Passioniste de Polynésie

Les actes du martyr de saint CYPRIEN.

Cyprien

Évêque, A Carthage, l’an 258 

Pendant les cinq ou six siècles de son existence, l’Eglise d’Afrique n’eut pas de plus grands hommes que Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin; et l’on peut dire que la postérité n’a rien ajouté à la renommée dont ils ont joui en leur temps. Ce fut cette renommée qui désigna saint Cyprien aux persécuteurs. Valérien rendit, l’an 257, un édit d’après lequel, pour la première fois, la communauté chrétienne était traitée en association illicite. D’après divers indices, on constate que la question religieuse est au second plan, car la nature de la peine infligée à ceux qui refusent de sacrifier est l’exil. L’édit réserve ses sévérités pour ceux qui feront revivre l’association dissoute. Conformément à cette législation, Cyprien, ayant refusé de sacrifier, fut envoyé à Curube; mais il est probable que l’édit fut insuffisant, car on l’aggrava l’année suivante. L’édit de 258 déclarait que tous les évêques, prêtres ou diacres, qui refuseraient d’abjurer, seraient sur-le-champ mis à mort. Ce fut donc comme sacrilège, conspirateur et fauteur d’association illicite, que Cyprien fut condamné.

Le procès-verbal de la comparution est une pièce d’une valeur inestimable. 

BOLL. Act. Sanct. Sept. 14. — IV, 191-348. — Ruinart, Acta sinc., 243-264. — HARTEL, Opp. Cypr., p. CX-CXIV. — SAMUEL BASNAGE, Annales politico-ecclesiastici (Rotterdam, 1706), t. II, p. 392, et GORRES, Christenverfolgungen, dans Kraus, Real Encyklopoedie der christi. Alterthümer, t. 1, 289, « disent que la pièce que nous possédons, bien que composée de matériaux antiques, n’est pas la relation originale; mais ils n’apportent point de preuve sérieuse à l’appui de cette assertion s. — P. ALLARD, Hist. des perséc., t. II, p. 56 et suiv., 112 et suiv. — DOOWELL, Dissertationes Cyprianicae (1682). — Voy. CHEVALIER, Répertoire, Foviu.sv, et les travaux généraux sur l’Afrique, SCHELSTRATE, MORCELLI, CAHIER, etc. Enfin P. MONCEAUX a donné dans la Revue archéologique (1900) une étude de la Vita et des Acta pro-consularia dont plusieurs conclusions sont définitives. —Cfr. D. CABROL, Dictionn. de liturgie et d’archéol. Paris, 1902.

Fascicule 1er , au mot : Actes des Martyrs.

LES ACTES PROCONSULAIRES DU MARTYRE DE THASCIUS CAECILIUS CYPRIEN.

 

L’empereur Valérien était consul pour la quatrième fois et Gallien pour la troisième. Le3 des calendes de septembre (30 août), à Carthage, dans son cabinet, Paterne dit à Cyprien: « Les très saints empereurs Valérien et Gallien ont daigné m’adresser des lettres par lesquelles ils ordonnent à ceux qui ne suivent pas la religion romaine d’en reconnaître désormais les cérémonies. C’est pour cette raison que je t’ai fait citer: que réponds-tu? »

Cyprien: « Je suis chrétien et évêque. Je ne connais pas de dieux, si ce n’est le seul et vrai Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent. C’est ce Dieu que nous, chrétiens, nous servons; c’est lui que nous prions jour et nuit, pour nous et pour tous les hommes, et pour le salut des empereurs eux-mêmes.

— Tu persévères dans cette volonté?

— Une volonté bonne, qui connaît Dieu, ne peut être changée.

— Pourras-tu donc, suivant les ordres de Valérien et de Gallien, partir en exil pour la ville de Curube?

— Je pars.

— Ils ont daigné m’écrire au sujet non seulement des évêques, mais aussi des prêtres. Je veux donc savoir de toi les noms des prêtres qui demeurent dans cette ville.

— Vous avez très utilement défendu la délation par vos lois. Aussi ne puis-je les révéler et les trahir, On les trouvera dans leurs villes.

— Je les ferai rechercher, et dès aujourd’hui, dans cette ville.

— Notre discipline défend de s’offrir de soi-même, et cela contrarie tes calculs, mais si tu les fais rechercher,  tu les trouveras.

— Oui, je les trouverai, et il ajouta : Les empereurs ont aussi défendu de tenir aucune réunion et d’entrer dans les cimetières. Celui qui n’observera pas ce précepte bienfaisant encourra la peine capitale.

— Fais ton devoir.

Alors le proconsul Paterne ordonna que le bienheureux Cyprien, évêque, fût exilé.

Il demeurait depuis longtemps déjà dans son exil, lorsque le proconsul Galère Maxime succéda à Aspase Paterne. Il rappela Cyprien du lieu de son exil et ordonna, qu’on le fit comparaître devant lui. Cyprien, le saint martyr choisi de Dieu, revint donc de Curube où l’avait exilé Paterne; il demeurait, conformément, à l’ordre donné, dans ses terres, où il espérait chaque jour voir arriver ceux qui devaient l’arrêter, comme un songe l’en avait averti.

Il s’y trouvait donc lorsque soudainement, le jour des ides de septembre (le 13), Sous le consulat de Tuscus et de Bassus, deux employés du proconsul, l’un écuyer de l’officium de Galère Maxime, l’autre palefrenier du même officium, vinrent le prendre ; ils le firent monter en voiture, se mirent à ses côtés et le conduisirent à Sexti, où Galère s’était retiré en convalescence. Celui-ci remit la cause au lendemain.

On ramena Cyprien à Carthage dans la maison du directeur de l’officium, laquelle était située au quartier de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue Salutaire. Tout ce qu’il y avait de fidèles s’y porta; mais le saint, l’ayant su, ordonna de faire retirer les jeunes filles; le reste de la foule stationna devant la porte de la maison.

Le lendemain matin, dix-huitième jour des calendes d’octobre, dès le matin, la foule immense, sachant l’ajournement prononcé la veille par Galère Maxime, se transporta à Sexti.

Le proconsul dit à Cyprien : « Tu es Thascius Cyprien?

— Je le suis.

— Tu t’es fait le pape de ces hommes sacrilèges?

—Oui.

— Les très saints empereurs ont ordonne que tu sacrifies.

— Je ne le fais pas.

— Réfléchis

— Fais ce qui t’a été commandé dans une chose aussi juste, il n y a pas matière à réflexion »

Galère, ayant pris l’avis de son conseil, rendit à regret cette sentence: « Tu as longtemps vécu en sacrilège, tu as réuni autour de toi beaucoup de complices de ta coupable conspiration, tu t’es fait l’ennemi des dieux de Rome et de ses lois saintes ; nos pieux et très sacrés empereurs, Valérien et Gallien, Augustes, et Valérien, très noble César, n’ont pu te ramener à la pratique de leur culte. C’est pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta secte, tu serviras d’exemple à ceux que tu as associés à ta scélératesse : ton sang sera la sanction des lois. »

Ensuite il lut sur une tablette l’arrêt suivant : « Nous ordonnons que Thascius Cyprien soit mis à mort par le glaive ».

Cyprien, dit: « Grâces à Dieu ».

Dès que l’arrêt fut prononcé, la foule des chrétiens se mit à crier. « Qu’on nous coupe la tête avec lui ». Ce fut ensuite un désordre indescriptible; la foule cependant suivit le condamné jusqu’à la plaine de Sexti. Cyprien, étant arrivé sur le lieu de l’exécution, détacha son manteau, s’agenouilla et pria Dieu, la face contre terre. Puis il enleva son vêtement, qui était une tunique à la mode dalmate, et le remit aux diacres. Vêtu d’une chemise de lin, il attendit le bourreau. A l’arrivée de celui-ci, l’évêque donna ordre qu’on comptât à cet homme vingt-cinq pièces d’or. Pendant ces apprêts, les fidèles étendaient des draps et des serviettes autour du martyr.

Cyprien se banda lui-même les yeux. Comme il ne pouvait se lier les mains, le prêtre Julien et un sous-diacre, portant, lui aussi, le nom de Julien lui rendirent ce service.

En cette posture, Cyprien reçut la mort. Son corps fut transporté à quelque distance, loin des regards curieux des païens. Le soir, les frères, munis de cierges et de torches, transportèrent le cadavre dans le domaine funéraire du procurateur Macrobe Candide, sur la route de Mappala, près des réservoirs de Carthage.

Quelques jours plus tard Galère mourut.

Le bienheureux martyr Cyprien mourut le dix-huitième jour des calendes d’octobre, sous le règne des empereurs Valérien et Gallien. Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit gloire et honneur, règne dans les siècles des siècles. Amen.

Ce deuxième récit, qui complète les actes proconsulaires sur plusieurs points, est l’ouvrage de Ponce, diacre de saint Cyprien. L’authenticité de cette pièce est hors de question. On ne donne ici que ce qui a trait au martyre de l’évêque de Carthage. Cfr. P. MONCEAUX, loc. sup. cit.

Le premier jour que nous passâmes à Curube (car la tendresse de sa charité avait daigné me choisir, entre ceux qui composaient sa maison, pour partager volontairement avec lui son exil; et plût à Dieu que j’eusse pu partager aussi son martyre !): « Je n’étais pas encore tout à fait endormi, me dit-il, lorsque m’apparut un jeune homme d’une taille extraordinaire; il me conduisit au prétoire, et me présenta au proconsul, qui était assis sur son tribunal. Celui-ci m’eut à peine vu qu’il se mit aussitôt à tracer sur une tablette une sentence que je ne pouvais connaître; car il ne m’avait pas fait subir l’interrogatoire accoutumé. Mais le jeune homme, qui se tenait debout derrière lui, par une indiscrète curiosité, lut tout ce qui avait été écrit; et parce que de la place où il était il ne pouvait me parler, il m’en expliqua le contenu par signes. En effet, étendant la main et figurant la lame d’un glaive, il imita le coup ordinaire du bourreau sur sa victime. Ainsi il m’indiquait, comme il me l’eût dit, ce qu’il voulait me faire entendre. Je compris que la sentence de mon martyre allait s’exécuter. Aussitôt je m’adressai au proconsul et lui demandai un jour de sursis, pour mettre ordre à mes affaires. Je répétai longtemps ma prière ; enfin, il se mit à écrire de nouveau sur sa tablette, mais sans que je pusse savoir ce que c’était; cependant il me sembla, au calme de son visage, que, touché de la justice de ma requête, il y avait fait droit. Le jeune homme qui, tout à l’heure, par son geste, mieux que par la parole, m’avait révélé mon martyre, se hâta de replier les doigts les uns sur les autres, et de répéter plusieurs fois ce signe pour m’apprendre que l’on m’accordait le délai que j’avais demandé jusqu’au lendemain. Quoique la sentence n’eût pas été prononcée, le sursis me causait un véritable plaisir ; cependant je tremblais d’avoir mal interprété le geste de mon compagnon; un reste d’épouvante précipitait encore les battements de mon coeur, que la crainte avait un moment dominé tout entier. »

Quoi de plus clair que cette révélation ? quoi de plus heureux que cette faveur? Devant lui s’était déroulé tout ce qui devait plus tard s’accomplir; car rien n’a été changé aux paroles de Dieu, et les saintes promesses n’ont été en aucune manière amoindries. Reconnaissez vous-mêmes dans l’événement le détail de toutes les circonstances telles qu’elles ont été prédites. Certain de la sentence qui a décrété son martyre, il a demandé un sursis jusqu’au lendemain, pour régler ses dernières dispositions. Mais ce lendemain qu’il demandait, pour Dieu qui le lui accorda, fut une année que le bienheureux évêque devait encore passer sur la terre, depuis le jour de cette vision ; c’est-à-dire, pour expliquer ma pensée d’une manière plus précise, que l’année qui suivit cette vision, à pareil jour, Cyprien reçut la couronne du martyre. Il est bien vrai que, dans les Livres saints, le jour du Seigneur ne désigne pas précisément une année; mais nous savons qu’il signifie le terme des promesses divines. C’est pourquoi il importe peu qu’un jour ait été donné ici pour une année, parce que plus le temps est long, plus est admirable l’accomplissement de la prédiction. D’ailleurs le délai a été figuré par le geste et non exprimé par la parole ; le fait, mais le fait accompli seulement, devait avoir son expression dans le langage; comme il arrive d’ordinaire pour les prophéties, la parole humaine les explique quand les signes qui les annonçaient sont accomplis. Aussi personne ne connut le sujet de cette apparition, que lorsque le saint évêque eut été couronné plus tard, au jour même où il l’avait eue. Dans l’intervalle néanmoins, tous tenaient pour certain que son martyre n’était pas éloigné ; mais le jour, personne ne le déterminait, parce que Dieu avait voulu le laisser ignorer.

Je trouve dans l’Ecriture un fait analogue à celui-ci. Le prêtre Zacharie, pour n’avoir pas cru à la parole de l’Ange qui lui promettait un fils, était demeuré muet. Lorsqu’il fallut donner un nom à son fils, il demanda ses tablettes, afin de représenter ce nom par les signes de l’écriture, ne le pouvant faire par la parole. De même, le messager céleste eut recours de préférence au geste, pour annoncer à notre pontife la mort qui le menaçait; par là, il fortifia son courage, sans lui ôter le mérite de la foi. Cyprien avait donc demandé un sursis, pour mettre ordre à ses affaires et régler ses dernières volontés. Qu’avait;il à régler en ce moment suprême, sinon les affaires de l’Eglise? Il n’accepta le sursis que pour prendre en faveur des pauvres tous les soins d’une tendre charité. Et je ne doute point que ce n’ait été là le motif le plus puissant, le seul même qui ait engagé à céder à sa demande les juges mêmes qui l’avaient banni, et qui se préparaient à l’égorger, Ils savaient qu’au milieu de ses pauvres il les soulagerait par une dernière largesse; disons mieux, qu’il leur léguerait tout ce qu’il possédait. Enfin, il avait terminé ses pieuses dispositions et réglé tout par les inspirations de sa charité : ce lendemain, qu’avait annoncé la vision approchait.

Déjà un message venu de Rome avait annoncé le martyre du pape Sixte, si bon et si doux. On attendait de moment en moment l’arrivée du bourreau qui devait frapper la très sainte victime dévouée depuis longtemps à la mort. Aussi peut-on dire que chacun de ces jours, renouvelant sans cesse le sacrifice d’une mort toujours présente, ajoutait à la couronne de Cyprien le mérite d’un nouveau martyre. Un grand nombre de personnages distingués dans le monde par l’éclat du rang et de la naissance vinrent le trouver ; au nom d’une ancienne amitié, ils le conjurèrent de se cacher; et, pour que leurs paroles ne fussent point un conseil stérile, ils lui offrirent une retraite sûre. Mais le saint évêque, dont l’âme était tout entière attachée au ciel, n’écoutait ni le monde, ni ses flatteuses insinuations. Un ordre seul de la volonté divine aurait pu le faire céder aux instances des fidèles et de ses nombreux amis. De plus, ce grand homme déploya dans ces circonstances une vertu sublime, dont nous ne pouvons taire la gloire. Déjà l’on sentait grandir les fureurs du monde, qui, enhardi par ses princes, ne respirait que l’anéantissement du nom chrétien. Cyprien, au milieu de ces dangers, saisissait toutes les occasions de fortifier les serviteurs de Dieu, en leur rappelant les paroles du Seigneur; il les animait à fouler aux pieds les tribulations de cette vie par la contemplation de la gloire qui les attendait. En un mot, tel était son zèle pour la parole sainte, que son voeu le plus ardent eût été de recevoir le coup de la mort en parlant de Dieu et dans l’exercice même de ses prédications.

C’était par ces actes chaque jour répétés que le bienheureux pontife préparait à Dieu une victime d’une agréable odeur. Il était dans ses terres (car, quoiqu’il les eût vendues au commencement de sa conversion, Dieu avait permis qu’elles lui fussent rendues; et la crainte de l’envie l’avait empêché de les vendre une seconde fois au profit des pauvres) lorsque, par l’ordre du proconsul, un officier avec une troupe de soldats vint tout à coup le surprendre, ou plutôt se flatta de l’avoir surpris. Quelle attaque en effet peut être une surprise pour un coeur toujours prêt? Il s’avança donc, bien sûr cette fois de ne pas échapper au coup depuis si longtemps suspendu sur sa tête, et se présenta donc; la joie peinte dans ses traits exprimait la noblesse de son âme et la fermeté de son courage. Son interrogatoire ayant été remis au lendemain, il fut transféré du prétoire à la maison de l’officier qui l’avait arrêté.

Le bruit se répandit tout à coup dans Carthage que Thascius Cyprien avait comparu devant le tribunal. Tous connaissaient l’éclat de sa gloire, mais surtout personne n’avait oublié sa sublime abnégation durant la peste. Toute la ville accourut donc pour être témoin d’un spectacle que le dévouement de la foi du martyr rendait glorieux pour nous, et qui arrachait des larmes aux païens eux-mêmes. Cependant Cyprien était arrivé dans la mai-son de l’officier, et il y passa la nuit, entouré de tous les égards; à tel point qu’il nous fut permis, à nous ses amis, de rester auprès de lui et de partager sa table comme de coutume. Mais la multitude, qui craignait qu’on ne profitât de la nuit pour disposer à son insu de la vie du saint évêque, veillait devant la maison de l’officier. Ainsi la divine Providence lui accordait un honneur dont il était vraiment digne ; le peuple de Dieu faisait veille durant la passion de son évêque. Peut-être demandera-t-on pourquoi il avait été transféré du prétoire à la maison de l’officier ? On prétend, quelques-uns du moins, que ce fut un caprice du proconsul, qui ne voulut pas l’interroger alors. Mais à Dieu ne plaise que, dans les événements réglés par la volonté divine, j’accuse les lenteurs ou les dédains de l’autorité. Non, une conscience chrétienne ne se chargera pas d’un jugement qui serait téméraire : comme si les caprices d’un homme avaient pu prononcer sur la vie du bienheureux martyr. Mais enfin ce lendemain que la miséricorde divine avait annoncé, il y avait un an, c’était bien le lendemain de cette nuit.

Enfin le jour promis s’est levé, le jour marqué par les décrets divins; le tyran n’aurait pu le différer plus longtemps, quand même son caprice l’eût voulu; c’est un jour de joie pour le futur martyr, jour qui s’est levé sur le monde dans toute la splendeur d’un soleil radieux, sans ombre et sans nuage. Cyprien quitta donc la maison du ministre du proconsul, lui le ministre du Christ son Dieu, et il fut aussitôt environné comme d’un rempart par les flots pressés d’une multitude de fidèles. On eût dit une immense ,armée qui voulait avec lui marcher au combat, pour détruire la mort. Dans le trajet, il fallut traverser le stade : il était convenable en effet qu’il parcourût l’arène des combats, celui qui courait par la lutte sanglante du martyre à la couronne de justice; le rapprochement était si naturel, qu’on pouvait croire qu’il avait été ménagé à dessein. Arrivé au prétoire, comme le proconsul ne paraissait pas encore, on permit à Cyprien d’attendre dans un lieu plus à l’écart de la foule, Là, comme il était inondé de sueur à cause du chemin qu’il venait de faire, il s’assit; or, il y avait par hasard en ce lieu un siège recouvert d’une tenture, comme si le martyr eût dû jouir des honneurs de l’épiscopat jusque sous le coup du bourreau. Un soldat du corps des Tesserani, et qui avait été autrefois chrétien, sous prétexte que les vêtement de l’évêque étaient tout humides de sueur, lui offrit les siens qui étaient plus secs; il n’avait pas d’autre pensée, en faisant cette offre, que de recueillir les sueurs déjà sanglantes d’un martyr sur le point de s’envoler vers Dieu. L’évêque remercia en disant : « Ce serait vouloir appliquer un remède à des maux qui aujourd’hui même ne seront plus. » Mais dois-je m’étonner qu’il se montrât supérieur à la fatigue, lui qui méprisait la mort? Achevons. On annonce l’évêque au proconsul; il est introduit, on le place devant le tribunal, on l’interroge : il déclare son nom. Puis il se tait.

En conséquence, le juge lit sur les tablettes la sentence, cette même sentence qui n’avait point été lue dans la vision. Elle était telle qu’on peut dire sans témérité que l’Esprit de Dieu l’avait dictée ; sur cette sentence, vraiment glorieuse et digne d’un tel évêque, d’un si illustre témoin de Jésus-Christ, il était appelé le porte-étendard de la secte, l’ennemi des dieux; on y disait que sa mort serait pour les siens une leçon, et que son sang serait la première sanction donnée à la loi. L’éloge était complet, et rien ne pouvait être plus vrai que cet arrêt; aussi faut-il reconnaître que, quoique sorti d’une bouche infidèle, Dieu même l’avait inspiré. Du reste, cela ne doit pas surprendre, puisque nous savons que les pontifes ont coutume de prophétiser sur la Passion. Oui, notre bienheureux martyr était un porte-étendard, puisqu’il nous apprenait à arborer l’étendard du Christ; il était l’ennemi des dieux, dont il ordonnait de renverser les idoles; il fut pour les siens une leçon; car, entré le premier dans une carrière où il devait avoir de nombreux imitateurs, il consacra dans cette province les prémices du martyre. Enfin son sang a vraiment sanctionné la loi, mais la loi des martyrs : car, jaloux d’imiter leur maître et de partager sa gloire, ils ont donné eux-mêmes leur sang, comme une sanction de la loi, que ce grand exemple leur imposait.

Lorsque l’évêque sortit du prétoire, une garde nombreuse l’accompagna, et pour que rien ne manquât à son martyre, des centurions et des tribuns marchaient à ses côtés. Le lieu choisi pour son supplice était une vaste plaine entourée de tous côtés d’arbres touffus qui offraient un superbe coup d’oeil. La distance était trop grande pour que tous, dans cette confuse multitude, pussent contempler le spectacle; c’est pourquoi beaucoup de pieux fidèles montèrent sur les branches des arbres, pour ajouter à la vie de Cyprien ce nouveau trait de ressemblance avec le divin Maître, que Zachée contempla du haut d’un arbre. Déjà le bienheureux pontife s’était bandé les yeux de ses propres mains; il hâtait les lenteurs du bourreau chargé de l’exécution, et dont les doigts tremblants, la main défaillante, soutenaient avec peine le glaive. Enfin arriva, l’heure où la mort devait ouvrir le séjour de la gloire à ce grand homme; une vigueur descendue d’en haut raffermit le bras du centurion, qui déchargea de toutes ses forces le coup mortel. Heureuse l’Eglise, heureux le peuple fidèle qui s’est uni aux souffrances de son illustre. évêque par les yeux, par le coeur, et, ce qui, est plus généreux, par l’expression publique de ses sentiments! Aussi, selon la promesse que lui en avait souvent faite le saint pontife, ils en ont reçu la récompense au jugement de Dieu. Car, quoique les voeux que tous formaient n’aient pu être exaucés, et qu’il n’ait pas été donné à tout ce peuple de s’associer au triomphe de son évêque, quiconque, sous les yeux du Christ témoin de ce glorieux spectacle, a fait entendre au martyr le désir sincère de souffrir avec lui, doit être sûr que ses désirs, recueillis par une oreille amie, auront trouvé un digne interprète auprès de Dieu.

Ainsi se consomma le sacrifice; et Cyprien, qui avait été le modèle de toutes les vertus, fut encore le premier qui, en Afrique, teignit de son sang les couronnes épiscopales; car avant lui personne, depuis les apôtres, n’avait eu cet honneur. Dans cette suite d’évêques qui avaient siégé à Carthage, quoique beaucoup eussent déployé de rares vertus, jusqu’à lui on n’en cite aucun qui soit mort martyr. Il est vrai que l’obéissance et le dévouement à Dieu, dans des hommes consacrés à son service, a droit d’être regardé comme un long martyre; pour Cyprien cependant la couronne fut plus complète, Dieu ayant voulu consommer son sacrifice, afin que, dans la cité même où il avait vécu d’une manière si sainte et accompli le premier tant de grandes et nobles choses, le premier aussi il embellît, de la pourpre glorieuse de son sang, les ornements sacrés d’un ministère tout céleste. Et maintenant que dirai-je de moi-même? Partagé entre la joie de son sacrifice et la douleur de lui survivre, mon coeur est trop étroit pour suffire à ce double sentiment, et mon âme est accablée sous le poids de ces deux impressions qui se la partagent. M’attristerai-je de n’avoir pas été son compagnon? Mais sa victoire doit être pour moi un sujet de triomphe. D’un autre côté, puis-je triompher de sa victoire, quand je pleure de l’avoir vu partir sans moi?

Toutefois, je vous l’avouerai avec simplicité (mais vous connaissez déjà toutes mes pensées), sa gloire m inonde de joie, d’une joie trop grande peut-être; et cependant la douleur d’être resté seul l’emporte encore.

 Dom H. Leclercq, Paris Poitiers 1909

Date de dernière mise à jour : 2021-07-04