Passioniste de Polynésie

 Adieux du Père Laffarges à ses paroissiens (1861)

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LETTRE DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'AGEN A M. LE CURÉ DE FONGRAVE,

En réponse à sa demande pour se retirer dans le Couvent des R. P. Passionistes, à Bordeaux (Gironde).

« Agen, 4 Février 1861.

« Monsieur le Curé.

« La pensée de vous contrister est loin de moi; « car je vous estime et je vous aime. Je vous ai dit « et vous répète encore que je ne veux pas lutter « contre Dieu et méconnaître sa voix; mais il m'a « donné une; terrible charge que je ne puis pas remplir seul. Voilà pourquoi je n'ai pas pu consentir à votre départ. Je ne puis que vous laisser à votre conscience.

« Votre tout dévoué en J.-C.

« + JEAN, Êvêque d'Agen. »

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J.G. P.

Factus in agoniâ prolixius orabat. Tombé en agonie, Jésus priait longuement. ST-LUC, XX1I, V. 55.

MES TRÈS-CHERS FRÈRES,

Que Dieu soit à jamais loué, béni, adoré dans tous les siècles des siècles ! Les merveilles de sa grâce et de son amour ravissent de joie les anges et les saints. II dispose tout avec une douceur et une force infinies. Lui seul règne! Lui seul gouverne le monde! Tout obéit à sa domination souveraine : le ciel, la terre et.les mers! Et nous, faibles atomes perdus dans l'immensité des êtres, nous sommes l'objet spécial de sa vigilance providentielle. S'il a tracé leur route; aux astres qui roulent sur nos têtes, il a aussi marqué à chacun de nous la voie du salut.

Il nous manifeste sa volonté par ses préceptes et par ceux de sa Ste-Eglise. Dieu veut, M. T. C. F. (mes très chers frères), que nous arrivions au ciel par la voie de ses commandements: c'est la voie générale.

Il est encore une voie particulière, voie d'héroïsme chrétien, de foi, d'espérance et d'amour; c'est la voie des conseils évangéliques, voie parfaite de Jésus crucifié, notre divin Rédempteur, dont je baise les plaies adorables avec un grand transport d'amour!

0 M. T. C. F., ici Dieu est encore plus admirable, car cette voie étroite du saint Evangile effraie, épouvante la nature, et l'ébranle jusque dans sa profondeur suprême. Quand Dieu appelle une âme à ce degré de perfection, il emploie des moyens mystérieux, puissants et doux ; il donne une force qui subjugue et entraîne. L'âme, étonnée, ravie d'amour, tombe à genoux aux pieds d'une croix ou d'un tabernacle, et s'écrie : C'est votre œuvre, ô mon Dieu! C’est votre œuvre! Que votre volonté se fasse et non la mienne !

Je viens encore une fois, M. T. C. F., vous ouvrir mon cœur et vous raconter mon âme. Vous savez combien j'aimais ces doux épanchements de famille.

Depuis longtemps le Seigneur m'attirait à une vie plus étroite, à une abnégation plus complète, à la solitude, à un apostolat spécial. Mais je disais toujours à Dieu : et mes enfants, et ces chères âmes, auxquelles j'ai donné ma vie, mes fatigues, mes sueurs et mon sang; ô Seigneur! Comment les quitter? Voilà dix ans que j'évangélise ce cher troupeau, et que de merveilles encore j'ai à lui raconter de vos grandeurs, de vos miséricordes, de votre amour!... Mon Dieu ! N’ai-je pas encore ici des pécheurs à ramener à vos pieds?...

Tels étaient, M. T.C. F., les sentiments, les désirs de votre salut, qui me retenaient au milieu de vous. Oh! s'il n'eût fallu qu'abandonner le monde et ses vanités, et ses richesses qui perdent les âmes, et ses plaisirs qui tuent, certes! Le sacrifice eût été doux et facile. Mais quitter le bien de Dieu, mais quitter les âmes rachetées par le sang de J.-C, oh ! Ce sacrifice brisait mon cœur.

Et voilà (ô nuit du Jeudi au Vendredi saint, nuit de lumière, de souffrance et d'amour ! ) et voilà que le Seigneur Jésus, notre Rédempteur, a daigné manifester sa volonté d'une manière merveilleuse, qui m'a touché jusqu'au plus profond de l'âme, et qui m'arrachait si souvent en chaire ce cri de reconnaissance et d'amour, comme vous devez vous en souvenir : Oh! Que Jésus est bon! Oh! Que Jésus est doux! Oh! Que Jésus est fort!

Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit sur Jésus agonisant, sur Jésus-Eucharistie, sur les, joies de la Résurrection, sur les douleurs de l'Eglise, notre mère, sur les angoisses de Notre-Dame des sept douleurs, sur les souffrances du Purgatoire, sur la puissance funeste de Satan, sur le malheureux état des pauvres pécheurs!

Aux accents étranges de ma voix, ou plutôt d'une voix qui n'était plus la mienne, vous étiez saisis et vous versiez des larmes! Voilà pourquoi je vous enseignai ces petites prières qui me furent inspirées.

Ce fut alors, M. T. C. F, que le bon et très doux Jésus me fit connaître qu'il me voulait dans un ordre religieux, que je n'avais jamais vu, et dont je ne savais ni le genre de vie ni la résidence.

Notre Seigneur me fit comprendre que dans ce siècle de luxe, d'orgueil et de plaisir, il faut des apôtres revêtus des livrées de la pauvreté, de l'humilité et de la souffrance : nus pieds, une ceinture de cuir, un vêtement de bure grossière, la croix et le cœur de Jésus crucifié avec les trois clous du Calvaire sur son cœur, tel est le religieux de la sainte croix, le Passioniste!...

Oh! Que j'aurais voulu obéir aussitôt à cette voix divine!... mais je dus attendre la fin du temps pascal. Et puis j'allai consulter mes supérieurs, qui me demandèrent un délai. J'en remercie le Sauveur Jésus. Je souffrais, il est vrai, avec cette pensée au cœur que j'allais m'éloigner de vous. Mais le bon Dieu permettait ce retard pour me donner la consolation de vous faire encore du bien, et de voir sa miséricorde répandre sur vous des grâces abondantes. Avec quelle joie secrète je contemplais votre foi, votre piété, à toutes les solennités que nous avons célébrées depuis Pâques, surtout à la première communion de vos enfants, à l'Adoration perpétuelle, à la Toussaint, à Noël, à l'Oraison de quarante heures, à cette touchante réception du Scapulaire de la Passion.

Je pensais, M. T. C. F., célébrer, encore avec vous la fête de Pâques, qui approche, mais la divine Providence vient de se prononcer, et elle veut que tout mon sermon de ce carême se résume dans la grande voix de l'exemple par mon immolation. Monseigneur l'Évêque, craignant de s'opposer à la volonté de Dieu, par une résistance plus prononcée à ma vocation sainte, m'a écrit une lettre des plus honorables : ce doux témoignage d'estime et d'affection de la part de notre saint Evêque est une consolation dans mon sacrifice. J'en remercie Sa Grandeur autant pour vous que pour moi.

Tel était, M. T. C. F., mon attachement à vos âmes, que Dieu seul pouvait me séparer de vous. Mais je ne vous laisserai pas orphelins. Je vous confie au bon Curé de St-Etienne, dont le zèle m'est connu. Les excellents Curés du Temple et de Montpezat viendront aussi vous offrir leur ministère. Et puis, j'en ai la confiance, Monseigneur ne tardera pas à vous donner un Curé selon le cœur de Dieu.

Recevez donc, M. T. C F., recevez à travers mes larmes mes dernières paroles de pasteur. Peut-être un jour Dieu voudra-t-il que je vous parle à un autre titre ; et cette pensée adoucit un peu l'amertume de la séparation.

O vous, qui, dociles à ma voix, avez été fidèles à observer la loi de Dieu, à vous nourrir de l'Agneau Pascal, persévérez, persévérez toujours. Continuez à éviter le blasphème, à observer le saint jour du dimanche, et Dieu vous donnera le ciel.

Ames pieuses, qui fûtes ma consolation dans les pénibles labeurs du saint ministère, redoublez de ferveur. Ayez toujours une grande dévotion au saint et immaculé Cœur de la Très-Sainte Vierge, refuge des pécheurs. Retrempez souvent votre piété dans le sang du divin Rédempteur.

Et vous, jeunes gens, soyez de bons chrétiens; évitez pardessus tout les auberges, les cafés, les lieux de libertinage. Là vous perdriez la vertu, l'amour de Dieu, là vous perdriez le ciel.

Jeunes personnes, et vous jeunes filles de la Persévérance, qui devez être l'image vivante de la Ste Vierge, par votre modestie, votre piété, votre fuite du monde et de ses funestes plaisirs, écoutez encore ma voix, la voix d'un père qui vous admit au banquet sacré pour la première fois; je vous en conjure par le précieux sang et la mort de J.-C, fuyez, fuyez le monde! Approchez du tribunal de la pénitence et de la table eucharistique, au moins une fois par mois : et le très-doux Jésus sera votre force dans vos combats et votre couronne dans le ciel.

Et vous, pauvres pécheurs, que rien, hélas, n'a pu toucher : ni mes pressantes exhortations, ni mes pleurs, ni les souffrances, ni le sang de J.-C, ni les espérances du ciel, ni les terreurs de l'enfer! Je viens encore, les yeux remplis de larmes, à genoux, la croix de Jésus à la main, je viens vous conjurer d'avoir pitié de votre âme. Ah! De grâce, ne descendez pas dans l'enfer! O mon Dieu! Quel lamentable désespoir vous vous réserveriez! Convertissez-vous!... Renoncez à vos perverses habitudes. Vous le savez, il faut mourir !... Que voudriez-vous avoir fait à l'heure de la mort? La mort à chaque instant peut vous saisir de sa main puissante et vous précipiter dans les flammes éternelles.

Enfin, M. T. C. F., je vous prie tous d'être de bons chrétiens. Pères et mères, donnez l'exemple à vos enfants; qu'à vos foyers l'on respire la bonne odeur de J.-C Jeunes gens, jeunes personnes, que la sagesse soit votre trésor, et la modestie le beau vêtement de votre âme. Enfants, soyez soumis à vos parents. Tous, soyez unis par les liens de la charité.

Priez le bon Dieu de vous envoyer un saint Pasteur qui vous fera plus de bien que moi. Ecoutez-le, obéissez-lui comme à Notre Seigneur lui-même. Quelle consolation pour moi, si j'apprends que vous servez Dieu avec crainte, avec amour ! Quel bonheur, si nous nous retrouvons tous dans le ciel, où nous aimerons Dieu à tout jamais, où nous chanterons éternellement sa grandeur, son amour inénarrable, ses éternelles miséricordes!...

Souvenez-vous de moi dans vos prières : dans vos prières, souvenez-vous aussi de ceux qui me furent si chers, et dont je confie à votre garde la dépouille mortelle, comme un dépôt sacré. Pour moi, je ne vous oublierai jamais au saint autel.

Je vous recommande encore les prières suivantes, legs pieux d'un père qui va mourir au monde pour cacher sa vie en Dieu avec Jésus-Christ :

O Jésus agonisant ! Ayez pitié des pauvres pécheurs et des âmes du Purgatoire ! Notre-Dame des sept, douleurs, priez pour les pauvres pécheurs et pour les âmes du Purgatoire/

O St-Michel archange, écrasez la tête de l'antique serpent !

Ajoutez une invocation à notre bienheureux fondateur : O bienheureux Paul de la Croix, priez pour nous!

Dites avec onction, et vous éprouverez une suavité céleste :

Oh! Que Jésus est bon! Oh! Que Jésus est doux! Oh ! Que Jésus est fort ! Consacrez-vous à Jésus, en disant :

O bon Jésus ! Je vous consacre mon esprit, pour ne penser qu'à vous!...

0 bon Jésus! Je vous consacre mon cœur, pour n'aimer que vous!...

O bon Jésus! Je vous consacre mon corps, pour ne servir que vous !...

A tout jamais!

Croix / Ciel! Je vous recommande, en terminant, M. T. C F., la grande nuit du Jeudi au Vendredi saint: elle est infinie en grâces et en miséricorde. Passez-là en compatissant aux immenses douleurs du divin Maître.

Je vous bénis tous, avec la croix du Sauveur, avec son corps adorable! Que Dieu vous garde dans son saint amour, et vous conduise au port du salut éternel!

Que Jésus agonisant soit à jamais consolé par la conversion des pécheurs et la persévérance des justes.

Au nom du Père et du Fils et du St-Esprit : Amen.

LAFFARGUE,

Curé de Fongrave.

Fongrave, 15 avril, jour de la Commémoraison de la Passion de N. S. J.-C, 1861.

Villeneuve, Imp. Leygnes.