale et verticale. D'une part fusion verticale de l'homme avec l'Amour trinitaire de Dieu, qui lui permet de trouver une unité de vie. Mais comme ce mouvement pousse l'être humain dans la direction que recherche la force gravitationnelle de son être, il opère lui-même l'union horizontale : seule la force propulsive verticale rend possible la réussite de l'unité horizontale, c'est-à-dire de la réconciliation du genre humain déchiré. Les Pères de l'Eglise ont résumé ces deux aspects - eucharistie et rassemblement - dans un mot qui est revenu à l'honneur de nos jours : communio. L'Eglise est une communion. Elle est communion autour de la parole et du corps du Christ, et, en conséquence, communion des hommes entre eux ; sous l'action de cette communion qui, dans sa force supérieure s'exerçant à l'intérieur d'eux mêmes, les portent à se rapprocher les uns des autres, ils deviennent un seul peuple et même un seul corps.
Ecclésiologie eucharistique et ministère épiscopal
Nous allons développer maintenant de façon plus concrète cette réponse qui met en jeu des principes. Partons du fait que l'Eglise se réalise dans la célébration de l'eucharistie, qui rend en même temps actuelles les paroles de l'Annonciation. Cela inclut d'abord l'aspect total : la célébration de l'eucharistie rassemble dans un lieu concret les personnes qui vivent là. C'est ainsi que commence le processus de la réunion. Cela veut dire que l'Eglise n'est pas un club d'amis ni une société de loisirs, où se retrouvent des personnes ayant les mêmes goûts et des affinités communes. L'appel de Dieu vaut pour tous ceux qui se trouvent à cet endroit. L'Eglise est publique par nature. Elle a refusé dès le début d'être réduite au niveau d'association cultuelle privée ou de quelque autre groupement de droit privé. Si elle avait fait cela, elle aurait bénéficié de l'entière protection du droit romain, qui faisait une large place aux organisations de droit privé. Mais elle voulait être aussi publique que l'État lui-même, car elle représentait le nouveau peuple, dont tout le monde est appelé à faire partie (1). C'est pourquoi tous ceux qui vivent dans un endroit déterminé participent à la même eucharistie : riches et pauvres, cultes et incultes, Grecs, Juifs, Barbares, hommes et femmes, lorsque le Seigneur appelle, ces différences ne comptent plus (Ga 3, 28).
A partir de là, nous comprenons pourquoi Ignace d'Antioche insista tellement sur l'unicité de la fonction épiscopale dans un lieu donné, et pourquoi il a fait dépendre avec une telle insistance l'appartenance à l'Eglise de la communion avec l'évêque. Il défend la nature publique de la foi et son unité contre tout esprit de clan, contre la division en races et en classes. D'emblée, l'Evangile de Jésus-Christ exclut à la fois le racisme et la lutte des classes. L'évêque unique en un lieu garantit que l'Eglise est la même pour tous, car Dieu est le même pour tous. Dans cette mesure, l'Eglise se trouve toujours confrontée à une immense tâche de réconciliation. Elle ne peut remplir son rôle qu'en rapprochant ceux qui, pour des raisons de sensibilité, ne s'entendent pas et ne souhaitent pas faire un pas l'un vers l'autre. Cette réconciliation ne peut réussir que grâce à l'amour de Celui qui est mort pour tous les hommes, et c'est à cause de Lui qu'elle doit se faire. La lettre aux Ephésiens voit la signification la plus profonde de la mort du Christ dans le fait qu'elle ait abattu le " mur séparateur de l'esprit hostile " (2, 14). Le Christ est devenu " notre paix " (2, 13 sq.) grâce au sang qu'il a versé.
Nous sommes en présence de formulations eucharistiques empreintes d'un réalisme exigeant : on ne peut bénéficier du sang versé pour la " multitude " si l'on se cantonne dans le " petit nombre ". En ce sens, l’" épiscopat monarchique " enseigné par saint Ignace d'Antioche reste une forme essentielle et irréfutable de l'Eglise, puisqu'elle donne l'interprétation exacte d'une réalité centrale, à savoir que l'Eucharistie est une célébration de caractère public ; elle est la liturgie de toute l'Eglise, du Christ unique. Personne ne peut légitimement choisir " son " eucharistie. La réconciliation avec Dieu qu'elle nous propose présuppose toujours la réconciliation avec son frère (Mt 5, 23 sq.). La nature eucharistique de l'Eglise nous a d'abord renvoyés à la communauté locale des fidèles ; en même temps, nous nous sommes aperçus que le ministère épiscopal est lié à l'Eucharistie de façon essentielle, en tant que service de l'unité, laquelle doit nécessairement découler du caractère sacrificiel et réconciliateur de l'Eucharistie. Une Eglise comprise comme communion est une Eglise instituée autour de l'évêque.
Nous devons maintenant essayer de faire un pas de plus. La redécouverte du caractère eucharistique de l'Eglise a récemment conduit à accentuer fortement le principe de l'Eglise locale. Des théologiens orthodoxes ont opposé l'ecclésiologie eucharistique orientale, qu'ils considèrent être l'ecclésiologie authentique de l'Eglise, à celle de Rome, qualifiée de centralisatrice (2). Chaque Eglise locale, disent-ils, nous fait rencontrer, à travers l'Eucharistie, le mystère entier de l'Eglise, car le Christ y est présent tout entier. Il n'y a rien à ajouter à cela. Dans ces conditions - telle est la conclusion -, l'idée d'un office pétrinien est une contradiction. C'est chercher une forme visible d'unité en opposition avec l'unité sacramentelle représentée dans la réalité eucharistique. Il est vrai que l'ecclésiologie eucharistique de l'orthodoxie moderne n'est pas exclusivement locale, au point d'être limitée à la communauté territoriale, puisque sa clef de voûte est l'évêque et non le territoire en tant que tel. Si l'on prend garde à cela, il est patent que, même pour la tradition orthodoxe, l'acte liturgique local ne suffit pas, à lui seul, pour constituer l'Eglise ; un principe complémentaire s'impose.
Les questions qui se posent encore dans ce domaine font comprendre que l'on assiste depuis quelque temps à une nouvelle évolution de la réflexion, due à la fusion d'éléments protestants, orthodoxes et catholiques, afin de l'amener à ses plus parfaites conséquences. Alors que les orthodoxes partent de l'évêque et de la communauté eucharistique qu'il dirige, on pense à la clef de voûte de la doctrine réformée : c'est la parole de Dieu qui rassemble les hommes et édifie la " communauté ". L'annonce de l'Évangile provoque - disent-ils - le rassemblement, et ce rassemblement est l'" Eglise ". Autrement dit, vu sous cet angle, l'Eglise en tant qu'institution n'a pas de valeur théologique ; seule la communauté est théologiquement significative, car seule compte la parole (3). Aujourd'hui, on fait volontiers le lien entre cette conception de la communauté et le " Logion " de Jésus emprunté à l'évangile de Matthieu : " Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d'eux " (18, 20). On pourrait presque dire que cette phrase s'est substituée dans l'esprit de nombreuses personnes au " Logion " du roc et du pouvoir des clefs pour décrire l'essence de l'Eglise et sa base constitutionnelle.
On tient le discours suivant : c'est le rassemblement au nom de Jésus qui fait naître l'Eglise ; c'est l'acte indépendant de toutes les institutions qui fait renaître l'Eglise périodiquement. On ne conçoit plus l'Eglise autour de l'évêque, mais à la mode congrégationaliste. Plus besoin d'invoquer l'exclusivité de la parole, car on tire de ce principe la conclusion suivante : l'assemblée devenue communauté de culte détient les pleins pouvoirs de l'Eglise, y compris celui de célébrer l'eucharistie. L'Eglise, dit-on volontiers, vient de la " base " ; elle se forme elle-même. Mais, à ce compte-là, elle perd inévitablement sa dimension publique et son rôle de réconciliation générale, présents en revanche dans le principe de l'épiscopat et dans la nature de l'eucharistie. L'Eglise se trouve réduite à un groupe, dont la cohésion repose sur le consensus interne ; la dimension catholique s'effrite. Il ne faut donc pas isoler la phrase du Seigneur au sujet de la réunion de deux ou trois ; elle ne donne pas une vision exhaustive de toute la réalité de l'Eglise. Bien que l'assemblée, y compris la réunion de prière informelle en groupe, revête une grande importance, elle ne répond pas à tout ce que l'on attend d'un principe constitutif de l'Eglise.
Voilà pourquoi le synode de 1985 a une fois de plus rappelé que la communio est l'idée maîtresse pour comprendre l'Eglise, et pourquoi il a demandé d'approfondir l'ecclésiologie eucharistique, afin que celle-ci permette de jeter un regard pertinent et global sur les fonctions respectives du pape, de l'évêque, du prêtre et du laïc, en partant du sacrement du Corps du Seigneur. Des efforts en ce sens ont été largement entrepris. La première étape est relativement facile. L'Eglise est Eucharistie, avons-nous dit. On peut aussi traduire cela par la formule : l'Eglise est une communion, à savoir avec le Corps du Christ tout entier. En d'autres termes : dans l'Eucharistie, je ne peux jamais désirer communier seul avec Jésus. Il s'est donné un Corps. Quiconque communie avec Lui communie nécessairement avec tous ses frères et sœurs, qui sont devenus membres du corps unique. La communion inclut l'extension catholique du fait même de la portée du mystère christique. Elle est catholique ou elle n'est rien du tout.
Les structures de l'Eglise universelle dans l'ecclésiologie eucharistique
Mais comment cela se traduit-il dans les faits ? Cette interrogation nous renvoie obligatoirement à l'histoire de l'Eglise. Celui qui a étudié l'existence effective de l'Eglise voit tout de suite qu'elle n'a jamais été constituée par une juxtaposition statique d'Eglises locales. Dès le début, la catholicité effective y est vécue sous de multiples formes comme quelque chose d'essentiel. A l'époque apostolique, la figure de l'apôtre lui-même dépasse le cloisonnement territorial. L'apôtre n'est pas évêque d'une communauté de culte déterminée, mais missionnaire de toute l'Eglise. La figure de l'apôtre est la meilleure réfutation d'une ecclésiologie qui se voudrait exclusivement territoriale. Il représente à titre personnel l'Eglise universelle. C'est lui qui en répond et aucune Eglise locale ne peut prétendre se substituer à lui. Saint Paul a assumé cette fonction unificatrice qui lui incombait grâce à ses lettres et à un réseau de messagers. Ces lettres sont un service rendu à l'unité catholique, ce qui ne s'explique que par l'autorité de l'apôtre au niveau de l'Eglise universelle. En lisant la liste des personnes saluées dans les lettres, on se rend compte également de la mobilité de la société antique. Les amis de Paul sont tantôt ici, tantôt là. Pour eux, être chrétien voulait dire faire partie de l'unique assemblée divine en train de se constituer, qu'ils retrouvaient, identique, en tous lieux.
Quand j'étudie les hypothèses selon lesquelles Jacques, un collège d'apôtres ou la communauté en général auraient succédé à Pierre, je m'étonne toujours que personne n'ait eu l'idée de faire de Paul le successeur de Pierre, car ne dit-il pas dans l'épître aux Galates : " voyant que l'évangélisation des incirconcis m'était confiée comme à Pierre celle des circoncis " (2, 7)? Mais, à part le fait que cette lettre exclut sans équivoque possible l'éventualité d'un remplacement de Pierre par Jacques ou par une institution collégiale, on pourrait tirer la conclusion que Paul aurait reçu le pouvoir primatial sur les païens de façon indivise. En réalité, ce dont il s'agissait, c'était d'opérer une nouvelle répartition des secteurs d'évangélisation, puisque l'ancienne devenait caduque dans la mesure où s'imposait le projet fondamental de Paul de supprimer la distinction entre chrétiens convertis du judaïsme et chrétiens issus du paganisme. Comme le prouve l'ensemble du Nouveau Testament, Pierre est resté la charnière entre le judéo-christianisme et le christianisme issu du monde païen ; cette mission qui concernait l'Eglise tout entière était une concrétisation de la charge que le Seigneur lui avait spécialement confiée. Mais on peut dire en même temps que Paul, en se prévalant de sa mission, exerçait sur les chrétiens provenant du monde païen une sorte de primat comparable à l'autorité revendiquée par Jacques sur l'ensemble des judéo-chrétiens.
Revenons à notre problème. Aux temps apostoliques, disions-nous, l'élément catholique est patent au niveau de la structure de l'Eglise ; les prétendues épîtres catholiques en sont le prolongement et la confirmation. On peut même ajouter que le ministère universel a nettement la préséance sur les ministères locaux, à tel point que les grandes épîtres pauliniennes laissent encore dans l'obscurité totale les contours de ces derniers (4). Il faut aussi mentionner le fait que, tout comme les apôtres, les prophètes agissaient en vertu d'une mission supralocale. La Didache les appelle " vos Grands-Prêtres " (XIII, 3). Il faut avoir compris cela pour saisir toute la pensée du principe de succession des apôtres par les évêques. Dans un premier temps, ces derniers se trouvent sans contexte sous l'autorité universelle des apôtres en tant que responsables d'une Eglise locale. Mais leur responsabilité commence à dépasser le domaine local dès le moment où ils se voient finalement attribuer la place des apôtres au cours de la genèse laborieuse de l'Eglise postapostolique. En d'autres termes : il ne faut pas que la flamme catholique et missionnaire s'éteigne dans la nouvelle situation. Il ne faut pas que l'Eglise devienne une juxtaposition statique d'Eglises locales, autonomes par principe. Elle doit rester " apostolique " ; autrement dit, le dynamisme de l'unité doit aussi imprégner sa structure. Avec le titre de " successeur des apôtres ", l'évêque est soustrait à la sphère purement locale, et devient responsable de l'inséparabilité des deux dimensions de la communio : la verticale et l'horizontale.
Quelles en sont les conséquences pratiques ? Tout d'abord, là où des tendances séparatistes se font jour, on voit apparaître spontanément, où que ce soit, une conscience très marquée de l'unité de l'Eglise. Par exemple, lorsque aux VI° et VI° siècles les donatistes commencèrent à constituer une sorte d'Eglise africaine schismatique, qui refusait tout rapport avec l'Eglise universelle, Optât de Milève réagit fortement contre cette tendance aux " Deux Eglises ", en lui opposant la communion avec toutes les provinces comme signe de la véritable Eglise (5). Saint Augustin répète inlassablement la même chose, et il est ainsi devenu docteur du monde catholique : " Moi, je suis dans l'Eglise qui a pour membres toutes les Eglises nées et établies grâce aux labeurs des apôtres, et signalées toutes ensemble dans les Écrits canoniques. Leur communion, selon l'aide que me donnera le Seigneur, je ne l'abandonnerai ni en Afrique ni ailleurs " (6).
Au II° siècle, Irénée avait déjà énoncé avec vigueur le même principe : " Ayant donc reçu cette prédication et cette foi... l'Eglise, bien que dispersée dans le monde entier, les garde avec soin, comme n'habitant qu'une seule maison, elle y croit d'une manière identique, comme n'ayant qu'une seule âme et qu'un même cœur, et elle les prêche, les enseigne et les transmet d'une voix unanime, comme ne possédant qu'une seule bouche. Car, si les langues diffèrent à travers le monde, le contenu de la Tradition est un et identique. Et ni les Eglises établies en Germanie n'ont d'autre foi ou d'autre Tradition, ni celles qui sont chez les Ibères, ni celles qui sont chez les Celtes, ni celles de l'Orient, de l'Egypte, de la Libye, ni celles qui sont établies au centre du monde ; mais de même que le soleil, cette créature de dieu, est un et identique dans le monde entier, de même cette lumière qu'est la prédication de la vérité brille partout et illumine tous les hommes qui veulent parvenir à la connaissance de la vérité " (7).
Quels éléments structuraux concrets garantissaient cette catholicité ? Avant de s'intéresser aux structures, il faut naturellement examiner le contenu, sur lequel insiste par exemple l'épître aux Éphésiens : " un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père... " (4, 5). Les structures sont à son service. Nous avons dit que l'appartenance à la communion, en tant qu'appartenance à l'Eglise, est par nature universelle. Quiconque appartient à une Eglise locale appartient à toutes les Eglises. La prise de conscience de cette réalité explique l'apparition de lettres de communion appelées litterae communicatoriœ, tesserae, symbola, litterae pacis, etc. Elles avaient pour but d'assurer l'unité de la communion et de se démarquer par rapport à de prétendues communautés (8). Tout chrétien faisant un voyage emportait avec lui ce sauf-conduit qui lui permettait d'être hébergé dans n'importe quelle communauté chrétienne du globe et de recevoir, au sein de cette hospitalité, la communion au Corps du Seigneur. Grâce à ces lettres de présentation, le chrétien était vraiment partout chez lui. Pour que le système fonctionne, il fallait que les évêques dressent de leur côté la liste des Eglises les plus importantes de la terre, avec lesquelles ils maintenaient la communion. " On utilisait cette lettre pour préciser les adresses au moment d'établir les sauf-conduits, et pour contrôler ceux des arrivants " (9).
Nous voyons là d'une façon très concrète que l'évêque est un chaînon de la catholicité. Il garantit l'union avec les autres évêques en incarnant l'élément apostolique et catholique dans l'Eglise. Cela s'exprime déjà lors de sa consécration : aucune communauté n'a le droit de choisir elle-même son évêque. Une insertion aussi absolue dans l'Eglise locale serait inconciliable avec le principe apostolique de dimension universelle. Cette tradition nous fait voir en même temps quelque chose de plus profond, à savoir que la foi n'est pas une production personnelle ; elle nous vient continuellement de l'extérieur, ce qui implique une fréquentation des autres qui nous fasse sortir de nos propres limites, et nous renvoie à la source, l'Autre, le Seigneur lui-même. L'évêque est consacré par au moins trois évêques du voisinage, ce qui donne l'occasion de vérifier l'identité du Credo (10). Mais, bien sûr, les évêques circonvoisins ne suffisent pas ; pensons au diamètre décrit dans le texte de saint Irénée, et qui rejoint les points les plus éloignés de l'univers connu à l'époque : d'un côté la Germanie, de l'autre l'Egypte et l'Orient.
Ce n'est qu'au prix d'une mise en lumière attentive de cet aspect des choses que nous éviterons, en traitant de l'ecclésiologie de communion, la méprise qui se répand à vue d'œil de nos jours. En partant d'une interprétation moderne unilatérale de la tradition orientale, on croit pouvoir dire qu'il n'y aurait d'autre réalité constitutionnelle dans l'Eglise que l'ordinaire du lieu. Le concile œcuménique serait le seul organe possible de l'Eglise universelle ; l'Eglise composée de ses multiples évêques formerait pour ainsi dire un concile permanent, de sorte que quelques-uns ont même proposé de prendre le concile comme modèle structural de l'Eglise en général (11). Mais ce schème ecclésial fait disparaître la sollicitude pour l'Eglise universelle que l'apôtre incarnait ; la dimension du ministère épiscopal s'en trouve réduite au point que l'Eglise locale n'est plus considérée dans toute son amplitude interne.
A vrai dire, il n'est pas facile d'attirer l'attention sur l'élément structural de l'Eglise ancienne transcendant à l'évêque pris isolément sans être aussitôt soupçonné de vouloir interpréter l'histoire sous l'angle unilatéral de la papauté. J'aimerais essayer de clarifier ce point en prenant un cas précis : la querelle provoquée par Paul de Samosate, évêque d'Antioche, destitué de sa charge par un synode en 268, après avoir été convaincu d'hérésie et exclu de la communion ecclésiale.
L'affaire fit d'autant plus de bruit qu'Antioche était le lieu de formation du christianisme en milieu païen ; c'est là que le nom de " chrétien " avait vu le jour. La Tradition connaissait Antioche comme lieu de l'activité missionnaire de Pierre, avant qu'il ne parte pour Rome. Par conséquent, Antioche était un point central de référence pour la communio. Celle-ci disposait d'un réseau international au sein duquel des repères éminents faisaient office d'archétypes pour les Eglises locales environnantes : c'étaient les sièges apostoliques. Pour cette raison, la défaillance de l'un de ces sièges capitaux prenait une extrême importance. Que se passait-il lorsque le modèle se mettait à vaciller ? Dans ce cas, la simple " aide de voisinage " ne suffisait plus. C'est l'ensemble de l'Eglise qui était en cause. Le synode des évêques de la région pouvait sans doute décider la déposition et élire un successeur, mais elle n'avait pas la capacité juridique de donner force de loi à ces résolutions. C'est la catholica qui devait alors intervenir. En fonction de cela, les participants au synode épiscopal d'Antioche écrivirent aux évêques de Rome et d'Alexandrie, et, par leur intermédiaire, aux autres évêques de l'Eglise catholique : " Nous avons donc été forcés.... [après avoir excommunié cet adversaire de Dieu, malgré sa résistance] d'établir à sa place dans l'Eglise catholique un autre évêque... Domnus, paré de toutes les qualités qui conviennent à un évêque ; et nous vous l'indiquons afin que vous lui écriviez et que vous receviez de lui des lettres de communion " (12).
Cela veut dire que Domnus ne pouvait être légitimé uniquement par le synode. Pour que sa nomination devienne effective, il fallait que les évêques de Rome et d'Alexandrie, ayant été informés de son élection, lui envoient et reçoivent de lui les κοινωνικα γραμματα. Les choses n'en restθrent pas là. Paul de Samosate refusa de rendre les édifices dédiés au culte. A la suite de quoi les évêques se tournèrent vers l'empereur (païen !) Aurélien, qui décréta que les bâtiments devaient être attribués à ceux " avec qui correspondaient les évêques de la doctrine chrétienne en Italie et dans la ville de Rome " (13).
L'érudit belge B. Botte en conclut à juste titre : " Aux yeux de l'empereur païen, il n'existait pas que des Eglises locales mais aussi une Eglise catholique, dont l'unité était garantie par le collège des évêques " (14). Dans le cadre de la querelle de Pâques on constate l'existence, au II° siècle, d'un système relationnel analogue à celui du III° siècle que nous venons d'évoquer (15). Le concile de Nicée n'a fait - il le dit lui-même - que confirmer une vieille tradition en fixant les primats de Rome, Alexandrie et Antioche, et en les choisissant comme points de jonction de la communion universelle (16). Le choix des trois sièges est justifié par le principe pétrinien, qui apporte aussi un fondement à la responsabilité apostolique qu'a Rome de constituer l'étalon de l'unité. En conséquence, font partie de la catholicité d'un évêque aussi bien le principe de voisinage que la relation vivante avec Rome, comprise comme enrichissement réciproque au sein de la grande communion de l'Eglise unique (17).
Le juriste évangélique R. Sohm a dit un jour que l'on avait interprété l'Eglise comme étant le Corps du Christ au cours du premier millénaire, et comme corporation des chrétiens au cours du second (18). Il voit dans ce passage du Corps à la corporation, du Christ à la chrétienté, du sacrement au droit, la véritable cause de la chute qui s'est produite au tournant du deuxième millénaire, et qui aurait donné naissance à l'Eglise catholique romaine. Nous devons rétorquer à cela : oui, l'Eglise est d'abord formée par le sacrement et la communion avec le Christ ; elle est le " Corps du Christ ", mais justement pour cela elle est corporelle et corporation des chrétiens. Les deux choses ne sont pas incompatibles, mais complémentaires. En tant que communauté sacramentelle dans le corps et par les paroles du Seigneur, elle est communauté de droit divin, comme l'a montré de façon convaincante E. Käsemann à partir du Nouveau Testament (19).
Ce " droit divin ", originaire de la parole et du sacrement, est, concrètement, enveloppé d'un droit humain multiforme. L'Eglise devra toujours faire attention, au cours de son histoire, à ce que la multiplication excessive des structures humaines ne cache son véritable centre qui est de nature spirituelle. Il est important de ne pas démordre de ce que l'ordonnance de l'unité n'est pas seulement un ordre de droit humain, mais constitue une note essentielle et centrale de l'Eglise. Voilà pourquoi le ministère du successeur de Pierre et le système relationnel des évêques entre eux et avec le pape sont la manifestation correcte de l'unité de l'Eglise et font partie du noyau de droit divin de son organisation. L'abandon de cet élément constituerait une atteinte à la réalité intrinsèque de l'Eglise.
Conséquences pour le ministère et la charge de l'Evêque
Tout au long de nos réflexions sur les rapports entre Eglise universelle et Eglise particulière, nous avons rencontré la figure de l'évêque comme personnage clef de la constitution ecclésiale. Il incarne, avons-nous dit, l'unité et le caractère public de l'Eglise locale ancrés dans l'unité du sacrement et de la parole. En même temps, il sert de lien avec les autres Eglises locales : de même qu'il est responsable de l'unité de l'Eglise sur place, dans son diocèse, il lui incombe aussi de maintenir l'unité de son Eglise locale avec l'ensemble de l'Eglise de Jésus-Christ, et de vérifier sans cesse qu'elle n'est pas brisée. Il doit veiller à la dimension catholique et apostolique de son Eglise locale ; ces deux éléments essentiels de l'Eglise marquent particulièrement son ministère, mais ils sont aussi inséparables des deux autres caractéristiques : l'apostolicité et la catholicité servent à l'unité, en l'absence de laquelle il n'y a pas non plus de sainteté, car sans amour il n'y a pas de sainteté. Celle-ci s'accomplit essentiellement par l'intégration de l'individu et des individus au sein de l'amour réconciliateur du Corps unique de Jésus-Christ. Ce n'est pas le perfectionnement du propre moi qui engendre la sainteté, mais la purification de l'individu par sa fusion dans l'Amour du Christ qui englobe tout : c'est la sainteté du Dieu trinitaire lui-même.
A partir de ces bases ecclésiologiques, demandons-nous comment nous pouvons préciser davantage la charge de l'évêque et la situation de l'Eglise particulière dans l'Eglise universelle. Cette question ouvre un vaste champ, car elle nous conduit dans le domaine de la réalisation historique, qui repose toujours sur les mêmes fondements, mais qui se trouve confrontée aux réalités toujours nouvelles de la vie humaine, lesquelles exigent à chaque fois des réponses nouvelles. Je me contenterai de mettre en lumière quelques points de vue de caractère général.
S'il faut définir l'évêque essentiellement comme le successeur des apôtres, sa mission se résume fondamentalement à ce que l'Ecriture présente comme étant la volonté de Jésus vis-à-vis des apôtres : ils sont " institués " pour " être ses compagnons ", pour être " envoyés prêcher " " avec pouvoir de chasser les démons... " (Mc 3, 14 sq.). La prémisse du service épiscopal est la communion interne avec Jésus, le fait d'être avec Lui. L'évêque est le témoin de la Résurrection, c'est-à-dire qu'il doit toucher du doigt le Christ ressuscité. Si cette fréquentation du Christ vient à manquer, s'il n'est pas intérieurement " synchronisé " avec Lui, l'évêque devient un simple fonctionnaire ecclésiastique ; il n'est plus témoin ni successeur des apôtres. L'intimité avec le Seigneur suppose une intériorisation, mais elle entraîne simultanément la participation au dynamisme de la mission. Le Seigneur est en effet, de tout son Etre, l'Envoyé descendu du ciel ; Il a transformé son intimité avec le Père par la fréquentation des hommes. Le ministère épiscopal fait donc partie des catégories classiques de la vita activa, mais son activité s'inscrit dans le dynamisme de la mission de Jésus-Christ. Elle implique avant tout l'intimité du Christ pour apporter aux hommes cette présence de Dieu, et pour les rassembler dans cette intimité.
Les apôtres se sont vu confier - troisième aspect décisif de leur mission - le pouvoir absolu de chasser les mauvais esprits ; pour comprendre le sens de cette charge, il faut se rappeler que l'avènement de la mission de Jésus guérit et purifie l'homme de l'intérieur. L'" atmosphère " de l'esprit dans laquelle il vit est purifiée par la survenance de l'Esprit de Jésus, de l'Esprit saint de Dieu. L'évêque a pour charge d'être avec Dieu par l'intermédiaire du Christ, et, à partir du Christ, d'apporter Dieu aux hommes, de faire d'eux la qahal, l'assemblée de Dieu. " Qui n'amasse pas avec moi dissipe ", dit Jésus (Mt 12, 30 ; Lc 11, 23) : l'évêque est là pour amasser avec Jésus.
Il en résulte un deuxième point : l'évêque est le successeur des apôtres. Mais seul l'évêque de Rome est le successeur d'un apôtre déterminé - saint Pierre - et, ce faisant, il porte la responsabilité de l'Eglise tout entière. Tous les autres évêques sont successeurs des apôtres, non pas d'un apôtre déterminé ; ils font partie du collège qui succède au collège des apôtres, en fonction de quoi chaque évêque est individuellement successeur des apôtres. Mais cela veut dire que la succession est liée au fait d'être incluse dans le nous des successeurs. L'aspect " collégial " appartient à l'essence de la fonction épiscopale ; il est une conséquence nécessaire de sa dimension catholique et apostolique. Cette solidarité a pris différentes formes dans l'histoire et elle variera, à l'avenir, dans la façon de se réaliser. Dans l'Eglise des premiers siècles, elle a pris fondamentalement deux formes qui subsistent encore pour l'essentiel malgré toutes les modifications.
On trouve d'abord le lien particulier entre les évêques de la même région, qui cherchent un chemin commun pour leur service épiscopal dans un contexte politique et culturel commun. De là sont nés les synodes (assemblées d'évêques), qui se réunissaient par exemple deux fois par an en Afrique du Nord à l'époque de saint Augustin (20). Dans un sens, on peut absolument les comparer aux conférences épiscopales, avec toutefois la différence non négligeable que ces synodes n'étaient pas des institutions permanentes. Ils n'avaient ni bureaux ni organisme administratif stable. N'existait que l'événement de l'assemblée au cours de laquelle les évêques, individuellement, aidés par leur foi et leur expérience pastorale, essayaient de trouver des réponses aux questions pressantes. Dans ces conditions, la responsabilité personnelle de chacun était requise ainsi qu'une recherche symphonique de la foi, qui permettait d'apporter le témoignage d'une réponse unanime.
Le deuxième exemple qui montre bien comment le " nous " des évêques s'imprimait dans la vie active, c'est la relation des diocèses aux " primats ", c'est-à-dire aux sièges épiscopaux d'appel, et à leurs titulaires. Dans ce cas, l'alignement sur Rome, indispensable pour rester en harmonie avec le témoignage de foi du successeur de Pierre, joue un rôle prépondérant (21).
Lorsque nous parlons du " nous " des évêques, il faut ajouter une autre dimension : ce " nous " n'est pas seulement synchronique ; il est également diachronique. Cela veut dire que l'on ne peut isoler une génération dans l'histoire de l'Eglise. Dans le Corps du Christ, la frontière temporelle de la mort ne compte plus ; en Lui se chevauchent passé, présent et futur. L'évêque n'est jamais représentant de lui-même ; ce ne sont pas ses idées personnelles qu'il prêche ; il est envoyé, et, en cette qualité, il est ambassadeur de Jésus-Christ. Le poteau indicateur qui lui permet d'atteindre le message de l'Evangile, c'est le " nous " de l'Eglise, et plus précisément de l'Eglise de tous les temps. Une majorité réunie, où que ce soit, contre la foi de l'Eglise de tous les temps n'est pas une majorité : dans l'Eglise, la vraie majorité est diachronique ; elle traverse les siècles et, pour rester le " nous " apostolique, il faut écouter cette majorité tout entière. La foi fait éclater l'auto-absolutisation de l'instant présent prit isolément. En l'ouvrant à la foi de tous les temps, elle le délivre de l'illusion idéologique en même temps qu'elle maintient l'ouverture vers le futur. L'une des grandes tâches de l'évêque, corollaire du caractère collectif de sa fonction, est de se faire le porte-parole de cette majorité diachronique, d'être la voix de l'Eglise unificatrice des époques.
Ajoutons encore brièvement deux éléments. L'évêque représente l'Eglise locale face à l'Eglise universelle et inversement. C'est sa façon de servir. Il doit empêcher que l'Eglise locale ne se referme sur elle-même ; au contraire, il doit l'ouvrir sur la totalité, afin de permettre aux forces toniques charismatiques de l'irriguer de part en part. De même qu'il ouvre l'Eglise locale à l'Eglise universelle, il apporte à celle-ci la voix particulière de son diocèse, ses dons spirituels propres, ses qualités et ses souffrances. Tout est à tous. Chaque organe est important, et la contribution de chacun est nécessaire pour l'ensemble. Voilà pourquoi le successeur de saint Pierre doit organiser son ministère de telle sorte qu'il n'étouffe pas les dons particuliers des Eglises locales, qu'il ne les oblige pas à une fausse uniformité, mais qu'il leur permette d'atteindre à l'efficacité dans un échange vivifiant à l'intérieur de l'ensemble. Ces impératifs sont également valables pour l'évêque résidentiel, et plus encore pour la direction collective que les évêques exercent dans le synode ou la conférence épiscopale. Dans leur domaine de compétences, l'évêque et la conférence épiscopale doivent se conduire à l'image du pape, qui ne doit ajouter au droit divin émanant du sacrement que le strict nécessaire en droit humain. Eux aussi doivent se garder d'uniformiser la pastorale, et s'en tenir aux avis de saint Paul : " N'éteignez pas l'Esprit... vérifiez tout : ce qui est bon, retenez-le " (1 Th 5, 19-21). Il ne saurait y avoir d'uniformisation au niveau des planifications pastorales ; il faut laisser s'exprimer dans leur pluralité les dons de Dieu, même si cela est souvent laborieux, et naturellement en respectant toujours l'unité de la foi. Il ne faut rien ajouter sur le plan humain qui ne soit nécessaire à la compréhension mutuelle et à la bonne entente.
Pour conclure, n'oublions pas que l'apôtre est toujours envoyé " jusqu'aux confins de la terre ". Cela signifie que la charge de l'évêque ne se limite pas au domaine de l'Eglise. L'Evangile est destiné à tous les hommes et le successeur des apôtres a donc la responsabilité de l'enseigner au monde, ce qui peut s'entendre de deux façons. D'une part il faut toujours recommencer à annoncer la foi à ceux qui jusqu'alors ne reconnaissaient pas dans le Christ le Sauveur du monde ; mais il faut d'autre part sentir sa responsabilité dans les affaires publiques de ce monde. L'Etat jouit d'un statut d'autonomie vis-à-vis de l'Eglise, et l'évêque doit reconnaître cette personnalité de l'Etat, et son droit propre. En évitant de mêler la foi et la politique, il se doit d'être au service de la liberté de tous ; il ne peut pas permettre que l'on identifie la foi à un régime politique déterminé. L'Evangile propose à la vie politique des vérités et des valeurs, mais il n'apporte pas de réponses aux questions politiques ou économiques concrètes. Il faut respecter cette " autonomie des réalités terrestres " dont a parlé le deuxième concile du Vatican, et cette autonomie doit aussi être prise en compte par les membres de l'Eglise. C'est une condition nécessaire pour que celle-ci soit un espace de réconciliation pour les partis. C'est la seule façon de lui éviter de devenir elle-même partisane. En ce sens, un aspect important du ministère épiscopal consiste à respecter la maturité des laïcs.
Mais l'autonomie des réalités terrestres n'est pas absolue. En se référant aux expériences de l'Empire romain, saint Augustin a fait observer que lorsque l'Etat descend au-dessous d'un minimum éthique, la frontière avec une bande de brigands s'estompe. L'Etat n'est pas à lui seul faiseur de droit. Aucune loi ne peut donner valeur de droit à ce qui, de soi, constitue une injustice, par exemple l'assassinat d'êtres innocents. C'est pourquoi il revient aux chrétiens de maintenir éveillée la faculté de percevoir la voix de la Création. L'évêque doit lutter pour que les hommes ne deviennent pas sourds aux principes fondamentaux que Dieu a inscrits dans les cœurs, dans la nature de l'homme et des choses. Saint Grégoire le Grand a dit très habilement que l'évêque devait avoir du " flair ", c'est-à-dire la finesse suffisante pour distinguer ce qui est positif et ce qui est négatif (22). Cela vaut à l'intérieur de l'Eglise et dans le monde. Le respect de l'autonomie des institutions séculières exige justement que l'Eglise se fasse l'avocate de la Création lorsque celle-ci ne peut plus faire entendre sa voix dans la confusion de la fabrication humaine. L'évêque sentira la responsabilité d'éveiller les consciences, sans donner l'impression que l'Eglise ne parle que pour elle-même dans ces domaines élémentaires. La responsabilité des laïcs est sollicitée d'une façon particulière, mais il est évident que laïcs et prêtres ne vivent pas dans deux mondes séparés, et qu'ils ne peuvent accomplir correctement leur tâche qu'en étant solidaires dans la foi.
Tout cela nous permet de conclure que le ministère épiscopal suppose que l'on soit disposé à souffrir. Quiconque y verrait avant tout un honneur ou une position influente passerait à côté de l'essentiel. Sans la disposition à la souffrance, on ne peut remplir cette charge convenablement. C'est ainsi que l'évêque est en communion avec son Seigneur ; c'est ainsi qu'il se sait être " serviteur de votre joie " (2 Co 1, 24).
NOTES
1. E. Peterson a fortement mis en relief ce caractère public de l'Eglise à partir de l'Écriture et des Pères de l'Eglise dans ses Theologische Traktate, Munich 1951.
2. Cf. N. Afanasieff, La Primauté de Pierre dans l'Eglise orthodoxe, Neuchâtel, 1960 ; du même, L'Eglise du Saint-Esprit, Paris 1975 ; J. Zizioulas, L'Etre ecclesial, Genève 1981 ; St. Charkianakis, I, Athènes 1985 ; pour une position intermédiaire, D. Papandreou, " La communion ecclésiale. Un point de vue orthodoxe ", Kanonisches Jahrbuch der Gesellschaft für die Ostkirchen, VIII, Vienne 1987, pp. 15-22.
3. Cf. G. Gloege, " Gemeinde ", dans Die Religion in Geschichte und Gegenwart (RGG), II, col. 1325-1329. Il va sans dire que, sur les différents aspects de l'Eglise et de la communauté, les points de vue des réformateurs sont multiples et différenciés ; cependant, la ligne générale me semble donnée par ce qui est dit ci-dessus.
4. Cf. à ce sujet le chapitre suivant.
5. J. Ratzinger, Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von der Kirche, Munich 1954, pp. 102-123.
6. Contra Cresconium, III, 35, 39 : PL 43, 517 ; trad. française : Œuvres de saint Augustin, Traités antidonatistes, vol. IV, Bibl. augustinienne, Paris 1968, p. 347.
7. Adversus haereses, I, 10, 2, éd. A. Rousseau et L. Doutreleau (Sources chrétiennes, n. 264), Paris 1979, pp. 158 sq.
8. Sur ce point et le suivant, cf. la contribution fondamentale de L. Hertling, " Communio und Primat - Kirche und Papsttum in der christlichen Antike ", Una Sancta, 17, 1962, pp. 91-125 (édité pour la première fois dans Miscellanea Historiae Pontificia, Rome 1943, et réimprimé depuis).
9. Hertling, op. cit. (voir note 8), p. 100.
10. Cf. B. Botte, " Der Kollegialcharakter des Priesterund Bischofsamtes ",dans J. Guyot, Das apostolische Amt, Mayence 1961, pp. 68-91, plus précisément ici pp. 80 sq.
11. Cf. à ce sujet J. Ratzinger, Das neue Volk Gottes, Düsseldorf 1969, pp. 147-170 ; trad. française : Le Nouveau Peuple de Dieu, Aubier 1971, pp. 73 sq.
12. Eusèbe de Césarée, Histoire de l'Eglise, VII, 30,17, Sources chrétiennes, n. 41, Paris 1955, p. 219.
13. Ibid., VII, 30, 19, p. 219.
14. Botte, Op. cit. (voir note 10), p. 83.
15. Cf. J. Colson, L'Episcopat catholique. Collégialité et primauté dans les trois premiers siècles, Paris 1963, pp. 49-52.
16. Can. VI.
17. Sur le fonctionnement historique du système nicéen et du primat de Rome qui y est inclus, on trouvera des informations utiles dans le livre de J. Richards, Gregor der Grosse. Sein Leben - seine Zeit, Graz 1983 (éd. originale en anglais, 1980), spécialement pp. 224-234.
18. Sur Sohm : W. Böckenförde, Das Rechtsverständnis der neueren Kanonistik und die Kritik Rudolph Sohms, Diss. Munster i. W. 1969.
19. E. Käsemann, " Satze heiligen Rechts im Neuen Testament ", dans Exegetische Versuche und Besinnungen, II, Gottingen 1964, pp. 69-82; trad. française : " Un droit sacré dans le Nouveau Testament ", dans Essais exégétiques, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel 1972, pp. 227-241.
20. Cf. C. Vogel, " Unité de l'Eglise et pluralité des formes historiques d'organisation ecclésiastique, du III° au V° siècle ", dans Y. Congar et B.D. Dupuy, L'Episcopat et l'Eglise universelle, Paris 1962, pp. 59-636 ; J. Colson, Op. cit. (note 15), pp. 39-52.
21. Les " primats " à fondement pétrinien, qui dérivent d'une ancienne tradition théologique, et qui englobent le primat particulier de Rome, ne doivent pas être confondus avec l'idée de patriarcat développée par Byzance, et qui fut dans un premier temps rigoureusement rejetée avant d'être acceptée, non sans hésitation, par Rome ; cf. J. Richards, op. cit. (voir note 17), p. 228 ; pour une exposition détaillée et approfondie du sujet, A. Garuti Il Papa Patriarca d'Occidente ? Studio storico dottrinale, Bologne, 1990.
22. Hom. in Ez., I, hom. 11, 7 : PL 76, 909 A ; trad. française : Homélies sur Ezechiel, I, Sources chrétiennes, n. 327, Paris Cerf, 1986.
Date de dernière mise à jour : 2017-03-23
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