Passioniste de Polynésie

Confessions

Ephrem the syrian 1

I. 1. Mes frères, vous qui avez des entrailles de miséricorde, prenez compassion de moi; ce n'est pas sans raison que l'Écriture a dit : "Le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte et élevée (Pr 18,19). On peut le comparer, pour la puissance, à un empire qui reposerait sur des fondements inébranlables. Et ailleurs : "Confessez-vous mutuellement de vos fautes et priez les uns pour les autres, afin de mériter le salut" (Jc 5,16). Vous, les élus de Dieu, souffrez que ces paroles vous soient rappelées par un homme qui avait résolu, qui avait promis de se rendre agréable à Dieu, mais qui a indignement trompé son Créateur; puissent vos prières me délivrer des liens du péché, liens qui m'enlacent et m'étreignent de toutes parts, qu'enfin rendu à la santé, je rompe tout commerce avec le mal, car il répand la corruption dans l'âme. Hélas ! dès mes premières années, je suis devenu un vase inutile et abject; et maintenant que j'entends une voix qui m'annonce l'approche du juge, je n'en suis point ému, comme si je n'avais ni crime ni offense à me reprocher. Tandis que, par mes exhortations, j'éloigne les autres de toutes les choses inutiles, je m'y abandonne moi-même sans retenue. Malheur à moi, qui suis engagé dans une voie de condamnation ! Malheur à moi, qui suis tombé dans un abîme de honte ! Malheur à moi, dont l'âme répond si peu aux apparences extérieures ! Ah ! si le Seigneur ne se hâte de verser sur moi les torrents de sa Miséricorde, je ne vois dans mes oeuvres aucun sujet d'espérer le salut. A cette heure, je parle de pudeur et je suis obsédé par des pensées impures; et tandis que mes discours font l'éloge de la pureté, jour et nuit de honteuses affections remplissent mon coeur. Quelle excuse alléguerai-je ? Malheur à moi pour ce jugement que je vais subir ! De la piété je ne possède que les dehors, je n'en ai ni la solidité ni la vertu. De quel front oserai-je me présenter devant le Seigneur mon Dieu, qui pénètre les secrets les plus intimes ? Ainsi couvert de péchés, je tremble qu'au milieu de mes prières le feu du ciel ne tombe sur moi et ne me dévore. Une flamme envoyée de Dieu mit en cendres ceux qui avaient osé offrir au Seigneur un feu étranger dans le désert (Lv 10,1-2); que dois-je attendre, moi, chargé du poids de tant de crimes qui m'entourent et m'enveloppent tout entier ? Eh quoi ! dois-je désespérer de mon salut ? Eh bien ! j'y renonce. Mais non, c'est l'artifice dont se sert souvent notre ennemi : il nous pousse au désespoir afin de nous abattre ensuite et de nous fouler aux pieds. Je ne désespère pas de moi-même, je mets ma confiance dans la Miséricorde de Dieu et dans l'efficacité de vos prières.

2. Sans cesse adressez donc vos supplications à ce Dieu qui porte aux hommes un si ardent amour, pour que mon coeur soit délivré du joug des passions criminelles. Ce coeur brûlait de feux impurs, mes pieuses résolutions se sont évanouies, et mon esprit est tombé dans les ténèbres; je ressemble à ce chien qui retourne vers ce qu'il a vomi (Pr 26,2-3; P 2,22); ma pénitence n'est pas sincère, et dans la prière mes yeux ne versent point de larmes. Tandis que je gémis, j'essuie mon front que la honte a fait rougir, je frappe ma poitrine où s'agitent tant de passions. Gloire à Toi, qui me soutiens dans le combat ! Gloire à Toi, qui me supportes avec tant de patience ! Gloire à Toi, Dieu plein de bonté ! Gloire à Toi, qui as une longanimité que rien n'égale ! Gloire à Toi, le Bienfaiteur des âmes et des corps ! Gloire à Toi, qui fais luire le soleil sur les bons et sur les méchants, qui fais pleuvoir en faveur des justes et des injustes (Mt 5,45) ! Gloire à Toi qui nourris toutes les nations et tout le genre humain comme un seul homme; les oiseaux du ciel, les bêtes sauvages, les reptiles et les poissons comme le plus petit passereau (Mt 10,29-31; Lc 12,6; Ps 103,25); tous les êtres animés attendent de Toi que Tu leur donnes la nourriture en temps propice (Ps 144,15). Ton pouvoir est grand, Seigneur, et tes Miséricordes l'emportent sur toutes tes oeuvres. Je T'en conjure, mon Dieu, ne me repousse pas avec ceux qui Te disent : "Seigneur, Seigneur !" (Mat 7,22) et qui ne font pas ta Volonté; je Te le demande par les prières de tous ceux qui se sont rendus agréables à tes Yeux. Tu connais les passions cachées au fond de mon âme; Tu vois les plaies secrètes de mon coeur : "Guéris-moi, Seigneur, et alors seulement je serai guéri" (Jr 17,14).

3. Unissez vos prières aux miennes, mes frères; implorez la Miséricorde d'un Dieu plein de bonté; ramenez la douceur dans une âme que ses péchés ont remplie d'aigreur et d'amertume. Vous qui êtes les branches de la vraie vigne, donnez à boire de cette source de vie à celui qui meurt de soif; vous êtes ses dignes ministres. Éclairez mon âme, vous qui êtes les enfants de la lumière; vous qui marchez dans les sentiers de la vie, ramenez dans cette voie mes pas égarés. Vous, les héritiers du royaume céleste, introduisez-moi dans cette royale demeure, comme un maître fait entrer son esclave : mon coeur est dans l'oppression. Que vos prières attirent sur moi la divine Miséricorde avant que je sois entraîné dans l'abîme avec ceux qui commettent l'iniquité. Alors, alors ce que nous avons fait dans les ténèbres et ce que nous avons fait au grand jour sera exposé à tous les regards.

4. Quelle honte, quelle confusion pour moi, lorsque ceux qui me prônent comme irréprochable me verront condamné ! Abandonnant les oeuvres spirituelles, je me suis placé sous le joug des passions. Je veux instruire les autres, et je ne veux pas qu'on m'instruise. J'aspire au commandement, et je refuse l'obéissance. Je repousse les fardeaux que l'on veut m'imposer, et je les fais peser sur autrui. Je me refuse au travail, et ce qui m'occupe le plus, c'est d'y exhorter les autres. Je me réjouis des honneurs que je reçois, et je ne veux point en rendre. Je ne puis supporter une injure, et je me livre volontiers aux invectives et aux récriminations. Une marque de dédain me révolte, et j'ai pour les autres un souverain mépris. L'orgueil des autres m'indigne, et je me plais à les traiter avec hauteur. Je fuis les remontrances et j'aime à les prodiguer. Je recherche pour moi dans les hommes une pitié que je ne sens pas pour eux. Je n'aime pas les reproches et je me plais à en adresser. Je ne veux pas que l'on me condamne, et je condamne volontiers les autres. Je ne veux supporter aucune injustice et il m'arrive d'être injuste. Ceux qui parlent mal de moi, je les hais et j'aime pourtant à médire. J'écoute les autres avec impatience, et je veux qu'ils prêtent l'oreille à mes discours. Je répugne à louer les autres, et j'aime qu'on me loue, qu'on m'exalte. Je n'aime pas à être surpassé, et je m'efforce de surpasser les autres. Sage dans mes discours, mais non dans mes actions, je dis ce qu'il faudrait faire et je fais ce qu'il n'est même pas permis de dire.

5. Eh ! qui ne pleurerait sur moi ? Plaignez-moi, saints et justes; car j'ai été conçu dans l'iniquité (Ps 1,7). Vous qui aimez la lumière, qui haïssez les ténèbres, versez des larmes sur moi, qui me complais dans les oeuvres des ténèbres et non point dans celles de la lumière.

Vous qui êtes attachés au bien, plaignez un homme adonné au mal; vous qui êtes indulgents et miséricordieux, plaignez celui qui, après avoir obtenu son pardon, ne craint pas d'irriter de nouveau son juge. Vous qui êtes exempts de tout reproche, plaignez un malheureux plongé dans tous les crimes. Vous qui chérissez le bien, qui détestez le mal, plaignez celui qui embrasse le mal et qui s'éloigne du bien. Vous qui marchez avec zèle dans la vie religieuse, plaignez celui qui ne diffère qu'extérieurement des enfants du siècle. Vous qui n'avez d'autre ambition que de plaire à Dieu, plaignez un malheureux qui n'a d'autre soin que de rechercher les louanges des hommes; vous qui possédez une charité parfaite, plaignez celui dont l'amour n'existe qu'en paroles et qui prouve par sa conduite qu'il n'a que de la haine pour son prochain. Vous qui ne vous occupez que de vos propres affaires, plaignez celui que la curiosité porte à s'immiscer sans cesse dans les affaires d'autrui. Vous en qui fleurit la patience, et qui portez des fruits agréables au Seigneur, plaignez celui à qui manque cette vertu, et qui n'est qu'un arbre stérile. Vous qui recherchez la science et la discipline, plaignez un homme ignorant et inutile en tout. Vous qui vous approchez de Dieu avec confiance, plaignez un malheureux indigne de lever ses regards au ciel. Vous qui avez la patience de Moïse, plaignez-moi, j'ai volontairement renoncé à toute patience. Vous qui possédez la pureté de Joseph, plaignez celui qui a indignement violé les saintes lois de la chasteté. Vous qui aimez la tempérance de Daniel, plaignez-moi qui m'en suis dépouillé de plein gré. Vous en qui brille la patience de Job, pleurez-moi qui m'en suis tant éloigné. Vous qui avez embrassé la pauvreté volontaire des apôtres, plaignez celui qui est devenu totalement étranger à ce désintéressement. Vous dont toutes les pensées sont constamment dirigées vers Dieu, pleurez sur celui dont le coeur est partagé, qui est lâche, timide et méchant. Vous qui aimez une sainte tristesse, qui vous éloignez de toute joie profane, pleurez sur celui qui ne recherche que les rires, qui a la gravité en horreur. Vous qui avez conservé le temple du Seigneur pur de toute souillure, plaignez celui qui l'a rempli de l'infection du péché. Vous qui avez sans cesse présent à l'esprit le souvenir de la séparation et du voyage inévitable, plaignez celui qui n'y pense point et qui n'a nul souci de s'y préparer. Vous qui ne perdez jamais de vue le jugement qui doit suivre la mort, plaignez-moi, plaignez-moi; j'avoue que je ne l'ai point oublié, mais que ma conduite dément ce souvenir. Vous les héritiers du royaume céleste, pleurez sur moi qui suis destiné au feu de l'enfer.

6. Malheur à moi, dont tous les membres, tous les sens ont été souillés et corrompus par le péché ! Déjà la mort est à ma porte, et je n'y songe point. Mes frères, je vous ai fait connaître les plaies de mon âme; je suis réduit à un déplorable état, mais ne m'accablez pas de votre mépris; demandez plutôt un médecin pour ce malade, un pasteur pour cette brebis égarée, un libérateur pour cet esclave, la vie pour celui qui est mort à la grâce, afin que j'obtienne de notre Seigneur Jésus Christ la force de m'arracher aux liens de mes péchés; qu'Il répande sur moi ses divines Faveurs et qu'Il dissipe la faiblesse de mon âme. J'ai résolu de résister avec force aux mauvaises passions; mais tandis que je lutte contre elles, l'ennemi du salut a recours à ses artifices, il énerve mon âme par les charmes de la volupté et me réduit en esclavage. Alors je cherche à retirer des flammes celui qu'elles brûlent; mais je touche si près du feu, que ma jeunesse et mon inexpérience me précipitent encore au milieu des flammes. Je cherche à sauver celui qui se noie, et par mon imprudence je disparais avec lui sous les flots. Tandis que je m'attache à guérir les passions, je ressens de nouveau leurs atteintes. Au lieu d'appliquer au mal le remède qui lui convient, je perds le temps à réprimander le malade; aveugle moi-même, n'ai-je pas la témérité de vouloir conduire des aveugles ?

7. J'ai donc besoin du secours de toutes vos prières, afin que j'apprenne à connaître l'étendue de mes fautes, afin que la grâce de Dieu me protège, qu'elle dissipe les ténèbres de mon coeur, qu'elle y répande la lumière, et qu'elle remplace mon ignorance par la Science divine : "parce qu'il n'y a rien d'impossible à Dieu" (Lc 1,37). C'est Lui qui a ouvert un chemin à son peuple à travers les flots de la mer (Ex 14,29, etc.). C'est Lui qui fit tomber la manne et une multitude d'oiseaux aussi nombreux que les grains de sable semés sur le rivage des mers (Ps 77,24 et 27 ; Nb 11,31). C'est Lui qui du sein d'un rocher fit jaillir une source abondante, pour étancher la soif de son peuple (Ex 17,6). C'est Lui qui par sa Bonté délivra le malheureux qui était tombé entre les mains des voleurs (Ps 7,10). Que sa Bonté se laisse également toucher de compassion pour moi, qui me suis plongé dans un abîme de péchés et qui suis lié par la perversité comme par une chaîne ! Je tremble de paraître devant Celui qui sonde les coeurs et les reins. Nul ne peut calmer la douleur de mon âme, si ce n'est Celui qui connaît les secrets des coeurs (Ps 43,22).

8. Combien de fois ne me suis-je pas tracé des limites que je ne devais jamais franchir ? combien de fois n'ai-je pas élevé un mur entre moi et l'iniquité, entre moi et les ennemis qui ne me laissent pas un instant de repos ? Mais mon esprit ne s'est pas contenu dans les bornes qu'il avait posées, il a renversé toutes les barrières, parce qu'elles n'étaient pas appuyées sur la crainte d'un Dieu fort et puissant, et qu'elles n'avaient pas pour base une vraie et sincère pénitence : voilà pourquoi je frappe à la porte, afin qu'elle me soit ouverte. Je persiste dans la prière afin d'obtenir l'effet de mes demandes, et je le réclame, Seigneur, avec instance de ta Miséricorde. Tu me combles de biens, divin Sauveur, et c'est par des outrages que je réponds à ta Bonté. Fais éclater toute ta Patience sur ce grand pécheur. Je ne réclame pas seulement ton Indulgence pour des paroles inutiles, mais je supplie ta Bonté de me pardonner toutes les actions impies dont je me suis rendu coupable.

9. Lave-moi, Seigneur, de toutes mes offenses avant que je sois arrivé au terme de ma carrière, afin qu'à l'heure de la mort je trouve grâce devant Toi. "Car qui Te confessera dans les enfers ?" (Ps 6,6). Délivre mon âme, Seigneur, de la crainte de l'avenir, et par ta Bonté et par ta Miséricorde, blanchis ma robe, fais-en disparaître toutes les souillures, afin que, malgré mon indignité, j'obtienne d'être admis dans le royaume des cieux, et que là, brillant du plus vif éclat, plongé dans d'ineffables délices, je m'écrie dans un transport de reconnaissance : "Gloire à Celui qui a retiré mon âme affligée de la gueule du lion, et qui l'a placée dans le paradis des délices !" Car c'est à Toi, Dieu très Saint, qu'appartient la gloire dans toute la suite des siècles. Amen.

II. 1. Mes frères, puisque je vous ai été utile en bien des choses, il faut aussi que je songe aux intérêts de mon âme. Quelle folie que celui qui fournit des aliments aux autres se laissât mourir d'inanition ! Chargé de donner la boisson aux autres, périrai-je de soif, sans me couvrir d'ignominie ? ce malheur m'arriverait sans doute si je ne mettais ma conscience à un vigoureux examen. Je sens combien au jour du jugement il me sera utile de n'avoir pas négligé cette voie. Tant que je me suis trouvé mêlé aux hommes du siècle, l'ennemi, abusant de ma jeunesse, était presque parvenu à me persuader que tout dans la vie était livré aux caprices du hasard; je me trouvai alors à peu près semblable au navire privé de son gouvernail, de son pilote, et qui, dans cet état d'abandon, recule, n'avance pas, est sur le point de s'engloutir, à moins qu'un ange ou un homme ne l'arrache à ce péril. Ce bonheur a été le mien, lorsque, ballotté au milieu d'un monde orageux, je ne soupçonnais même pas les nombreux écueils dont j'étais environné. Voici ce qu'opéra en ma faveur la divine Bonté.

2. Tandis que je parcourais les régions centrales de la Mésopotamie, elle me fit rencontrer un berger qui me demanda de quel côté je me dirigeais; lorsque j'eus satisfait à sa question, il repartit : "Si vous voulez me croire, jeune homme, demeurez ici avec nous; voyez, le jour touche déjà à son déclin." Je me rendis à une invitation si bienveillante. Au milieu de la nuit, des loups attaquent le troupeau et dispersent les brebis, tandis que le berger était enseveli dans le sommeil où l'ivresse l'avait plongé. Les maîtres surviennent, me saisissent comme si j'étais aussi coupable et me traînent avec eux pour me faire condamner. Arrivé devant le juge, je présente ma justification, et je raconte exactement comment les faits s'étaient passés. En même temps on amène un homme qu'on disait avoir été surpris en adultère; la femme était parvenue à s'évader. Le juge différa la décision et ordonna que cet homme fût conduit dans la même prison que moi; là, nous trouvâmes un paysan qui avait été incarcéré sous la prévention d'homicide. Cependant mon compagnon n'était pas un adultère, le paysan n'était pas un meurtrier, ni moi un voleur de troupeaux. A côté, dans une prison voisine, étaient gardés le cadavre de l'homme que le paysan était accusé d'avoir frappé de mort, le berger qui s'était porté mon accusateur, et l'époux qui se prétendait outragé.

3. Je passai sept jours dans ces lieux; et le huitième, j'aperçus pendant mon sommeil une ombre qui m'adressa ces paroles : "Donne-toi à la piété, et tu reconnaîtras qu'il existe une Providence. Repasse en ton esprit ce que tu as pensé et ce que tu as fait, et tu comprendras par toi-même que ceux qui agissent comme toi ne souffrent rien d'injuste; et que les auteurs des crimes dont ils sont accusés ne sauraient se dérober aux châtiments. Je me réveillai alors, et je tâchai de me rappeler ce que je venais de voir et d'entendre dans cette vision. Après un long examen de mes fautes et de mes erreurs passées, je me souvins parfaitement que dans ces mêmes parages où j'avais été arrêté, il m'était arrivé, je ne sais dans quelle intention perverse, de faire sortir au milieu de la nuit, de l'endroit où elle était enfermée, une vache appartenant à un pauvre étranger. Et que cette bête, pleine de son fruit et saisie de froid, avait été dévorée par quelque loup survenu à cette heure.

4. Je fis part de mon songe et de la cause qui l'avait fait naître à mes malheureux compagnons; touchés à la fois et avertis par mon exemple, ils se mirent à raconter à leur tour ce qui leur était arrivé. Le paysan fut le premier à prendre la parole : "Quant à moi, dit-il, j'aperçus un jour un homme qui se noyait, il ne dépendait que de moi de le sauver, je ne voulus point aller à son secours. Le second avoua qu'il avait rendu un faux témoignage contre une femme qui était poursuivie par la calomnie : "Elle était veuve, ajouta-t-il, et ses frères, en la faisant condamner, ont réussi à la dépouiller de la part qui lui revenait de la succession de son père, et j'ai reçu la somme dont nous étions convenus pour prix de mon imposture. En entendant ces aveux, je me sentis touché de componction et de repentir; je compris que nous ne souffrions, les uns et les autres, que ce que nous avions mérité. Si j'avais été seul, j'aurais pu croire que l'accident qui m'était arrivé était l'effet d'un malheureux hasard. Mais nous étions trois détenus placés dans les mêmes circonstances. Avec nous s'en trouvait un quatrième qui se présentait comme vengeur de ceux qu'on accusait à tort; il n'en était ni le parent, ni l'ami, ni le complice; aucun de nous ne se rappelait l'avoir jamais vu; et cependant, il reproduisait à nos yeux la tournure et les traits de celui qui m'était apparu.

5. Je m'endormis de nouveau; le même personnage se présente à mes regards et me dit : Vous verrez demain ceux dont vous avez fait le malheur et vous recevrez le prix du mensonge et de la calomnie. "Je fus réveillé en sursaut et je demeurai tout pensif. Mes compagnons s'adressant à moi : "Pourquoi, me dirent-ils, êtes-vous si triste ?" je leur en fis connaître le sujet, et je commençai à redouter sérieusement l'issue de cette affaire; toutes mes idées sur le hasard et son empire avaient déjà disparu. Mes compagnons partageaient ma vive anxiété. Le lendemain nous étions à peine en présence du juge, que nous voyons arriver cinq nouveaux prisonniers que l'on amène chargés de fers. Mes compagnons furent cruellement battus de verges, et puis reconduits en prison; quant à moi, je restai attendant ma sentence. Je vis comparaître deux hommes; c'étaient les frères de cette veuve qui, victime d'infâmes calomnies, avait été frustrée de l'héritage paternel; ils avaient été saisis en flagrant délit, tandis que l'un commettait un meurtre et l'autre un adultère. Ils avouèrent les crimes dont ils étaient accusés. Mais la force des tortures les contraignit bientôt à découvrir ceux-là même qui les avaient aidés à les commettre. Le meurtrier déclara qu'à une certaine époque où il s'occupait de commerce dans la ville, il avait entretenu des relations criminelles avec une femme. Et cette femme était celle pour qui était détenu un de mes compagnons de misère. On lui demanda comment il avait pu se sauver : "Tandis que nous étions gardés dans la maison, dit-il, un voisin arriva jusqu'à nous par une porte secrète, il venait pour emprunter je ne sais quel objet; lorsqu'il l'eut reçu, la femme, qui m'avait déjà fait descendre par une croisée, le pria de la faire sortir de la même manière, parce que, disait-elle, elle craignait l'arrivée de créanciers qui devaient venir la prendre. Pendant qu'il se prêtait à cet office, le mari survint en ce moment et le saisit; la femme et moi, nous prîmes la fuite." "Où est maintenant cette femme ?" demanda le juge. Le prisonnier ayant désigné le lieu de sa retraite, le juge ordonna qu'il fût gardé jusqu'à ce qu'on eût amené la femme devant lui.

6. L'autre frère, qui avait été condamné comme coupable d'un commerce illégitime, avoua qu'il avait aussi commis un meurtre; il était l'assassin de l'infortuné que le paysan détenu avec moi était accusé d'avoir mis à mort. Il déclara donc que l'époux de la femme qui lui avait inspiré une passion violente n'existait plus. "Un jour qu'il se promenait dans son jardin vers le soir, je m'approchai de lui comme pour le saluer; aussitôt je lui portai un coup mortel, et je pris la fuite. Les voisins accourus à ses cris ne virent qu'un pauvre laboureur que l'excès de la fatigue avait profondément endormi, et qui ne savait rien de ce qui s'était passé; ils se saisirent néanmoins de lui comme s'il avait été coupable, et le firent mettre dans les fers. "Qui vous a donné ces détails ?" - demanda le juge. "La femme elle-même," répondit l'accusé. "Où est-elle maintenant ?" Le prisonnier fit connaître son nom et sa demeure, située dans les alentours d'une contrée voisine. Il fut sur-le-champ ramené en prison.

7. Les trois autres prisonniers comparurent à leur tour; l'un était accusé d'avoir mis le feu à des moissons; les deux autres d'avoir commis de complicité un assassinat. Mais comme ils niaient tout, ils furent reconduits en prison, après avoir reçu quelques coups de verges. Le juge venait de recevoir la nouvelle de la prochaine arrivée de son successeur; il ne fut pas question de mon affaire dans cette audience, et on me donna l'ordre de me retirer avec les autres. Nous étions tous renfermés dans le même cachot. Le nouveau juge qui venait de s'installer, était mon compatriote; mais longtemps j'ignorai et son nom et son pays. Dans l'intervalle comme on nous laissa en repos, nous liâmes amitié entre nous, par l'habitude de vivre ensemble. Les premiers, un peu remis de leurs souffrances, racontèrent aux autres ce qu'ils avaient enduré; tous avaient les yeux fixés sur moi, me considérant comme un homme livré à la piété et à la religion. Les frères de la veuve furent fort étonnés en reconnaissant l'homme qui avait porté un faux témoignage contre elle. Tous me conjuraient de leur annoncer, si je pouvais, quelques nouvelles d'un heureux augure.

8. Je passai plusieurs jours enfermé dans cette prison; mais je ne revis plus le fantôme qui m'était apparu en songe. Vers les derniers temps, je l'aperçus de nouveau, et il me dit : "Ces trois hommes, qui se sont rendus coupables de bien d'autres crimes, vont subir le châtiment qu'ils ont mérité." Je leur rapportai ces paroles; deux d'entre eux convinrent qu'effectivement ils avaient trempé dans le crime d'un voleur, qui avait tué un homme pour s'emparer d'une vigne qui touchait à ses terres : "Nous avons déposé, ajoutèrent-ils, que cette vigne n'avait jamais appartenu au mort, et que ce dernier, loin d'avoir été victime d'un assassinat, s'était précipité du haut d'un rocher. "Le troisième déclara que, dans un mouvement de colère, il avait involontairement fait tomber un homme du toit de sa maison, et que la violence de la chute avait immédiatement déterminé la mort.

9. Je vis encore une fois le même visage pendant mon sommeil; il me dit : "Demain tu seras rendu à la liberté; mais les autres subiront la condamnation qu'ils ont méritée. Sois donc fidèle et proclame en tous lieux la Providence divine." Le lendemain le juge, assis sur son tribunal, examina les affaires de nous tous, il prit connaissance de tout ce qui s'était fait jusque là; il interrogea les femmes qui avaient été arrêtées, et, après avoir entendu des témoins digne de foi, il acquitta les innocents, je veux dire, le paysan et celui qui avait été faussement accusé d'adultère. Il fit subir la question aux femmes, afin de s'assurer si elles ne s'étaient pas rendues coupables de quelque autre crime. Il apprit ainsi que l'une d'elles, poussée par la vengeance, avait incendié le bien de l'homme qui avait fait connaître son adultère à la justice, et qu'un homme qui avait pris la fuite à l'approche des flammes, et qui s'éloignait précipitamment du théâtre de l'incendie, avait été arrêté comme l'auteur du crime. Cet homme se trouvait parmi nous; le juge, l'ayant interrogé, reconnut son innocence et le renvoya absous. La seconde femme, accusée d'adultère, et qui habitait le même village que les deux hommes arrêtés sous la prévention de meurtre commis de complicité, raconta sans détour comment le forfait s'était consommé. "Celui qui a été tué, dit-elle, fut surpris dans ma couche par l'un des frères de cette veuve, qui le frappa mortellement, et jeta son cadavre dans un endroit où deux chemins viennent se croiser. Là se forma bientôt un grand attroupement; à cette heure même, deux hommes poursuivaient un voleur qui leur avait enlevé un bouc, ils furent soupçonnés d'être les auteurs du crime; on crut qu'ils fuyaient parce qu'ils avaient commis l'assassinat, on se saisit de leurs personnes, et on les traîna en prison "Le juge s'étant promptement enquis de leur nom, de leur famille, de leur profession, de leurs antécédents, regarda l'affaire comme suffisamment éclaircie et remit les deux hommes en liberté. Telle fut l'issue du jugement pour les cinq accusés, c'est-à-dire pour le paysan, l'homme faussement inculpé d'adultère, et pour les trois dont je viens de faire l'acquittement. Quant aux deux frères et à ces deux femmes criminelles, le juge les condamna à être déchirés par les bêtes.

10. Par son ordre j'avançai au milieu de la salle, et quoiqu'il fût prévenu en ma faveur, il voulut savoir de ma bouche comment s'était passé le fait relatif au troupeau de brebis. Je lui en donnai tous les détails avec la plus grande exactitude; il me reconnut à ma voix et à mon nom. Il avait existé des liaisons entre mes parents et les gens qui avaient été chargés de l'élever à la campagne, nous avions même pendant quelque temps habité sous le même toit; il interrogea le pasteur à son tour et le fit battre de verges; la vérité ayant enfin été reconnue, après soixante-dix jours de détention, je fus déclaré innocent du crime qui m'avait été imputé, et je recouvrai la liberté. La nuit suivante un homme m'apparut en songe et me dit : "Retourne à ton pays, fais pénitence de ton péché, et n'oublie jamais qu'il y a un oeil toujours ouvert sur les plus petits événements qui arrivent sur la face de la terre." Après m'avoir fait de terribles menaces, la vision disparut et depuis cette époque elle ne s'est pas de nouveau présentée à mes yeux.

11. Je me retirai plein de trouble, tout baigné de mes larmes, ne sachant comment j'apaiserai la Colère de Dieu. C'est pour cela que je supplie tous les chrétiens de m'aider de leurs prières; mon âme a reçu une blessure profonde. Je ne m'effraie point des visions, mais le souvenir des pensées impies auxquelles je me suis livré me tourmente et me jette dans l'angoisse. Un ange apparut autrefois à Pharaon et lui dévoila l'avenir; mais, en dépit de toutes les prédictions, ce prince ne changea ni de sentiment ni de conduite (Ex 8,9). Jésus Christ dit à ceux qui avaient prophétisé en son Nom : "Je ne vous connais point, vous qui faites des oeuvres d'iniquité" (Lc 13,27). Je sais que je n'ai pas été le jouet d'une illusion; ce que j'ai vu et entendu était bien réel; mais un supplice atroce pour moi, c'est de songer au blasphème horrible dont je me suis rendu coupable envers Dieu. Prétendre que tout dans ce monde est l'oeuvre du hasard et de la fatalité, c'est vouloir détruire la Divinité. Cette opinion, j'ai osé la produire, je ne m'en défends point; je l'ai depuis fortement repoussée; mais je ne puis être certain que Dieu se soit laissé toucher par mon repentir. J'ai prêché le Seigneur; mais j'ignore si mes paroles ont reçu un favorable accueil. J'ai écrit sur la Providence; mais je ne puis savoir si mes efforts ont été agréés. Mes yeux se sont arrêtés sur des maisons, et j'ai vu qu'elles ne se gouvernaient pas sans malice. J'ai considéré le monde avec attention, et j'ai compris qu'il y avait une Providence. Un navire sans pilote est bientôt englouti sous les eaux; rien, je le vois, rien n'est plus vain que les efforts des hommes, si Dieu ne leur vient en aide. J'ai vu des villes et des nations nombreuses, établies sur des fondements admirables, et j'ai pensé que l'ordre merveilleux qui éclate dans l'univers avait été fondé par la souveraine Sagesse de Dieu. C'est le pasteur qui fait la sûreté et la force du troupeau; et c'est par la Bonté divine que tout dans la nature croît et se développe. L'agriculteur entre les ronces distingue le pur froment; et c'est de Dieu que viennent toute la sagesse et toute l'intelligence qu'on remarque sur la terre. Le bon ordre dans une armée dépend de celui qui la commande, et l'harmonie qui règne dans toutes les parties de l'univers est l'oeuvre du Tout-Puissant. Il n'est rien sur la terre qui n'ait son origine ou sa cause; Dieu est le Principe de tout. Les fleuves découlent des sources, et les lois émanent de la divine Sagesse. La terre donne des fruits, mais à la condition d'être arrosée par le ciel; tant il est vrai que rien ne se produit de soi-même. Le jour répand des flots de lumière; mais la splendeur des cieux disparaît quand le soleil se voile. De même l'homme fait le bien, mais Dieu seul donne la perfection à ses oeuvres. Le soleil est le père de la lumière, mais il a besoin du firmament qui lui sert de point d'appui; c'est ainsi que les hommes les plus avancés dans les voies de la piété ont besoin du Secours de Dieu, qui les guide et les fortifie. Il n'y a pas de lumière sans feu, ni de ténèbres sans obscurité. Rien dans la nature ne peut se suffire; tout réclame un appui étranger, Dieu seul trouve en Lui-même des forces suffisantes. Rien dans l'univers ne tire de soi son existence, parce que rien ne peut se la donner. Il faudrait, pour jouir de cette faculté, exister même avant sa propre création. Dès lors, quelle nécessité de se donner l'existence ? L'homme qui existe avant de se produire à la vie n'a pas besoin de se communiquer ce qu'il possède. Et comment peut-il avoir besoin d'un secours étranger pour concourir à une formation déjà opérée ?

12. Dieu, voilà le seul Être qui n'a point reçu l'existence; car il est absurde de supposer qu'un être vienne au jour par son propre mouvement et puise tout à la fois en lui-même le principe de sa vie. Dieu n'ignore pas qu'Il est incréé; comme nous, Il n'a point traversé une enfance. Il connaît son Principe et sa Nature, et Il ne les tient de personne. Il sait ce qu'Il est, et sa Pensée plane au-dessus de toute intelligence humaine. Il ne nous porte pas envie, Il n'a que de la compassion pour nous. Et comment pourrions-nous comprendre le principe et l'essence d'un être qui n'a pas été créé et qui échappe à nos explications ? Comment parler d'une origine qui n'a point eu de commencement ? c'est un mystère qui dépasse notre conception. Dieu, sur le mont Sinaï, abaissa sa parole jusqu'à parler des choses de la terre (Ex 20), et une foule innombrable resta saisie d'épouvante. Que deviendrions-nous s'Il nous entretenait des secrets du ciel ? Il descend sur la terre pour parler aux hommes et ils sont glacés d'effroi; que serait-ce donc si du haut des cieux Il faisait retentir sa Voix puissante ? Le peuple Le conjura de ne plus faire entendre des accents si redoutables, et Dieu lui accorda sa demande. Moïse pria le Seigneur d'établir sa demeure au milieu de son peuple; et un grand nombre d'hommes furent frappés de mort, parce qu'ils ne pouvaient soutenir le voisinage de l'Essence divine.

13. Dieu montra, dans cette circonstance, que, d'après les lois de sa Justice, les hommes vertueux peuvent L'approcher sans danger, mais que sa Présence est funeste aux méchants. Dieu se voile à nos yeux afin de nous ménager, afin de nous laisser vivre. C'est aussi dans cette pensée qu'Il nous cache ce qui est au-dessus de la portée de notre intelligence. Il S'approcha d'Aaron, et ayant reconnu que ses fils étaient coupables, Il prononça leur arrêt de mort (Nb 3,4). Il S'approcha du peuple et fit périr un grand nombre de pécheurs. S'Il venait à nous parler de Choses divines, et qu'Il nous trouvât incrédules, Il nous détruirait tous. Il ne nous découvre point ces principes élevés, parce qu'Il prévoit que nous leur refuserions notre foi. C'est une preuve nouvelle de sa Bonté, par cette sage prévoyance Il nous sauve la vie. Il ne veut pas trop étendre les lumières de nos esprits, afin de laisser à notre volonté ses libres déterminations. Il n'augmente pas nos forces, par la crainte que notre nature n'en soit accablée; Il n'épuise pas ses dons sur nous, afin que nous ne sortions point du rang auquel nous sommes destinés. Il n'a pas fait les hommes égaux aux anges, pour ne pas confondre les oeuvres de sa Puissance; Il n'a pas donné aux anges le même rang qu'aux chérubins, afin de ne pas détruire l'harmonie de son oeuvre. Il a départi à chacun des dons proportionnés à sa nature. Cette nature, c'est Lui qui l'a créée, et Il n'a point ignoré qu'en raison de son inconstance, elle avait besoin de quelque miséricorde; le Créateur savait que ce n'était que par l'appui de sa Grâce que chaque être pouvait subsister, car Il n'a communiqué son Essence divine à la nature que pour lui donner la vie, et ce qui est mieux encore, c'est qu'Il a mesuré l'intelligence à chaque homme en raison de ses forces pour ne pas leur ouvrir une source d'orgueil, loin de ressembler à ces imprudents qui sont d'autant plus coupables, qu'ils enseignent le mal aux enfants. Le Créateur a favorisé l'homme de tout ce qui était dans la limite de ses forces, Il lui a refusé tout ce qui les dépassait, car Il n'exige de personne des efforts surnaturels.

14. Ne vous en prenez donc pas, ô mortels, à la Toute-Puissance divine, de ce qu'elle n'a pas accordé aux êtres plus de perfections que leur nature ne comporte; ce n'est pas l'ouvrier mais l'ouvrage qu'il faut en accuser. L'orfèvre le plus habile ne donnera pas à la matière qu'il travaille plus d'ornements qu'il ne convient, et on ne pourra rien conclure de là contre son art : de même Dieu ne donnera pas aux ouvrages sortis de ses Mains plus d'éclat que ne le permet leur nature. Un ouvrier, voulant embellir convenablement son ouvrage, n'y mettra que la quantité d'or nécessaire et rien au-delà, lors même qu'il aurait de ce métal en abondance; il sait bien que ce n'est pas en le prodiguant, mais en l'employant avec un goût éclairé, qu'il atteindra la perfection qu'il recherche. Dieu, à qui rien n'échappe de tout ce qui peut être beau et digne d'admiration, a reconnu qu'il n'y a point de similitude possible entre la matière et sa Nature divine. Il a répandu des trésors de beauté sur ses créatures; mais à vouloir faire ce qui rencontrerait un obstacle invincible, Il n'y a jamais songé; Il ne S'en est jamais occupé; d'ailleurs Il n'eût pas trouvé de moyens d'exécution. Si Dieu faisait en sorte qu'une chose qui a été créée parût n'avoir point d'origine hors d'elle-même, Il accuserait sa propre Nature et donnerait à penser que Lui-même a trouvé ailleurs le principe de son Existence, et si dans l'exercice de sa Puissance Il n'avait consulté qu'une volonté sans règle, ses oeuvres ne porteraient pas le caractère de la sagesse.

15. Mortels, notre intelligence ne peut mesurer la Puissance divine; rien ne l'empêchait de faire de ses créatures des êtres plus parfaits; mais Il a approprié ses Dons à leur constitution première. Que de commerçants je connais qui peuvent plus que ce que leurs forces financières ne semblent permettre; mais les richesses qu'ils possèdent leur ouvrent un crédit presque sans borne; mais il leur faut des chances bien certaines pour hasarder au-delà de leur avoir. Si les ouvrages que Dieu a produits avaient exigé de Lui des efforts pénibles, vous seriez peut-être en droit, vous qui vous plaisez à Le critiquer, de croire que sa Puissance a trouvé des bornes qu'elle n'a pu franchir. Prétendrez-vous mesurer de vos faibles regards toute l'étendue de sa Puissance ? Les cieux et tout ce qu'ils renferment lui ont coûté une parole; certes, Il eût pu multiplier ses oeuvres et leur donner un plus grand éclat; mais les êtres créés ne comportaient pas une plus grande perfection. L'artisan habile conçoit toutes les merveilles qu'il peut tirer de la matière, il en exécute quelques-unes et par là proclame l'excellence de son art. A bien plus forte raison, Dieu pourrait concevoir dans ses créatures un plus haut degré de beauté et de perfection; autant les actes sont supérieurs à de vaines paroles, autant la Vertu divine s'élève sans comparaison au-dessus de l'ouvrage sorti de ses Mains.

16. L'exercice de son Pouvoir a donc été limité par la faiblesse de la créature. Mais Il a suivi une libre impulsion lorsqu'Il a répandu cette variété merveilleuse que nous admirons dans ses oeuvres. C'est la Main qui a créé la nature des êtres qui a fait aussi les différences qui les caractérisent, et les richesses qu'elle a déployées dans ce but prouvent ce qu'elle aurait pu faire pour la perfection de la nature intime de ses créatures. Ne cherchons pas dans la nécessité la cause de cette beauté majestueuse; car alors il faudrait admettre que l'auteur en est un autre Dieu. Point de volonté libre là où règne la nécessité; or Dieu a fait tout ce qu'Il a voulu dans le ciel et sur la terre (Ps 134; 114,3) , comme le déclarent les Livres saints. Mais si dans cette prodigieuse diversité des êtres, qui ressemble à une grande confusion, nous trouvons un motif de célébrer les louanges de Dieu, nous pouvons aussi affirmer que le mal n'est pas la cause du bien, et qu'il ne porte pas à la piété. Si le mal avait existé antérieurement, il n'aurait pas laissé le bien se produire, ou bien il faut convenir que le bien est son ouvrage et lui appartient. Soutenir que la matière s'est révoltée contre Dieu, c'est tomber dans une erreur très grave, c'est supposer qu'une chose inanimée est capable de résistance. Que si l'on prétend que la matière a une âme qui la met en mouvement, c'est une absurdité palpable que de confondre l'âme avec ce mouvement; car aucune de nos actions n'est l'âme elle-même. D'un autre côté, avancer qu'il réside au fond de la matière un principe caché qui la féconde, c'est une étrange folie; comment supposer quelque chose de permanent dans une substance soumise à des changements continuels ? Comment ce qui est variable pourrait-il être éternel ? Aucun être n'a précédé l'instant de sa création; Dieu seul a existé de tout temps, et tout ce qui a l'être le tient de Lui. Ce qu'Il a créé, Il l'a fait parce que c'était sa Volonté, et non pour obéir à la nécessité, et Il a fait chaque chose comme Il l'a voulu; ses déterminations Lui appartiennent tout entières, elles sont à l'abri de toute influence étrangère, et c'est pour cette raison que ses ouvrages ne sont pas éternels comme Lui. Si la Volonté divine avait subi la loi de la nécessité, les créatures auraient été aussi anciennes que le Créateur, seulement elles seraient conformes à la volonté qui les a produites. Mais le Bras de Dieu n'a point obéi a la nécessité; s'il en avait été autrement, les êtres créés seraient éternels comme leur Auteur, immuables comme sa Volonté et sa Majesté sainte, qui sont si dignes de nos respects et de nos hommages.

17. Ce n'est point par nécessité qu'Il a établi un culte; si les adorations avaient été un besoin indispensable pour son Bonheur, ses ouvrages dateraient de l'éternité comme Lui. Il ne souffre pas de ce que les païens Lui refusent un culte. Il ne S'émeut point de la diversité des cérémonies. Il ne S'indigne pas contre les Juifs qui L'adorent d'une manière imparfaite. Il ne S'irrite point de ce que les hérétiques ne Lui rendent qu'une partie des hommages qui Lui sont dus. Rien de tout cela ne porte atteinte à son inaltérable Sérénité; Il est resté ce qu'Il était avant tous les temps; Il n'a point éprouvé de changement jusqu'à ce jour, et n'en éprouvera jamais. Tout a son origine dans la Bonté de Dieu; sa Justice a établi les limites de la nature; sa Sagesse éclate dans la variété de ses oeuvres : à nous, mortels, Il a donne, comme je l'ai dit, ce que nous pouvions supporter, et Il a commencé par mesurer nos forces. Comme Il avait prévu que nulle créature ne pourrait Le contenir, Il a produit son Fils sans commencement et de sa propre Substance, aussi bien que le saint Esprit; non par nécessité, ni par l'effet d'une cause étrangère, comme nous l'avons déjà déclaré en parlant du Verbe, mais pour faire éclater la plénitude de sa Divinité, puisqu'Il L'a naturellement engendré de sa propre Substance. Sa Nature est tout à fait indépendante de la nécessité, hors de toute influence étrangère, surtout parce qu'Il a uni la nature à la volonté, et qu'à l'une et à l'autre Il a joint la bonté. La bonté a fait briller la Plénitude de la Divinité; car Dieu a engendré Celui qui Le contient essentiellement. La nature est une preuve de sa Dignité; car Celui qui Le contient, c'est-à-dire le Fils, est digne de cet honneur, puisqu'Il est incréé. La volonté repousse toute idée de contrainte. En effet, Il n'a pas été engendré pour quelque motif étranger, mais afin que le mystère de l'éternité demeurât toujours parfait et que nous ne pussions pas dire que le Fils de Dieu a été engendré naturellement, par une volonté soumise à l'empire de la nécessité.

18. Le saint Esprit n'a pas été engendré, mais Il procède de la Substance du Père; Il n'est pas imparfait, Il est distinct des autres Personnes. Il n'est pas tantôt le Père et tantôt le Fils, mais Il est le saint Esprit ayant la plénitude de la bonté et procédant pour rendre témoignage à la Divinité. Il n'y a eu ni trouble, ni temps, ni circonstance, aucune cause, en un mot, qui ait influé sur le Père lorsqu'Il a engendré le Fils; sa Nature était libre de toute contrainte, et telle que l'Esprit saint l'a établie par son Hypostase : le Père, voulant avoir une autre personne qui participât à sa Nature, mais qui n'eût pas été engendrée, résolut de faire procéder le saint Esprit de sa propre Substance. Il n'a pas produit le saint Esprit avant le Fils, afin qu'on ne pût pas dire que sa Volonté était enchaînée. Il n'a pas eu à craindre le doute des hommes; la Procession du saint Esprit répond à ceux qui demandent comment, étant impassible, Il a engendré le Fils; sans L'engendrer, Il a fait l'Esprit saint égal à Lui-même, de même Il a engendré le Fils et L'a fait égal à Lui-même sans éprouver le moindre trouble. Il n'a pas subi de diminution lorsque le saint Esprit a procédé de sa Substance, et par là Il nous montre comment Il a pu rester impassible en engendrant le Fils. Nous désignons le Fils avant le saint Esprit; mais parce que nous suivons cet ordre, il ne faut pas en conclure qu'il y ait antériorité dans l'existence. Le saint Esprit et le Verbe ont commencé au même instant, c'est-à-dire avec l'éternité. Il nous est impossible à nous-mêmes de dire le verbe, c'est-à-dire de prononcer une parole, sans qu'il y ait un souffle de produit, et ce souffle représente le saint Esprit.

19. Le Père n'a pas eu besoin de produire le Verbe, et il n'y eut aucun intervalle entre l'instant où le Fils a été engendré et celui où le saint Esprit a été produit. La Divinité consiste dans la très sainte Trinité. Le Père, le Fils et le saint Esprit sont bien trois Personnes, mais n'ont qu'une même Substance. D'où il suit que la sainte et consubstantielle Trinité est un seul Dieu. David trouve en nous un exemple qui lui fait dire que le Verbe est dans l'Esprit saint : "Parce que, dit-il, l'esprit est dans notre bouche" (Ps 118,131); non pas qu'il prétende qu'une semblable union existe au sein de la Divinité, mais il s'est servi d'une comparaison pour rendre sensible ce qui a été dit plus haut. Nous comprenons Dieu autant que nos facultés le permettent; Il nous a donné les notions que comportait notre nature. Personne n'en possède l'intelligence complète si ce n'est le Fils et le saint Esprit. Si l'on nous faisait des révélations plus étendues, nous ne pourrions y croire. Si nos connaissances étaient plus parfaites, nous ne pourrions nous défendre de l'orgueil. C'est donc avec raison que Dieu n'a soulevé qu'un coin du voile. Je vous ai donné ces détails afin de vous montrer la Sagesse de Dieu même dans la réserve dont Il use à notre égard; Jésus Christ a dit Lui-même : "Puisque vous ne Me croyez pas lorsque Je vous parle des choses de la terre, comment Me croiriez-vous si Je vous entretenais des choses du ciel ?" (Jn 3,12) Continuant le raisonnement, je dirai : "Puisque nous ne pouvons pas comprendre les choses du ciel, comment voudrions-nous saisir et croire ce qui regarde la Nature même de Dieu ?" Que si les Juifs étaient punis de mort quand ils violaient des préceptes qui ne devaient durer cependant que quelques jours (Dt 18), comment ceux qui ne sont pas fidèles à ce qu'ils ont appris sur la Nature de Dieu pourraient-ils échapper à leur ruine ? Et plût au ciel que le malheur de ces derniers ne fût pas plus grand que celui des Juifs coupables ! Mais, hélas ! la mort de l'âme est cent fois pire ! L'Apôtre nous le déclare formellement lorsqu'il dit : "Quels supplices plus affreux méritera celui qui aura méprisé le Fils de Dieu !" (Hé 10,29)

20. Sachez, mes frères, que tout ce que je viens de vous dire, je l'ai écrit pour moi-même; car je crains de mourir de cette mort terrible. J'ai parlé de la connaissance de Dieu, pour vous faire entendre que j'ai foulé aux pieds ses doctrines : "Les puissants, dit le Seigneur dans le Livre de la Sagesse, seront puissamment tourmentés." (Sg 6,7) La connaissance de Dieu est un don de sa Grâce divine. Moi qui connaissais Jésus Christ, je me suis livré à de vains systèmes sur le hasard et le destin. Je crains que ma pénitence ne soit rejetée, comme celle d'Ésaü. Je sais qu'Ésaü ne fut pas écouté parce qu'il s'obstinait dans sa malice. Je tremble que ma pénitence ne paraisse pas en proportion avec mon crime. J'ai appris que la Grandeur de Dieu est infinie, et la pensée que j'en serai peut-être rejeté me remplit d'effroi. Ne m'avez-vous pas entendu parler de cette Puissance divine qui ne connaît point de bornes ? Si j'ai poussé jusque là mon discours, mon but a été de faire connaître l'excès des misères qui m'accablent. Je vous ai décrit cet océan de sagesse; pourquoi donc ne montrez-vous pas pour moi devant Dieu des torrents de larmes ? Je vous ai entretenus de la rigueur extrême de la Justice divine; pourquoi donc ne montrez-vous pas pour moi une âme compatissante ? Je sais que Dieu a eu pitié de grands coupables qui avaient fait pénitence, et qu'Il leur a pardonné. Mais la plupart d'entre eux avaient péché par ignorance. Je sais que bien souvent Il a fait grâce, mais à des hommes qui avaient de nombreux intercesseurs auprès de Lui. Quand je lis l'histoire de Coré et de Dathan (Lv 10,1-2), je demeure épouvanté à l'aspect de la punition terrible que Dieu leur a infligée pour venger Moïse. Je repasse en mémoire le malheur arrivé à Marie, soeur de Moïse; pour un seul mot qu'elle s'était permis contre lui, elle fut couverte d'une lèpre horrible (Nb 12,1-10). Si la vengeance a été si loin lorsqu'il s'agissait d'un serviteur de Dieu, que n'avons-nous pas à craindre lorsqu'il faudra punir les offenses faites au Dieu éternel ?

21. Si Caïn, pour avoir tué son frère (Gn 4,8), a été si longtemps accablé de maux, que sera-ce de ceux qui ont irrité la Majesté divine ? Les hommes furent sévèrement châtiés par le déluge; je crains un traitement semblable. Le Seigneur s'indigna d'une tour qu'on ne put achever (Gn 9,4-8), quelle ne sera sa colère en voyant les ruines qui m'entourent ? Accourez, mes frères, aidez-moi à obtenir le pardon que je réclame, afin que les saints intercèdent également pour vous, si vous avez commis quelque péché. Celui qui affirme que tout arrive par l'effet du hasard et de la fatalité, celui-là nie l'Existence de Dieu. Cette coupable idée m'est malheureusement venue, je l'avoue. J'en ai fait pénitence; mais j'ignore toujours si Dieu a été apaisé. J'implore le secours des saints; mais je ne sais si leurs prières pour moi sont accueillies. Ézéchiel a dit : "Ni l'intervention de Noé, ni celle de Job, ni celle de Daniel ne servirent aux coupables." (Ez 14,20) Je m'adresse à tous les prophètes; mais je crains de subir le sort de ces Israélites impies pour lesquels les prières étaient inutiles. Dieu dit un jour à Jérémie : "Ne me prie pas pour ce peuple." (Jr 7,16) Que faire ? Puis-je espérer d'apaiser le Seigneur par des dons et des présents ? Mais je crains qu'Il ne me reproche, comme jadis aux Pharisiens (Mt 6,5), de n'écouter que l'intérêt de mon orgueil. Si je m'impose des jeûnes, peut-être me dira-t-Il : "Ces jeûnes, je ne te les demande point." (Is 58,5) Si j'ai compassion des pauvres, peut-être Il me dira : "L'huile du pécheur ne parfumera point ma tête." (Ps 140,5) Et si j'offre l'hospitalité à ses prêtres, Il me répondra : "Tu as présenté du vin à mes Nazaréens, Je t'aurai en aversion." (Am 2,12) Lui offrirai-je des dons à Lui-même ? Mais je crains qu'Il ne me dise : "Quand même tu m'offrirais la fleur de farine du plus pur froment, tu me seras odieux." Je tremble de me présenter dans l'assemblée des fidèles, de peur qu'Il ne me repousse et qu'Il ne me dise : "N'aie pas l'audace de profaner ma maison." (Dn 4,31)

22. Je ne vois de tous côtés, mes frères, qu'embarras et difficultés, et je me replie vers ma conscience. Si je retombe dans mon impiété, malheur à moi ! Si je me conduis avec orgueil et arrogance, je crains qu'Il ne me précipite dans des ténèbres épaisses. Je sais que Nabuchodonosor rentra en grâce après avoir fait pénitence; mais son ignorance d'un côté, sa puissance de l'autre, lui servaient d'excuse; rien de semblable ne peut rendre ma faute plus légère. J'avais déjà goûté les bienfaits de la grâce; mes parents m'avaient élevé dans la connaissance de Jésus Christ. Ceux qui m'avaient donné le jour, m'avaient inspiré la crainte du Seigneur. Je ne voyais autour de moi que des exemples de piété. J'avais entendu parler des tourments divers endurés par les fidèles pour glorifier le Nom de Jésus Christ. Mes ancêtres avaient proclamé sa Divinité devant les juges. Je compte des martyrs au nombre de mes parents. Je n'ai donc aucune excuse que je puisse faire valoir. Si je parle de mon origine, je n'en puis rien dire qui ressemble à ce que Job rapporte de la sienne. Mes ancêtres étaient des étrangers vivant des aumônes qu'on leur faisait. Mes aïeuls, ayant été favorisés de la fortune, devinrent laboureurs; mon père et ma mère s'étaient adonnés à la même profession, et ne jouissaient dans la ville que d'une considération médiocre : quel motif ai-je donc pu avoir de m'enfler comme Nabuchodonosor ? Où étaient mes richesses, mon opulence ? Ai-je une force prodigieuse ? Ma beauté est-elle si remarquable ? Je voudrais pouvoir me dispenser de vous raconter quelle a été ma jeunesse, par la crainte que je ne devienne à vos yeux un objet d'abomination. Dès mes premières années, je fis profession du christianisme; et je n'en fus pas moins, dans ma jeunesse, porté aux insultes, aux méchancetés, aux querelles et à l'envie. Continuellement en dispute avec mes voisins, sans pitié pour les étrangers, sans douceur pour mes amis, sans entrailles pour les pauvres; dépourvu de sens, me livrant à la violence pour les sujets les plus légers; occupé de pensées coupables, adonné à la débauche avant même que l'âge eût allumé mes passions. Je sais que j'ai reçu le pardon de tous ces péchés dans le sacré Tribunal; mais que dirai-je de la conduite criminelle que j'ai tenue depuis, des erreurs que j'ai embrassées après avoir connu la vérité ? Ah! j'ai le plus grand besoin de votre assistance.

23. Venez à mon secours, mes amis, pleurez-moi comme si j'étais déjà dans les bras de la mort, ou du moins, puisqu'il me reste encore un souffle de vie, comme ayant un pied dans la tombe. Répandez sur moi vos miséricordes comme sur un malheureux captif; donnez-moi vos soins comme à un malade couvert de blessures envenimées; car tout mon corps ne forme qu'une plaie. Je suis dans un état pire que les Juifs eux-mêmes; il n'y avait pas, il est vrai, une seule partie de leurs corps où un appareil pût être placé; mais le mal a rongé jusqu'à mon âme. De la tête aux pieds ils étaient sillonnés de plaies honteuses; mais la putréfaction a gagné jusqu'au fond de mes entrailles. Les Juifs ont été séduits par des flatteurs; mais moi, je n'ai été entraîné par personne. Seul j'ai conçu une idée outrageante pour la Divinité, je n'ai eu d'autre complice que le démon qui a obscurci mon entendement.

24. Je tremble, mes frères, de mourir comme eux dans l'impénitence. Je ne puis alléguer d'autre excuse, si ce n'est que cette idée abominable m'a été suggérée par le démon. Mais une excuse semblable n'a rien valu à Adam. (Gn 3,6;12) "C'est le démon, disait-il, qui m'a donné ce conseil, je n'ai fait que lui obéir"; Ève non plus ne put éviter sa condamnation; Ésaü, qui avait eu la même faiblesse, subit le même sort. (Gn 27,41) Ces faits nous apprennent que le démon a sur la terre des hommes semblables à lui, ses complices, qui sont à lui, et que saint Paul appelle des vases de colère. (Rm 9,22) Je crains que Dieu ne m'ait condamné à être de leur nombre. Pour les punir de leur orgueil, Il les a livrés a des passions honteuses. (Rm 1,26) Je tremble qu'un arrêt semblable ne soit prononcé contre moi. Encore maintenant je suis obsédé de pensées infâmes; la jalousie, la haine, la colère, l'amour-propre, la méchanceté trouvent accès dans mon coeur; je hais les pauvres, je repousse les indigents avec dureté et mépris. Plongé dans l'ignorance, j'ai de moi une haute idée. Tandis que je suis sujet à tant de vices, je me glorifie de ma sainteté; coupable de tant de péchés, je veux encore passer pour juste. Menteur moi-même, je reprends les menteurs. Ayant un coeur corrompu, je m'élève contre les libertins. Je poursuis les voleurs de mes remontrances, et je prodigue l'insulte aux pauvres Je condamne les médisants, et je suis atteint du même défaut. Je marche avec orgueil, et je ne suis que corruption. J'occupe la première place dans l'Église, et je ne suis pas digne de la dernière. Je recherche les honneurs, et je ne mérite que la confusion. Je désire qu'on me salue respectueusement, et on devrait me cracher au visage. J'aperçois des religieux, aussitôt je prends un air grave; je rencontre des hommes du monde, et j'imite leurs manières arrogantes. Je veux paraître aimable aux femmes, pieux aux hommes riches, grave aux étrangers, sérieux et prudent aux gens de ma maison, respectable à mes parents, parfait aux hommes sages. Parmi les personnes livrées à la piété, je me montre le plus religieux. Les gens simples, je les méprise à l'égal des bêtes. Je ne laisse passer aucune injure sans m'en venger. Aux observations, je réponds par l'emportement. Contre les réclamations les plus justes j'élève des contestations. Je regarde comme des ennemis ceux qui me disent la vérité. Je supporte avec peine les répréhensions. J'écoute volontiers les flatteurs. Je ne veux pas travailler, et si quelqu'un me refuse un service, je m'emporte contre lui. Je refuse d'aider ceux qui travaillent, et si quelqu'un ne veut pas me prêter assistance, je le maudis comme un homme endurci par l'orgueil. Je ne reconnais pas mon frère lorsqu'il est dans le besoin, et s'il jouit d'une bonne santé, je ne trouve jamais qu'il fasse assez pour moi. Je déteste les malades, et lorsque je suis indisposé, je désire que tout le monde me donne des témoignages d'intérêt. Je méprise les anciens, et dans les réunions je ne parle jamais avec sincérité. Je déchire les absents, je flatte ceux qui sont présents. Je refuse d'honorer ceux qui le méritent, et j'exige qu'on me respecte, moi qui en suis indigne. Je ne vous exposerai pas les pensées qui se présentent à mon esprit sur la loi, les prophètes, l'évangile, les apôtres, les docteurs de l'Église, les prédicateurs, les ministres, les lecteurs, les dispensateurs, les évêques; pensées qui déchirent et corrompent mon âme.

25. Je passe sous silence les vains soucis, les misérables inquiétudes de l'amour-propre, ma négligence et ma tiédeur dans la prière, mon ardeur dans la médisance. Je me plais à écouter des histoires futiles; si quelqu'un m'entretient de tempérance et de chasteté, il m'inspire un mortel ennui. Si on lit les Livres saints, je me trouble. Je me plais a écouter ceux qui disputent sur quelques points de philosophie. Je ne parle pas des prétextes que j'invente afin d'être dispensé de me lever pour la prière, de la manière peu édifiante dont je suis entré dans l'église, de mes retards calculés, des discours futiles que j'ai adressés aux fidèles réunis, du soin avec lequel je me suis occupé de bonne chère, des invectives que je me suis permises jusque dans le lieu saint, de mon éloignement pour la prière, de ma négligence dans le chant des psaumes, de l'art avec lequel j'ai cherché à tromper, de mon adresse pour me procurer des bénéfices, des paroles remplies de séduction que j'ai adressées à de saintes femmes; de l'empressement avec lequel je les ai abordées, de mon mépris pour les pauvres, de mes assiduités auprès des riches, de la colère que j'ai montrée à ceux qui ne me servaient pas à mon gré, de tant de promesses auxquelles j'ai manqué, des services nombreux que j'ai en quelque sorte exigé de mes amis, au lieu de les leur demander avec prière.

26. Je ne vous peindrai pas mon avidité insatiable pour recevoir des présents; je passe sous silence mon approbation donnée mille fois aux péchés des autres, les vains conseils, les flatteries inspirées par l'espoir de m'attirer des dons plus considérables, les disputes, les supplications, les vains récits, les pernicieuses querelles, les luttes inutiles, et tant de discours et de débats. Telle est ma vie, mes frères; voilà les fautes que j'ai énumérées. Si vous pouvez m'alléger d'un si lourd fardeau, de grâce, prenez compassion de moi. Si vous pouvez quelque chose pour dompter des passions si perverses, empressez-vous de me secourir. Si vous vous sentez la force de mettre en fuite cette légion de mauvaises pensées qui m'assiègent, je vous supplie de ne pas m'abandonner dans le combat.

27. Il n'était pas nécessaire, me direz-vous peut-être, d'entrer ici publiquement dans un examen si détaillé de vos pensées intimes. Après avoir commencé un discours contre le système de la fatalité, à quoi bon s'étendre si longuement sur ses propres défauts ? Je vais citer plusieurs exemples puisés dans les saintes Écritures, et qui semblent me justifier. Job offrait un sacrifice pour ses enfants, "dans la crainte, disait-il, qu'ils n'eussent conçu quelque pensée criminelle au fond de leur coeur." (Jb 1,5) Si l'on ne devait pas examiner scrupuleusement sa conscience, pourquoi donc sacrifierait-il un veau pour des fautes commises par la pensée ? Ceux des partisans de Coré qui avaient formé des projets coupables furent condamnés à être dévorés par les flammes (Nb 15,26); nous lisons dans l'Évangile : "Les cheveux de votre tête ont été comptés."(Mt 10,30; Lc 12,7) Par cheveux, il faut entendre ici les pensées; car c'est la tête qui les engendre, puisqu'elle renferme les facultés intellectuelles. Dieu regarde l'adultère comme s'il était commis, dès lors qu'on y donne son consentement; à ses yeux, concevoir un désir criminel à la vue d'une femme, c'est comme si l'on consommait le crime; la colère, le désir de la vengeance équivalent au meurtre, à l'homicide. "Quiconque, dit-Il, s'irrite sans motif contre son frère subira un jugement (Mt 5,22); celui qui hait son frère est homicide." (1 Jn 3,15) Saint Paul parle lui-même de l'examen qu'on doit faire de ses pensées : "Le Seigneur dévoilera, dit-il, les pensées secrètes des coeurs et les desseins cachés dans les ténèbres." (1 Co 4,5) Il ajoute : "A ce moment terrible, les pensées accuseront ou défendront les hommes." (Rm 2,15-16)

28. Ne me dites donc pas que les pensées ne doivent être comptées pour rien, puisque le consentement que nous leur donnons nous rend aussi coupables que si nous commettions le péché. Il ne faut pas mettre cependant sur la même ligne cette multitude de pensées qui surgissent de toutes parts dans notre esprit; mais on doit examiner si notre âme s'y est arrêtée avec complaisance, et s'il en est résulté un certain plaisir. Le laboureur répand la semence à pleines mains; mais toutes les graines ne fleurissent pas; de même l'esprit offre mille idées à la volonté, mais celle-ci est loin de les accepter toutes. Le laboureur réclame le fruit de toutes les graines qui ont germé; de même Dieu demande compte de toutes les pensées que la volonté ne repousse pas. "Mon Père, dit le Sauveur, est un cultivateur" (Jn 15,1) et saint Paul a dit : "Vous êtes les terres que Dieu cultive." (1 Co 3,9) Ne cherchez donc pas à m'inspirer une fausse sécurité; mais partagez plutôt mes inquiétudes. Le même Apôtre dit ailleurs : "La parole de Dieu démêle les pensées et les sensations du coeur, elle pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit." (He 4,12) Puisqu'elle démêle les pensées, pourquoi tardez-vous à venir au secours d'un coupable ? Désirez-vous connaître mon esprit et mon coeur ? Une comparaison prise dans l'agriculture vous le fera comprendre. Les cultivateurs savent distinguer les différentes sortes de terres, et ils préfèrent jeter telle ou telle semence suivant la nature du sol; 1'expérience leur a appris ce qui convient à chaque espèce. Dieu sait de même discerner parfaitement entre les pensées suggérées par la nature et celles consenties par la volonté.

29. Voilà ce qui fait dire à l'Ecclésiaste : "Tout est vanité, mais le choix de l'esprit est libre." (Qo 1,14) Dieu a placé la nature dans la vanité, mais Il a laissé à notre libre arbitre le soin de préférer ce qui est contraire à l'inclination naturelle. "Tout ce qui vient de la vanité, ajoute l'Écriture, périra (Qo 2,16); mais les actions de chacun seront jugées par Dieu." (Qo 12,14) L'Apôtre compare à des brutes les hommes qui suivent les penchants de la nature; il appelle charnels ceux qui vont jusqu'au raffinement. Les hommes vraiment spirituels soumettent la chair à l'Esprit. Dieu connaît parfaitement notre nature, sait jusqu'à quel point notre volonté est libre, et quelle est sa puissance; Il jette sa Parole comme une semence, et réclame des fruits suivant le degré de nos forces. Certes, sa Science n'est pas inférieure à celle des cultivateurs, qui approprient leurs soins aux qualités de la terre; Il a une idée complète et distincte de notre âme, de notre esprit, de nos penchants, de notre liberté. Si la raison s'accorde avec la nature, Dieu n'exige rien; car Il a posé à la nature des bornes qu'elle ne peut dépasser, Il lui a imposé des lois qu'elle ne peut enfreindre. Mais si la volonté est entraînée par une nature dépravée, et se laisse vaincre par elle, on lui demande compte de sa conduite, parce qu'elle est insatiable dans ses désirs, et qu'elle ne respecte pas les limites que Dieu a tracées.

30. Ainsi, mes frères, point de différence entre consentir au mal, ou le commettre, la moralité de l'acte est dans l'intention. Aussi si Jésus Christ a dit que les hommes se souillent par le consentement qu'ils donnent aux mauvaises pensées (Mt 15,11), Il n'ignore pas que c'est l'âme qui produit tous les mouvements du corps. Je puis vous prouver cette vérité par des exemples tirés de la loi; le contact d'un homme impur suffit pour souiller celui qui était pur, et rend la purification nécessaire. (Nb 19) Or la fornication, l'envie, l'injustice, sont réellement des choses impures. En commettant le mal, vous répandez le mal sur tous ceux qui vous approchent. Votre volonté consent-elle à une mauvaise action, elle vous souille par cette impureté. Vous avez remarqué qu'on ne dit pas que celui qui se souille souille les autres par là même, mais qu'il souille tout ce qu'il touche, tout ce qui est en communication avec lui. Cette différence se voit dans notre propre conduite. Si quelqu'un tombe dans la fornication, s'il commet un scandale, s'il donne un mauvais exemple, soyez certain qu'il transmet son impureté. S'il ne pèche que par pensées, il ne souille point les autres, parce que son péché n'a pas de témoin; mais il se souille lui-même, et il subit un jugement pour sa faute.

31. Quelle différence y a-t-il donc entre ces deux manières de commettre le mal ? Une très grande assurément : celui qui pèche par action entache tous ceux pour qui il est une occasion de chute et qui peuvent l'imiter. Celui qui pèche seulement par pensée n'aura à rendre compte que de lui-même. Les lois païennes, d'accord en ce point avec les Livres saints, condamnent et punissent également et celui qui consent au mal et celui qui le commet : en effet, celui qui consent est regardé et puni comme un complice. Une loi concernant les maisons et les pierres me fournit une nouvelle preuve de ce que j'ai avancé : "Si un prêtre, dit-elle, entrant dans une maison, y aperçoit des vestiges de lèpre, la maison et tout ce qu'elle renferme seront considérés comme impurs." (Lv 14,44) Par prêtre, il faut, d'après moi, entendre dans ce passage, la loi et la connaissance qu'on en acquiert. Si quelqu'un pèche avant de connaître la loi, il n'aura pas à rendre compte pour les autres, parce qu'il a agi dans l'ignorance; mais il n'en reste pas moins impur et couvert de honteuses souillures. La question que j'examine admet une nouvelle interprétation et de nouveaux développements, je vais vous les exposer franchement et aussi bien qu'il dépendra de moi, afin que vous appreniez que je ne suis qu'un grand pécheur.

32. Il est des hommes qu'on ne peut pas appeler impurs, mais qui ne sont pas tout à fait innocents à cause de leurs relations et des sociétés qu'ils fréquentent. Ceux qui donnent leur consentement sans se douter du mal qu'ils commettent, pourvu qu'ils se retirent promptement de ce pas dangereux, n'auront pas même à rendre compte du consentement accordé : dans la loi, il n'y avait point de peine portée contre ceux qui, en voyant commettre un crime, continuent leur chemin, mais bien contre ceux qui s'y mêlent d'une manière active. Aussi la loi et notre conscience, qui en ces matières sont juges souverains, condamnent-elles d'un commun accord comme ayant participé au crime l'homme qui a été surpris avec des brigands au moment où ils commettaient un forfait, auquel il donne son assentiment. Cette règle de justice n'était pas ignorée de l'Apôtre : "Sont dignes de mort, dit-il, non seulement ceux qui font mal, mais encore ceux qui y donnent leur consentement." (Rm 1,32) Nous trouvons une preuve de cette vérité dans les faits que je vous ai racontés au commencement de ce discours; ceux qui avaient été simplement témoins des crimes commis furent remis en liberté, parce qu'ils n'avaient rien fait qui méritât la mort; mais tous ceux qui en avaient été les auteurs furent condamnés au supplice.

33. Qu'on ne cherche donc pas à me rassurer en disant que le consentement donné à des pensées coupables n'est pas un mal; mais puisque maintenant on connaît la vérité, qu'on me plaigne plutôt, et qu'on implore le Seigneur pour moi. Si la confession publique que je fais de mes fautes n'est pas suivie d'une réforme salutaire dans ma conduite, je n'en deviens que plus criminel. Nous lisons dans l'Écriture sainte : "Celui qui connaît le bien, et qui ne le pratique pas, commet un péché." (Jc 4,17) Celui qui ayant été repris ne rougit pas de ses faiblesses, subira un châtiment terrible; il a irrité le conseiller charitable qui l'a prévenu. Je me reprends moi-même, mais je n'en persiste pas moins dans le péché; je confesse mes fautes, et je continue à les commettre. Ma seule excuse, c'est de ne pas voir, alors même que j'ai les yeux ouverts, puisqu'après en avoir fait pénitence, je retombe dans l'iniquité. Après avoir reconnu les péchés, je n'ai point changé de conduite, et je sais par là combien mes forces sont insuffisantes; je vois que ma pénitence est sans fruit, puisque je suis esclave du péché, et que je fais le mal en dépit de mes résolutions : je suis comme enrôlé sous les drapeaux de l'iniquité, je la sers, je lui obéis; et quoique sans énergie, je lui paie un tribut, subjugué par l'empire que l'habitude lui a donné sur mon âme. La chair me tient en servitude, je me livre à ses penchants déréglés. Je sais que la corruption me gagne et glisse dans tous mes membres, et cependant je vis sous la loi du péché. Je fuis le travail et la gêne, et semblable à un chien que l'on tient à la chaîne, je m'élance sur ceux qui veulent me donner des ordres. Je hais le péché, mais je demeure attaché aux passions par des liens indissolubles. Je fuis l'iniquité, mais tous mes efforts sont vains contre les charmes de la volupté. Je me suis soumis au joug du péché, et aujourd'hui je ne peux me soustraire à son empire. Dans mon sein fermentent mille passions qui étouffent la liberté. J'ai uni si étroitement mon esprit à la chair, qu'il ne veut plus s'en séparer. Je m'efforce de réformer ma conduite; mais je suis dominé par d'anciennes habitudes. Je m'évertue à me libérer, et je suis retenu sans cesse par l'énormité de ma dette. Le démon est le plus redoutable des usuriers; il ne rappelle jamais au débiteurs ses obligations. Il prête volontiers et ne réclame jamais; au lieu d'exiger de vous des intérêts, il vous réduit en esclavage. Il nous fournit avec empressement tout ce qui peut exciter et enflammer nos passions, et ne demande jamais ce qui lui est dû.

34. Au moment où je veux m'acquitter, il me charge d'une dette nouvelle. Si je le force à recevoir un paiement, il me fait un autre prêt, en sorte qu'il semble que son argent me sert à payer ses arrérages. Il renouvelle sans cesse mes dettes, en faisant succéder des passions nouvelles à celles que j'abandonne. Lorsque je me flatte de solder un compte en retard, il me fait souscrire de nouveaux engagements, il voit qu'en continuant à être son débiteur, je persiste dans le péché, et il s'efforce d'ajouter des passions nouvelles à celles qui sont déjà maîtresses de mon coeur. Ses soins sont de me faire perdre le souvenir de mes dérèglements passés, afin que je ne les confesse pas; et il cherche à m'engager dans des liens nouveaux, comme s'il n'en devait résulter aucun préjudice pour moi.

35. C'est ainsi que je change continuellement de chaînes, et que j'ai 1'imprudence de ne songer à celles que j'ai portées. Je capitule bientôt avec les passions qui attaquent mon âme, et de nouveau je me constitue débiteur. Je leur fais un accueil empressé, tout aussitôt elles m'accablent de leurs usures, et me réduisent en servitude; lorsque je veux secouer leur joug, elles me livrent les unes aux autres comme un esclave que l'on vend. Je me sens retenu par d'autres liens quand je m'efforce de rompre ceux dont elles m'ont enlacé; et si je veux m'arracher à l'agitation de cette vie, je me retrouve insensiblement le défenseur de ces mêmes passions.

36. Ô empire perfide du dragon, qui vous tyrannise et semble vous obéir ! Ô pouvoir redoutable des passions qui imposent leur joug à tous les hommes ! Ô triste habitude du péché qui devient en nous une seconde nature ! L'iniquité m'a donné des arrhes pour être plus certaine de me posséder. Elle a flatté ma chair, afin de subjuguer mon esprit. Elle s'est emparée de moi dès les premières années, afin que ma raison n'aperçut pas les suites funestes. Elle s'est unie à mes organes encore imparfaits, afin de retenir par un lien de fer mon intelligence parvenue à la maturité. Si je veux fuir, elle m'arrête malgré moi dans ses chaînes; si je veux rompre avec la chair, elle m'accuse de folie et d'ingratitude. Elle s'élève comme une barrière autour de mon esprit, et ferme tout accès à la lumière; sa malice veille sans cesse auprès de moi, de peur que je ne m'adresse à Dieu, et que je ne Le supplie de ne pas permettre que ma chair soit vendue. Elle soutient avec serment qu'il n'y a aucun mal à céder aux doux penchants de la nature, et qu'on ne sera pas puni pour une faute si légère. Elle réveille une foule de mauvaises pensées dans l'esprit, et prétend qu'il n'en sera jamais parlé. Elle assure que ces pensées n'auront aucun danger, et qu'il n'y a qu'à les oublier. Si je lui parle du jugement à venir : "C'est moi, dit-elle, qui subirai la peine pour toi." Si je réplique que ce sont des péchés : "J'en rendrai compte, dit-elle, et je te justifierai." Si je lui prouve que je ne puis manquer d'être puni : "Eh ! pourquoi, me dit-elle, puisque c'est moi qui te les ai suggérées ?" Si je lui réponds encore que je serai condamné pour y avoir consenti : "Mais non, n'est-ce pas moi qui t'ai poussé au mal ? Et comment pourra-t-on te reprocher ton consentement, dès l'instant que ta volonté ne fut pas libre ?"

 

Date de dernière mise à jour : 2017-02-15