Sainte Marguerite d'Youville
Fondatrice de la Congrégation des :
« Sœurs de la Charité »
(Sœurs Grises)
Commémorée le 23 decembre (dies natalis) dans le Martyrologe Romain et le 16 octobre (mémoire facultative) au Canada.
Première fleur de sainteté aux racines canadiennes, Marguerite D'Youville (Marie-Marguerite Dufrost de Lajemmerais) naît à Varennes (Québec), le 15 octobre 1701. Enfant de Christophe Dufrost de Lajemmerais et de Marie-Renée Gaultier de Varennes, ella sera suivie de deux soeurs et trois frères. À sept ans, elle est orpheline de père. Sa famille connaît dès lors une grande pauvreté. Grâce à l'influence de Pierre Boucher, son arrière-grand-père, Marguerite bénéficie de deux années d'études chez les Ursulines de Québec. Ses éducatrices décèlent chez elle un caractère bien trempé et une grande maturité.
De retour au foyer, l'adolescente seconde sa mère dans la tenue de la maison et l'éducation de ses frères et soeurs. Plus tard, elle suit à Montréal sa mère remariée et fait la connaissance de François d'Youville qu'elle épouse en 1722. Très tôt, elle réalise qu'il devient indifférent à son foyer. Elle souffre de ses fréquentes absences et de son commerce de l'alcool avec les Indiens. Des six enfants qu'elle met au monde, quatre décèdent en bas âge. À ces épreuves s'ajoute celle de la cohabitation avec une belle-mère exigeante. Lorsqu'une maladie soudaine et mortelle atteint son mari, Marguerite veille sur lui avec tendresse jusqu'à ce qu'il meure, en 1730, la laissant enceinte du sixième enfant qui ne survivra pas.
La jeune veuve saisit progressivement l'amour de sollicitude de Dieu pour tous les humains et se sent pressée de manifester cette compassion autour d'elle. Avec une immense confiance en la Providence de ce Dieu qu'elle aime comme un Père, elle entreprend de multiples ceuvres en réponse à des besoins non comblés. Tout en veillant à l'éducation de ses deux fils qui deviendront prêtres, elle accueille chez elle une aveugle, le 21 novembre 1737. Puis, avec trois compagnes qui partagent ses visées, elle se consacre à Dieu, le 31 décembre 1737, pour le servir dans la personne des plus démunis. Marguerite devient alors, à son insu, fondatrice de l'Institut connu plus tard sous le nom de « Sœurs de la Charité » de Montréal (Sœurs Grises).
En se rangeant du côté des pauvres, Marguerite fait éclater les cadres sociaux de son époque. Aussi cette femme audacieuse est-elle la cible des railleries et des calomnies des siens et de son milieu. Elle persévère dans son projet malgré une santé ébranlée et la mort d'une associée.
L'incendie qui détruit son logis l'amène à radicaliser son engagement au service des pauvres. Avec ses deux compagnes de première heure, elle s'engage, le 2 février 1745, à tout mettre en commun pour aider un plus grand nombre de personnes dans le besoin. Deux ans plus tard, la « mère des pauvres », comme on l'appelle déjà, prend la direction de l'Hôpital des Frères Charon qui tombe en ruine. Elle en fait un refuge pour toutes les misères humaines que son œil perspicace sait découvrir. Avec ses sœurs et les collaborateurs et collaboratrices dont elle s'entoure, Marguerite met sur pied des services en faveur des pauvres aux mille visages.
En 1765, un incendie ravage l'hôpital, mais non la foi et le courage de la fondatrice. Elle invite alors ses sœurs et les pauvres à reconnaître le passage de Dieu dans cette épreuve et à le louer. Et comme si elle voyait l'avenir, elle entreprend, à 64 ans, la reconstruction de ce refuge des gens mal pris. Épuisée, Marguerite décède le 23 décembre 1771, laissant le souvenir d'une mère qui a servi avec compassion Jésus Christ dans les démunis.
Le petit grain jeté en terre canadienne en 1737 par cette fille de l'Église, devient un arbre qui étend ses racines sur presque tous les continents. Les « Sœurs de la Charité » de Montréal, « Sœurs Grises », avec leurs communautés-sœurs: les Sœurs de la Charité de St-Hyacinthe, les Sœurs de la Charité d'Ottawa, les Sœurs de la Charité de Québec, les Grey Nuns of the Sacred Heurt (Philadelphia) et les Grey Sisters of the Immaculate Conception (Pembroke) poursuivent la même mission avec audace et espérance.
Le 3 mai 1959, le Pape Jean XXIII (Angelo Giuseppe Roncalli, 1958-1963) proclamait bienheureuse cette Mère à la charité universelle, cette femme au cœur sans frontière. Depuis ce jour, la dévotion du peuple à cette grande servante des pauvres n'a cessé de croître et de nombreuses faveurs sont obtenues par son intercession. L'une d'elles, la guérison d'une jeune femme atteinte de leucémie myéloblastique en 1978, a servi de miracle requis pour sa canonisation.
Aujourd'hui encore, Marguerite d'Youville sait comprendre, pour les avoir vécues, les situations pénibles qui marquent tant d'enfants orphelins, d'adolescents inquiets de l'avenir, de jeunes filles aux espoirs déçus, d'épouses brimées dans leur amour, de familles monoparentales, de personnes engagées dans les œuvres caritatives et de celles dont la vie est consacrée à Dieu au service de leurs frères et sœurs.
Marguerite d'Youville a été béatifiée, le 3 mai 1959, par le bienheureux Jean XXIII (Angelo Giuseppe Roncalli, 1958-1963) et canonisée, le 9 décembre 1990, par le bienheureux Jean Paul II (Karol Józef Wojtyła, 1978-2005).
Source principale : vatican.va (« Rév. x gpm »).
Bien cher Ami de l'Abbaye Saint-Joseph,
Lors de la canonisation de Marguerite d'Youville, le Pape Jean-Paul II remarquait que «la fondatrice des «Soeurs grises», nous donne un grand exemple: elle a su maîtriser ses déceptions, accepter la souffrance comme la croix du Christ. Abandonnée aux mains de la Providence, elle a poursuivi sa route dans l'espérance. La confiance ne la quittait pas... Elle a entièrement remis sa vie entre les mains du Créateur». Cette attitude était véritablement sage, car «reconnaître la dépendance complète de la créature par rapport au Créateur est source de sagesse et de liberté, de joie et de confiance» (Catéchisme de l'Église Catholique, CEC, 301). En effet, après avoir créé, Dieu n'abandonne pas sa créature à elle-même, mais «il la maintient à chaque instant dans l'être, lui donne d'agir et la porte à son terme» (ibid.). La vie de notre Sainte en donne un vivant témoignage.
Marie-Marguerite Dufrost de Lagemmerais est venue au monde le 15 octobre 1701, à Varennes, près de Montréal en «Nouvelle France» (appelée «Canada» depuis 1763). Son père, gentilhomme breton installé en Nouvelle France depuis 1687, est un officier. La mère de Marguerite, Marie-Renée de Varennes est la fille d'un officier, René Gauthier de Varennes, chevalier de Saint-Louis. Marie-Marguerite (l'usage prévaudra de l'appeler «Marguerite») est l'aînée d'une famille de six enfants. Orpheline de père dès l'âge de sept ans, Marguerite entre toute jeune à l'école de la misère. Son père n'a jamais eu, pour faire vivre sa famille, que sa maigre solde d'officier; c'est-à-dire tout juste de quoi ne pas mourir de faim. À sa mort, sa veuve et ses six enfants sont acculés à la mendicité. Six ans d'attente pénible s'écoulent avant qu'une pension dérisoire soit versée à Madame Dufrost pour élever sa famille. Grâce au soutien de personnes charitables, Marguerite est mise en pension durant deux années chez les Ursulines de Québec. Elle y puise une forte éducation religieuse, bien en harmonie avec la formation reçue dans sa famille. À douze ans, elle rentre au foyer pour aider sa mère dans les tâches domestiques et l'éducation de ses frères et soeurs.
Le 12 août 1722, elle épouse François d'Youville: c'est un beau cavalier mais aussi un aventurier aux moeurs douteuses, fils d'un trafiquant de fourrures et d'alcool, et trafiquant lui-même. En quelques années, il dévore son bien et détruit sa santé et le bonheur de sa femme. Il meurt en 1730, à vingt-huit ans, après huit années d'un mariage malheureux. Il lègue à sa veuve des dettes, la laissant mère de deux enfants en bas âge et enceinte d'un troisième – quatre autres sont morts dès le berceau. Marguerite accepte toutes ces épreuves avec courage, en esprit de foi. Elle sait que la sollicitude de la divine Providence est concrète et immédiate, qu'elle prend soin de tout, depuis les plus petites choses jusqu'aux grands événements du monde et de l'histoire. Jésus, en effet, demande un abandon filial à la Providence du Père céleste qui subvient aux moindres besoins de ses enfants: Ne vous inquiétez donc pas en disant: qu'allons-nous manger? qu'allons-nous boire?... Votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d'abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît (Mt 6, 31-33).
«Consolez-vous, Madame...»
Les épreuves vont porter des fruits de sanctification dans la vie de Marguerite, qui semble avoir si mal commencé. M. de Lescöat, confesseur de la jeune veuve, lui annonce, au lendemain de son deuil: «Consolez-vous, Madame, Dieu vous destine à une grande oeuvre, et vous relèverez une maison sur son déclin». Dans la ville de Montréal, en effet, un hôpital, fondé en 1692 et appelé, du nom de son fondateur, l'hôpital Charon, est en décadence. Deux prêtres Sulpiciens, MM. de Lescöat et Normant, successivement curés de la paroisse Notre-Dame, souhaitent ressaisir et sauver cette institution indispensable aux pauvres de la ville. Au XVIIIe siècle, les hôpitaux ne sont pas, comme de nos jours, spécialisés dans les soins médicaux; ce sont plutôt des lieux d'accueil pour toutes sortes de misères. À la mort de M. de Lescöat, M. Normant devient directeur spirituel de Madame d'Youville. Il remarque la piété de la jeune femme qui pleure avec des larmes sincères le mari qui la méritait si peu. Il considère la mère se dépensant pour l'éducation de ses deux fils, François et Charles, futurs prêtres. Il voit cette femme visiter les pauvres, les malades, se rendre à l'hôpital général pour y raccommoder les hardes de quelques indigents délaissés et crasseux; il constate l'ingéniosité de cette personne charitable et son merveilleux esprit d'initiative. Aux grandes qualités naturelles que Dieu lui a départies, celle-ci joint encore un amour intime de Dieu le Père; elle entre dans l'esprit d'adoption des enfants, par lequel nous crions: Abba, Père! (Rm 8, 15), avec une confiance presque téméraire en la Providence du Père qui ne manque jamais à ceux qui travaillent à la sanctification de son nom et à la venue de son règne.
Pour M. Normant, cette femme est capable de relever l'hôpital, et à cette fin Dieu fera peut-être d'elle la mère d'une famille religieuse. Pénétré de ces idées, il propose à Marguerite d'Youville de prendre chez elle quelques pauvres; ce sera un noviciat approprié à la tâche à venir. Puis, le prêtre lui recrute une compagne. Bientôt deux autres jeunes personnes se joignent à elles: on s'installe dans une maison louée, avec cinq pauvres qui seront bientôt dix. Et voilà formé le noyau d'une nouvelle communauté; nous sommes en 1737. Mais cette oeuvre de Charité va être traversée par de lourdes épreuves.
Grisées par l'alcool?
Certaines personnes voient d'un mauvais oeil l'initiative des prêtres Sulpiciens. On les soupçonne de vouloir liquider totalement l'hôpital général afin de récupérer terrains et bâtiments, qui leur reviendraient alors en droit. D'ailleurs quelques vieux frères Hospitaliers y vivent; pourquoi les remplacer par une communauté qui n'existe pas encore? Ne serait-ce pas une dérogation flagrante aux intentions des fondateurs? Une pétition signée des personnes les plus en vue à Montréal, et envoyée au Comte de Maurepas, Secrétaire d'État, demande que la dame d'Youville soit expulsée de la ville. En tête de ceux qui signent la pétition, se trouvent de proches parents de Madame d'Youville, pleins de ressentiments encore vifs contre François d'Youville et son père, qui, par leur trafic, ont ruiné tant d'honnêtes marchands, déshonorant ainsi la famille.
Le jour de la Toussaint, Marguerite et ses compagnes sortent de leur logement pour aller à la Messe. Aussitôt, la foule les invective par des vociférations et des hurlements: les humbles femmes sont poursuivies à coups de pierres. Les jours suivants, des scènes semblables se reproduisent. Toujours fertile en inventions, la calomnie va bon train: les prêtres Sulpiciens sont accusés de fournir à Madame d'Youville et ses aides de l'alcool qu'elles vendent en cachette aux Indiens, non sans en boire elles-mêmes. Aussi, les appelle-t-on, ironiquement, les «Soeurs grises», c'est-à-dire «grisées» par l'alcool.
Dans le même temps, une des compagnes les plus dévouées de Madame d'Youville meurt à la tâche; M. Normant, presque seul soutien de la communauté naissante est frappé à son tour d'une maladie mortelle. Marguerite d'Youville elle-même est clouée sur une chaise par une douleur tenace au genou. Là-dessus, le 31 janvier 1745, un incendie chasse la petite communauté de sa maison, et jette tout ce monde à demi vêtu sur la neige. Les mauvaises langues ne manquent pas d'y voir un «juste châtiment du Ciel». Par un dessein miséricordieux de la Providence divine, une dame charitable met sa maison à la disposition de Marguerite d'Youville pour continuer son oeuvre.
Une question aussi pressante qu'inévitable
Les contradictions rencontrées par cette bonne oeuvre peuvent faire naître la question suivante: si Dieu le Père Tout-Puissant, Créateur du monde ordonné et bon, prend soin de toutes ses créatures, pourquoi le mal existe-t-il? À cette question aussi pressante qu'inévitable, aussi douloureuse que mystérieuse pour nous, aucune réponse rapide ne suffira. C'est l'ensemble du message chrétien qui constitue la réponse. «Dieu est infiniment bon et toutes ses oeuvres sont bonnes. Cependant, personne n'échappe à l'expérience de la souffrance, des maux dans la nature – qui apparaissent comme liés aux limites propres des créatures –, et surtout à la question du mal moral... «Je cherchais d'où vient le mal et je ne trouvais pas de solution», dit saint Augustin, et sa propre quête douloureuse ne trouvera d'issue que dans sa conversion au Dieu vivant. Car le mystère de l'iniquité (2 Th 2, 7) ne s'éclaire qu'à la lumière du mystère de la piété (1 Tm 3, 16)» (CEC, 385).
Avec le temps, on peut découvrir que Dieu, dans sa Providence toute-puissante, peut tirer un bien des conséquences d'un mal, même moral, causé par ses créatures: Ce n'est pas vous, dit Joseph à ses frères, qui m'avez envoyé ici, c'est Dieu... Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l'a tourné en bien afin de sauver la vie d'un peuple nombreux (Gn 45, 8; 50, 20). «Le Dieu Tout-Puissant, écrit saint Augustin, puisqu'Il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque exister dans ses oeuvres s'il n'était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal lui-même». Du mal moral le plus grand qui ait jamais été commis, le rejet et le meurtre du Fils de Dieu, causé par les péchés de tous les hommes, Dieu, par la surabondance de sa grâce, a tiré le plus grand des biens: la glorification du Christ et notre Rédemption. Le mal n'en devient pas pour autant un bien. «La révélation de l'amour divin dans le Christ a manifesté à la fois l'étendue du mal et la surabondance de la grâce (cf. Rm 5, 20). Nous devons donc considérer la question de l'origine du mal en fixant le regard de notre foi sur Celui qui, seul, en est le Vainqueur» (CEC, ibid.; cf. 309-314). Par sa Passion et sa Mort, le Christ a donné à la souffrance et à la mort une valeur rédemptrice et en a fait des moyens de sanctification. Unies à la Sienne, les multiples croix des hommes conduisent à la Résurrection.
Une prise de possession peu enviable
C'est à la lumière du Christ que sainte Marguerite d'Youville envisage ses épreuves. En 1747, devant la ruine effective de l'hôpital, une décision inattendue et presque incroyable est prise par les autorités du pays: confier provisoirement l'administration de l'établissement à Madame d'Youville. La prise de possession s'effectue le samedi 7 octobre 1747, en la fête de Notre-Dame du Rosaire. La fondatrice, malade, doit s'y faire transporter en charrette sur un matelas. Suivent les cinq compagnes et neuf pauvres. L'édifice qu'on lui confie est dans un état pitoyable: les murs sont lézardés, les toitures sont percées de toutes parts; 1226 carreaux manquent aux fenêtres... Deux frères Hospitaliers très âgés vivent là, au service de quatre pauvres malades. En annexe, une ferme, à peine défrichée, sans bétail, qui ne rapporte presque rien. Grâce à l'aide de plusieurs personnes, Marguerite et ses compagnes redressent peu à peu la situation. Cependant, celle-ci reste précaire.
L'idée de fusionner l'hôpital de Montréal avec celui de Québec se fait jour chez les dirigeants du Canada. Un beau matin de 1751, Madame d'Youville apprend par la voix d'un crieur public que le contrat de 1747 lui confiant l'administration de l'hôpital est abrogé et qu'elle doit céder la place aux religieuses de Québec. Mais Marguerite ne l'entend pas ainsi: avec une intrépide éloquence, elle plaide sa cause auprès des autorités civiles et religieuses. Elle peut désormais s'appuyer sur l'opinion publique: depuis quatre ans, on a pu observer à l'hôpital le travail accompli par ses compagnes; on les a vues paisibles, bonnes, miséricordieuses à toutes les misères humaines. De plus, Marguerite, dans son intuition féminine, trouve le moyen de faire tomber les oppositions: elle s'offre à payer jusqu'au dernier sou toutes les dettes de l'État dans cette affaire, et ces dettes sont énormes. En 1753, elle peut enfin reprendre l'hôpital en mains. Deux ans après, l'évêque érige en communauté religieuse le petit groupe des compagnes de Marguerite. Par esprit d'humilité et de pardon pour les moqueries subies au début de la fondation, le nom choisi pour les Soeurs est celui de «Soeurs grises» et l'habit de celles-ci est effectivement de couleur grise. Il aura fallu seize ans de travaux, de luttes tenaces, d'épreuves de toutes sortes pour arriver à cette reconnaissance officielle.
Activité débordante
Madame d'Youville met tout en oeuvre pour donner à l'hôpital son plein essor. Elle accueille des dames pensionnaires; avec ses filles, elle s'active à toutes sortes de travaux d'aiguille: vêtements pour les troupes du roi, habillements pour les Indiens, ornements pour les chefs de tribus. On se lance dans la fabrication d'hosties et de bougies, la restauration d'une brasserie abandonnée, la vente de chaux, de pierre à bâtir, de sable... Tous les pauvres de l'hôpital qui peuvent rendre service sont occupés à quelque travail utile. À la ferme de la Pointe-Saint-Charles remise en état, des pâturages pour les animaux sont créés. Un bateau pour des voyages et excursions est mis en service en faveur du public, au profit de l'hôpital. Toute cette activité finit par produire ses fruits. Les dettes des Frères sont entièrement payées, des épargnes sont faites pour assurer la sécurité des pauvres. Plusieurs bâtiments se construisent; l'hôpital est agrandi, son église achevée. Ses portes s'ouvrent à toutes les misères, et à tous ceux dont on ne veut nulle part: les épileptiques, les lépreux, les femmes de mauvaise vie à réhabiliter, les prisonniers anglais blessés ou malades. En 1761, Mère d'Youville fonde une crèche pour les enfants trouvés: elle en recueille 328 en onze ans. Pour ces pauvres petits, on trouve et paye des nourrices.
Cependant, pour la fondatrice le cycle des épreuves n'est pas clos. En 1756, commence la guerre de Sept Ans, entre la France et l'Angleterre qui se disputent depuis longtemps déjà le Nouveau Monde. Elle se terminera par la victoire de l'Angleterre, sanctionnée par le Traité de Paris, en 1763. Les maux qui résultent de la guerre sont nombreux: famine, hausse des prix dans Montréal encombrée de réfugiés; crainte pour l'avenir et pour la survivance des communautés religieuses; exode vers la France de protecteurs, d'amis, de parents, d'où une baisse notable des recettes en dépit de la multiplication des misères à soulager; dévaluation de la monnaie, etc. Marguerite d'Youville et ses Soeurs se dévouent au mieux de leurs possibilités.
«Soyez tranquilles...»
Mais une autre catastrophe les atteint: l'incendie du 18 mai 1765 qui, après avoir dévoré plus de cent maisons de la ville d'alors, court jusqu'à l'hôpital, l'anéantit et jette 118 personnes à la rue. Dans cette situation désespérante, Mère Marguerite d'Youville puise dans sa foi le courage de se remettre au travail le plus simplement du monde. Tout d'abord, elle réunit ses filles effarées et leur dit: «Mes enfants, nous allons remercier Dieu à genoux de la croix qu'il vient de nous envoyer, en récitant le Te Deum (prière d'action de grâces)». Après cela, en se relevant, elle prononce ces paroles, inspirées du Ciel: «Soyez tranquilles, la maison ne brûlera plus».
L'attitude de sainte Marguerite d'Youville devant ce désastre est un exemple héroïque de foi en la divine Providence à qui rien n'échappe. Sainte Catherine de Sienne dit à ceux qui se scandalisent et se révoltent de ce qui leur arrive: «Tout procède de l'amour, tout est ordonné au salut de l'homme, Dieu ne fait rien que dans ce but». Et saint Thomas More, peu avant son martyre, console sa fille: «Rien ne peut arriver que Dieu ne l'ait voulu. Or, tout ce qu'Il veut, si mauvais que cela puisse nous paraître, est cependant ce qu'il y a de meilleur pour nous» (cf. CEC 313). Saint François de Sales écrit à l'une de ses correspondantes, affligée par des épreuves: «Il faut que vous vous jetiez, avec un total abandon de vous-même, entre les bras de la Providence, car c'est le temps désirable pour cela. Se confier à Dieu parmi la douceur et la paix des prospérités, chacun presque sait le faire; mais se remettre à Lui entre les orages et tempêtes, c'est le propre de ses enfants; je dis, se remettre à Lui avec un entier abandon».
La confiance de Marguerite d'Youville va produire encore des fruits étonnants. Moins d'un mois après l'incendie, la reconstruction de l'hôpital a commencé. Quatre ans plus tard, en 1769, tout est à nouveau en place, et Mère Marguerite d'Youville n'a aucune dette. Plusieurs prodiges ont suivi le désastre, tels que la multiplication d'un vin nécessaire, dans une barrique retrouvée sous les décombres, et la présence inexpliquée de pièces de monnaie dans les poches de la fondatrice, réponses consolantes de la Providence à la soumission et à la confiance totale de la Mère. Toujours par souci des pauvres, pour leur ménager des ressources, celle-ci acquiert un vaste domaine et y édifie un moulin à eau; pour l'actionner, elle fait construire dans les rapides un barrage de trois mètres de hauteur et un canal. À une heure difficile de l'histoire du Canada, alors que d'autres perdent coeur et foi, s'abandonnant au découragement, cette fondatrice démontre par ses oeuvres les inépuisables réserves de l'énergie chrétienne.
À la veille de manquer de tout
Un an avant sa mort, Mère Marguerite d'Youville écrivait: «Nous sommes dix-huit Soeurs, toutes infirmes, qui conduisons une maison où il y a cent soixante-dix personnes à nourrir, et presque autant à entretenir... toujours à la veille de manquer de tout, nous ne manquons de rien, du moins quant au nécessaire. J'admire chaque jour la divine Providence qui veut bien se servir de ses pauvres sujets pour faire quelque petit bien!»
À la fin de sa vie, la Mère dit à ses filles: «Mes chères Soeurs, restez constamment fidèles à l'état que vous avez embrassé: marchez toujours dans les voies de la régularité, de l'obéissance et de la mortification; mais surtout faites que l'union la plus parfaite règne parmi vous». Puis, elle ajoute: «Ah! que je serais contente si je me voyais dans le Ciel avec toutes mes Soeurs!»
Le 9 décembre 1771, elle est frappée d'apoplexie. Le 13 du même mois, elle a une seconde attaque. Elle expire le 23, à l'âge de soixante-dix ans. Le témoignage de plusieurs personnes dignes de foi rapporte qu'au moment où son âme se détacha de son corps pour entrer au Ciel, une vive lumière brilla, en forme de croix, au-dessus de l'hôpital. Ce que voyant, et ignorant la mort de la fondatrice, un docte et distingué personnage s'écria: «Ah! quelle croix vont avoir les pauvres Soeurs Grises? Que va-t-il leur arriver?»
Enracinée dans la Croix
Il arriva que l'oeuvre de la sainte fondatrice, profondément enracinée par les travaux de sa vie, fertilisée par ses mérites, reçut, par son intercession auprès de Dieu, l'abondance de la fécondité céleste. Elle s'étendit de l'Atlantique à l'Océan glacial arctique et du Canada à l'Afrique australe. Elle se poursuit aujourd'hui à travers les communautés religieuses issues de l'initiative de Mère Marguerite et formées à son esprit: les Soeurs de la Charité de l'Hôpital de Montréal («Soeurs Grises», fondées en 1737; de nos jours environ 700 Soeurs), les Soeurs de la Charité de Saint-Hyacinthe (fondées en 1840; de nos jours environ 230 Soeurs), d'Ottawa (fondées en 1845; de nos jours environ 840 Soeurs), de Québec (fondées en 1849), de Nicolet (fondées en 1886; fusion avec Montréal en 1941), de Philadelphie (USA, fondées en 1921; de nos jours environ 180 Soeurs) et de Pembroke (fondées en 1926; de nos jours environ 180 Soeurs). Le Pape Léon XIII approuva solennellement la Congrégation des Soeurs Grises, le 30 juillet 1880.
Nous croyons fermement que Dieu est le Maître du monde et de l'histoire. Dans la vie éternelle, nous connaîtrons pleinement les voies admirables de la Providence. Ici-bas ces chemins nous sont souvent inconnus, mais la Parole de Dieu nous assure que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu (Rm 8, 28). Que cette certitude éclaire notre route vers le Ciel, sous la protection de la très Sainte Vierge Marie, Mère du Perpétuel-Secours!
Nous prions saint Joseph à toutes vos intentions, sans oublier vos défunts.
Dom Antoine Marie osb, abbé
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Date de dernière mise à jour : 2021-07-04
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