Passioniste de Polynésie

Prière de Jésus au jardin de Gethsémani / Petitot

Gethsemani

La prière de Jésus au jardin de Gethsémani par le frère Louis-Hyacinthe Petitot O.P.

Le père Louis-Hyacinthe Petitot O.P. (1870-1934) a publié plu­sieurs excellentes vies de saints (notamment : saint Dominique, sainte Jeanne d’Arc, sainte Bernadette). Cette étude est parue en 1930 aux Éditions du Cerf sous le titre : La Passion. I. L’Agonie, ou l’Oraison de Jésus au jardin de Gethsémani.

Prélude

1.  – L’agonie de Jésus est avant tout une prière

Les hommes en général retiennent facilement ce qui frappe leur imagination ou émeut leur sensibilité, mais ils oublient volontiers ce qui est un exemple et un enseignement utiles à leur perfection morale. Tous les esprits quelque peu cultivés savent que Jésus immédiatement avant la passion a traversé les angoisses de l’agonie au jardin de Gethsémani, mais combien peu ont soin de se rappeler qu’alors il a surtout beaucoup et inlassablement prié.

Le mot agonie en grec désigne une tristesse profonde ou encore un violent combat moral, mais non précisément l’agonie physique, soit les derniers spasmes avant la mort. Ce terme n’est d’ailleurs employé qu’une seule fois, par saint Luc, tandis que les trois Évangiles synoptiques parlent constamment de prière. C’est pourquoi les exégètes les plus exacts intitulent cet épisode : Prière de Jésus à Gethsémani [1]. Que Jésus ait été triste au point d’agoniser vraiment jusqu’aux spasmes, jusqu’au râle qui présage la fin, nous l’admettons avec Bossuet, mais le fait pourrait être à la rigueur contesté. Ce qui est indubitable, c’est qu’une longue prière, l’une des plus longues dans la vie de Jésus que nous ait relatée l’Évangile, a été le véritable prélude de la passion. Et c’est malheureusement là un exemple mémorable et une insigne leçon que les hommes oublient trop souvent et qu’ils oublieront toujours. Étudions donc et méditons l’agonie de Jésus au jardin de Gethsémani, mais surtout n’oublions pas qu’elle fut avant tout une fervente et inlassable prière.

2.  –  Le jardin de Gethsémani

Le jardin de Gethsémani ne doit pas évoquer à notre imagination l’un de ces jardins particuliers composés de pelouses verdoyantes, de corbeilles fleuries, d’arbres taillés avec art, d’allées circulaires, soigneusement sablées ; le jardin de Gethsémani était simplement un champ labouré, planté de nombreux oliviers. Il était situé au bord de la vallée du Cédron, au pied de la très haute colline ou mont des Oliviers. Représentons-nous un domaine assez vaste découpé sur la pente de la montagne. Il est clos par un mur en pierres sèches ; des blocs de moyenne grosseur nullement équarris ont été tant bien que mal disposés les uns sur les autres ; l’ensemble forme une muraille épaisse, élémentaire et rustique, dépassant en hauteur la taille de l’homme. Du côté de la vallée, sur le chemin qui longe le Cédron, une baie ménagée dans la muraille est close par une porte en bois.

Le mot Gethsémani signifie pressoir d’huile. Dans ce domaine assez important on avait dû construire, non loin de la porte d’entrée, un petit bâtiment contenant le pressoir, c’est-à-dire une lourde meule de pierre que des serviteurs, quelquefois des esclaves ou des bêtes de somme, faisaient circuler dans une cavité cimentée ou pratiquée dans le rocher. Cette maison, « installation rustique comme la Palestine en comptait et en compte encore un si grand nombre [2] », pouvait offrir aux apôtres un abri pour la nuit quand le maître jugeait bon de ne pas retourner jusqu’à Béthanie. Car Jésus, né dans une grotte, élevé pauvrement, savait se contenter pour ses apôtres et pour lui du moindre réduit.

3.  – Jardin de délices et jardin de supplices

Le domaine de Gethsémani, champ d’oliviers assez vaste, labouré à la fin de l’automne, avant la tombée des grandes pluies, contenant quelques grottes obscures et profondes, composé d’un sol aride, de beaucoup de pierres, de bancs de rochers émergeant du sol, irrégulièrement étagés sur la pente raide du mont des Oliviers, le domaine de Gethsémani était en somme un jardin assez primitif d’un aspect plutôt sévère, triste même quand le soleil ne brille point. Les vieux oliviers de Palestine aux troncs noueux, au feuillage léger, aux branches tourmentées, sont des arbres durs et graves. Le torrent rocailleux du Cédron, presque toujours et, même en hiver, à sec, est le symbole de l’aridité et de la plus absolue sécheresse. Rien dans l’intérieur du domaine et dans les alentours qui rappelle de loin le paradis terrestre ou seulement les jardins de Tyr et de Sidon, de Tibériade et de Jéricho, plantés de palmiers, de bananiers, d’orangers, de grenadiers, de lauriers roses, irrigués par des ruisseaux d’eau claire, vive, fécondante et rafraîchissante.

Jésus, écrit Pascal, est dans un jardin non de délices comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de supplices, où il s’est sauvé et tout le genre humain[Mystère de Jésus.]

4.  – Arrivée de Jésus

Quand Jésus, le Jeudi saint au soir, venant du Cénacle, parvint au jardin de Gethsémani avec les onze apôtres, il poussa la porte, la franchit, arrêta ses disciples et leur dit : « Reposez-vous ici, tandis que j’irai là-bas pour prier. » Du geste Jésus désignait un endroit, plus écarté.

Les disciples ne s’étonnèrent nullement de cette recommandation. Ils savaient que le maître aimait à se retirer absolument seul dans le silence et la solitude de la nuit pour s’adonner durant des heures à la prière, à la contemplation, à l’oraison.

Cette fois cependant, Jésus désigna Pierre le chef des apôtres et les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, les invita à l’accompagner et s’éloigna avec eux. Ce choix était en lui-même assez significatif, car c’étaient ces trois mêmes apôtres que Jésus avait emmenés avec lui en plusieurs circonstances mémorables, en particulier lors de sa transfiguration. Sans doute quelque prodige mystérieux allait encore se produire. C’est au sommet d’une montagne élevée que Jésus avait révélé aux apôtres privilégiés la splendeur de sa divinité, et c’est à ces mêmes apôtres au pied du mont des Oliviers, dans la vallée du Cédron ou encore de Josaphat, qu’il leur manifestera toute la réalité et les abaissements de son humanité [3].

5.  –  Transfiguration et agonie

Le récit évangélique nous fait clairement comprendre que le divin maître ne voulut pas donner indistinctement à tous ses disciples réunis le spectacle de son épreuve, de ses anxiétés, de ses angoisses, mais seulement à ceux d’entre eux qui, ayant contemplé pour ainsi dire de leurs yeux le rayonnement de sa divinité lors de sa transfiguration au sommet du Thabor, pouvaient sans danger pour leur foi considérer aussi les abaissements de son humanité dans la vallée de Gethsémani. Cette relation étroite entre les deux mystères si différents et si contrastants de la transfiguration et de l’agonie nous doit être une précieuse leçon. Nous nous souviendrons toujours, en méditant la passion et particulièrement l’agonie, que Jésus, lorsqu’il sera humainement en proie à la désolation la plus profonde, ne cessera pas pour autant d’être le Fils de Dieu. Et lorsque nous adorerons dans le Christ le Fils de Dieu, nous n’oublierons pas qu’il ne laissa pas d’être un homme comme nous, soumis à toutes nos épreuves, nos tentations, hormis le péché. Union ineffable de l’humanité et de la divinité dans la personne du Christ qu’il faut admettre intégralement, sans séparation et sans confusion, si l’on ne veut pas errer [4].

6.  – L’angoisse de Jésus

Ayant donc laissé à l’écart les huit apôtres qui n’avaient pas été témoins de sa transfiguration, Jésus, sans plus se contraindre, se livra visiblement devant Pierre, Jacques et Jean, à l’angoisse et à l’abattement. Il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici et veillez avec moi. » Aux huit apôtres laissés près de l’entrée du jardin, il avait dit simplement de se reposer. A ses trois disciples, il recommande de ne pas s’abandonner au sommeil et de veiller non loin de lui, comme s’il avait besoin d’être soutenu par une sympathie affectueuse et vigilante. Dans les douleurs mortelles et particulièrement les angoisses de l’agonie, l’homme, sentant sa faiblesse individuelle, aime à être entouré et veillé par les personnes qui lui sont le plus dévouées.

Quelle marque insigne de confiance et d’amour Jésus ne donnait-il pas alors à ses trois disciples choisis ! Ce témoignage d’amitié, ne nous le donne-t-il pas à nous-même, lorsqu’il nous invite en tant de manières à veiller quelque temps le jour ou la nuit auprès de lui ?

7.  – L’inquiétude des disciples

Quels ne durent pas être l’étonnement et l’inquiétude des trois disciples lorsqu’ils virent leur maître en proie à l’effroi et à l’abattement. Jusqu’alors, Jésus avait toujours fait montre de la plus imperturbable sérénité devant le péril. Naguère encore, lorsque les Pharisiens lui tendaient toutes sortes d’embûches religieuses ou politiques, excitaient la populace à le lapider, soudoyaient des meneurs pour se saisir de sa personne, Jésus, d’un mot, d’un geste, par une parabole, par un miracle, réduisait toutes ces manœuvres à néant. Et voici que maintenant il frémit, a peur, est moralement et physiquement accablé, consterné, triste jusqu’à en mourir.

Les apôtres ne soupçonnaient pas qu’ils assistaient au premier acte du drame le plus tragique, le plus terrible, le plus poignant, le plus lourd de conséquences que l’histoire ait jamais relaté.

La passion, écrit Proclus de Constantinople, est une tragédie effroyable ; toute la puissance de l’enfer s’y déploie, terrible, et la victoire qu’y remporte pour nous celui qui a assumé notre chair y dépasse toute conception[Or. In Parasceve, n° 1.]

Sans mesurer la gravité des circonstances, les disciples, par un vague et mystérieux pressentiment, furent intimement pénétrés, envahis par l’angoisse de leur maître. La tristesse des grandes âmes est contagieuse. Combien contagieuse et impressionnante devait être la tristesse d’un Dieu !

8.  – Nécessité de la prière

Jésus ne dédaigne nullement la consolation et le réconfort qu’aurait pu lui apporter la sympathie affectueuse de ses amis les plus chers, si seulement elle avait été plus vigilante ; c’est pourquoi il leur a demandé de lui tenir compagnie. Cependant, il fait effort, et, selon le mot de l’Évangile, il s’arrache (avulsus) à la présence de Pierre, le chef des apôtres, de Jacques et même de Jean, le disciple bien-aimé, pour aller à la distance d’un jet de pierre prier son Père seul à seul.

Dans les heures d’épreuves angoissantes, les deuils, les déceptions du cœur, les contradictions, les appréhensions crucifiantes, il ne nous serait pas avantageux de nous isoler absolument, de renfermer opiniâtrement notre chagrin en notre cœur. Nous pourrions implorer l’aide de quelque ami fidèle, de quelque apôtre du Seigneur, leur confier la tristesse de notre âme. Mais les consolations humaines et les exhortations spirituelles demeureront en définitive relativement impuissantes à nous réconforter. Il faudra toujours avoir recours à la prière humble, fervente, inlassable, à l’oraison persévérante. Dans les plus cruelles épreuves, c’est la prière, c’est Dieu seul qui console.

9.  – Une longue prière

L’agonie, ou mieux, la prière de Jésus au jardin de Gethsémani a duré vraisemblablement de neuf heures à minuit. Elle est réellement divisée en trois parties par le fait que Jésus est venu trois fois prier son Père, et est retourné trois fois auprès de ses disciples. Le récit évangélique nous apprend que la première partie de la prière a duré une heure environ. Les deux autres parties, quoique brièvement indiquées, ont dû avoir une longueur approximativement égale. L’évangéliste saint Marc semble avoir voulu indiquer que la première veille de la nuit du Jeudi saint ayant été consacrée à la Cène, la seconde (9 à 12 heures) avait été consacrée à la prière. Jésus au jardin de Gethsémani a donc prié longuement, beaucoup plus longuement que ne sont spontanément portés à se l’imaginer la plupart des chrétiens. Dans l’ordre de la prière et particulièrement de l’oraison, que notre incapacité est grande ! Examinons-la sincèrement et mesurons-en les conséquences.

 

10.  – Les trois nocturnes

Les trois parties de la prière de Jésus au jardin de Gethsémani durant la nuit du Jeudi saint peuvent être assimilées à trois nocturnes. Dans le premier nocturne Jésus demande que le calice lui soit épargné, mais sa prière n’est pas exaucée. Il revient vers ses disciples, les trouve endormis, les réveille et leur donne les plus précieux des avertissements. Dans le second nocturne il éprouve les plus graves défaillances de la nature humaine, agonie, sueur de sang, mais néanmoins s’abandonne complètement à la volonté de son Père. A la fin du troisième nocturne, il peut s’avancer héroïquement, d’un pas calme et assuré, au-devant du traître Judas et de ses ennemis, tant il a été fortifié par sa prière, sa méditation, son oraison fervente et prolongée [5].

L’agonie de Jésus – Premier nocturne

 

1. – Reconstitution des lieux de l’agonie

Après avoir demandé aux trois apôtres de veiller avec lui, Jésus s’était éloigné à la distance d’un jet de pierre. Saisi par les transes initiales de l’agonie, il s’arrêta et tomba la face contre terre (procidit in faciem suam. Mt 26, 39).

N’atténuons pas les faits, mais ne les exagérons pas non plus. Oui, Jésus sans doute est tombé, ainsi que l’écrit l’évangéliste saint Matthieu, mais, en tombant sur les genoux, puis la face contre terre, il a pris l’attitude de la prière, de la prostration, de l’adoration.

Considérons Jésus prosterné la face contre terre dans le jardin de Geth- sémani. Jetons un regard circulaire sur les lieux et efforçons-nous en imagination de reconstituer la scène.

La Pâque étant imminente, la lune presque en son plein déverse sur les oliviers et jusque sur le sol des rayons d’une lumière douce. Tout le paysage d’alentour, les murs de la ville, le Temple dont on aperçoit le pinacle, le Cédron, la montagne des Oliviers, sont revêtus d’une teinte pâle, blanchâtre, légèrement argentée. Les ombres de la vallée de Josaphat en paraissent par contraste plus opaques. Le spectacle est vraiment grandiose, austère, émouvant. Pénétrons dans le jardin de Gethsémani, approchons- nous de Jésus à un jet de pierre, distance à laquelle se sont arrêtés les apôtres privilégiés. Nous apercevons vaguement, gisant sur le sol, une forme humaine. Nous entendons ses gémissements, ses appels, sa prière.

Si nous ne le savions par l’Evangile, nous pourrions supposer que c’est là quelque indigent, mourant d’inanition, ou quelque malheureux désespéré, moribond, las de la vie. Voilà donc à quel état d’appréhension et de désolation en est réduit, par la malice des hommes, Jésus de Nazareth, le Messie, Fils de David, le Sauveur du monde, le Verbe fait chair, le maître du ciel et de la terre !

2. –  La supplication de Jésus, sa prière de demande

Jésus appelait son Père à si haute voix que les trois disciples pouvaient distinctement percevoir le sens de ses paroles. Il disait :

Mon Père, si c’est possible [Mt 5, 39].
Toutes choses vous sont possibles [Mc 13, 36].
Si vous le voulez [Lc 22, 42]…
Que ce calice s’éloigne de moi !
Cependant non pas comme je veux, mais comme vous voulez.

Dès les débuts de son oraison, Jésus, dans une prière de demande, supplie son Père d’éloigner le calice de ses lèvres. Tout n’est-il pas possible à Dieu ? De sa puissance absolue Dieu ne pouvait-il sauver le monde autrement que par les souffrances effroyables de la passion et la mort ignominieuse de son Fils ? Il est vrai. Mais étant donné la préparation du salut par les prophéties, comment la rédemption pouvait-elle s’effectuer autrement que par la passion ?

Ce sont les appréhensions sensibles de l’humaine nature qui arrachent à Jésus cette supplication angoissée : « Que ce calice s’éloigne de moi. » Dans le plus intime de son âme, dans le fond où sa volonté unie à la volonté divine se conforme absolument à sa prédestination, le Sauveur sent bien que sa prière ne saurait être exaucée, qu’il ne peut racheter le monde autrement que par la croix, et c’est pourquoi il se soumet d’avance aux décrets arrêtés de toute éternité par la Providence. Immédiatement après avoir proféré ces paroles : « Que le calice passe loin de moi », il s’empresse donc d’ajouter : « Toutefois que votre volonté soit faite, et non la mienne. »

« Quand il disait : Éloignez de moi ce calice, c’était la volonté humaine, écrit saint Ambroise, qui repoussait la mort, mais la volonté divine, à ce moment même, conservait le dessein éternellement arrêté. » (In Lc 1, 10, n° 59.)

Il était nécessaire, écrit saint Thomas d’Aquin, que le Christ souffrît la passion, de par la volonté de Dieu, car cette passion ayant été prophétisée dans les Écritures et préfigurée dans les observances de l’ancien Testament, il devait l’accomplir [6].

Que de fois des disciples fervents du Christ, des saints ont supplié Dieu de leur épargner une épreuve, une sorte de tempête qu’ils pressentaient inéluctable. Depuis quelques temps les nuages s’amoncelaient à l’horizon, assombrissant le ciel et progressant rapidement. Ils le savaient, ils s’étaient préparés à l’épreuve, ils l’attendaient, même ils l’avaient désirée, et cependant, l’heure venue, ils tremblaient et priaient qu’elle leur fût épargnée. Mais sous les angoisses de la sensibilité et du cœur, dans l’intime de leur âme, un acquiescement profond et total se formulait : « Que votre volonté se fasse, et non la mienne. »

Dieu, dans sa bonté, permet que nous priions pour que le calice s’éloigne de nos lèvres, même lorsque l’épreuve paraît imminente et fatale, et quelquefois il opère des miracles afin de nous en exempter. Mais en tout état de cause, il veut que nous soyons toujours soumis à sa volonté sainte et que nous ajoutions : « Que votre volonté se fasse, et non la mienne. »

Par son exemple, remarque saint Léon, le Sauveur nous apprend lui-même ce que la crainte peut demander et ce que la Sagesse doit refuser[Sermo 56, de Pass.]

3. – Angoisses du divin maître à la perspective des horreurs de la passion

La prière : « Père, toutes choses vous sont possibles ; s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi », était donc inspirée et comme arrachée à la nature humaine de Jésus par la crainte et la terreur. Saint Thomas démontre, dans un de ses plus pénétrants articles sur la passion, que Jésus, étant un homme parfait, doué de la sensibilité la plus impressionnable, la plus délicate, la plus fine et la plus puissante, était plus que personne capable de souffrir avec acuité et intensité [7]. Or qui ne sait que les appréhensions causées par l’attente de maux effroyables, de supplices distinctement prévus, sont quelquefois aussi pénibles à supporter que ces maux, que ces supplices eux-mêmes ? Jésus, par les seules réflexions et les intuitions de son intelligence humaine, ne pouvait douter que ses adversaires, les pharisiens envieux, hypocrites, haineux et impitoyables, ne lui épargneraient aucune humiliation, aucune torture. Il savait qu’ils le feraient exécuter et, par conséquent, flageller et mettre en croix : c’était le châtiment officiel. Peut-être avait-il vu quelquefois des crucifiés mourant sur la croix, car ce spectacle n’était pas si rare sous la domination romaine. En tout cas, il avait certainement, dans son enfance, entendu rapporter les souffrances horribles de ces malheureux. Son imagination puissante, surexcitée par la crainte, lui représentait dans cette nuit, sous les couleurs les plus vives, comme à travers des éclairs, le spectacle du crucifiement.

Comme ces taureaux furieux et ces chiens hurlants dont parle le prophète, ses ennemis lui apparaissent, traînant derrière eux la foule qui le voue à la croix : il entend les clameurs, il sent les coups, il voit les trahisons et les désertions, il frissonne de la fièvre d’agonie, il boit le fiel et le vinaigre. Sous le ciel noir, dans une atmosphère alourdie, au milieu d’un cercle de blasphémateurs et d’indifférents, un homme lui apparaît sur un gibet, fixé avec des clous aux pieds et aux mains, les veines épuisées, la poitrine haletante, abandonné de ses disciples..et cet homme, c’est lui [8].

Atterrée par ce spectacle, la nature sensible de Jésus priait et suppliait à voix si haute qu’on pouvait à cinquante pas entendre distinctement ces paroles réitérées : « Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi. »

4. – Sa tristesse jusqu’à la mort dans la tempête

Avant de s’avancer imperturbable au-devant d’un long martyre, d’une mort affreuse, le corps, ce frère de l’âme, selon l’expression de saint François d’Assise, est quelquefois transi par la terreur ; ses forces l’abandonnent, il pâlit, il ploie sous son propre fardeau, ses membres ne le soutiennent plus, il est sur le point de chanceler, de s’abattre, il faut lui permettre de s’asseoir, de s’étendre. C’est pourquoi Jésus était prosterné la face contre terre.

L’âme n’est point responsable de telles défaillances, pas plus qu’elle ne l’est du vertige. Il importe toutefois qu’elle ne se laisse point envahir par cette épouvante contagieuse et que sa décision demeure inébranlable. Or, c’est précisément dans cette angoisse, dans ce combat de l’âme spirituelle contre la sensibilité frémissante et apeurée, que consista, au sens évangélique du mot, l’agonie de Jésus. Ce combat fut terrible.

C’est en toute vérité que Jésus avait déclaré : « Mon âme est triste jusqu’à en mourir. » La tourmente causée par les appréhensions d’une mort épouvantable, prévue dans les détails, se déchaîne dès ce moment avec la violence d’un orage qui éclate soudain. Jésus avait l’âme submergée par les vagues de l’effroi, de l’anxiété, de la terreur. Un naufragé monté sur un frêle esquif, surpris en haute mer par la tempête, luttant et se débattant dans le gouffre parmi les tourbillons et le mugissement d’une mer démontée, c’est l’image du Christ soutenu par les seules forces de son humanité se trouvant aux prises avec les angoisses, les ténèbres, les affres d’une véritable agonie morale. « J’ai été plongé dans les profondeurs de la mer, prophétisait le psalmiste, et la tempête m’a englouti » (Ps 68, 3).

5. – Lutte entre le cœur et l’esprit

Le cœur humain espère contre toute espérance. Longtemps, dans la première phase de son agonie, Jésus soutint ce combat intime et déchirant entre la nature sensible et la volonté supérieure avant d’arriver à l’acceptation sans condition de la passion :

Dans son agonie, écrit Maldonat, le Christ s’exprime comme s’il était simplement un homme, ut si prorsus fuisset homo, à qui la volonté divine était inconnue et qui ne se sentait pas la force de triompher de la mort. La nature humaine était pour ainsi dire laissée seule à elle-même, afin qu’elle s’acquittât plus pleinement de son office.

S’il était vrai que les prophéties ne pouvaient s’accomplir sans de grandes souffrances, était-il nécessaire à leur réalisation que le Messie subît la crucifixion, la flagellation et toutes les ignominies du prétoire et de la voie douloureuse ? Jésus pouvait se le demander, en douter, prier humainement pour obtenir d’être relativement épargné. Les hymnes chrétiens les plus pieux, les plus consacrés par l’usage, d’ailleurs dûment autorisés par l’Église, ont rendu familières aux fidèles ces alternatives d’espoir contre toute espérance et de résignation totale que la nature humaine du Christ a traversées dans le jardin de Gethsémani. C’est Fénelon qui, dans le cantique si connu : Au sang qu’un Dieu va répandre…, écrit :

Dans un jardin solitaire
Il sent de rudes combats ;
Il prie, il craint, il espère,
Son cœur veut et ne veut pas.

6. – Combien il eût été facile à Jésus de s’échapper!

Jésus se rendait compte par la délicatesse de sa conscience que le ciel demeurait sourd à ses implorations. Mais quand il se consultait à fond pour discerner quelle était la volonté divine, une voix intérieure lui suggérait qu’il devait demeurer dans ce jardin de Gethsémani et y attendre patiemment que ses bourreaux vinssent l’y arrêter. Car Jésus ne doutait pas un instant que là-bas, de l’autre côté du Cédron, derrière le temple, vers le palais d’Anne et de Caïphe, des ennemis acharnés, animés, possédés par une haine infernale, allaient et venaient, volaient comme des ombres noires d’une maison à l’autre, se rassemblant et se préparant à venir le saisir. Comme il eût été facile à Jésus, si le moindre assentiment venu d’en haut lui en eût laissé la liberté, de se dérober à la vindicte implacable de ses adversaires ! En quelques minutes avec ses apôtres, sortant du jardin de Gethsémani, gravissant la pente roide du mont des Oliviers, descendant à pic dans le désert de Juda, il se serait mis en sécurité, dérobé à toute poursuite dans un dédale de collines abruptes, de gorges, d’ouadis où les cavernes abondent offrant un asile assuré pour la nuit. Les princes des prêtres avec leur bande de sicaires arrivant à Gethsémani auraient trouvé l’enclos vide et n’auraient même pas songé à poursuivre Jésus au désert.

Quel mystère ! La voie est libre, il ne tient qu’au maître de fuir. Ce serait le salut. Il le sait. Et il demeure. Son salut à lui, en ce moment, serait la perte du genre humain. Les temps sont révolus. L’heure de la rédemption est venue et ne saurait plus désormais être différée. Ni la mort, ni les humiliations, ni les trahisons, ni les injures, ni les coups, ni les soufflets, ni la moindre égratignure ne lui seront épargnés. Pas une goutte ne sera distraite du calice. Il est plein jusqu’au bord, et il faudra le boire jusqu’à la lie. Jésus a longuement prié son Père, et il n’en a pas été exaucé. Du moins, il n’a pas obtenu l’objet de sa demande ; il n’a pas été objectivement exaucé. Jésus ne se plaignait pas, ne récriminait pas, il se soumettait. Il ne déserta pas son poste, il demeura accomplissant la volonté de son Père.

7. – Jésus revient vers ses disciples et les trouve dormant

Après avoir longtemps prié au milieu des appréhensions et des angoisses morales, Jésus revient vers ses disciples choisis. Les commentateurs les plus pénétrants et les plus psychologues de l’Évangile ont remarqué à cette occasion que l’homme dans la tristesse et dans l’ennui ne supporte pas d’ordinaire de séjourner longuement dans un même lieu ; il se déplace, cherchant autour de lui un secours, une consolation, une diversion à son mal.

Knabenbauer, écrit le P. Lagrange, a bien noté que les personnes accablées de tristesse ne peuvent rester en place. Tantôt Jésus prie, tantôt il vient chercher un peu de consolation auprès de ses trois disciples les plus aimés [9].

Arrivé auprès d’eux, il les trouve couchés sur le sol, enroulés dans leurs manteaux à la manière des indigènes de la Palestine et plus qu’à moitié endormis. Il leur avait demandé de prier avec lui. Comme son oraison se prolongeait indéfiniment, les trois apôtres avaient pris le parti de s’étendre et avaient fini par se livrer complètement au sommeil. L’évangéliste saint Luc, qui, étant médecin, connaissait bien la nature humaine, indique, pour expliquer leur défaillance, une cause particulière et qui atténue leur culpabilité : « Ils dormaient, écrit-il, de tristesse. »

C’est un fait d’expérience que si certaines douleurs morales aiguës et poignantes, ayant une raison précise, nous agitent et nous retiennent éveillés lors même que nous voudrions nous livrer au sommeil, d’autres tristesses au contraire subjectives, vagues, sans cause déterminée, déprimantes et plus pernicieuses souvent que les premières, nous portent invinciblement à nous abandonner, même durant des périls graves et quoi qu’il puisse arriver, à la nonchalance et au sommeil. « Invenit eos dormientes prae tristitia, Jésus trouva ses disciples dormant de tristesse » (Lc 23, 45).

Jésus, écrit Pascal, cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers disciples, et ils dorment ; il les prie de se tenir un peu avec lui, et ils le laissent avec une négligence entière, ayant si peu de compassion que celle-ci ne pouvait seulement les empêcher de dormir un moment[Mystère de Jésus.]

8. – Ne mettre sa suprême confiance qu’en Dieu

Si Jésus avait trop compté sur les amitiés humaines, comme il eût été profondément déçu ! Il n’aurait pas manqué en une telle occasion d’adresser à ses amis préférés de vifs et amers reproches. Il n’en fera rien, mais au contraire leur donnera l’avertissement le plus opportun dans un péril si urgent. Bientôt, en effet, ils seront attaqués à l’improviste et saisis de panique. Le divin maître, comme un chef vigilant et attentionné, veut du moins jusqu’à la dernière heure remplir auprès de ses disciples tout son devoir de pasteur. Il les mettra en garde contre les défaillances de leur propre nature et les surprises d’un ennemi astucieux et redoutable. Seul Jésus en ces conjonctures se montre un ami parfait.

Il se rencontre sans doute sur cette terre des amitiés nobles et désintéressées, mais elles sont toujours courtes, déficientes par quelque endroit, insuffisantes en tout cas à combler les aspirations infinies de notre cœur et de notre âme. C’est parce qu’on s’était fait illusion sur ce point, c’est parce qu’on avait trop idéalisé, qu’on avait porté pour ainsi dire jusqu’aux nues les objets d’une affection trop tendre et trop passionnée, qu’on s’est ménagé pour un avenir plus ou moins lointain d’amères déceptions, qu’on s’est ensuite répandu en récriminations, en plaintes et en gémissements, la plupart du temps excessifs et injustifiés. Jésus ne méconnaissait pas les grandes vertus de ses apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et c’est pourquoi il les avait choisis de préférence aux autres, mais il savait aussi leurs faiblesses. Il ne s’étonnera pas outre mesure de leur défection.

Comme nous avons nos défauts, nos meilleurs amis ont aussi les leurs. Il n’est point de créature au monde qui puisse faire notre bonheur, être notre béatitude. C’est pourquoi en définitive nous devons toujours placer notre dernier point d’appui en Dieu le Père et en Jésus-Christ son Fils unique.

O Jésus, dans mon affreuse détresse vous seul me restez fidèle… Cette assurance me console, et le souvenir de ce que vous avez souffert pendant votre passion m’aide à porter ma lourde croix. Vous fûtes trahi, vous aussi, par l’un de vos apôtres et livré à vos plus cruels ennemis. Comme moi, en ce moment, vous vous êtes vu abandonné de vos plus chers amis. Cependant, si je suis consolée en voyant que mon agonie ressemble à la vôtre, ô Jésus, je ne me sens pas de courage et la mort me fait encore peur [10].

9. – Sa plainte à Simon-Pierre et son avertissement aux apôtres

Les apôtres Pierre, Jacques et Jean n’étaient pas encore si profondément endormis qu’ils n’aient été immédiatement réveillés par l’approche et la voix de leur maître. Jésus, s’adressant à Pierre, se plaint, mais affectueusement et même « avec une tendresse cordiale », selon la juste expression de Pascal, de son inconstance. Le reproche atteignait aussi et même directement les autres apôtres. Toutefois, Pierre – qui, un peu plus d’une heure auparavant, avait affirmé avec tant d’assurance sa fidélité, qui avait juré que quand tous les autres abandonneraient le maître, lui le suivrait jusqu’à la mort -, Pierre avait mérité d’être pris principalement à partie. La délicatesse de l’observation faite par Jésus se révèle dès ses premières paroles : « Simon, dormis ? Simon, tu dors ? »

En ce moment en effet, ce n’est plus Pierre, le chef de l’Église naissante, celui qui après avoir déclaré dans une inspiration divine : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », avait mérité cette réponse prophétique : « Je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » La défaillance de l’apôtre en une heure si grave ne suggérerait pas précisément au maître de l’assimiler à un roc inébranlable. En vérité, ce n’est plus Pierre, ce n’est que Simon, le Simon du lac de Tibériade, antérieur à la vocation apostolique, Simon comme on l’appelait lorsqu’il était petit enfant, jeune homme, époux, pêcheur, pêcheur de poissons seulement. C’est pourquoi Jésus ne l’appelle point par le beau nom qu’il lui a donné et pour ainsi dire par son nom de religion, le nom qu’il portera à jamais dans le nouveau Testament et l’histoire de l’Église : Cephas, Pierre. C’est au vieil homme que Jésus s’adresse, et il l’interpelle donc par le prénom qu’il portait dans l’ancien Testament, Simon : « Simon, dormis ? Sic non potuisti una hora vigilare me- cum. Simon, tu dors ? Ainsi tu n’as pu veiller une heure avec moi. »

10. – Pierre n’estimait pas assez la prière

Veiller une heure avec Jésus, cela est si peu de chose, semble-t-il, et si facile. Ce chef des apôtres n’avait-il réellement pas l’énergie et le dévouement nécessaires pour compatir à la tristesse de Jésus, une heure durant ? Certainement il était assez fort et généreux pour le faire. Mais Simon, qui aurait sans aucun doute marché avec Jésus toute la nuit, qui aurait travaillé, combattu avec lui et pour lui jusqu’à la mort, n’avait pas encore reçu l’Esprit-Saint, et il n’attachait pas une si essentielle importance à la prière prolongée dans la nuit.

C’était, il est vrai, l’habitude du divin maître de prier ainsi, de se livrer à l’oraison nocturne. Mais Simon, le batelier de Tibériade, admirait cette coutume sans la bien comprendre et sans tâcher de l’imiter. Plus pratique et positif que mystique et contemplatif, il se reposait durant tout ce temps, réparant ses forces pour servir le maître. Il estimait sans doute que c’était là du temps mieux employé.

Faire une heure de véritable oraison avec le divin maître, combien peu parmi ses disciples les plus actifs et les plus dévoués en sont capables ! Quelle ardeur quand il s’agit des œuvres, quelle tiédeur quand il s’agit de l’oraison : « Sic non potuisti una hora vigilare mecum. » Combien de fois Jésus pourrait nous dire en nous appelant par le prénom que nous portons ou avons porté dans le monde : « X…, tu dors, ainsi tu n’as pu veiller une heure, une demi-heure avec moi. Simon, dormis. »

11. – En quel sens Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde

« Vigilate et orate ut non intretis in tentationem. Veillez et priez afin de ne pas entrer dans la tentation. »

La somnolence ou la négligence est dangereuse. Il faut veiller. La liturgie du jeudi Saint, dans le premier répons du troisième nocturne, attire justement notre attention sur le zèle et l’activité fébrile déployés par Judas et les princes des prêtres, zèle qui contraste étrangement avec l’indolence et l’incurie des apôtres :

Vel Judam non videtis quomodo non dormit ? Ne voyez-vous donc pas comment Judas ne dort point ? Sed festinat tradere me Judaeis, mais il fait diligence pour me livrer aux Juifs.

Jésus, écrit Pascal, sera en agonie jusqu’à la fin du monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. [Mystère de Jésus.]

Quel sens donner à cette pensée ? Jésus évidemment ne sera pas personnellement en agonie jusqu’à la fin du monde. Mais Jésus, dans la personne de ses disciples et de son Église, de ses membres et de son corps mystique, sera toujours en butte aux persécutions, aux entreprises violentes des puissants de ce monde, à l’hostilité sourde des politiques ambitieux, hypocrites et intéressés, enfin aux critiques des esprits orgueilleux et novateurs. Il ne faut pas durant tout ce temps s’assoupir en une sécurité trompeuse, car, à l’heure de l’épreuve, on se trouverait désemparé, réduit à l’impuissance et peut-être, après un simulacre de résistance, saisi de découragement et de panique. Les traîtres et les ennemis de la vérité, n’en doutons pas, se préparent toujours dans le secret à condamner le Christ et à exterminer ses disciples. Il faut veiller et se préparer à la lutte par la mortification, l’étude, la méditation, la prière. Les persécutions, les hérésies sont fatales, et souvent elles se déchaînent avec une violence soudaine, alors qu’on s’y attend le moins ou qu’on les croit encore fort éloignées. « Veillons et prions afin de ne pas entrer dans la tentation. »

12. – L’esprit est prompt, mais la chair est infirme

« Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma. »

Les ennemis extérieurs, quels qu’ils soient, ne nous vaincront que dans la mesure où nous aurons été auparavant affaiblis, minés et pour ainsi dire virtuellement défaits par les tentations intérieures. Les ennemis de beaucoup les plus redoutables sont ceux du dedans, ceux que nous portons au plus profond de nous-mêmes et que saint Grégoire qualifiait de domestiques : « Multoque graviores domestici hostes quam extranei » (Lib. 9 in Lc, c 21, ch. 21). Ces ennemis domestiques sont forts de la faiblesse de notre nature. Chez les meilleurs (car, notons-le bien, il ne s’agit pas ici des méchants ou des incroyants dont l’esprit même est mauvais ou indolent, mais des disciples du Christ animés des plus généreuses intentions), chez les meilleurs l’esprit est prompt, mais la chair est infirme. L’esprit, au début d’une conversion, au cours d’une retraite, dans des heures de ferveur ou d’inspiration, est transporté par des envolées magnanimes, rapides et sublimes. Ce sont comme des éclairs ou encore des flèches de lumière qui s’élancent vers les hauteurs, traversent les espaces, semblent devoir bientôt atteindre la voûte des cieux et s’y fixer, mais la pesanteur de la matière reprend peu à peu ses droits. Le beau feu se ralentit et s’éteint. Les fusées retombent. Le poids, le lest de la chair alourdit l’âme et la cloue à la terre. Notre nature corporelle finit par matérialiser l’esprit, nous rampons misérablement sur le sol, dans les bas- fonds, comme des vers de terre. Quand nous progressons, c’est avec une lenteur désespérante. Le plus souvent nous végétons dans le marécage de la tiédeur, n’ayant même pas gardé le souvenir de nos résolutions généreuses d’autrefois, de nos promesses les plus sacrées.

13. – Veillez

Jésus durant sa prière au jardin de Gethsémani n’a donné à ses disciples qu’un seul et unique avertissement. S’il a consenti à être éprouvé jusqu’à l’agonie, ce n’est pas seulement pour nous apprendre que nous aurons aussi à traverser des heures d’angoisse mortelle, c’est aussi pour nous avertir qu’il y a un état pire que l’agonie : c’est l’insouciance et la somnolence spirituelle de ceux qui, sans vouloir sortir de leur indifférence, s’exposent au péché et courent à leur perte éternelle. La dernière et ultime recommandation que Jésus adresse à ses apôtres durant sa vie mortelle mérite donc d’être reprise et étudiée mot à mot.

Vigilate. Veillez.

Soyez vigilants avant tout d’une vigilance intérieure et spirituelle. On appelle vigie le matelot juché sur le mât le plus élevé du navire, qui incessamment inspecte l’horizon pour signaler l’apparition de l’ennemi et donner l’alarme à l’équipage. Ainsi faudrait-il que notre conscience fût sans cesse en éveil, nous dénonçant les moindres tentations de la sensualité, de la jalousie, de l’orgueil, de la colère. Combien d’âmes, d’ailleurs relativement pieuses, qui laissent éclore et fermenter dans leur mémoire, leur fantaisie ou leur sensibilité, des imaginations et des impressions condamnables, licencieuses et quelquefois abominables ? Toutes ces représentations et émotions mauvaises demeurent presque aussi inconscientes que celles qui se produisent dans la somnolence, le rêve, la fièvre et l’ivresse. Dans ces âmes, la conscience sommeille, elle a les yeux clos, elle ne veille pas. Or il est extrêmement dangereux de laisser ainsi couver en soi des foyers d’infection ; les tentations violentes qui se déclarent à la manière des éruptions ou des incendies proviennent de là. Il aurait fallu veiller, se défier davantage de soi-même.

Combien de chrétiens élevés de la manière la plus religieuse, qui, après avoir semé durant toute leur jeunesse et même une partie de leur âge mûr une existence irréprochable, ont traversé une longue et douloureuse période d’erreurs et d’égarements pour s’être estimés hors de danger, pour avoir été trop sûrs d’eux-mêmes !

Ah ! pourraient-ils s’écrier, si je m’étais souvenu de l’avertissement suprême donné par Jésus au jardin de Gethsémani durant son agonie, si je m’étais défié de la promptitude de mon esprit et de l’infirmité de ma chair, si je m’étais défié de mon idéalisme généreux mais illusoire, combien de jours, de mois, d’années de honte et de souffrances me serais-je épargné !

Veiller, se défier de soi-même, c’est la moitié de la vertu et de la sainteté. Vigilate.

14. – Priez

« Et orate. » Et priez.

La vigilance nous avertit des premières tentations de l’ennemi, mais elle ne nous confère point par elle-même la force de les repousser ; il faut y joindre la prière : « Veillez et priez », recommande Jésus. Quand même nous toucherions à la sainteté, nous pourrions n’être pas toujours exemptés des tentations violentes. Il est impossible que nous ne soyons pas quelquefois gravement tentés. C’est pourquoi, ainsi que nous le fait observer saint Jérôme, « Jésus ne nous dit point de veiller et de prier afin que nous ne soyons pas tentés, mais afin que nous n’entrions point dans la tentation [11] ». Il faut prier.

Lors des tentations graves, obsédantes, qui enflamment ou exaspèrent la concupiscence, quand l’ennemi nous ayant attaqué par surprise a pénétré, suivant les expressions de sainte Thérèse, dans l’enceinte extérieure du château, c’est-à-dire de notre sensibilité, et semble sur le point de conquérir la citadelle de la volonté, il faut combattre par la prière, il faut prier, prier voca- lement, mentalement, humblement, sans relâche, prier durant des heures de jour et de nuit. « Les suggestions de l’orgueil, disait saint Vincent Ferrier, tournoient autour de moi comme un essaim de guêpes, mais grâce à la prière elles n’entrent point. » Parce que nous sommes négligents et lents à nous humilier dans la prière, parce que nous nous relâchons, parce que nous prions moins, parce que nous cessons de prier, nous consentons peu à peu à la tentation, nous succombons, nous entrons en elle.

La tentation entre en nous, écrit saint Cyrille de Jérusalem, toutes les fois que nous sommes tentés ; mais quand nous cédons, nous entrons en plein dans la tentation. Celui qui cède à la tentation ressemble à l’homme qui se laisse engloutir dans l’eau profonde : il entre dans la tentation (Cyrill. Hier. Catech. Myst. 5, c. 17).

15. – Jésus a fait ce qu’il enseigne

C’est le propre du divin maître que d’avoir constamment par sa conduite donné l’exemple des vérités spirituelles qu’il enseignait. Combien de fois, hélas ! sommes-nous obligés par devoir de conseiller des vertus, une sainteté que nous ne possédons pas ! Nombreux sont ceux qui recommandent l’oraison fervente et contemplative, mais ne la pratiquent guère. Jésus, au contraire, faisait passer la pratique avant la théorie. Coepit facere et docere. C’est pourquoi il sera toujours expédient, dans la méditation de l’Évangile, de replacer de temps à autre, et aussi exactement que possible, les paroles du Christ dans le cadre des circonstances où elles ont été prononcées. Rappelons-nous fréquemment que les paroles : « Veillez et priez », ont été adressées sous les oliviers du jardin de Gethsémani durant une nuit claire, sereine mais tragique par l’Homme-Dieu, mortellement angoissé, portant sur son visage ravagé par la tristesse les stigmates de l’agonie : rappelons-nous toujours que ce Messie qui recommande aux autres la vigilance et la prière, vient de veiller lui-même et de prier une heure durant et qu’il se dispose à retourner prier plus longuement encore. Pas un instant il ne se relâchera. C’est uniquement en veillant et en priant qu’il se préparera à la passion. Cet homme qui, il n’y a qu’un instant, était défaillant, tombait sur ses genoux, demain aura sauvé le monde, tandis que le chef des apôtres et les disciples qui se laissent aller au sommeil auront ou renié ou abandonné leur maître.

Or ce Christ, ce Sauveur qui durant ces heures de lutte et d’angoisse ne combat, selon l’expression des théologiens, qu’avec les moyens mis à la disposition de l’humanité, nous livre en deux mots le secret de son triomphe : « Vigilate et orate. »

Veiller et prier, c’est le secret de la sainteté.

[1] — Voir M.-J. LAGRANGE, Évangile de saint Luc, Paris, Gabalda, 1921, p. 560, et C. LAVERGNE, Sypnose des quatre Évangiles en français d’après la synopse grecque du père Lagrange, Paris, Lecoffre-Gabalda, 1927, p. 223.
[2] — LAGRANGE, Evangile selon saint Marc, Paris, Gabalda, 1922, p. 361. Jésus n’aurait vraisemblablement pas amené aussi souvent ses disciples à Gethsémani s’ils n’avaient pu y trouver un abri. Ce champ d’oliviers devait être assez étendu puisqu’il produisait une récolte suffisante à alimenter un pressoir.
[3] — Pour entendre parfaitement la prière de Jésus au jardin des Oliviers, il faudrait relire d’abord et méditer la Transfiguration au sommet d’une montagne élevée de Galilée, traditionnellement le Thabor ; les deux épisodes en effet sont correspondants. Les pères franciscains de Terre sainte ont été très heureusement inspirés en confiant à un même architecte de très grand talent le soin d’édifier deux basiliques analogues, l’une au sommet du Thabor, l’autre à Gethsémani dans la vallée du Cédron. Ces deux basiliques, conçues dans le même style, présentent cependant un contraste saisissant qui aide à mieux comprendre les deux mystères, celui de la Transfiguration et celui de l’Agonie. La basilique du Thabor est éclatante de blancheur, le toit en marbre translucide, les claires verrières inondent l’intérieur de lumière ; la basilique de Gethsémani est sombre, colorée par les vitraux d’une teinte violacée ; près de l’autel le roc de la montagne affleurant et laissé à nu commémore le souvenir de la scène tragique qui s’y déroula. Dans l’Évangile une relation certaine est établie entre la transfiguration et l’agonie ou du moins la passion : en descendant de la montagne du Thabor, Jésus s’entretient avec ses trois disciples des souffrances qu’il devra subir pour entrer dans son royaume.
[4] — Sont également hérétiques ceux qui, considérant la gravité des souffrances morales et physiques de l’humanité de Jésus dans son agonie, nient qu’il puisse être réellement Fils de Dieu, égal à son Père, et ceux qui, à la manière des Docètes, insistant principalement et même exclusivement sur la divinité de Jésus, soutiennent qu’il n’a pu souffrir que superficiellement et en apparence. Il nous semble que pour comprendre, aussi intégralement qu’il est possible, le mystère de l’Agonie, il est nécessaire de se persuader d’abord que l’humanité de Jésus était pour ainsi dire abandonnée à elle-même, à ses propres forces, à ses propres lumières. Dans une réflexion essentielle que nous citerons textuellement plus loin, Maldonat enseigne que Jésus, dans l’agonie, combattait comme s’il n’eût été qu’un homme, « ut si prorsus fuisset homo ».
[5] — La division de la prière de Jésus en trois parties est donnée par l’Évangile, mais les commentateurs diffèrent sur l’heure à laquelle il faut attribuer la sueur de sang et l’assistance de l’ange. Plusieurs les placent dans la première phase de la lutte, d’autres à la troisième. « Saint Luc, écrit M. Fillion, ne nous est d’aucun secours pour résoudre cette petite difficulté chronologique, car il condense toute l’histoire de l’agonie dans un seul et même assaut » (Vie de Jésus, t. 3, p. 406). — Il nous a semblé plus logique et plus psychologique de situer l’assistance de l’ange et la sueur de sang au plus fort, au centre de l’agonie. Nous assimilons l’agonie de Jésus à une tourmente morale qui dès la première heure éclate assez soudainement et atteint dans la seconde heure son maximum de violence et dans la troisième heure s’apaise progressivement. Jésus, dès les débuts tourmenté par la tristesse, se trouve en fin de compte, grâce à la prière, rasséréné et prêt à marcher au sacrifice de la croix.
[6] — III, q. 46, a. 1 : « Était-il nécessaire que le Christ souffrît pour le salut du genre humain ? »
[7]— Voir Somme théologique, III.
[8]— P. M.-J. OLLIVIER, La Passion, Essai historique, Paris, Lethielleux, 1930, p. 76.
[9] — Père LAGRANGE, Evangile selon saint Marc, p. 364.
[10] — Paroles attribuées à Jeanne d’Arc par sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Voir les Annales de Sainte Thérèse de Lisieux, mai 1929, p. 146. Il est bien évident que sainte Thérèse de l’Enfant Jésus n’aurait pu placer sur les lèvres de sainte Jeanne d’Arc des paroles aussi émouvantes, si elle n’avait elle-même éprouvé les sentiments de détresse qu’elles expriment.
[11] — « Non ait : Vigilate et orate ne tentemini, sed ne intretis in tentationem. » Saint JÉRÔME, Homélie 1 sur saint Luc.

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Date de dernière mise à jour : 2020-11-29