Passioniste de Polynésie

1ere lettre à don Gutierre Lasso de la Vega

Saint jean de dieu 1

Que cette lettre soit remise au très noble, très vertueux, très généreux chevalier de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et son esclave tout dévoué, Gutierre Lasso. Amen Jésus.

Qu'elle lui soit remise, en main propre, à Malaga ou bien là où il se trouve. Amen Jésus.

Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de Notre Dame la Vierge Marie toujours pure. Dieu avant tout et par-dessus tout ce qui est au monde! Amen Jésus.

Dieu vous garde, mon frère, très aimé et très cher dans le Christ Jésus!

La présente lettre est, pour vous faire part de mon extrême affliction et de ma grande détresse - et de tout cela, je rends grâce à Notre-Seigneur - car, sachez-le, mon frère très aimé et très cher dans le Christ Jésus: si nombreux sont les pauvres qui se présentent ici que, souvent, je suis stupéfait qu'on puisse les nourrir; mais Jésus-Christ pourvoit à tout et leur donne de quoi manger. Rien que pour le bois, c'est sept à huit réaux qu'il faut chaque jour; la ville est grande, en effet, et comme il y fait très froid, surtout par ces temps d'hiver, les pauvres affluent en cette maison de Dieu. En comptant malades, bien portants, gens de service et voyageurs, il y a plus de cent dix personnes. C'est un hôpital général; aussi y reçoit-on, d'ordinaire, toutes sortes de malades et toutes sortes de gens. Il y a des perclus, des manchots, des lépreux, des muets, des aliénés, des paralytiques, des teigneux, des vieillards et beaucoup d'enfants, sans parler des nombreux voyageurs et passants qui s'arrêtent ici et auxquels on donne le feu, l'eau, le sel et les utensiles nécessaires pour apprêter les aliments. Et, pour tout cela, il n'y a pas de revenus, mais Jésus-Christ pourvoit à tout .

Point de jour où il ne faille quatre ducats et demi et quelquefois cinq, pour approvisionner la maison en pain, viande, volaille et bois, sans compter les frais spéciaux de médicaments et d'habits. Quand les aumônes ne suffisent pas à pourvoir à tous ces besoins, je prends à crédit: et parfois, il nous arrive aussi de jeûner.

Voilà comment je me trouve, ici, endetté et captif pour Jésus-Christ seul. Je dois plus de deux cents ducats pour chemises, manteaux, souliers, draps de lit, couvertures et bien d'autres choses nécessaires en cette maison de Dieu, et aussi pour la nourriture des petits enfants qu'on y abandonne.

Ainsi, mon frère très aimé et très cher dans le Christ Jésus, à la pensée de mes si lourdes dettes, il m'arrive bien souvent de n'oser sortir de la maison; et à la vue des souffrances de tant de pauvres, mes frères et mes semblables, aux besoins corporels et spirituels si grands, je suis bien triste de ne pouvoir les secourir.

Cependant, je mets ma confiance en Jésus-Christ seul; il me libérera de mes dettes, car il connaît mon cœur. Et je dis: malheur à celui qui se fie aux hommes et non à Jésus-Christ seul! Il se verra abandonné d'eux, qu'il le veuille ou non. Le Seigneur, au contraire, est fidèle et constant; il pourvoit à tout. Grâces lui en soient donc rendues à jamais! Amen Jésus .

Mon frère très aimé et très cher dans le Christ Jésus, j'ai voulu vous rendre compte de mes travaux, car je sais que vous les appréciez charitablement, comme moi-même je le ferais pour les vôtres. Je connais aussi votre grand amour pour Notre-Seigneur et votre pitié pour ses enfants, les pauvres, ce qui m'incite à vous exposer leurs besoins et les miens.

Nous tendons tous au même but, chacun, il est vrai, par la voie où l'achemine le bon plaisir divin; c'est une raison de nous encourager les uns les autres. Mon bien-aimé frère en Jésus-Christ, ne cessez donc pas de prier, pour moi, le Seigneur: qu'Il m'accorde, avec la grâce et la force de résister victorieusement au monde, au démon et à la chair, l'humilité, la patience, la charité fraternelle, la sincérité dans l'accusation de tous mes péchés et l'obéissance à mon confesseur! Qu'il me fasse encore la grâce de me mépriser moi-même, d'aimer Jésus-Christ seul, de professer et croire tout ce que professe et croit notre mère la sainte Eglise; je le professe et le crois fermement et réellement. Comme elle le professe et le croit, ainsi je le professe et le crois: de cela, je ne veux pas me départir, j'y ai mis mon sceau; je l'enferme avec ma clef.

Mon frère en Jésus-Christ, c'est un grand soulagement pour moi de vous écrire; car j'ai l'impression de vous parler et de vous faire part de mes peines: or, je sais que vous y compatissez. J'en ai fait l'expérience durant mes deux séjours en votre ville, où vous m'avez si bien accueilli et témoigné tant de bienveillance. Que Notre-Seigneur vous récompense au ciel pour toutes vos bonnes œuvres faites pour son amour, en faveur des pauvres et de moi-même! Oh! oui, qu'il vous en récompense! Amen Jésus.

Mon frère en Jésus-Christ, vous saluerez de ma part tous les membres de votre maison et vos enfants très aimés; d'une façon spéciale, aussi, mon cher frère en Jésus-Christ, le maître d'école, le bon Père et mon frère en Jésus-Christ, l'évêque, doña Catherine, mon hôtesse et sœur très aimée en Notre-Seigneur et toutes les autres personnes qu'il plaira à la divine volonté. Amen Jésus.

Mon frère en Jésus-Christ, j'envoie là-bas, pour vous porter cette lettre, ce jeune messager. Voici pourquoi: un jeune homme, natif de Malaga et décédé en cet hôpital, a légué à cette maison quelques biens pris sur un héritage consistant soit en vignobles, soit en rentes. Mon envoyé pourra mieux vous conter l'affaire, il s'en est occupé dès le commencement.

Je désire qu'on vende ces biens, car j'ai grand besoin d'argent et le revenu annuel en est minime; aussi, pour l'amour de Notre-Seigneur, si vous connaissez quelqu'un qui veuille les acheter, vendez-les-lui, tout de suite, à condition que personne n'y perde, ni l'acheteur ni les pauvres, et que tout se fasse rapidement. Le porteur de cette lettre s'en reviendrait ainsi, aussitôt, avec l'argent. C'est un homme qui a ma confiance; il a sur lui ma procuration et les pièces qu'il a rapportées de ce pays.

Pardonnez-moi de vous occasionner tant de fatigues; un jour, elles seront votre gloire au ciel.

Pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous recommande cette affaire. Avec l'argent qu'elle rapportera, nous devons acheter des habits aux pauvres, qui prieront Dieu pour l'âme de leur bienfaiteur. Il me faudra aussi payer la viande et l'huile; les fournisseurs ne veulent plus me faire crédit, car je leur dois beaucoup. Je les fais patienter en leur disant qu'incessamment, on va m'apporter quelque argent, de Malaga.

Je ne veux pas actuellement solliciter de vous des étrennes; il y a là-bas, je le sais, assez de pauvres à secourir.

Que Notre-Seigneur accorde à votre âme le salut! Or, en cette existence pleine de soucis, la bonne mort est comme une clef entre les mains de celui qui sait se sauver, et tout le reste n'est rien.

Votre bien peu obéissant et bien petit frère Jean de Dieu, prêt à mourir si Dieu le veut, mais qui attend en silence, espère en Dieu et désire le salut de tous les hommes comme le sien propre. Amen Jésus.

De Grenade, le 8 janvier de l'année 1550. 

Date de dernière mise à jour : 2021-07-04