Saint Damien de MOLOKAI
prêtre de la compagnie des Sacrés-Coeurs
1840-1889
Le souci des âmes et de leur salut habite le cœur de Joseph de Veuster dès l’enfance. Devenu le Père Damien, il offre sa vie à Dieu au service des plus abandonnés des hommes: les lépreux. Choisissant de partager leur vie, il soignera leurs corps et leurs âmes, jusqu’à sa mort.
« Ce que le Père Damien a été, c’est progressivement qu’il l’est devenu, c’est jour après jour que s’est construite sa personnalité. Comme pour un puzzle, chaque période de sa vie a ajouté une pièce nouvelle et c’est seulement quand la dernière a été mise en place qu’on peut voir l’ensemble du dessin, le visage du Père Damien » [1] .
Joseph de Veuster — le futur Père Damien — naît à Tremelo, en Flandre, le 3 janvier 1840 dans une famille nombreuse d’agriculteurs-commerçants. L’atmosphère familiale, imprégnée des valeurs évangéliques, marque profondément Joseph. Plus tard, dans sa correspondance, il reprendra une exclamation de joie de sa mère : « Dieu soit loué ! » Sa famille montre l’exemple de la charité : tous les lundis, ils accueillent des mendiants et passent du temps avec eux. Quand à l’appel que Dieu réserve à chacun des hommes, Joseph a devant les yeux la réponse de ses frères et sœurs plus âgés : deux de ses sœurs entrent chez les Ursulines, une se marie et son frère Auguste devient Père des Sacrés-Cœurs où il prend le nom de Pamphile. Cette ambiance familiale ancrera en lui trois des éléments-clés de sa vie spirituelle : la confiance en la Providence, le souci constant de préparer sur terre son salut éternel et sa grande dévotion à la Vierge Marie.
À dix-huit ans, alors que son père le destine à prendre la tête de l’exploitation familiale, Joseph comprend qu’il a la vocation religieuse et il décide de se consacrer à Dieu en entrant dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs où il rejoint Pamphile. En février 1859, il commence son noviciat à Louvain sous le nom de Damien. Il y entame des études pour se préparer à la prêtrise. Très rapidement, il se sent attiré par la vie missionnaire et prie saint François-Xavier de lui obtenir la grâce d’être un jour envoyé en mission. C’est aussi pendant ces années de noviciat que frère Damien découvrit l’adoration du Saint-Sacrement, moment d’intimité avec le Christ et source de force dans les épreuves. En prononçant ses vœux, Damien met toute sa vie sous le signe d’un Dieu qui aime d’un amour de prédilection les plus pauvres et les plus abandonnés de ses enfants.
Envoyé à Paris et séparé de sa famille par la distance, Damien en restera très proche par le cœur. Les nombreuses lettres échangées à cette époque témoignent de l’affection qu’il porte aux siens. Celle-ci se traduit surtout par un immense désir de les savoir sur le chemin du Ciel pour qu’ils y jouissent un jour du bonheur éternel. Ce souci des âmes et de leur salut s’appliquera non seulement à ses proches, mais à tout homme. D’où son zèle missionnaire infatigable…
En 1863, son frère Pamphile, qui devait partir pour la mission des îles Hawaii, contracte le typhus. Les préparatifs du voyage ayant déjà été faits, Damien obtient du Supérieur Général la permission de prendre la place de son frère. Dans une lettre à sa famille où il annonce un départ imminent, on peut toucher du doigt les sentiments qui animent Damien : « Le sacrifice est grand pour un cœur qui affectionne tendrement ses parents, sa famille, ses confrères et ce pays qui l’a vu naître. Mais la voix qui nous a invités, qui nous appelle à faire généreusement cette offrande de tout ce que nous avons, est la voix de Dieu même. C’est notre sauveur lui-même qui nous dit comme à ses premiers apôtres : “Allez, enseignez toutes les nations, leur apprenant à observer tous mes commandements. Et voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles » [2].
Il débarque à Honolulu le 19 mars 1864 où il est ordonné prêtre le 21 mai suivant, devenant ainsi, pour le reste de sa vie et pour le monde, le Père Damien. Dès lors, il se jette, corps et âme, dans la dure vie de « prêtre-missionnaire », comme il aimait à se définir, sur l’île de Hawaii, la plus grande de l’archipel. Sur ce territoire où il ne dispose pas d’une habitation, il dort dans les huttes des Hawaiiens et partage leur repas. Il est conscient de l’ampleur de sa tâche, mais compte sur la Providence pour l’y aider : « Si le Bon Dieu ne convertit pas les cœurs, le missionnaire a beau faire tout ce qu’il peut, tous ses efforts sont inutiles. Nous ne sommes que des instruments entre les mains du Bon Dieu » [3]. Très vite, Damien se prend d’affection pour ses ouailles : « J’aime beaucoup mes pauvres canaques à cause de leur simplicité et je fais tout ce que je puis pour eux » [4]. Isolé de ses confrères parfois pendant des mois, il souffre de ne pouvoir se confesser et de ne pouvoir compter sur aucun soutien humain et spirituel dans la tâche qui est la sienne. Mais il fait confiance à la Providence et écrira par exemple : « Plus je suis exposé et abandonné à moi-même, plus j’ai le droit de compter sur le secours du bon Dieu » [5].
Il visite malades et mourants, enseigne le catéchisme, construit des chapelles et des églises, parcourant sans cesse les routes du district qui lui est confié.
Pour freiner la propagation de la lèpre, le gouvernement décide, en 1866, de déporter à Molokai, une île voisine, tous ceux et celles qui sont atteints de ce mal alors incurable (entre 600 et 1000 personnes). Leur sort préoccupe toute la mission. L’évêque, Mgr Maigret, en parle à ses prêtres. Le 10 mai 1873, Damien est le premier à partir, sans poser de conditions ni faire de réserves. À sa demande et selon le désir des lépreux, il restera définitivement à Molokai. Il est alors âgé de trente-trois ans.
Dans cet enfer du désespoir, il apporte l’espérance. Il devient le consolateur des lépreux, le pasteur, le médecin des âmes et des corps, sans faire de distinction de race ni de religion. Il donne une voix aux sans-voix. Peu à peu, il construit une communauté dans laquelle la joie d’être ensemble et l’ouverture à l’amour de Dieu donnent de nouvelles raisons de vivre. Il avoue dans ses lettres que certaines choses lui pèsent beaucoup, comme l’odeur fétide qui se dégage des plaies des malades. C’est pourquoi il s’est mis à fumer la pipe. Mais, derrière ces hommes en décomposition, il s’attendrit à l’idée que leurs âmes, elles, sont à l’image de Dieu : « Mon plus grand bonheur est de servir le Seigneur dans ses pauvres enfants malades, repoussés par les autres hommes. Je m’efforce de les amener tous sur le chemin du Ciel » [6].
Il partage tout avec eux : nourriture, maison, temps, prière, cœur, travail…
Ce travail consiste à construire un orphelinat pour mettre les petites filles à l’abri d’adultes indignes et des chapelles pour héberger Celui qui lui procure force et réconfort, à exercer de plus en plus la médecine qu’il apprend sur le tas et dans des livres… Par amour de Jésus et de ses frères malades, il ajoute à son désir de sauver des âmes, celui de sauver des corps…
Un jour, en janvier 1885, en rentrant chez lui, il plonge son pied par inadvertance dans une bassine d’eau bouillante sans percevoir la moindre douleur : il comprend alors que lui-même a contracté la terrible maladie. Loin d’être un surhomme, le Père Damien mettra presque une année entière avant d’accepter son sort et il n’y parviendra qu’au pied de l’autel, en rapprochant sa situation de celle de Jésus crucifié. Petit à petit, il reçoit une sérénité qui ne le quittera plus jusqu’à la fin et qui ne sera départie par aucune difficulté, matérielle, morale ou spirituelle. Il redouble alors d’ardeur à la tâche, prodiguant soins et consolations et administrant les sacrements. Le seul but de sa vie, comme il le répétait souvent, était de faire le plus de bien possible aux autres et surtout de plaire au Dieu tout-puissant. Il souffre, mais il offre ses souffrances à Dieu, confiant en la constante bonté de son Père du Ciel.
Il meurt le 15 avril 1889, dans une pauvreté totale, après seize années de dévouement aux plus petits de ses frères, les malades, les lépreux. Son corps est ramené, en 1936, en Belgique, à Louvain.
Béatifié à Bruxelles, par le Pape Jean Paul II, le 4 juin 1995, le Père Damien restera pour tous un homme ordinaire — avec des défauts et des qualités — mais toujours à l’écoute de la voix de Dieu et tâchant d’ouvrir son cœur à tout homme, surtout aux délaissés.
Isabelle Maissin
http://voiemystique.free.fr/damien_de_molokai.htm
Bien cher Ami de l'Abbaye Saint-Joseph,
En mai 1873, le Vicaire apostolique d'Hawaï, Mgr Maigret, fait connaître à certains de ses prêtres le souci que lui cause l'état d'abandon des lépreux. Depuis 1864, le terrible fléau de la lèpre se propage dans l'archipel. Devant le danger, le gouvernement a décidé d'isoler les lépreux. «Il y a là une situation qui m'inquiète beaucoup. Je songe surtout à ces pauvres lépreux, dont un si grand nombre meurent chaque année, sans pouvoir purifier leur âme avant de paraître devant Dieu, et qui n'ont, durant leur vie, aucun soulagement moral à leurs épreuves. – Mais, Monseigneur, répond le Père Aubert, vous n'avez qu'à désigner l'un de nous pour devenir leur pasteur, aussitôt vous serez obéi!» Les prêtres sont unanimes; tous sont prêts à partir. L'un d'eux, le Père Damien de Veuster, dit d'une voix ferme: «Monseigneur, me rappelant que j'ai été mis sous le drap mortuaire le jour de ma profession religieuse pour apprendre que la mort volontaire est le principe d'une vie nouvelle, me voici prêt à m'ensevelir tout vivant avec ces infortunés dont plusieurs me sont connus personnellement. – Quel âge avez-vous? demande Mgr Maigret. – Trente-trois ans. – L'âge qu'avait Notre-Seigneur à l'heure de la croix», reprend l'évêque.
Un boute-en-train
Celui qui, par la canonisation du 11 octobre 2009, est devenu saint Damien, naquit à Tremelo, dans le Brabant flamand (Belgique), le 3 janvier 1840. Baptisé le jour même, il reçoit le prénom de Joseph. Son père possède une ferme et gère un commerce de grain, qui permet à sa nombreuse famille – huit enfants – de vivre dans une relative aisance. Dans ce foyer chrétien, où quatre des enfants se feront religieux, il n'est pas question de déroger aux commandements de Dieu et de l'Église; même les travaux de couture sont prohibés le dimanche. Ce jour-là, toute la famille se rend à l'église paroissiale pour la Messe et les Vêpres. En semaine, la prière en famille ponctue le déroulement de la journée; le soir, on lit la vie des saints. Joseph, l'avant-dernier, de constitution robuste, devient vite le boute-en-train de la maisonnée: sa fougue dans les jeux lui vaut une réputation de casse-cou. Entreprenant et toujours en mouvement, il a cependant de réelles dispositions à la méditation. Un jour où on le cherche partout, sa mère découvre son Joseph de 7 ans en prière à l'église. Son instituteur le trouve très intelligent, mais ses parents le destinent à l'agriculture. À treize ans, Joseph cesse donc d'aller à l'école pour prendre part au labeur de la ferme.
En 1858, il suit une mission paroissiale prêchée par les Pères Rédemptoristes à Braine-le-Comte. C'est au cours de celle-ci que se décide sa vocation. «Vous savez, écrit-il à ses parents, que nous devons tous choisir l'état pour lequel le bon Dieu nous a prédestinés, afin d'être heureux éternellement; voilà pourquoi vous ne pouvez vous affliger à cause de ma vocation.» Son choix se porte sur la Congrégation des Sacrés-Coeurs, dans laquelle un de ses frères s'est déjà donné à Dieu. Cette famille religieuse, fondée en 1800 par le Père Coudrin, s'est d'abord développée en France à partir de la maison mère, rue de Picpus, à Paris. Dès 1825, le Saint-Siège lui a confié l'évangélisation de l'Océanie orientale. L'année suivante, un groupe de missionnaires s'embarquait pour les îles Hawaï. En 1840, le couvent de Louvain est ouvert pour recevoir les vocations missionnaires de Belgique, Hollande et Allemagne. C'est là que, le 2 février 1859, Joseph rejoint son aîné. Sorti d'une école primaire, sans avoir étudié le latin, il accepte d'être reçu comme frère de choeur sous le nom de Damien. Mais Dieu a sur lui un autre dessein. Le novice apprend seul le latin en six mois et manifeste un attrait et une grande facilité pour les études; aussi le supérieur l'accepte-t-il parmi les novices étudiants. Le 7 octobre 1860, à Paris, Frère Damien prononce ses voeux perpétuels; prosterné sur le dallage de la chapelle, il est recouvert d'un drap mortuaire, en signe de mort à sa vie ancienne afin de naître à une vie nouvelle, celle du Christ. Ce rite qui, aujourd'hui, peut surprendre, va le marquer pour la vie, ouvrant pour lui le chemin du don de soi. À Paris puis à Louvain, il poursuit ses études avec sérieux et ténacité. En 1863, son frère est sur le point de s'embarquer pour l'Océanie, mais empêché par la maladie, il doit y renoncer. Damien saisit l'occasion et sollicite du Supérieur général l'autorisation de partir à sa place, bien que sa formation soit loin d'être achevée.
Rechercher les brebis égarées
Le 30 octobre, un groupe de missionnaires, dont il fait partie, s'embarque donc pour les îles Hawaï. Le navire entre dans la rade de Honolulu à la Saint-Joseph, le 19 mars 1864. Ordonné prêtre le 21 mai suivant, le Père Damien est nommé dans le district de Puna, où le travail apostolique ne manque pas: depuis huit ans, il n'y a pas eu de prêtre résident. À pied ou à cheval, il court à la recherche des brebis égarées. Bientôt, tout le monde connaît Kamiano (Damien en hawaïen). Il écrit à son frère que pour lui-même il désire «posséder ce pur amour de Dieu, ce zèle ardent pour le salut des âmes dont était enflammé M. Vianney (le curé d'Ars)... Nos pauvres insulaires, poursuit-il, s'estiment fort heureux quand ils voient arriver Kamiano. Et moi, je les aime beaucoup, je donnerais volontiers ma vie pour eux, comme l'a fait notre divin Sauveur.» En mars 1865, Kamiano éprouve un déchirement encore plus grand que la séparation de sa famille: il doit quitter ses chrétiens. Un confrère, dont la santé décline, n'est plus en mesure d'assumer la charge du vaste district de Koala. Le Père Damien accepte d'échanger son ministère avec le sien; à lui seul, il doit accomplir une tâche qui aurait nécessité dix missionnaires. Sa robuste constitution lui permet d'obtenir des résultats rapides. Il forme de belles communautés chrétiennes, organise des maisons de prière, prêche, confesse, visite les malades, se fait architecte, charpentier et maçon en construisant lui-même des églises, des écoles. Il atteint les régions les plus inaccessibles, au prix d'escalades périlleuses, de traversées où il manque plusieurs fois d'être noyé. L'énergie du missionnaire galvanise le courage de ses ouailles que les tentations guettent de toutes parts: roueries des médecins sorciers, instabilité des mariages, incontinence générale et, chez les bons, la paresse pour les exercices de la prière. «Voilà les armes de l'enfer pour faire tomber les meilleurs eux-mêmes», écrit-il le 22 décembre 1866. Ces années ont été pour le Père Damien comme une préparation à l'héroïque mission qui l'attend.
Au cours de ses visites dans les villages, Kamiano découvre de plus en plus d'indigènes atteints de la lèpre. En 1865, le gouvernement décrète une ségrégation des malades. Ils sont déportés de gré ou de force à la «léproserie» installée sur la presqu'île de Kalawao, au nord de l'île de Molokaï. Il s'agit d'une langue de terre désolée, de 17 km2, resserrée entre une côte presque inabordable et une chaîne de montagnes abruptes. Un comité gouvernemental est chargé de la gestion de Kalawao; en fait, la peur de la lèpre et l'incurie ordinaire de l'administration en ont fait une zone de non-droit. Le gouvernement assure les vivres et les vêtements aux reclus, mais il n'y a rien pour les abriter sinon quelques misérables huttes où les lépreux végètent dans une promiscuité sordide. À la lèpre qui ronge les chairs d'une façon hideuse, se joignent toutes les misères, physiques et morales, de ceux qui sont en proie au désespoir et à la paresse. La plupart sont païens; parmi eux sévissent toutes les turpitudes, aiguisées par la pensée d'une fin prochaine dans de cruelles souffrances. Ils s'enivrent, forcent les femmes à se prostituer; leurs orgies se déroulent devant les autels de la déesse Laka, la Vénus des Canaques. Les lépreux chrétiens ont bien du mal, eux aussi, à résister à l'emportement des passions. Cette situation pèse sur toutes les consciences. Mais comment porter remède à l'épidémie? L'évêque, Mgr Maigret, se soucie du petit groupe de catholiques qui ont été envoyés à Molokaï. Il fait édifier sur place une chapelle dédiée à sainte Philomène. À tour de rôle, et pour quelques jours, des prêtres y séjournent. C'est un commencement. Mais ces courtes visites sont très espacées. Les journaux en soulignent l'insuffisance: «Ce dont les lépreux ont besoin maintenant, c'est d'un fidèle ministre de l'Évangile et d'un médecin qui veuillent se sacrifier pour le bien de cette malheureuse communauté.»
Dès 1865, Kamiano a pu assister, impuissant, à l'effroyable progression du fléau qui décime son peuple. À l'épreuve de la maladie, s'ajoute, pour les lépreux, celle, plus grande encore, d'être arrachés à leur famille, à leur village, sans aucun espoir de retour. Le Père Damien promet une visite à ceux qu'on emmène, et les accompagne aussi longtemps qu'il le peut sur le chemin. C'est donc en pleine connaissance de cause qu'il se porte volontaire, le 4 mai 1873, pour rejoindre les lépreux.
Un chemin d'espérance
Dans son encyclique Spe salvi, du 30 novembre 2007, le Pape Benoît XVI nous éclaire sur le partage de la souffrance et la compassion: «Chacun ne peut accepter la souffrance de l'autre si lui-même personnellement ne réussit pas à trouver un sens à la souffrance, un chemin de purification et de maturation, un chemin d'espérance. Accepter l'autre qui souffre signifie, en effet, assumer en quelque manière sa souffrance, de façon qu'elle devienne aussi la mienne. Mais parce que maintenant elle est devenue souffrance partagée, dans laquelle il y a la présence d'un autre, cette souffrance est pénétrée par la lumière de l'amour. La parole latine «consolatio», consolation, l'exprime de manière très belle, suggérant un être avec dans la solitude, qui alors n'est plus solitude...
Bernard de Clairvaux a forgé l'expression merveilleuse: «Impassibilis est Deus, sed non incompassibilis», Dieu ne peut pas souffrir, mais il peut compatir. L'homme a, pour Dieu, une valeur si grande que Lui-même s'est fait homme pour pouvoir compatir avec l'homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est montré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute souffrance humaine est entré quelqu'un qui partage la souffrance et la patience; de là se répand dans toute souffrance la «consolatio», la consolation de l'amour qui participe de Dieu, et ainsi surgit l'étoile de l'espérance» (nn. 38 et 39).
Vivre et mourir avec vous
Le 10 mai, accompagné de son évêque, le Père Damien débarque à Kalawao avec son bréviaire pour tout bagage. De nombreux lépreux valides viennent au-devant du Prélat et du jeune missionnaire de trente-trois ans. «Jusqu'ici, mes enfants, leur dit Mgr Maigret, vous étiez seuls et abandonnés; vous ne le serez plus. Voici quelqu'un qui sera un père pour vous. Il vous aime si ardemment que, pour votre bonheur et pour le salut de vos âmes immortelles, il n'hésite pas à devenir l'un des vôtres et demande à vivre et à mourir avec vous.» Les lépreux ne peuvent cacher leur émotion. Monseigneur embrasse son prêtre, le bénit et le laisse à sa tâche héroïque et surhumaine. Les premiers temps sont difficiles: la nuit, il n'a pour abri qu'un arbre près de la chapelle. La vue des lépreux et l'odeur fétide qu'exhalent leurs membres rongés sont des plus pénibles à supporter, mais, écrit-il, «ils ont une âme rachetée au prix du Sang adorable de notre divin Sauveur. Si je ne puis les guérir comme Notre-Seigneur, au moins puis-je les consoler.» Au nom du Christ, il épouse leur cause. D'emblée, il s'identifie à ces malheureux: «Je me fais lépreux avec les lépreux, confie-t-il. Quand je prêche, c'est ma tournure: «Nous autres lépreux...» Puissé-je les gagner tous au Christ!» La présence de Kamiano donne une lueur d'espérance à ces déshérités – 800 à son arrivée. Chaque semaine, il fait le tour de toutes les cases, sans faire de distinction entre les croyants et les non-croyants, les protestants et les catholiques. Pour sauver leurs âmes, il s'occupe de soulager les corps et cherche à gagner leur confiance. Tour à tour infirmier, charpentier, ingénieur, fossoyeur, avocat, chef de musique... rien n'arrête le Père Damien pour le bien des lépreux.
Son héroïsme provoque une véritable contagion de générosité. Les protestants eux-mêmes rivalisent avec les catholiques: des dons considérables affluent à Molokaï. Les journaux célèbrent unanimement le prêtre belge. Un journaliste protestant allemand écrit: «Il n'y a qu'un prêtre catholique qui ait pénétré dans cet enfer des lépreux. Il est demeuré au milieu de ces moribonds, de ces désespérés, pour leur porter les consolations de la vie éternelle.» Ces éloges ne sont pas du goût du comité d'hygiène qui siège à Honolulu: on voit d'un mauvais oeil l'installation de ce prêtre catholique à Molokaï. L'activité débordante qu'il déploie voudrait-elle suggérer que l'action du comité est insuffisante? On interdit l'accès de l'île à quiconque n'a pas la lèpre. Voilà le Père isolé et «interné», car il lui est défendu de quitter le lazaret; on espère, par cette mesure, le décourager et l'amener à abandonner son poste. Ce qui lui coûte le plus, c'est de ne pas pouvoir se confesser. Mais, au bout de quelques mois, à la faveur d'un changement de gouvernement, cette mesure est rapportée.
Là où, hier, régnait la loi de la jungle, s'épanouit une communauté où le plus faible a sa place, la première! Kamiano découvre que la semence évangélique a besoin, pour lever, du support des vertus humaines: c'est tout l'homme qu'il faut relever. Le Christ, Lui-même, s'est fait proche des lépreux pour guérir leur corps et leur redonner goût à la vie. Par sa gaieté, sa présence affectueuse, Kamiano y contribue: «Du matin au soir, je suis au milieu de misères physiques et morales qui navrent le coeur. Cependant je tâche de me montrer toujours gai afin de relever le courage de mes infirmes» (17 décembre 1874). Poussé par le désir de soulager leurs souffrances, le Père Damien s'intéresse aussi aux progrès de la science et, lorsqu'il sera lui-même atteint, il expérimentera les nouveaux traitements. En 1884, seize ans après une première visite, un professeur américain, de passage à Molokaï, n'en croit pas ses yeux. Le pourrissoir a laissé place à deux beaux villages aux maisons blanches entourées de jardins fleuris et de cultures, avec route d'accès et conduite d'eau. On y trouve un hôpital où les plus atteints sont convenablement soignés, des orphelinats remplis d'enfants joyeux, deux églises bondées de fidèles, un beau cimetière. Des fêtes, de splendides processions, des courses de chevaux donnent lieu à des réjouissances de toutes sortes, rehaussées par une fanfare. Seul l'amour qui se livre dans l'humble service est capable de faire refleurir les déserts de l'humanité.
«Le Père Damien, dira Jean-Paul II lors de la Messe de béatification en 1995, était à la fois prêtre, religieux et missionnaire. Par cette triple qualité, il a manifesté le visage du Christ, montrant le chemin du Salut, enseignant l'Évangile tout en agissant inlassablement en faveur du développement. Il a organisé la vie religieuse, sociale et fraternelle à Molokaï, île au ban de la société; avec lui, chacun avait sa place, chacun était reconnu et aimé par ses frères.»
Le secret du Père Damien
Où le Père Damien puise-t-il cet amour et cette force qui engendrent tant de belles initiatives? À la suite de son fondateur, le Père Coudrin, il vibre à l'unisson des Coeurs de Jésus et de Marie, en adoptant leurs sentiments, leurs joies et leurs douleurs. Mais surtout, il fait donation entière de lui-même au Coeur de Jésus dans l'adoration eucharistique. «Sans la présence constante de notre divin Maître dans ma pauvre chapelle, note le Père Damien, je n'aurais jamais pu persévérer dans ma résolution de partager le sort des lépreux.» Il vit de l'Eucharistie. «Ayant Notre-Seigneur à mes côtés, je continue d'être toujours gai et content, et travaille avec zèle au bien des pauvres malheureux.» Et c'est pourquoi, dès qu'il le peut, il institue à Kalawao l'adoration perpétuelle. «Tous les jours, relate un témoin, les bons chrétiens vont chercher le soulagement de leurs peines auprès du divin Consolateur de tous ceux qui souffrent. Ils font plus encore, car ils s'offrent comme victimes pour réparer les outrages que reçoivent les divins Coeurs de la part d'enfants ingrats auxquels ont été prodigués les bienfaits de la civilisation chrétienne.»
Le chemin du Père Damien est hérissé de difficultés, augmentées parfois par l'impétuosité de son tempérament qu'il s'applique pourtant à contenir, tout en tenant son regard fixé sur Dieu. Ses journées commencent par l'oraison. Il ne quitte pas son chapelet; la prière est devenue la respiration de son âme, et Dieu lui est toujours présent. Sa confiance en Lui est inébranlable: «Dès le début, écrit-il, j'ai confié à Notre-Seigneur, à sa sainte Mère et à saint Joseph l'affaire de ma santé.» En partageant la vie des lépreux, il s'expose au risque de la contagion. Dès 1876, il évoque le temps «où le Seigneur voudra me faire le cadeau de cette terrible lèpre».
Lépreux parmi les lépreux
Le Père Damien prend-il les précautions d'hygiène qui s'imposent? Très rapidement, il s'est affranchi des strictes consignes. Ici, il est impossible d'appliquer les règles observées dans un hôpital. Comment être le Père de ces pauvres gens sans s'approcher d'eux, les toucher, accepter leur invitation, prendre la nourriture à la main dans le plat familial? En un mot, il a choisi de vivre avec eux pour les sauver. «Il s'exposa à la maladie dont ils souffraient, dira Benoît XVI lors de la canonisation. Il se sentait chez lui avec eux. Le serviteur de la Parole devint ainsi un serviteur souffrant, lépreux parmi les lépreux, au cours des quatre dernières années de sa vie.»
La pensée de la mort ne lui fait pas peur: posté à la frontière de sa terre d'exil, il touche à l'éternité bienheureuse. «Le cimetière et la case des mourants, dit-il, sont mes plus beaux livres de méditation.» En 1885, il a déjà enterré 1800 de ses frères lépreux, soit en moyenne trois par semaine. Il les avait soignés, confessés, assistés dans leur agonie comme ses propres enfants. Le Père Damien discerne alors sur son corps les premiers symptômes de la lèpre. En octobre, il en informe son Provincial: «Il n'y a plus de doute pour moi, je suis lépreux: que le Bon Dieu soit béni!» À son évêque, il écrit: «J'ai bravé le danger de contracter cette terrible maladie en faisant mon devoir ici et en tâchant de mourir de plus en plus à moi-même. Au fur et à mesure que la maladie avance, je me trouve content et heureux.» À cette dégradation terrible pour lui, si vigoureux, viennent s'ajouter les angoisses de la solitude, les incompréhensions de ses supérieurs, les calomnies... Pourtant le Père Damien, déjà défiguré par la lèpre, n'est pas abattu, «mais toujours allègre et souriant, au dire d'un témoin. Il est gai, malgré tout, et l'on est gai autour de lui.» Il écrit en 1887 à son frère religieux: «La joie et le contentement du coeur que les Sacrés-Coeurs me prodiguent font que je me crois le missionnaire le plus heureux du monde.» En 1888, le Père Damien a la joie d'être secondé par un missionnaire wallon, le Père Conrardy. Cette même année, trois religieuses franciscaines viennent s'installer dans la léproserie. C'est l'aboutissement de quinze années de démarches. Dieu accorde au Père, au soir de sa vie, la consolation de voir que d'autres poursuivront la tâche qu'il a entreprise. Bientôt la maladie s'aggrave: elle attaque les organes internes. Le 9 mars 1889, le Père monte à l'autel pour la dernière fois. Fin mars, il ne quitte plus sa chambre et déclare: «C'est la fin, le Seigneur m'appelle à célébrer la Pâque avec Lui.» Le Lundi Saint, 15 avril 1889, à l'âge de 49 ans, dont seize années passées au service des lépreux, il s'éteint avec le sourire, muni des sacrements de l'Église, comme un enfant s'endort dans les bras de sa Mère.
Lors de la canonisation du Père Damien, le Pape Benoît XVI affirmait: «À la suite de saint Paul, saint Damien nous entraîne à choisir les bons combats (cf. 1 Tm 1, 18), non pas ceux qui portent la division, mais ceux qui rassemblent. Il nous invite à ouvrir les yeux sur les lèpres qui défigurent l'humanité de nos frères et appellent aujourd'hui encore, plus que notre générosité, la charité de notre présence servante.»
Dom Antoine Marie osb, abbé
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Date de dernière mise à jour : 2019-04-29
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