Passioniste de Polynésie

Les Quarante Jours d'Extases

MariemadeleinepazziLes Quarante Jours d'Extases
édition numérique réalisée par Jocelyne  et www.JESUSMARIE.com
Marie-Madeleine de Pazzi 2 avril 1566-25 mai 1607

Introduction 

  1. 27 mai 1584 fin de tout espoir de guérison pour la jeune novice de 18 ans

27 mai 1584, au monastère de Santa-Maria-degli-Angeli, faubourg populaire de San-Frediano de Florence, une modeste cérémonie religieuse marque la fin de tout espoir de guérison pour une jeune novice, Sœur Maria Maddalena, de la noble famille des Pazzi.   Ce jour, qui se présentait sous le signe de la déception et de la tristesse, ouvrait cependant une page étonnante de l’histoire du Carmel de Florence et de la spiritualité.   Lisons le récit qu’en a fait, plus tard, Soeur Maria Pacifica del Tovaglia:

  « Elle désirait ardemment que le Seigneur brisât le lien de sa chair mortelle pour lui être parfaitement unie, disant avec saint Paul : J’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ ».   Comme son état empirait chaque jour, elle espérait une fin rapide. Après deux mois de maladie et d’efforts inutiles, les médecins la déclarèrent perdue, et les Mères se décidèrent à lui laisser prononcer ses vœux, le 27 mai 1584, jour de la Sainte-Trinité. Elle était si malade que le Père confesseur voulait qu’elle restât au lit pour la cérémonie… Mais s’en remettant à Dieu, elle demanda aux Sœurs la grâce de la porter dans le chœur devant l’autel de la Vierge; c’est là que le Père confesseur célébra la Messe, tandis qu’elle restait allongée dans un petit lit qu’on lui avait préparé.   À la fin de la Messe, dans les mains de notre Père confesseur Agostino Campi da Pontremoli,  elle prononça les saints vœux avec une grande dévotion et une ferveur extrême. Puis, une Sœur la ramena dans son lit à l’infirmerie, en la prenant dans ses bras. Elle pria les infirmières de fermer les rideaux et de sortir de la chambre car elle voulait se reposer un peu.   Au bout d’une heure environ, l’infirmière, étonnée du fait qu’elle n’entendait pas la malade tousser comme d’habitude – elle ne restait pas le temps d’un Ave sans tousser – intriguée par ce silence inaccoutumé, s’enhardit et doucement entra dans la chambre et, tirant les rideaux, elle la vit reposer en son centre, c’est-à-dire en Dieu. Son visage était beau, son teint coloré, ses yeux fixés sur le Crucifix. Son visage resplendissait d’une majesté et d’une grâce telles qu’elle ne semblait plus la même personne, elle que la maladie avait rendue blême et décharnée. Ce que voyant, l’infirmière en informa la Mère Prieure, qui, avec d’autres Mères, se rendit dans la chambre. Et toutes les autres Sœurs qui vinrent la visiter, entrant une à une dans la chambre, en reçurent une très grande consolation. Ce fut la première fois que nous la vîmes en extase, et cela dura deux bonnes heures ».

C’est ainsi que commence pour la jeune professe une période exceptionnelle d’extases quotidiennes, qui se prolongea durant quarante jours. D’autres extases vont suivre, mais à un rythme moins régulier, sauf durant la semaine de la Pentecôte à la Trinité, l’année suivante, qui, avec les quarante jours, constitue un cycle achevé d’extases.

2. Le confesseur exige pour discerner que tout soit communiqué à des religieuses spécialement désignées

« Dès les premières extases de 1584, le confesseur du monastère, Agostino Campi da Pontremoli, pour se rendre compte s'il s’agissait d’illusions ou de tromperies diaboliques ou de faveurs divines, avait par l’entremise de la prieure, ordonné à la jeune professe, en vertu de l’obéissance, de rapporter tout ce qui lui arrivait en sa vie, en particulier en ses extases, tout ce que Dieu lui communiquait, à des religieuses qui avaient mandat de le mettre par écrit ».

  On lui donna comme confidente Sœur Veronica Alessandri.  Le Père, conscient du caractère embarrassant de cette assistance, eut la délicatesse de lui donner pour ces communications une jeune professe, sa compagne de noviciat, avec laquelle elle était assez intime. Sœur Marie Madeleine l'accepta comme une mortification : elle obéit du mieux qu’elle put.   Mais les Supérieures du monastère ne furent pas satisfaites du résultat. Après ses extases, Sœur Marie Madeleine ne se rappelait que peu de choses et de manière fragmentaire, d’autres fois elle ne trouvait pas les mots pour exprimer ce qu’elle avait vu et entendu; enfin il arrivait qu’on ne pût l’interroger car parfois ses extases se prolongeaient plusieurs heures.

« Les religieuses, ne voulant pas perdre tant de trésors de doctrine et de rare expérience religieuse, décidèrent, en accord avec le confesseur, d’écrire durant l'extase même tout ce que disait la sainte, prenant note en même temps des gestes les plus significatifs. L’extase terminée, la sainte relisait ce qui avait été écrit, elle corrigeait les erreurs, s’il y en avait, disant : « C’est ceci que j’ai compris ou dit », et elle déclarait avoir eu toutes ces connaissances et compréhensions telles qu’elles étaient consignées. »

  Ces notes étaient ensuite recopiées dans des livres manuscrits, gardés dans les archives du monastère. Il est probable qu’une partie d’entre elles ne furent pas consignées dans ces livres; elles ne furent pas toutefois jetées au feu, mais utilisées dans le procès de béatification et dans la rédaction de l’œuvre de Puccini,  premier biographe de la sainte. Celui-ci publia aussi, en 1611, une édition des œuvres de Soeur Marie Madeleine, qui ne correspond pas exactement aux grands livres manuscrits. C’est pourquoi il fut accusé d’avoir interpolé les écrits de la sainte, confondant les extases, développant parfois longuement une pensée de quelques lignes à peine dans les originaux, etc.. Catena pense que Puccini a pu se servir aussi des notes qui devaient être plus étendues que le texte consigné dans les grands livres.  En tout cas, c’est grâce à l’œuvre de Puccini que l’on connaîtra les écrits de Marie Madeleine, jusqu’au 4e centenaire de la naissance de la sainte, où les cinq livres manuscrits ont pu enfin être intégralement publiés.   De 1960- à 1966, en effet, le « Centre international du livre » publiait à Florence les œuvres complètes de sainte Marie Madeleine de Pazzi, tirées des manuscrits originaux conservés dans les archives de son monastère.  On ne saurait dire combien cette œuvre était nécessaire pour accéder à la pensée de Marie Madeleine de'Pazzi, relativisant la médiation de Puccini, qui sans fausser la pensée de la sainte, avait traité les textes avec une trop grande liberté. Parfois, c’est vrai, il l’a rendue plus accessible et facile à lire, mais en s’éloignant du texte original. Toutefois il faut ajouter que l'édition des « Œuvres complètes » gagne, aujourd’hui encore, à être accompagnée, pour une meilleure compréhension, de l’œuvre de Puccini, surtout si l’on pense que les « Œuvres complètes » ne présentent que les épisodes extraordinaires des extases, une phase d’ailleurs courte de la vie de la sainte, comprise entre les années 1584 et 1592. C’est donc encore à Puccini qu’on doit recourir si l’on veut connaître les épreuves et les vertus de sa vie humble et abandonnée, dans le plus grand dénuement, jusqu’à sa mort le 25 mai 1607.

  Le quatrième centenaire de la naissance de sainte Marie Madeleine de'Pazzi a vu la parution de nombreuses études, qui ont permis une meilleure connaissance de la sainte. La thèse de doctorat du P. Secondin Bruno  fait le point sur tous ces travaux et offre une nouvelle synthèse de la vie et de la pensée de la grande mystique florentine. De nouvelles biographies, dont certaines remarquables, ont contribué à donner de la sainte une image plus complète et séduisante, comme par exemple « La parabole des deux épouses ».

  3. En France, malgré une certaine renommée, sainte Marie Madeleine de'Pazzi demeure peu connue. Elle jouit d’une grande popularité au XVIIe siècle, surtout grâce aux Carmes de la Réforme de Touraine qui firent connaître sa vie et son message, et favorisèrent le développement de son culte. D’après les recherches du P. Ancilli,  ce siècle a connu le plus grand nombre d’œuvres imprimées. Sur les 209 textes qu’il a recensés, 131 sont en langue italienne; le français occupe ensuite la première place avec 21 œuvres, suivi du néerlandais avec 19 éditions, du portugais avec 14, de l’espagnol avec 13, etc.. L’auteur le plus considérable par ses écrits sur la sainte est sans doute le P. Léon de Saint Jean.  On lui doit plusieurs ouvrages dont une biographie qui connut un grand succès jusqu’à la sixième édition en 1669.

  Hélas, le XVIIIe siècle, époque difficile pour les mystiques, annonçait des temps plus durs encore pour la vie religieuse en général. La Révolution française allait chasser de France les Carmes qui aimaient la vie et le message de la sainte florentine.   Au XIXe siècle, nous constatons une lente reprise des éditions concernant notre sainte. En 1837, paraît la « Vie de sainte Marie Madeleine de'Pazzi » par son confesseur, le jésuite Cépari,  traduction de l’œuvre italienne parue à Rome en 1669, qui connaîtra cinq éditions successives. En 1873, Dom Anselme Bruniaux, prieur de la Chartreuse de Valbonne, publiait à Paris les « Œuvres de sainte Marie Madeleine de'Pazzi ». Il s’agit de la traduction française d’une ancienne anthologie composée par le P. Laurent-Marie Brancaccio, carme de la stricte observance du couvent Sainte Marie de la Vie, à Naples.

  En ce qui concerne le XXe siècle, parmi les quelques œuvres parues, émerge surtout la biographie de Maurice Vaussard, « Sainte Marie Madeleine de'Pazzi » qui connut trois éditions de 1921 à 1925, et, du même auteur, « Extases et lettres de Sainte Marie Madeleine de'Pazzi »,  précieux mais bien modeste recueil d’écrits de la carmélite florentine. Le tome X du Dictionnaire de Spiritualité paru en 1980, publiait un bel article sur la sainte, par le Père E. Ancilli, OCD, (col. 575-588).   Malgré le nombre de publications en langue française, la vie et le message de sainte Marie Madeleine de'Pazzi demeurent peu connus, car ces documents sont d’accès difficile.

  4. la traduction des extases de « I Quaranta giorni », et les « Douze méditations », sont tirées du dernier volume italien des Œuvres complètes.

  5. pratique de l'oraison mentale

Le cœur de la vie spirituelle de la jeune florentine est sans doute l’oraison, qu’elle pratiqua dès sa plus tendre enfance. Dès l’âge de neuf ans, elle demanda à sa mère de lui enseigner la pratique de l'oraison mentale. Sa mère lui suggéra d’aller voir le Père confesseur.

« Le Père confesseur lui conseilla de lire le P. Gaspard Loarte,  puis de se mettre à genoux, de dire l’antienne « Veni Sancte Spiritus » et le « Confiteor », et ensuite, durant une demi-heure, de penser à ce qu’elle venait de lire. En me le racontant, elle me disait : « Je me mettais là, sachant que je devais penser à ce que je venais de lire, et je laissais Dieu agir, et Lui, par miséricorde, me donnait ce qui Lui plaisait. Comme vous le savez, Dieu se plaît dans les cœurs purs, parce qu’ils ne sont pas occupés par d’autres pensées. En effet, je ne me souviens pas d’avoir pensé à autre chose dans l’oraison, si ce n’est aux moyens par lesquels je pouvais entrer en religion, mais c’était aussi pour accomplir Sa volonté, car c’est bien pour cela, et rien d’autre, que je suis devenue religieuse. » Elle me dit encore qu’elle ne pouvait se contenter du temps d’oraison indiqué par le confesseur, mais que toujours, le matin, elle y passait une heure entière. »

  Elle dormait dans un coin à part de la chambre de sa mère, et là, derrière son lit, une fois sa mère sortie, elle se recueillait en prière. S’il lui arrivait de se retrouver toute seule à la maison, elle s’enfermait dans l’oratoire et s’absorbait dans l’oraison.

« Comme je lui demandais un jour si elle on n’avait pas de difficulté à faire oraison, elle me répondit que parfois Jésus ne se laissait pas trouver; Il voulait qu’elle se fatiguât et apprît à se conformer à Sa volonté. Alors elle s’appliquait à persévérer dans l’oraison, car la prière continue est une source de grand profit et de bénéfices. »

« Elle ne se souciait que d’être attentive à la voix de Dieu qui parlait à son cœur et l’instruisait intérieurement. On pouvait lui appliquer la béatitude dont parlent les psaumes de David : « Heureux l’homme que tu instruis, Seigneur ».  En effet, la lumière et la connaissance de Dieu qu’elle possédait ne lui venaient pas de la lecture de livres savants, elle ne lisait que les évangiles – elle les a toujours aimés plus que tout autre livre – et quelques ouvrages de dévotion comme les méditations de Grenada,  le P. Gaspard Loarte et le P. Fulvio Androtio.  À l’âge de 14 ans, elle lisait parfois quelques chapitres des méditations de S. Augustin, mais c’est grâce à l’oraison continue qu’elle y parvint. »

  6.  l’Eucharistie, moyen et signe de l’union avec Dieu

L’oraison tend à l’union. C’est tout naturellement que l’Eucharistie, moyen et signe de l’union avec Dieu, vient occuper une place de choix dans la vie de sainte Marie Madeleine de'Pazzi; elle en est un pilier essentiel.   Elle manifesta toujours un grand désir de s’unir à Jésus dans ce sacrement. Toute petite, à l’église, quand sa mère recevait la communion, elle se pressait contre elle, pour être plus proche de Jésus, et, à la maison, elle la suivait partout.   À dix ans, elle reçut la première communion, et, chaque fois qu’elle le pouvait, ne manquait pas de se présenter à la sainte table, préparant chaque fois son cœur à cette rencontre avec le plus grand soin.

« Nous étions un jour à la villa pour les fêtes du Saint Esprit. Devant communier – elle n’était pas en bonne santé – vu l’éloignement de l’église, sa mère voulut l’y envoyer à cheval. Mais elle ne pouvait se résigner à s’y rendre si commodément pour recevoir cette majesté divine qui, en prenant notre humanité, s’était si fort humilié pour nous. Considération si puissante qu’obéissant à sa mère, elle s’y rendit en pleurant amèrement tout au long de la route. »

Désir de la commnion fréquente

  À 14 ans, elle fut accueillie au Monastère de Saint Jean; les moniales avaient accepté la condition imposée par le confesseur de la jeune fille, le P. Pietro Blanca de la Compagnie de Jésus, qu’elle pût communier les jours de fête, contre la coutume du monastère. Ce fut un grand contentement pour la jeune fille, mais ne lui épargna pas quelques moqueries des moniales moins attachées à la communion fréquente : « Voici la Jésuite, elle vient nous réformer! Voilà où nous en sommes, une séculière vient nous réformer! Qu’elle pense plutôt à elle-même! »   Elle fut si exemplaire dans sa vie qu’au moment où elle quitta le monastère pour revenir dans sa famille, un réel changement s’y était opéré : désormais une cinquantaine de Sœurs communiaient les jours de fête.   La veille de l’Assomption de 1582, Caterina de’Pazzi est accueillie au Carmel de Florence pour une expérience de 15 jours.

« Durant ce temps, elle nous édifia toutes grandement, par les vertus qu’on voyait resplendir en elle et une grâce particulière qu’elle manifestait dans ses actes et ses paroles; nous avons reconnu en particulier sa grande obéissance, car même si nous communiions tous les matins – ce qu’elle désirait ardemment – et l’invitions à faire de même, toutefois n’ayant pas la permission de son confesseur de communier plus de trois fois par semaine, elle ne voulut pas manquer d’observer cet ordre. »

  Plus tard, quand elle dut choisir entre le monastère de « Saint Jean », celui de la « Crocetta » et « Sainte-Marie-des-Anges », la décision ne fut pas difficile à prendre en faveur de ce dernier, notamment à cause de la communion quotidienne dont jouissait le Carmel de Florence.   C’est grâce à l’influence favorable des Jésuites que ce Carmel avait obtenu le privilège de la communion quotidienne, exceptionnel pour l’époque et pour longtemps encore dans l’Église. Il n’est pas à exclure que dans cette pratique, entrée en vigueur peu avant l’arrivée de Caterina de’Pazzi, ait pesé aussi l’influence du Prieur Général de l’Ordre, Jean Baptiste Rossi, qui, durant les visites canoniques, invitait les moniales à une plus fréquente participation au Corps et au Sang du Christ.

  La communion était donnée en dehors de la messe, par le confesseur ou le chapelain. En leur absence, les moniales se rassemblaient toutes pour une demi-heure de prière, qu’elles appelaient « la communion spirituelle ».

  La pratique de la communion quotidienne n’étant pas obligatoire, des novices et des Sœurs n’y participaient pas : Soeur Marie Madeleine témoignera de sa désapprobation à leur égard; pour elle cette rencontre était toujours une source de grâces et de consolations sans nombre, les "Quarante jours" le confirment amplement; elle ne pouvait comprendre comment l’on pouvait se priver d’accueillir ce don d’Amour de Jésus.

  7. Quand Caterina De’Pazzi entra à Sainte-Marie-des-Anges, le monastère comptait environ quatre-vingts moniales. En réalité, elle commence sa vie religieuse avec un petit groupe de Sœurs, celles du noviciat, avec qui elle mène une vie commune, sauf pour les repas qui sont pris avec toute la communauté dans le grand réfectoire. Elle vit donc à part avec ce groupe plus réduit, comprenant toutefois, avec les novices, les jeunes professes, qui restent au noviciat pour parfaire leur formation durant au moins trois ans.

toutes les œuvres de la vie religieuse forment une oraison continuelle, parce qu’elles sont toutes faites par obéissance

« Une fois, pour la mettre à l’épreuve, avant sa prise d’habit, la Mère Maîtresse lui dit : « Comment ferez-vous quand vous serez moniale? Vous ne pourrez pas consacrer à l’oraison autant d’heures que vous en avez l’habitude! » Elle fit une réponse de parfaite religieuse, et non de personne du monde, lui disant : »Je pense que toutes les œuvres de la vie religieuse forment une oraison continuelle, parce qu’elles sont toutes faites par obéissance ».

  Le 30 janvier 1583, elle reçoit l’habit religieux et prend le nom de Sœur Maria Maddalena. Au cours de la cérémonie, le prêtre lui présenta le Crucifix, tandis que les Sœurs chantaient : « Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, qui a fait du monde un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde »,  elle éprouva une grande joie et consolation, en promettant à son Dieu ne jamais vouloir autre gloire que Jésus crucifié.
  Ce même jour, elle s’agenouille devant la maîtresse du noviciat, Sœur Vittoria Contugi  et fait l’offrande complète de sa volonté, geste qu’elle répétera quelques mois après, quand Sœur Vangelista del Giocondo  assumera la charge de maîtresse des novices.   Dans le silence du noviciat, Sœur Marie Madeleine apprend à se défaire d’elle-même pour être toute à Dieu. Elle ne cherche pas à se singulariser, mais à vivre jusqu’au bout les exigences de la vie commune.

« Parfois la Mère Maîtresse, sachant combien elle aimait l’oraison, lui accordait du temps pour cela, mais ce temps n’étant pas accordé aux autres, elle n’en voulait pas pour elle-même. Une fois, la veille de la Sainte-Madeleine, les novices devaient accomplir un exercice extérieur; la Mère Maîtresse lui proposa d’aller faire oraison pour se préparer à la fête de la sainte; mais elle, avec humilité et soumission, la pria de la laisser avec les autres, disant qu’elle pouvait s’y préparer autant par cet exercice que par l’oraison. »

  Elle s’occupait surtout à accomplir des actions de charité envers ses Sœurs converses, les aidant dans les tâches les plus humbles.   Sœur Marie Madeleine commença le noviciat avec neuf compagnes. Le 5 mai 1583 quatre d’entre elles font profession, une la fera sur son lit de malade, le 28 mai suivant, et trois autres le 5 juin de la même année, parmi lesquelles Sœur Veronica Alessandri, la confidente des extases des "Quarante jours", et Sœur Maria Grazia Gondi, la rédactrice des notes des « Douze méditations ». Elle demande à faire la profession avec elles, mais ce n’était pas possible : les lois canoniques exigeaient un an complet de noviciat avant que l’on pût s’engager dans la profession religieuse, qui était définitive. Les Supérieures lui promettent qu’elle la fera dès la fin de son année de noviciat.   Elle demeura ainsi un certain temps avec une seule compagne, peu fervente d’ailleurs, jusqu’à la fin de l'été, où une autre jeune fille se joignit à elles.

  Janvier 1584 : l’année canonique du noviciat de Sœur Marie Madeleine achevée, elle demanda humblement de pouvoir faire sa profession, mais les Supérieures du monastère ne le lui permirent pas, respectueuses d’une tradition qui voulait qu’on ne professe pas seule, mais en groupe. Elle en fut très peinée, mais accepta, tout en affirmant avec calme : « Je ne ferai pas la profession avec les autres; malgré vous, vous devrez me la laisser faire seule ».   Au début du mois de mars elle tombe malade, et, malgré les soins, son état de santé ne s’améliore pas. En avril 1584, deux autres jeunes filles entrent au noviciat et reçoivent l’habit, mais Sœur Marie Madeleine est désormais pratiquement immobilisée à l’infirmerie du monastère, où elle donne l’exemple d’une grande vertu et d’une parfait abandon à la volonté de Dieu.

« Un jour – raconte Sœur Pacifica del Tovaglia – je lui rendis visite et lui demandai comment elle faisait pour passer des nuits entières sans dormir avec toutes ces peines et tourments, sans pouvoir s’asseoir même un court instant, et à quel moyen elle avait recours contre l’impatience. Elle me répondit que son remède était de regarder bien souvent, de façon presque continue, le Crucifix qu’elle avait à côté du lit! « Si je pense, disait-elle, combine Il a souffert pour moi, misérable, avec un amour si ardent et incompréhensible, Son regard sur ma faiblesse me réconforte. »

  8. On fausserait l’image de la sainte en ne pensant qu’à ses extases, car même durant les "Quarante jours", on oublierait les autres heures de sa vie ordinaire. C’est ce que ses Supérieures elles-mêmes furent tentées de croire, quand après sa guérison miraculeuse, à la fin de la grande extase de la Passion du 14 juin, elles pensèrent la faire sortir du noviciat, et lui accorder un régime à part, afin qu’elle pût se consacrer davantage à l'oraison contemplative. Mais ce n’était pas le désir de la sainte, qui était venue au Carmel pour se cacher en Dieu dans la vie ordinaire du monastère. Quittant l’infirmerie, elle insista pour réintégrer la vie commune du noviciat, selon la tradition du monastère. Un témoignage du procès de béatification à cet égard est formel :

« Rentrée au noviciat à la grande joie de toutes les novices, elle s’adonna plus que jamais à l'obéissance, à la soumission et s’attacha à suivre, jusqu’à la plus minime, les règles du noviciat. Elle conversait humblement avec les plus jeunes novices, se mettant toujours à la dernière place. Il était merveilleux de voir comment, elle qui passait plusieurs heures par jour en extases et autres contemplations, une fois revenue à son état naturel, parlait avec toutes avec une telle bienveillance, qu’il ne semblait pas que ce fût la même personne qui s’était entretenue avec Dieu avec une si familière grandeur; car il semblait qu’elle voulait apprendre de chacune. De plus, si parfois il était nécessaire au noviciat d’accomplir quelque humble exercice extérieur, elle était la première à courir. Elle aimait beaucoup la vie ordinaire. Très humble et désireuse d’être parmi les autres, elle n’aimait pas se singulariser.

Elle priait, avec larmes, de la laisser avec les autres et me disait qu’elle estimait davantage la soumission et l’obéissance que les hautes contemplations, et exhortait les autres novices à s’appliquer avec plus de zèle aux règles communes plutôt qu’à n’importe quel exercice particulier, même bon et saint… »

  Nous pouvons alors comprendre comment les extases étaient aussi une souffrance pour elle. Le fait de se retrouver, contre sa volonté, donnée en spectacle à toute la communauté, était une rude épreuve pour son humilité. Parfois elle éprouvait une telle crainte qu’elle faisait de son mieux pour se cacher et n’être point remarquée par ses Sœurs. Ajoutons à cela l’obligation d’en parler à une Sœur, exercice auquel elle ne se déroba jamais, et qui contribua à la faire parvenir à la mort de sa volonté propre pour s’abandonner complètement à la volonté de Dieu, ce qu’elle désirait au plus profond d’elle-même.

  9-10. Les "Quarante jours" sont un ensemble unique dans l’histoire de la spiritualité pour plusieurs raisons : par le caractère exceptionnel de l’expérience mystique; par la continuité et la régularité du phénomène, 41 jours durant; par son caractère public : presque toujours plusieurs Sœurs, voire toute la communauté, en sont témoins; par le cadre constant du début de l’extase, la prière, en général après la communion, mais aussi à d’autres moments de recueillement; par la richesse du contenu de paroles, images, visions, mouvements, jusqu’à la participation physique à l'événement contemplé, notamment celui de la Passion de Jésus, l’extase la plus longue des "Quarante jours", qui dura plus de 14 heures; par le miracle de sa guérison survenue après cette grande extase, et qu’elle attribue à l’intercession de la bienheureuse Maria Bagnesi.

Un exemple authentique de la spiritualité des carmes

  Dans les "Quarante jours", nous pouvons reconnaître l’écho de la spiritualité carmélitaine la plus authentique, celle qui ne s’abandonne pas aux états d’âme ou aux goûts personnels, mais qui s’associe pleinement à la prière liturgique de l’Église et en fait la source de sa prière personnelle. Au monastère de Sainte-Marie-des-Anges, selon l’ancienne tradition carmélitaine, l’oraison mentale y avait sa place, mais subordonnée à la liturgie. Les Constitutions établissaient vingt minutes d’oraison mentale le matin après matines et un quart d’heure après les Vêpres.  Quand il n’y avait pas de communion eucharistique, la communauté se réunissait pour une demi-heure d’oraison, que les moniales appelaient « communion spirituelle ». Après la communion, un temps de silence et de recueillement était aussi prévu. C’est dans ce moment de grâce si privilégié, qu’ont lieu la plupart des extases des "Quarante jours". La pratique de l’oraison et de la communion eucharistique contribue à créer l’union profonde de l’âme avec Dieu, par la contemplation de quelque vérité de la Parole de Dieu priée ou célébrée en ce jour. L’extase élève et transforme l’expérience d’abandon à Dieu en expérience de la douceur divine de Sa présence et de Son action en l’âme, la rendant témoin de la transfiguration que Dieu opère dans l'âme qui se livre entièrement à Son amour infini.

  Le mystère du Christ occupe une place centrale dans les "Quarante jours"; ce mystère est étroitement associé à la médiation de Marie, car c’est par elle qu’on y parvient. Marie est la voie particulière de l’ordre du Carmel. Les symboles que nous rencontrons ont pour fonction de nous expliquer ou montrer cette place centrale du mystère du Christ : pasteur, regard, lumière, anneau, fleuve, vigne, fontaine, fournaise, cercle, mer, sphère, pont, lac, etc.. En tout cela, bien sûr, il n’est pas difficile de retrouver l’écho des lectures spirituelles de sainte Marie Madeleine de'Pazzi, mais il est incontestable qu’elle intègre sa culture spirituelle à sa vie personnelle, qui aboutit toujours au Christ, le centre recherché, qui Se montre comme « le côté ouvert, riche de sang, expression d’un amour inouï, lieu de repos et en même temps voie de passage vers la mer infinie de la divinité. »

Trois moments dans les Extases

  Nous pouvons tenter de tracer un schéma-type des extases en distinguant trois moments : une introduction, un développement et une conclusion.   A) Introduction : après la mention du jour et de la formule habituelle, « après avoir communié », nous trouvons une phrase biblique ou un mystère liturgique sur lesquels la sainte médite, un appel ou une image soudaine, le ravissement et le recueillement.   B) Développement : prise de conscience d’une vérité par une vision, par une locution ou par l’expérience d’union dans la joie ou la douleur, examen et interprétation des visions et locutions, application de ces lumières sous forme de considérations mystiques ou morales, concernant en particulier la vie du monastère ou de l'âme, nouvelle expérience de goût spirituel.   C) Conclusion : état de silence profond et de jouissance inexprimable, fin soudaine de l’extase, recommandation des créatures, retour à la vie normale.

  Des extases se détachent du schéma habituel : elles ont lieu à d’autres moments de la journée. Les Sœurs ont pris soin d’enregistrer, sans attendre le dialogue avec elle, ce qu’elles voient et entendent. Ces extases conservent la fraîcheur d’une description en direct, plus vivantes que les autres qui gardent l'aspect d’un compte rendu successif, toujours un peu détaché. Et d’ailleurs c’est à cela que les Sœurs seront plus tard obligées, quand les extases seront beaucoup plus longues. Dans la période des "Quarante jours", ces ravissements eurent lieu les 11, 12, 13 et 14 juin, ce dernier jour étant celui de l’extase la plus étonnamment longue et impressionnante, celle de la participation de Marie Madeleine à la Passion de Jésus, qui dura de 1 heure et demie le jeudi 14 juin à 18 heures du lendemain, sans interruption aucune.

  Dans les "Quarante jours" nous ne sommes pas très loin des « Douze méditations ». C’est sœur Marie Madeleine qui parle, elle raconte la vision et les paroles entendues. Elle s’exprime avec simplicité, s’efforçant d’obéir mais sans trop développer, malgré notre impression contraire, surtout pour certaines d’entre elles. C’est que peut-être à ce stade de sa vie, le vocabulaire et surtout la familiarité avec ce monde, sont encore ceux d’une débutante. En effet, si l’on compare les "Quarante jours" avec les « Entretiens » datés pourtant de l’année suivante, on peut constater toute la différence. Dans ces derniers, Marie Madeleine nous paraît, si l’on peut parler ainsi, désormais à l’aise avec l'expérience des extases et parle de tout cela avec plus de facilité, s’étendant davantage sur les descriptions et sur les développements spirituels de sa contemplation ou de sa vision. Il suffirait de comparer par exemple la grande extase de la Passion des "Quarante jours" avec celle de la « Passion » de l’année suivante, non seulement plus longue - cette dernière durera 26 heures! – mais aussi plus dramatique dans la participation par ses divers mouvements et l’impressionnante représentation des souffrances physiques du Sauveur dans son propre corps.   On peut affirmer que, dans la démesure des extases, les "Quarante jours" représentent une introduction. Mais nous en avons déjà tous les éléments. Par contre, nous reconnaissons dans les "Quarante jours" un aspect qui touche ici un sommet, son expression la plus forte et la plus étonnante. Nous ne le retrouverons plus avec cette force passionnée, que dans l’émouvante extase du 3 mai 1592 où ce cri de l’Amour retrouve l’ardeur de la jeune professe des "Quarante jours", avec une sorte de douceur en plus.

la passion amoureuse de Marie Madeleine pour Jésus-Amour

  Nous voulons parler de la passion amoureuse de Marie Madeleine pour Jésus-Amour, avec cette constante répétition du terme « Amour » et l’appel à aimer l’Amour qui n’est ni aimé ni connu; elle atteint dans les "Quarante jours" un sommet qui restera inégalé. Annoncée déjà dans l’extase du 28 mai, elle explosera surtout le 11 juin et se répétera encore les 12 et 13 juin. Cette contemplation de l’Amour pénètre aussi de manière particulière la grande extase de la Passion de Jésus, qui se trouve toute pétrie d’Amour, l’expression la plus simple pour faire comprendre l’essence de ce mystère. Tout ce qui se passe, tout ce qui est contemplé, tous les personnages baignent dans cet élément, l’Amour. Nous aimons y voir l’explosion irrésistible de la passion de la jeunesse qui, de toutes ses forces, s’est fixée et a été captivée par l’Amour. Toute la personne, avec ce qu’elle est et vit, devient un instrument de musique d’où s’élève, sous les doigts de Dieu, une mélodie suprême et unique.   La dernière extase des "Quarante jours" nous parle encore de cet amour, mais présenté sous un autre jour; ce n’est plus la passion ardente de Marie Madeleine, mais la douceur d’un face à face avec Jésus, étonnamment profond et familier, où toute la vie de la sainte va désormais être située et ancrée, avec celle du monastère tout entier.

  11. neuf autres extases qui eurent lieu du 11 juillet au 15 août 1584

Dans ce premier livre des extases de Marie Madeleine conservé au monastère, aux "Quarante jours" – en fait quarante et un – succèdent comme en appendice neuf autres extases qui eurent lieu du 11 juillet au 15 août de la même année. Nous avons séparé des "Quarante jours" ces extases recueillies par Sœur Marie Madeleine Mori, bien qu’elles les suivent immédiatement. Elles sont un moment distinct de l’expérience spirituelle de la sainte. Elles n’ont pas lieu après la communion, sauf deux, celles du 5 et du 15 août, mais à l'occasion de la visite au Saint Sacrement, ou à la messe, ou en oraison dans la chapelle de la Vierge, ou au tombeau de la bienheureuse Maria Bagnesi.   En ces extases se révèle une plus grande attention aux Sœurs et au monastère.

L’extase du 5 août est particulièrement digne d’attention : elle y montre les différentes voies vers le Paradis et définit le caractère spécifique du Carmel, identifié avec la Vierge Marie, qui occupe dans l’ordre la place réservée dans les autres ordres au fondateur.

Particulièrement touchante enfin, la parabole de l’extase du 7 août, nous présente la grande sollicitude du Père pour l’homme, son enfant.

  12. L’importance de Marie Madeleine et de sa doctrine spirituelle.

Le P. Zimmermann affirmait : « Parmi les Carmes de l'ancienne observance, sainte Marie Madeleine de'Pazzi occupe la place occupée par sainte Thérèse dans la réforme ». Avec le P. Secondin nous pensons tout d’abord que Thérèse et Marie Madeleine font partie du même patrimoine intrinsèque de l’Ordre. Nous aimons reconnaître en sainte Marie Madeleine de'Pazzi la continuité de l’école spirituelle du Carmel : alors qu’en 1582, Thérèse d’Avila quittait cette terre, Marie Madeleine entrait au Carmel de Florence, et presque tout de suite la force de l’Esprit la faisait monter en chaire pour enseigner, elle qui savait à peine lire.   S’il est vrai que Marie Madeleine a été très aimée par les Grands Carmes et leurs Sœurs c’est « parce qu’elle avait su incarner les valeurs les plus profondes du Carmel, parvenues à elle à travers les siècles, sans s’imposer comme un modèle préétabli, psychologique ou opérationnel . Moins introspective et psychologue, Madeleine offre une rapide science du mystère du Dieu vivant.

  Le Carme, tout en unissant dans le même mouvement de charité l’action et la contemplation, ne doit pas s’arrêter à la seule contemplation dans “la chambre secrète du cœur du Christ”, mais aussi "se pencher à la fenêtre de son côté pour appeler beaucoup d’âmes avec un anxieux et amoureux désir de leur salut"

Quarante jours

1. (27 mai 1584)   Le matin de la Sainte-Trinité, ayant fait ma Profession, je me sentis entièrement privée de l’usage de mes sens et attirée vers la connaissance et la compréhension du lien qui m’unissait à Dieu. Je me voyais liée à la très Sainte-Trinité par trois liens : les trois vœux auxquels je m’étais engagée par ma Profession. Par le premier, le vœu de chasteté, j’étais liée et unie au Père éternel, qui est la pureté même. Celle-ci m’apparaissait comme l'union et le lien le plus étroit que l’âme puisse contracter avec Dieu, par la conformité à Dieu que reçoit une âme pure; je me voyais unie à Dieu de telle sorte et si étroitement, qu’il me semblait impossible de jamais, jamais pouvoir me séparer de Lui, à moins que je ne fusse tombée dans le péché de la chair. Mais le lien de la pureté ne serait point détruit parles autres péchés, fût-il souillé et distendu au point de paraître quasi rompu; et ce lien me semblait si précieux que ni sa grandeur, ni l’union que l’âme contracte avec Dieu ne pourrait s’exprimer par la parole humaine.   Puis je me vis liée et unie à l'époux Jésus, par le vœu d’obéissance, lien qui me paraissait, lui aussi, plus noble qu’on pourrait croire. Et voyant combien cette vertu est précieuse, grande et utile, je m’affligeais d’avoir si peu reconnu son utilité et sa valeur dans le passé, car cette sainte vertu rend l’âme conforme à Jésus, qui fut pleinement obéissant. Et je voyais que si les créatures pouvaient connaître la grandeur et l’utilité qu’apporte à l’âme cette vertu, elles se soumettraient à tout être, même infime. Il me semblait que cette vertu était particulièrement nécessaire au noviciat, où les novices n’en connaissent pas toute la valeur.   Ensuite j’étais liée à l’Esprit Saint par le vœu de pauvreté. Non pas que l’âme lui soit conforme, l’esprit Saint étant plein des trésors et richesses célestes, mais je pensais l’être de la manière dont parle Jésus dans l’Évangile : Heureux les pauvres en esprit, (Mt 5,3) et heureuses les âmes qui connaissent, savent recevoir et garder en elles les richesses et trésors de cet Esprit.   Ensuite, comme la veille de la très Sainte-Trinité j’avais offert mon cœur à Jésus, je sus qu’il l’avait accepté, car en cette matinée, je vis Jésus me le rendre et me donner en même temps la pureté de la Vierge Marie, si parfaite à mes yeux que ne pourrais l’exprimer.   Après cela, Jésus me caressant doucement, ainsi qu’une nouvelle épouse, m’unit toute à Lui et me serra contre son cœur où je trouvai un très suave repos. Puis il me sembla que le Seigneur m’ôtait ma volonté et tous mes désirs, de sorte que je ne puis rien vouloir ni désirer sinon ce que veut le Seigneur, ma volonté étant si conforme et si unie à celle de Dieu que de moi-même je ne puis rien vouloir; s’il me voulait damnée, je serais encore contente et ne me soucie plus ni de mourir ni de guérir, mais je veux seulement ce qui est volonté de Dieu.
  Finalement, il me sembla que Jésus et la très Sainte-Trinité me promettaient que jamais je ne tomberai en aucun péché mortel, et j’en eus très grand contentement, en sorte que dans la douceur que j’éprouvais je ne pouvais me retenir de pleurer.

2.
(28 mai 1584)   Le lundi matin, après la communion, considérant les paroles de Jésus : Personne ne vient au Père, si ce n’est par moi, (Jn 14,6) il me sembla voir Jésus comme un pont (je ne saurais trouver d’autre similitude) et que personne ne pouvait être sauvé, sans passer par ce pont, c’est-à-dire à travers ses commandements, sa vie et sa Passion. Ensuite m’apparut la très Sainte-Trinité toute pleine d’amour pour les créatures; mais je voyais que les créatures ne connaissaient pas cet amour, et ne mettaient pas tout leur effort à aimer purement Dieu. Je voyais que Dieu a créé l’âme d’un infidèle avec le même amour que celle de sa Mère très sainte, avec la différence que la Vierge a coopéré à cette grâce, en l’augmentant et la faisant grandir sans cesse, tandis que les infidèles s’en rendent indignes.   Je voyais cet amour si grand et démesuré, que jamais, jamais aucune créature ne pourra le comprendre; il me semble même que nul ne saurait en avoir la plus petite idée, sinon celui qui l’aurait lui-même goûté. En voyant un amour si grand, j’étais poussée à crier « Amour, amour » avec tant de force et de véhémence, que je le prononçais à voix haute; et, si je l’avais pu, je serais allée par le monde entier en criant « Amour, amour ». Mais en observant et voyant combien les créatures prêtaient peu d’attention à cet amour, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une très grande souffrance, de sorte que je pleurais à chaudes larmes, et j’en étais profondément affligée.

3.
(29 mai 1584)   Mardi matin, ayant communié, je considérais les trois facultés de l’âme et je voyais que l’intelligence des créatures, créée par Dieu pour comprendre et chercher Dieu et ses biens, s’employait tout entière à comprendre et rechercher les biens matériels de ce monde.   Puis je considérai que la mémoire, créée pour se souvenir des bienfaits de Dieu, de la Passion du Seigneur, de ses dons et de ses grâces, était occupée elle aussi par le souvenir de choses nocives pour l'âme.   Je voyais aussi que la volonté, créée pour l'union et la conformité à la volonté de Dieu, en était si éloignée, cherchant et voulant les biens de ce monde, et si fort attachée à la terre que, ne pouvant souffrir tant d’aveuglement et d’ingratitude de la part des créatures, je m’écriai dans un élan d’amour : « Non plus la terre, non plus la terre, mais Toi seul suffis, qui es plus grand que la terre! » Je répétai plusieurs fois ces paroles, et je les prononçai encore à haute voix.   Puis je vis Jésus tout aimable et beau à la droite du Père éternel, avec ses cinq plaies comme cinq très belles chambres nuptiales toutes pleines de joyaux précieux, surtout celle du saint côté, où se tenaient toutes sortes de gens. Mais il me semblait que celle du côté était réservée à ses épouses, à nous qui sommes religieuses, et je voyais des créatures entrer dans ces chambres et en sortir. Les unes se paraient de beaux joyaux, les autres restaient immobiles, et moi je demeurais dans le côté où je voyais toutes nos moniales et beaucoup d’autres épouses de Jésus qui se paraient de bijoux et se faisaient toutes belles. Mais je n’en prenais pas et ne me parais point, je restais à me reposer très suavement dans l’époux, et, me retournant vers Jésus, lui disais : « Oh! Mon Jésus, mon Amour, pourquoi ne prendrais-je pas de ces joyaux pour m’en parer, de même que tes autres épouses? » J’entendis alors qu’il m’était répondu intérieurement : « Sais-tu pourquoi? Parce que tu n’en es pas encore capable. »   Ensuite, je recommandai toutes les créatures à Jésus et une en particulier pour qui je n’eus pas grand espoir, ce dont j’éprouvai quelque douleur et amertume.

4.   Le mercredi 30 mai 1584, ayant communié, je considérai les paroles du psalmiste : Tu as tout fait avec sagesse (Ps 104,24), et il me parut que le Père éternel faisait tout avec la Sagesse, à savoir son Fils, c’est-à-dire que le Père opérait par le moyen du Fils, et que dans la très Sainte-Trinité se trouvait la perfection infinie de toutes choses, dont une seule, l’humanité, lui manquait. Le Père éternel, en envoyant Jésus s’incarner en vint, par sa sagesse, à perfectionner la très Sainte-Trinité et à faire qu’au sein de celle-ci se trouvât ce qui n’y était pas encore; et l’âme reconnaissait combien de choses Dieu, dans sa sagesse, accomplit pour le seul bien des créatures, car lui n’en a nul besoin. En voyant combien les créatures connaissent peu ces bienfaits, et combien faible est leur amour pour Dieu, je ressentais une grande douleur et une peine insupportable, qui m’obligeait à dire : « Ô doux Seigneur, elle est bien grande la méchanceté de l’homme. Ô Amour, pourquoi tout cet aveuglement? » Je le disais avec tant de peine et de véhémence, que je le proclamais à haute voix.   Une telle connaissance me fut donnée dans la contemplation de ces paroles : Tu as tout fait avec Sagesse. Alors mon âme, connaissant les bienfaits de Dieu, s’adressant à Lui pleine de joie s’écria : J’espérerai dans ta bonté (Ps 13.6). Je veux dire qu’en voyant la grande bonté de Dieu pour nous, je mettais en Lui, qui est la bonté suprême, toute mon espérance. En voyant ce qu’il avait fait pour ses créatures, à travers sa sagesse et sa bonté infinies, c’est-à-dire Jésus, et répétant souvent ces paroles : Dans ta bonté j’espérerai, je recommandai les créatures à Jésus, et terminai cette contemplation comme j’en avais l’habitude.

5.   Jeudi 31 mai 1584. Ayant communié, je considérai ces paroles de Jésus : Je vis pour le Père (Jn 6,57). Et je vis que Jésus vivait pour le Père de trois façons. D’abord par la conformité de sa volonté à celle du Père; de la seconde je ne garde aucun souvenir; la troisième était son égalité avec le Père. Je dis que la première concerne la conformité de son vouloir, car Lui seul est parfaitement en accord avec la volonté du Père. Je voyais que l’âme aussi pouvait être unie à Dieu et vivre pour Dieu parce que si elle aime Dieu purement, elle sera, par cet amour, rendue conforme à la volonté de Dieu; elle parviendra à accomplir toutes ses œuvres en Dieu et pour Dieu et ne vivra même que pour Dieu. Il en était de même pour la seconde dont je ne me souviens plus. Quant à la troisième, qui concerne l’égalité, Lui seul étant égal au Père, je ne savais de quelle manière l’âme pouvait être en cela conforme à Dieu, nul ne pouvant être l’égal de Dieu, sinon le Fils de Dieu lui-même.   Et pourtant je compris que l’âme peut aussi lui être conforme, et vivre pour Dieu en Dieu,; non toutefois de manière parfaite comme le Fils de Dieu, mais comme je vais le dire : l'âme étant pure, et aimant Dieu purement, et Dieu, le pur amour en personne, aimant l’âme de manière toute pure, celle-ci aime Dieu en retour et en vient par ce pur amour à être égale, par mode de participation, à Dieu lui-même, non pas en tout car Dieu seul peut s’aimer purement. Ensuite je voyais Jésus à la droite du père éternel, comme une mer immense, ou une étendue d’eau, qui se déversait continuellement dans les cœurs des pécheurs, afin qu’ils en viennent à s’adoucir et s’assouplir et, quittant le péché, à s’abandonner tous en Dieu. Mais la malice et l’orgueil des créatures étaient si grands qu’ils consumaient immédiatement cette eau à la manière d’un feu ardent, car rien ne pouvait lui résister. Il en était de même de tous les autres vices, mais surtout de l’orgueil.   Ensuite je vis du côté de Jésus, et dans son cœur même, une très grande fournaise d’amour, qui envoyait continuellement des flèches et des rayons enflammés dans les cœurs de ses élus. L’amour de Dieu répandu en eux leur donnait une telle grandeur et un tel prix que, coopérant à cet amour, ils pouvaient répondre à l’amour de Dieu en l’aimant d’un amour pur et, pour cette raison, ils étaient placés si haut, après Dieu, que je ne saurais le dire ou le faire comprendre en aucune manière. Ensuite, je recommandai les créatures à Jésus, et particulièrement le Père, comme j’ai l’habitude de le faire tous les matins (ici termine la transcription des extases de la main de sœur Véronique Alessandri).

6.   Vendredi 1er juin 1584. Après avoir reçu la sainte communion, je considérais les paroles de Jésus : J’attirerai toute chose à moi (Jn 12,32). Comme je le remarquai, Jésus n’avait pas dit qu’il attirerait Celui qui contient toute chose – car, en ce cas, il aurait parlé de Lui-même, puisque Lui seul contient toute chose en Lui – mais « toute chose individuellement et sans exception ». Et selon l’expression « toute chose », le Seigneur, à ce qui m’apparut, avait attiré à lui notre faute même, bien qu’il ne puisse y avoir de peine en lui, je veux dire quant à sa divinité. En attirant la faute, il avait effacé la peine, souffrant et pâtissant beaucoup pour nous. Alors mon âme fondit d’amour, et jamais je ne pourrai dire ce que je goûtai ici de l’amour de Dieu.   Ensuite, il me sembla voir Jésus sur la croix, en pitoyable état, comme il fut sur le mont Calvaire : il répandait du sang de tous côtés. Et je voyais ces gouttes pareilles à des langues appelant les créatures à recevoir ce sang; mais comme très peu le recevaient, j’en ressentis une grande peine intérieure, et dis à Jésus : « Mon Seigneur, comment est-il possible que la créature soit si ignorante et ingrate? » Ensuite je vis les âmes qui recevaient ce sang. Il me sembla qu’il produisait en elles trois effets : aspirer, souffler et respirer en elles. Il faisait que l’âme aspirât, c’est-à-dire qu’elle désirât s’unir à Dieu, quittant ses péchés et se dépouillant complètement de ses vices et défauts. Ensuite il soufflait en elle, c’est-à-dire qu’il ouvrait et illuminait ses yeux intérieures, donnant à cette âme la connaissance de Dieu et d’elle-même. Enfin il respirait en elle : cette âme devenait le repos de Dieu, et Dieu se reposait en elle avec très grand plaisir et agrément; en échange l'âme devait se reposer en Dieu avec une douce satisfaction, mais c’est Dieu, tout d’abord, qui se reposait en elle.   Je vis encore Jésus portant sur la tête sa couronne d’épines; il me sembla que cette couronne, comme le sang, produisait trois effets : traverser, transpercer, abaisser. Ces épines traversaient la tête de Jésus, car elles étaient bien longues et aiguës. Elles transperçaient le Père éternel au ciel. Non que la divinité au ciel puisse souffrir, mais en raison de l’amour que le Père éternel a pour son Fils, et sachant et voyant combien Jésus souffrait pour les créatures et toute l’ingratitude qu’elles lui rendraient pour cet amour, cette grande dureté de cœur des créatures lui donnait la nausée. C’est ainsi que la couronne transperçait le Père. Quant à l’abaissement, c’est en cela, me semble-t-il que consiste la grande humilité de Jésus; j’ajouterai encore que la dite couronne l'accablait et l’écrasait tellement que lorsqu’il expira sur la croix il fut contraint de baisser la tête. Il me parut qu’en s’inclinant ainsi, Jésus avait, pour sa part enseveli et scellé le péché dans la terre.   Et moi, voyant le grand amour de Dieu pour les créatures, et par ailleurs l’ingratitude des créatures envers Dieu, je ressentais une si grande douleur que je pensai m’évanouir. Ce jour en allant au chœur devant le très Saint-Sacrement, face au beau Crucifix qui s’y trouvait, je dis cinq Notre Père et cinq Ave Maria; il me sembla que Jésus à chaque Notre Père et Ave Maria déposait chaque fois, dans une de ses plaies une fleur d’or très belle, me montrant ainsi qu’il en éprouvait de la joie, que cela lui était agréable, et j’en ressentis un grand plaisir.

7. Le samedi 2 juin, ayant communié, je considérais ces paroles que le Père avait prononcées en me donnant la communion : Et le Seigneur appela Samuel (I S 3,4), et qu’on avait lues la nuit à la leçon du premier nocturne de Matines. Il me semblait voir Jésus appeler les créatures à lui de deux manières. Premièrement, il appelait par des inspirations intérieures ses élus qui lui répondaient, mais non point tous, en agissant bien. Puis il appelait, de l’extérieur, les imparfaits par les prédications, confessions, exhortations, la tribulation ou la prospérité, mais très peu lui répondaient. J’en éprouvai de l’affliction, mais cette considération me fut ôtée en un instant.   Il me sembla voir la très Sainte Vierge en Paradis à la droite de Jésus; elle semblait me dire en souriant : « Tu ne tiens pas compte du don que tu as reçu le jour où tu pris le voile ». Ce don était la pureté de la Vierge que Jésus m’avait donnée. Je voyais la Vierge si belle que je ne puis vous l’exprimer; il me semblait que par sa perfection, non par son désir, car le désir ne peux exister en Paradis, elle aurait, si elle l’avait pu, augmenté la grandeur et la gloire de son Fils.   Je voyais encore que la Vierge avait glorifié Dieu de plusieurs façons quand elle vivait en ce monde, mais surtout de cinq manières. Premièrement, elle le glorifia comme Seigneur dans l’Incarnation, quand elle dit en s’humiliant et s’abaissant comme ferait un serviteur devant son maître : Je suis la servante du Seigneur (Lc 1,38). En second lieu, elle le glorifia dans la Circoncision en lui obéissant comme au Père. Troisièmement, elle le glorifia dans la Passion en lui gardant sa foi comme à un époux, en un temps où nul ne la possédait intégralement. Quatrièmement, elle le glorifia comme son Fils dans la Résurrection en l'attendant avec l’amour et l’allégresse que ressent une Mère pour son Fils. Cinquièmement, elle le glorifia comme Rédempteur lors de la venue de l’Esprit Saint. Bien que Jésus nous eût rachetés sur le bois de la croix, la Rédemption n’était cependant pas encore prêchée et proclamée à travers le monde, car les Apôtres étaient fort peureux et timides avant la venue de l’Esprit Saint, qui ne leur avait point encore donné sa plénitude, et qui fut le terme et le sceau de notre Rédemption (2 Co 1,22).   Et je voyais que du sein de la Vierge Marie coulaient deux fontaines, l’une de lait, l’autre de sang. Celle de lait se répandait sur toutes les âmes bienheureuses du Paradis, les rendant capables de mieux comprendre l’union qui existe en Jésus entre la divinité et l’humanité. Celle de sang se répandait sur toutes les créatures, mais très peu le recevaient et à voir tant d’ingratitude et de malice dans le cœur des créatures, je ressentais une douleur très intense, qui me contraignit à dire encore à haute voix : « Assez, assez Seigneur, assez, ne me montre plus leur malice, car je ne puis supporter la vue de tant d’ingratitude. » Je vis encore ce sang se répandre sur tous les religieux, en particulier sur les moniales de ce monastère, et toutes le recevaient, mais les unes en tiraient profit et les autres non, parce que certaines le recevaient avec tant de tiédeur et si peu d’amour qu’il ne pouvait fructifier en elles. Je les recommanda donc à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, et particulièrement quatre pécheurs qui, je le savais, en avaient besoin.   À ce moment je vis la Vierge Marie dont la bouche s’ornait de tant de gloire, de grâce et de beauté que jamais je ne pourrai l’exprimer en aucune manière, ni le faire comprendre. Et cela provenait, me semblait-il, des profondes paroles qu’elle avait dites au moment de l’Incarnation : Je suis la servante du Seigneur. Telle était la gloire répandue sur ses lèvres qu’il me sembla que si Dieu n’eût pas été au Paradis, elle seule avec sa gloire, sa grâce et sa beauté aurait suffi à en donner en abondance à tous les saints. Car elle me semblait à elle seule un Paradis, débordant de gloire, de beauté et de charme.   Et continuant à recommander ces quatre pécheurs, je priai en particulier pour une personne pour laquelle je ressentis en moi une très grande douleur, car je croyais comprendre qu’elle n’avait pas un vrai repentir d’un péché qu’elle avait commis, et même si elle éprouvait quelque regret, il lui manquait la confiance en Dieu, car elle était, semblait-il, presque désespérée. Mon cœur en souffrit tant que cela m’atteignit même extérieurement, et je m’en plaignis au Seigneur, le priant de ne plus rien me montrer, car la douleur me faisait presque défaillir.

8.
  Le dimanche 3 juin 1584, considérant l’Évangile du jour : Un homme donna un grand repas (Lc 14,16), il me parut comprendre que tout ce que Jésus avait enseigné dans le saint Évangile, et prononcé de sa sainte bouche, il l’avait enseigné et dit selon l’excessif amour qu’il nous porte. Quant à cette parabole de l’Évangile d’aujourd’hui, il me fut donné de la comprendre de deux manières, une pour les séculiers, l’autre pour les religieux.   Je voyais Jésus envoyer ses serviteurs, c’est-à-dire les quatre évangélistes, inviter toutes les créatures. Tous étaient conviés à la table du très Saint-Sacrement. Les premiers qui refusèrent l’invitation, disant avoir acheté un domaine, sont ceux que retiennent les richesses et les choses de ce monde. Des seconds qui s’excusèrent parce qu’ils devaient essayer des bœufs, je ne me rappelle pas ce que j’entendis. Les suivants qui venaient de se marier sont ceux qui s’adonnent à la sensualité et aux plaisirs de la chair et demeurent captifs du pouvoir de leurs sens, comme les animaux.   Voyant ensuite les aveugles et les boiteux appelés à la cène, je reconnus ceux qui reçoivent le très Saint-Sacrement, les seuls qui soient bons, même sans être encore dans la voie de la perfection. Ceux des places et des haies sont non seulement bons mais se trouvent dans la voie de la perfection, parce que, cheminant dans les lieux publics ils sont méprisés par les gens et considérés comme vils, j’entends, par ceux qui manquent d’intelligence, c’est-à-dire les gens du siècle.   Je vis ensuite que – pour inviter les religieux -, Jésus envoyait ses serviteurs, c’est-à-dire les inspirations du Saint-Esprit, non que l’Esprit soit serviteur, car il est égal au Père et au Fils, mais c’est une tâche de serviteur qu’il accomplit au moyen de l’inspiration communiquée aux créatures. Ainsi donc Jésus appelait les religieux à son banquet par l’inspiration de l’Esprit Saint. Les premiers qui ne voulurent pas accepter l'invitation, car ils avaient acheté un domaine, sont les religieux qui veulent toujours faire leur volonté, et n’observent pas le vœu de la sainte obéissance. Les seconds, ceux qui achètent les bœufs, sont ceux qui ne gardent pas leurs cinq sens, mais comme cinq paires de bœufs déchaînés donnent satisfaction à toutes leurs envies, et violent le vœu de la sainte chasteté. Les troisièmes, ceux qui se marient, sont les religieux propriétaires, qui, ayant pris la propriété pour femme, n’observent point le vœu de pauvreté. Me souvenant alors des monastères non observants je les recommandai à Jésus.   Je vis ensuite les aveugles et les boiteux qu’on avait obligés à entrer pour le repas : ce sont les religieux qui observent leur Règle, mais ne sont pas encore parfaits. Quant aux autres, qui se tenaient sur les places et le long des clôtures, ce sont les religieux les plus parfaits; ils restent seuls et s’adonnent à l'oraison, aux jeûnes, aux pénitences, ils vivent retirés, demeurant en silence dans leurs cellules, mais quand ils sortent sont considérés comme fous et beaucoup se moquent d’eux. Et, je le compris, tous ceux que je voyais invités, religieux ou séculiers, étaient conviés non seulement à la table du très Saint-Sacrement, mais encore à celle des bienheureux (Cf. Ap 19,9), qui est la vision de Dieu. Mais ici-bas où nous sommes mortels et ne pouvons voir Dieu, il me semblait que Jésus attirait à son côté tous les religieux et séculiers qui s’approchaient de cette table, et les alimentait et nourrissait de son sang. Plus encore, il les habillait, comme enfants du même sang, de sorte que je les voyais tous nourris et vêtus de sang, ceci à cause du grand amour que le Seigneur porte à ses créatures.   Ensuite, je vis Jésus tout amoureux; de son côté sortait un très beau lien formé de trois brins, et Jésus me lia de ces liens à la très Sainte-Trinité, à laquelle j’étais liée. Jésus plaça ensuite une très belle pierre de couleur violette dans son côté très saint, afin que je n’en puisse pas sortir, et ne m’attribue à moi-même aucun bien, mais tout à Dieu. Ceci non plus n’empêchait pas la précédente vision. Et puisque c’était l'octave de ma Profession et de ma prise de voile je compris que, de cette manière, Jésus m’avait à nouveau liée à lui.   Ce matin, qui était l’octave de la fête du Corps du Seigneur, les moniales firent une procession solennelle avec le très Saint-Sacrement, qu’on déposa dans la pièce où j’étais alitée. Et alors qu’on chantait une sublime louange, il me sembla que Jésus venait à moi tout plein d’amour, m’honorant d’un joyeux accueil. Il me donna sa sainte paix dans un baiser plein de douceur, dont j’eus un grand contentement.

9. Le lundi 4 juin, ayant communié, je vis Jésus, et il semblait me dire : « Eh bien donc, mon épouse, voici que je me suis donné tout à toi, je veux que maintenant tu t’unisses toute à moi. » Et aussitôt en me caressant, il m’unit toute à lui dans un très grand amour, de telle manière que je demeurai tout absorbée par l’immensité de l’amour de Dieu. Et l’on me fit alors connaître la grandeur de ces paroles de l’Apocalypse : Au vainqueur je donnerai la manne cachée et un nom nouveau (Ap 2,17). Je compris que les vainqueurs étaient ceux qui maîtrisaient le démon, le monde et eux-mêmes; on leur donnait la manne cachée du très Saint-Sacrement, cachée aux superbes mais non aux humbles, encore cachée pour nous tous sous les apparences de l’hostie. Il est caché aux superbes, car quand Jésus passe chez eux, ils demeurent sans goûter la douceur et la suavité de ce Sacrement, et incapables d’en tirer le fruit. Je vis ensuite Jésus dans sa gloire à la droite du père; de son côté sortait une liqueur, une manne très blanche et très douce, et je compris que c’était sa très sainte grâce, tout à fait cachée aux superbes, car il ne peuvent, à cause de leur orgueil, avoir la grâce de Dieu.   Je vis ensuite que les âmes qui recevaient cette liqueur de la grâce de Jésus étaient à ce point fortifiées et montraient une telle constance, que si une seule d’entre elles était tentée par tous les démons de l’enfer, et que toutes les créatures, s'il était possible, devenaient des démons incarnés pour tenter et harceler cette âme, elle serait si forte et constante, par la grâce de Dieu présente en elle, qu’elle ne consentirait jamais à tomber dans le péché pour ne pas offenser cette divine Majesté. Je compris encore qu’une seule âme recevant cette grâce en viendrait, si c’était possible, à procurer à Dieu plus de contentement parce qu’en cela s’accomplirait sa volonté de donner, autant qu’il dépend de lui, sa grâce à toute créature. Et en cela les saints aussi puisaient grande satisfaction et allégresse, voyant que la volonté de Dieu s’accomplissait.   De même, les âmes du Purgatoire trouvaient un grand contentement à voir celles qui recevaient la liqueur de la grâce ne pas lui opposer d’obstacle, comme durant leur vie en ce monde, ce qui fait qu’elles sont au purgatoire, et telle était leur joie que leur peine en était presque allégée. Par ailleurs, je voyais que tous les saints avaient un nom nouveau, inscrit au Livre de la vie; ce livre me semblait être la sainte humanité de Jésus, et ces noms étaient imprimés avec le sang de Jésus qui est l’Agneau. Ce nom, après celui de Dieu, était d’une telle grandeur que jamais, jamais on ne le pourrait expliquer. « Grâce du Verbe », ainsi appelons-nous les vierges selon leur pureté virginale, ne sachant expliquer autrement cette vertu. Elles possèdent, après celui de Dieu, un nom nouveau d’une valeur plus élevée et plus précieuse, que seul Dieu connaît et voit, et il en est de même pour les martyrs, les docteurs, et tous les autres saints du Paradis.

10.   Mardi 5 juin. Après la communion, je contemplai ces paroles du Psalmiste : Tu as fait du bien à ton serviteur, Seigneur, selon ta Parole (Ps 119,65). Je voyais les effets de la grande bonté de Dieu, et il me semblait que Dieu avait montré cette grande bonté par le moyen de son Verbe, que je voyais exister de deux manières : comme Verbe au sens de parole, et comme Fils unique de Dieu, également désigné par ce nom de Verbe. Par ce Verbe donc et par ces paroles et promesses que Dieu avait faites aux patriarches et aux saints de l’Ancien Testament, se voyait et se manifestait sa grande bonté; mais elle se révéla surtout quand il envoya s’incarner le Verbe éternel pour racheter la créature. Il me semblait comprendre que le Père éternel avait aimé d’une certaine manière la créature plus que son propre Fils, l’ayant livré pour elle à tant de peines et de tourments, pour le seul but de nous élever à une telle gloire, et que par grâce nous puissions devenir d’autres dieux. Je veux dire par mode de participation, personne ne pouvait l’être par nature que Lui seul.   Et ici je plongeai et m’enfonçai tellement dans la considération de sa grande bonté et de son amour pour nous que j’en restai absorbée. Mais ensuite, faisant un grand saut de l’amour à la justice, je crus voir ce que dit Jésus dans l’Évangile : Il viendra avec grande puissance et Majesté (Mt 24,30). Cette puissance était si grande en sa sainte humanité, que jamais ma parole ne saurait l'expliquer. Il en était de même de la Majesté avec laquelle il venait pour juger le monde, si bien que non seulement les saints déjà dans la gloire du Paradis, mais aussi la Vierge sa Mère, elle-même, se tenaient devant Lui dans une crainte respectueuse. Et voyant cette juste justice s’exercer sur les pécheurs, par respect de cette terrible Majesté, elle n’osait prier pour eux son propre Fils.   Je voyais que pour les saints tout coopérait à leur bien (Rm 8,28) et se changeait en gloire pour eux, mais eux aussi demeuraient dans cette crainte révérencielle jusqu’à ce que le Seigneur leur dise : Venez les bénis de mon Père (Mt 25,34). De même je vis ensuite que tout coopérait au mal pour les méchants, que tout était pour eux peine et tourment; mais ils n’étaient pas remplis de confusion comme lorsque Jésus avait dit : Allez maudits, dans le feu éternel (Mt 25,41).   Je voyais encore que le Père éternel s’était, pour ainsi dire, privé de sa divinité, donnant à la sainte humanité de Jésus toute aptitude et tout pouvoir en vue du jugement. Lui-même, au temps de la Passion, perdit le sentiment de sa divinité – celle-ci ne pouvant souffrir en elle-même – et toute la peine demeurant en cette sainte humanité. Jésus, par la Passion et la mort subies en son humanité, a racheté la créature et payé notre faute par de grandes souffrances : c’est pourquoi le Père éternel lui accordera le pouvoir de sauver et de condamner qui bon lui semble.   Alors, en voyant tant d’ignorance de la part des créatures, et tant d’aveuglement, car elles ne pensaient pas à leur fin, j’éprouvai une très grande peine. Et je commençai à prier Jésus, si toutefois c’était sa volonté, de me faire souffrir pour les péchés de toutes les créatures; même si tout l’enfer devait tomber sur moi, je ne m’en serais pas souciée car, comme je l’ai dit, sa volonté est que par sa grâce tous soient sauvés. Et il me semblait que Jésus souriait de moi et me disait : « Tu sais bien que tu ne peux avoir ni désir ni volonté sinon de m’aimer pour moi; je veux qu’en dehors de moi tu ne puisses rien vouloir ni pouvoir sinon ce que je veux et qui est ma volonté. Mais prends garde à ta vie et sois préparée à tout ce que j’ai ordonné, et qui est ma volonté ». Toutefois je ne cessais pas de le prier qu’il voulût sauver toutes les créatures, mais je comprenais que ce n’était pas possible, à cause de tant d’aveuglement et d’ingratitude.

11.   Le mercredi 6 juin, après avoir communié, il me sembla voir Jésus, tout amoureux, qui me disait : « Ô mon épouse, pourquoi penses-tu que je veuille si souvent m’unir à toi? » Et aussitôt, je le sentis m’unir à Lui, et il me parut comprendre que Jésus unissait mon âme à Lui pour trois raisons. La première, c’est que l’âme unie à Jésus éprouve plus de sécurité en elle-même et plus de familiarité avec lui. La seconde, que cette union fortifie l’âme contre toutes sortes de tentations. La troisième, qu’elle devient ainsi plus agréable au Père éternel et capable de Lui plaire davantage, Jésus ayant dit dans l’Évangile : « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, vous l’obtiendrez »(Jn 14,14). C’est pourquoi l'âme unie à Jésus, non seulement obtient les grâces du Père éternel, mais lui est encore toute reconnaissante et agréable. Voilà, à ce qu’il me semble, pourquoi Jésus m’unissait si souvent à Lui dans le très Saint-Sacrement.   Puis j’entrai dans un très vaste jardin, attrayant et d’une grande beauté, que je voyais à l’intérieur du côté de Jésus, et dans ce très noble jardin je vis les anges de toutes les moniales de ce monastère, ainsi que celui du Père confesseur. Tous me semblaient très beaux, mais, sauf celui du Père et le mien, je ne savais quelles moniales ils assistaient en particulier. Je les voyais tous tresser des guirlandes de fleurs, chacun pour sa moniale; quelques-unes de ces guirlandes étaient toutes blanches, d’autres rouges, chacune ayant une couleur différente, quelques-unes même des teintes variées, suivant les vertus de la moniale à qui appartenait la guirlande. Les anges liaient celles-ci d’un fil d’or, que je compris être la charité des moniales. Mais je vis bien que huit ou dix de ces anges attendaient; ils ne liaient pas leurs guirlandes, bien qu’ils eussent les fleurs, et semblaient attendre un peu de fil pour les lier. Alors Jésus me dit : « Vois, si ces moniales n’ont pas de charité, jamais leurs anges ne lieront leurs guirlandes, étant dépourvus de fil, c’est-à-dire de charité. Ces fleurs, je les réserverai pour les en fleurir et les en parer, mais elles ne pourront recevoir de guirlande. »   Puis je vis quelques-uns de ces anges tenir à la main une baguette sur laquelle ils attachaient les fleurs : les unes d’or, d’autres blanches, ou vertes, ou d’autres couleurs. Et cette baguette, je compris que c’était le travail de fond que ces Sœurs avaient accompli, dès l’origine, dans les vertus représentées chacune par des fleurs. Parmi ces anges, quelques-uns avaient à peine commencé à tresser et procédaient très lentement et soigneusement : c’était pour celles qui devaient vivre longtemps. D’autres se hâtaient davantage et leur travail était à demi achevé : je compris que leur vie serait courte. Il y en avait aussi qui, après avoir lié une fleur, la détachaient et revenaient en arrière, et cela, à cause du défaut des moniales qui ne persévéraient pas dans les vertus comme elles avaient commencé.   Je voyais aussi que mon petit ange allait très vite, et avait lié la mienne plus qu’à moitié : je compris ainsi qu’il me restait peu de temps à vivre; cependant je ne désire ni mort, ni vie, mais seulement que soit faite en moi et sur moi la volonté de Dieu. Je vis encore celle du Père confesseur, qui n’était point une guirlande de fleurs comme les autres, mais une très belle couronne d’or, à cause de sa charité pour nos âmes, car il se fatiguait beaucoup pour notre salut; elle était tout ornée de magnifiques joyaux et je vis qu’elle était terminée. Mais Jésus me dit : « Cette couronne n’est pas encore ornée comme je veux qu’elle le soit. » C’est pourquoi je voyais son petit ange y ajouter quelques joyaux pour l’embellir, d’autres pour l'enrichir, les faisant briller, par moments, d’un éclat magnifique.   Je vis ensuite quatre allées dans ce jardin. La première aboutissait au cœur de Jésus. À son extrémité, je veux dire dans le cœur de Jésus, se trouvait une très belle fontaine dont l’eau, ainsi que je le compris, exerçait deux effets sur les créatures : elle rafraîchissait et réchauffait. Elle rafraîchissait ceux qui brûlent du feu de l’orgueil, tandis qu’elle réchauffait les tièdes et les rendait tout fervents pour l’amour de Dieu et son service. La seconde allée partait du cœur de Jésus; je la voyais aboutir à la main droite, où l'âme parvenait par la foi. La troisième allée partait, elle aussi, du cœur de Jésus et aboutissait à sa main gauche, où l'âme arrivait par la justice, c’est-à-dire que la créature désirait que s’accomplisse la justice de dieu et que justice soit faite de tous ses péchés, défauts et imperfections. La quatrième allée du cœur de Jésus allait à sa sainte bouche et je compris qu’il s’agissait là de la vision de Dieu, où l'âme ne peut accéder tant qu’elle est en ce monde.   Et toutes ces allées m’apparaissaient recouvertes au-dessus et sur les côtés par la très sainte humanité de Jésus. La première était couverte par sa sainte poitrine, et les deux du centre par ses saints bras. La quatrième par la gorge de Jésus. Ensuite je vis sa tête sacrée toute parsemée de trous, comme de petites pièces, qui reluisaient tellement qu’ils semblaient des miroirs; c’étaient les trous que Lui avait faits la couronne d’épines. Je compris par-là que les créatures doivent se regarder dans leur chef, le Christ, car elles en sont les membres. Je commençai tout de suite à les recommander à Jésus, en particulier cette personne dont j’ai parlé déjà, pour laquelle je n’éprouvai pas de douleur comme l’autre fois, car je compris qu’elle commençait à reconnaître son erreur et son péché et qu’elle s’en repentait. Je recommandai encore le Père, ainsi que l’archevêque et les Sœurs à Jésus comme j’en ai l’habitude en particulier chaque matin.

12.   Le jeudi 7 juin 1584, après avoir communié, je m’arrêtai pour méditer sur ces paroles de Jésus : J’ai ardemment désiré manger cette pâque avec vous (Lc 22,15). Il me semblait voir que Jésus nous avait laissé sa présence afin que nous puissions nous unir plus étroitement à Lui tant que nous sommes encore en ce monde, et que le même amour qui l’avait poussé à s’incarner l’avait décidé à nous laisser sa présence dans le très Saint-Sacrement. Ainsi je comprenais qu’avant son Incarnation Il avait regardé notre âme, la voyant pour ainsi dire en lui-même, car elle était faite à son image et à sa ressemblance, même si personne d’autre que Lui ne le savait, ni ne pouvait connaître combien elle était précieuse et belle; comme elle se trouvait en grand danger, une fois le péché commis, et qu’Il l’aimait d’un amour infini, à cause de cet amour qu’Il nous a montré plus tard en mourant sur la croix.   De même, je compris que Jésus-Amour vivait avec nous en ce monde en se regardant Lui-même, je veux dire son humanité, et connaissant surtout par Lui-même et en Lui la fragilité de notre nature humaine qu’Il avait assumée; et comme Il nous aimait du même amour qu’auparavant, Il voulut offrir un remède non seulement à l’âme mais au corps aussi, se donnant en nourriture d’une manière corporelle, pour nourrir l’un et l’autre et les fortifier en Lui-même. Ô quel Amour! Il me semblait voir que Jésus s’unissait à l'âme de son épouse par une union très étroite, posant la tête sur celle de l’épouse, les yeux sur ses yeux, la bouche sur sa bouche, et ainsi des mains et des pieds, enfin de tous les autres membres, si bien que l’épouse devenait une seule chose avec Lui, voulant tout ce que voulait son époux, voyant tout ce qui était en Lui, goûtant tout ce qu’Il goûtait, faisant les œuvres de l'époux, désirant tout ce qu’Il désirait, et rien en dehors de Lui. Dieu veut que l'âme s’unisse à Lui de cette manière, et Lui veut s’unir à elle. Celle-ci, la tête posée sur celle de Jésus, ne peut rien vouloir d’autre que de s’unir à Dieu et que Dieu s’unisse à elle. Elle en arrive ainsi à vouloir toujours ce que Dieu veut.   Dieu se voit tout entier en Lui-même, Lui seul est apte à se connaître. Il se voit Lui-même en toute créature, même en celles qui n’ont pas de sentiment, car Il est en elles par sa puissance, qui les fait agir et fructifier. Et l’âme, les yeux dans ceux de Jésus, se voit en Dieu, et voit Dieu en toutes choses. Elle voit encore son incapacité, et par elle, connaît et voit que Dieu seul peut se comprendre; de cette manière l’âme arrive à voir ce que Dieu voit. Elle goûte Dieu, savoure toutes choses en vue du bien, et même des défauts elle sait tirer le bien. Ainsi l'âme, sa bouche sur la bouche de Jésus, goûte et savoure toutes choses en leur bonté; des défauts même elle tire du bien : voyant une créature commettre une faute, elle ne sait l’interpréter qu’en bien, et de cette manière elle goûte ce que Dieu goûte.   Dieu fait tout avec sagesse et puissance; plus encore, Il donne sagesse et puissance à toutes les créatures. L'âme qui est unie à Dieu, et dont les mains reposent sur les mains de Jésus, accomplit ses œuvres elle aussi avec sagesse et puissance; avec sagesse, en s’écartant de toutes choses nocives et qui ne plaisent pas à Dieu; avec puissance, parce que l'âme amoureuse de Dieu pense tout pouvoir, même les choses impossibles, et s’il le fallait se jetterait au milieu des épées et dans les flammes, car il lui semble tout pouvoir, et c’est ainsi qu’elle en vient à agir comme Dieu.   Dieu désire que toutes les créatures soient sauvées, non qu’Il en éprouve le désir, car il n’y a pas de désir en Lui, mais je parle ainsi pour me faire comprendre. L'âme dont les pieds sont unis avec ceux de Jésus, désire que toutes les créatures aiment Dieu et soient sauvées. Si bien que l'âme, selon sa participation à Dieu et sa conformité à Lui, devenait elle-même un autre Dieu par grâce, car par nature Dieu seul peut l’être absolument. Je commençai à recommander à Dieu toutes les créatures, et en particulier ces quatre pécheurs, comme d’habitude; je compris que Jésus voulait sauver telle personne au moyen des oraisons que ses créatures feraient pour elle : c’est ce qu’Il sembla me dire. Ensuite je Lui recommandai plus particulièrement le Père.

13.   Le vendredi 8 juin, après avoir communié, me trouvant en extase, il me sembla entendre Jésus me dire : « Viens ma chère petite fille, vois le roi Salomon couronné » (Ct 3,11). Et tout de suite, je le vis auprès de moi couronné d’épines, et mal en point. Les serviteurs des Juifs Lui mettaient la croix sur les épaules pour le conduire au mont Calvaire, et moi, je le suivais. Durant le chemin, je considérais l’œuvre infâme de Judas, qui par son inique trahison, donnait la mort à celui qui donne à tous la vie. Et dans ma grande douleur devant cette injustice, je ne pouvais m’empêcher de crier avec force : « Traître, traître! ».   Entre-temps, Jésus arriva au mont Calvaire; je vis qu’on voulait le clouer sur la croix, et je commençai à crier : « Ignobles traîtres, c’est vous qui méritez d’être crucifiés! » et quand ils commencèrent à Lui clouer les pieds, je compris que Jésus était cloué sur la croix, non seulement par les Juifs au temps de sa Passion, mais encore aujourd’hui par la malice des chrétiens qui vivent dans la ruse et la feinte. Je vis ensuite que tous les superbes clouaient la main droite de Jésus, avec leur orgueil, tandis que les avares Lui clouaient la main gauche avec leur avarice. Par contre, les pieds de Jésus étaient libérés de la croix par ceux qui servent Dieu avec simplicité et sincérité. La main droite était détachée par ceux qui sont vraiment humbles, et la main gauche par les hommes généreux qui, dépourvus de biens temporels, exercent la charité en biens spirituels.   Quand Jésus fut cloué sur la croix par les serviteurs, comme ses mains n’arrivaient pas aux trous que les Juifs avaient préparés sur la croix, il fallut Lui tirer avec violence les bras et les mains pour l’y fixer avec les clous, et les os de sa sainte poitrine en furent disloqués. Je compris que Jésus voulait cela pour s’unir à sa créature, comme Il s’était arraché aux délices où Il demeurait dans le sein de son Père éternel, je veux dire par mode de présence et non par essence, quand Il prit chair.   Alors Jésus me recommanda de dire au Père qu’il conseillât aux moniales de demeurer unies entre elles; que si elles ne le faisaient pas, Il se séparerait d’elles dans l'avenir, mais les moniales d’aujourd'hui seraient plus sévèrement punies parce qu’elles ont plus de commodité à faire le bien; Il demande encore qu’elles aient compassion les unes des autres, et considèrent leurs propres défauts plutôt que ceux d’autrui, de peur qu’Il ne soit obligé de se séparer d’elles. Il me semblait que les novices aussi avaient besoin de cette union, mais je compris surtout qu’elles étaient peu considérées et il me parut que nous agissions au hasard, surtout quand on recevait le très Saint-Sacrement.   Ensuite, je vis toutes les plaies de Jésus formant comme des miroirs, afin de permettre aux créatures de se regarder en Lui. Et j’entendis Jésus crier sur la croix : Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive (Jn 7,37). L’eau que l’on devait boire sortait des membres de Jésus, de tout son corps, et, comme une pluie, elle tombait dans le cœur des créatures, et je compris que cette eau était sa grâce. De même que la terre reçoit l’eau de la pluie, et qu’ensuite, le soleil la réchauffait de ses rayons, elle germe et donne des fruits, ainsi faisait Jésus, me semblait-il, en ceux qui recevaient cette eau. Ouvrant ensuite sa poitrine, comme un soleil, Il envoyait les rayons de son saint amour à ses créatures, celles qui avaient reçu cette eau dans les cœurs, et les réchauffant, les faisait germer et produire les fruits très doux des bonnes œuvres.   Ceux qui s’approchaient de la croix, et recevaient cette eau, étaient ceux qui désiraient faire le bien, et l’accomplissaient selon leurs forces. Je vis encore ceux qui se tenaient au pied de la montagne, et qui en recevaient peu, et, je le compris, ceux-là désirent faire le bien, mais ils ne bougent pas, et restent sans rien faire. De même je vis ceux qui se tenaient à distance, et n’en recevaient point : ceux-là ne font pas le bien, et n’en ressentent pas même l’attrait ou le désir qu’ils devraient éprouver. Voyant cela je les recommandai à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, le Père, et ceux que j’ai coutume de recommander chaque matin.

14.   Le samedi 9 juin, ayant communié, je vis Jésus tout plein d’amour me dire : Viens ma colombe, au creux des rochers, dans les fentes des murs (Ct 2,14). Et je Lui répondis : « Jésus, mon amour, de moi-même je ne sais y entrer ». et Jésus me dit : « Courage, j’expirerai et aspirerai, j’expirerai pour t’envoyer mon souffle, ensuite en aspirant je le ramènerai à moi, et t’attirerai en moi avec lui. » et ainsi, inspirant en moi son souffle, doux et amoureux, puis l’aspirant et le ramenant à Lui, Il m’attira en Lui, et m’enferma en Lui avec la porte de son côté.   Et prenant la parole, Il me dit : « J’ai attiré à moi la Vierge Marie, elle aussi, comme je l’ai fait pour toi, insufflant en elle ma divinité, lorsque moi, le Verbe, je m’incarnai en elle; plus tard, quand je fus remonté au ciel, c’est d’une aspiration que je la ramenai à moi. » Quand Il eut dit cela, je vis un très beau temple; il me semblait être celui qu’on nomme « Temple de Salomon », et la Vierge Marie était ce temple, je veux dire celui du vrai Salomon, Jésus.   Et je crus comprendre que le sol de ce temple était l’humilité de la Vierge, notamment quand elle dit : Voici la servante du Seigneur (Lc 1,38). Les quatre murs étaient ses quatre vertus cardinales, c’est-à-dire la justice, la force, la tempérance et la prudence, qu’elle pratiqua surtout au temps de la Passion de son fils Jésus.   La justice d’abord, car elle permit à son Fils, si pur et innocent qu’Il fût, de prendre sur Lui nos péchés : voilà le premier mur. Elle pratiqua donc la vertu de force, supportant toutes les injures adressées non seulement à son Fils mais à elle aussi, et demeurant forte dans la foi, qu’elle garda entièrement et de manière constante : voilà le second mur de ce temple. Le troisième figurait la vertu de tempérance, car bien qu’elle souffrît extrêmement pour son Fils, et qu’elle pleurât et soupirât amèrement, elle le fit avec grande modestie et gravité, la certitude de la Résurrection tempérant son immense douleur. Quant au quatrième mur, il me semblait représenter la vertu de prudence, que la Vierge pratiqua non seulement au temps de la Passion, mais tout au long de sa vie, accomplissant toutes ses œuvres avec une grande mesure et sagesse.   L’estrade de ce temple évoquait son esprit noble et son intelligence illuminée, j’entends celle de la Vierge Marie. Quant à l'autel, je le compris, c’était la volonté de la Vierge. Et la nappe de l'autel sa très pure virginité, et le ciboire où demeure Jésus, le cœur de la Vierge. Je voyais devant cet autel sept lampes allumées, où je reconnus les sept dons de l’Esprit Saint, qui tous se trouvaient en elle de manière parfaite. Sur cet autel se dressaient douze très beaux chandeliers : je compris qu’ils figuraient les douze fruits de l’Esprit qui demeuraient en elle.   Il me sembla ensuite voir la Vierge au Paradis, habillée d’une couleur céleste, comme celle que nous appelons « di Matti » mais bien plus belle. Elle tenait ouvert son petit manteau sous lequel je voyais entrer toutes les moniales; pourtant quelques-unes en sortaient, mais y revenaient aussitôt. J’y voyais encore le Père confesseur, assis sur les genoux de la Vierge, un peu en dehors du petit manteau. Je me tenais devant lui, de sorte que nous voyions tous deux le visage de la Vierge Marie, mais celles que recouvrait le petit manteau n’apercevaient pas comme nous son visage.  Je vis encore des moniales d’autres monastères, mais très peu entraient sous le petit manteau de la Vierge, et si elles restaient en dehors, je compris que c’était surtout pour deux raisons. D’abord parce qu’elles n’observaient pas le vœu de chasteté qu’elles avaient prononcé devant Dieu; ensuite à cause du péché de propriété, contraire à leur vœu de pauvreté. En voyant cela, avec grande véhémence et un ardent amour, je me mis à recommander à la Vierge tous les religieux et toutes les religieuses infidèles à leurs vœux. Ensuite, comme d’habitude, je recommandai à Dieu toutes les créatures et en particulier le Père confesseur.

15.   Le dimanche 10 juin, après avoir reçu la très Sainte Communion, je vis Jésus plein d’amour qui, doucement me disait : Ma fille, donne-moi ton cœur (Pt 23,26). Aussitôt, Il prit mon cœur et le mit dans le sien, et, me parlant avec un très grand amour, Il me dit : « Ma petite fille, je ne veux point te rendre ce cœur avant qu’il ne soit tout pur, pur et plein d’amour pur, afin qu’au jour de ton jugement particulier, lorsque je le présenterai à mon Père éternel, Il l’accepte et le reçoive, et qu’il Lui soit spécialement agréable en raison du lieu où je le garde.   Tous les saints aussi seront en grande fête et allégresse, comme tu le sais, ma bien-aimée, selon ce qu’on lit aujourd'hui dans l’Évangile : que moi, Dieu, ainsi que les saints et les anges, festoyons et nous réjouissons pour une seule âme de pécheur qui se convertit et revient à la vraie pénitence. Et sais-tu, ma petite fille, à quel point je fête cette âme et m’en réjouis? Mon amour pour une seule âme est si ardent que pour la faire revenir à moi, je priverais tous mes élus du bonheur qu’ils éprouvent en moi, sans toutefois leur ôter la grâce. S’il était possible, j’en priverais même les saints, pour la donner tout entière à une seule âme. Mais ce n’est ni possible ni nécessaire.   Et sais-tu encore, ma petite colombe, comment j’aime ces âmes qui reviennent à moi et me réjouis en elles? Comme tu le ferais si l’un de tes membres, atteint d’une infirmité, à force de soins se trouvait guéri. Tu t’en réjouirais, en mènerais grande fête et l’aimerais plus que les autres membres, parce qu’ayant été malade il serait redevenu sain. Tu ne laisserais point cependant d’aimer beaucoup les membres qui n’auraient jamais eu de mal, mais pour cet autre tu serais plus joyeuse fête et manifesterais plus de joie. C’est ainsi que j’agis lorsque l’âme malade du péché en vient au repentir et guérit. »   Et Jésus ajouta : « Sais-tu encore de quelle façon ma petite épouse? Comme agirait un homme qui ayant deux vêtements blancs, dont l’un taché, ferait disparaître complètement la tache en la lavant. Ne crois-tu pas qu’il éprouverait satisfaction et allégresse en voyant qu’il peut le porter et s’en servir? Ceci ne veut pas dire qu’il n’aime et ne mette plus volontiers le vêtement qui n’eut jamais de taches. Certes oui, il en est plus heureux et s’en réjouit davantage. Je n’agis pas autrement, car si je célèbre et fête l’âme d’un pécheur qui vient à se repentir, cette âme salie par la tache affreuse du péché, il n’est pas moins vrai que je recours plus volontiers à celles qui jamais n’ont eu souillure de péché. Ces âmes qui lavent les taches de leurs péchés dans les eaux de la pénitence, je les aime et les reçois avec plus d’allégresse, mais crois bien que les autres, qui sont demeurées pures, me sont plus chères, que j’en ai plus d’estime et les aime beaucoup plus.   Écoute, ma petite fille, ce que je vais te dire pour que tu le comprennes mieux. J’agis comme ferait un père qui aurait deux fils dont l’un, pour un méfait, serait mis en prison. Comme il veut en sortir à l’insu des gardiens, il faut qu’on lui procure une échelle de cordes, munies de crochets aux deux bouts, afin qu’elle reste bien tendue. Et ainsi, l’appliquant au mur, il y monte, il échappe au danger de la prison et trompe ses gardiens. C’est exactement ce que je fais à cette âme prisonnière du péché : je lui tends l’échelle afin qu’elle puisse sortir de péril et échapper au mal. Tu sais que l’échelle a deux montants où s’appuie celui qui la gravit. Le premier représente la connaissance de la grandeur de Dieu; l’autre, la connaissance de sa bonté; je les donne à l’âme pécheresse afin que, connaissant ma grandeur et ma bonté sans mesure, elle espère que je la recevrai quand elle viendra à moi. Les degrés de cette échelle sont mes vertus : l’âme qui les gravit n’a point à douter de son salut. Les deux crochets aux deux bouts par où s’attache l’échelle sont : celui du bas, l’humilité intérieure et extérieure; celui du haut, l’amour et la crainte filiale, et la paroi où s’appuie cette échelle est la sainte croix.   L'âme, en montant par cette échelle, trompe finalement les gardes de la prison, qui sont les démons de l’enfer. Ma petite colombe, ma chère petite épouse, pour te montrer de combien de manières je tire à moi la créature, dans mon grand amour, je te dirai encore ceci. Je me comporte comme un père dont le fils devait aller en pèlerinage, loin de sa patrie. Le Père, qui a déjà fait autrefois ce voyage, sait que sur la route se cachent de grandes fosses couvertes d’herbe verte, et bien d’autres dangers, dans lesquels le Fils, qui les ignore, peut tomber et mourir. Le Père ne pouvant quitter sa patrie et l’accompagner, que fait-il? Il envoie avec lui un de ses serviteurs, et le prévient exactement de tous les dangers qu’on rencontre en ce voyage. Le serviteur, qui ne l’a jamais fait, ne connaît pas les dangers comme son maître; toutefois, à cause de l’amour qu’il lui porte, il suffit que le maître les lui signale pour qu’il parte en toute confiance avec le Fils.   Le Père envoie encore avec son Fils un frère ou un ami qui a déjà fait ce voyage, de sorte que le Fils à moins de se jeter de lui-même dans la fosse étant si bien gardé et prévenu, ne peut en aucune manière y tomber. Mais si, comme je l’ai dit, il s’y jette volontairement, le malheureux s’en trouve très triste et affligé, n’ayant aucun moyen de s’en tirer. Or le bon serviteur, quand il voit la chute du malheureux, ne peut s’empêcher de l’aider en raison de son amour pour son maître, et déplie tous ses efforts pour le tirer de la fosse et l’arracher à ce péril.   Telle est ma façon d’agir, ma petite fille, avec l’âme qui sans cesse doit poursuivre sa route et ce monde misérable, loin de sa patrie qui est le Paradis. Ignorant les dangers de ce monde et les grands trous couverts par l’herbe verte de l’apparence des choses, l'âme, si elle n’en est pas prévenue, y tombe facilement. Moi qui ai fait ce voyage, qui ai marché durant trente ans sur ces chemins, je connais bien les dangers qui s’y cachent, mais comme il ne convient pas que je quitte encore ma patrie pour l'accompagner en personne, en Père très aimant j’envoie avec elle un serviteur fidèle et bon, en l’avertissant des dangers de ce monde. Il s’agit de l’ange gardien que j’ai donné à toutes les créatures; grâce à l’amour, à l’obéissance et au respect qu’il me porte, il comprend en un instant ma volonté et ce que je veux lui commander, et s’emploie très joyeusement à la garde de cette âme chérie.   Afin qu’elle marche plus sûrement, je lui donne encore pour compagnon un de mes frères ou amis, qui ayant fait comme moi ce voyage, en connaît très bien les dangers. Ce frère ou cet ami, ce sont mes saints qui ont bien cheminé en ce monde, au milieu de très grands dangers, et les ont tous dépassés avec l’aide de ma grâce. C’est pourquoi j’en envoie souvent un au secours d’une âme, sans qu’elle l’ait choisi elle-même, car beaucoup choisissent un saint protecteur qu’elles vénèrent particulièrement. L'âme, bien protégée par ces gardiens et prévenue des dangers, ne peut tomber dans les fosses et les abîmes des péchés, si ce n’est de sa propre volonté. Et si elle y tombe, la malheureuse se voit très misérable en ce gouffre dont elle ne sait ni ne peut trouver l’issue. Mais le serviteur qui l'accompagne, l’ange gardien que je lui ai donné, à cause de l'amour qu’il me porte, cherche tous les moyens, toutes les manières possibles de tirer cette âme du péché, de cette profondeur dangereuse qui conduit à la mort éternelle, en l'aidant de ses continuelles inspirations. »   Alors, voyant à quel point le Seigneur aime ses créatures, et de combien de manières Il cherche à les attirer à Lui, je commençai à les recommander, en disant : « De grâce, mon Jésus, donnez-la-moi, mon Amour, elle aussi est une de vos créatures. » Alors Jésus me la donna, mais grâce à la prière des moniales.

16.   Le lundi 11 juin, après avoir communié, considérant les paroles du psalmiste : Ta Parole est la lampe de mes pas, la lumière de ma route (Ps 109,105), il me sembla comprendre que Jésus était cette lumière qui vient à nous, ses élus; ainsi, grâce à la lumière qu’Il est lui-même, nous pouvons chercher cette perle précieuse (Mt 13,45) dont on lit dans l’Évangile qu’elle est perdue (Lc 15,8-10), et qui est l'âme pécheresse; Jésus veut que nous la cherchions et la retrouvions de deux manières : tout d’abord par la lumière qui est en nous, ensuite par la prière que nous devons faire pour elle, en l’exhortant aussi par la sainte charité à sortir du péché.   De cette manière, en l'aidant de nos prières et de nos saintes exhortations, nous parvenons à la retrouver comme cette perle qui était perdue. Je voyais encore que Jésus, comme vrai pasteur, était venu de lui-même en ce monde rechercher la brebis perdue (Lc 15,4-7), c’est-à-dire l'âme pécheresse, laissant au ciel les quatre-vingt-dix-neuf qui sont les neuf chœurs des anges. Et l’ayant retrouvée, je voyais qu’Il la mettait sur ses épaules, et la portait joyeusement; si bien que je restai un moment absorbée par l’amour infini avec lequel Il était venu chercher cette petite brebis perdue.   Ensuite, je priai Jésus de me donner quelque signe que je n’étais pas victime d’une tromperie, car j’en avais grande peur. Et Jésus me dit : « Oh, si je te montre l’amour que je porte aux créatures, ce que je fais, ce que j’ai fait pour elles, comment peut-tu penser que ce soit une tromperie? Mais afin de t’éviter une telle crainte, je te donne ceci pour signe : chaque fois que tu trouves en toi le désir de ne pas m’offenser, tiens pour certain que tu n’es pas trompée. De plus, quand tu serais trompée, je le ferai savoir au Père. » Or, par la grâce de Dieu, je sens en moi ce désir de ne pas offenser Dieu, ni en ceci ni en rien d’autre. Je voudrais l’aimer seulement et m’unir à Lui.

  Deux fois en ce même jour, elle subit un assaut d’amour si grand qu’elle semblait sur le point de défaillir. Elle eut alors une vision admirable du pur amour. Elle voyait Dieu, en lui-même pureté parfaite, s’aimer d’amour pur et infini, et aimer la créature aussi d’un amour pur et infini. Elle vit en un instant tout ce que Dieu a fait pour la créature indigne et misérable, si bien qu’elle ne put s’empêcher de crier d’une voix forte, que son entourage entendait, disant :   « Amour, amour, ô Dieu, qui aimes la créature d’amour pur, ô Dieu d’amour, ô Dieu d’amour. »

  Et voyant les créatures si ingrates devant un tel amour, elle laissait éclater sa douleur et criait :   « Seigneur, assez d’amour, assez d’amour, il est trop grand, ton amour pour les créatures! Trop, non certes pour ta grandeur : trop, pour une créature si vile et si basse. Seigneur, pourquoi me donnes-tu à moi, si indigne et si vile, tout cet amour? Tu as bien d’autres créatures, ne dirait-on que je suis la seule? Communique, ô mon Seigneur, cet amour à tes autres créatures. Tu le donnes, mon Amour, oui tu le donnes, mais tu vois que les traîtres n’en veulent pas; ô mon Jésus, qui vous a conduit sur cette croix sinon l’Amour? »

  Elle avait en main un Crucifix et Lui parlait, voyant des yeux de l’esprit autre chose que ce qu’elle regardait de l'extérieur en celui qu’elle tenait à la main. Ce jour-là elle tint les yeux fixés sur ses saints pieds, voyant sculptée en eux la grande malice des créatures, et elle disait :   « Mon Amour, qui a cloué ainsi vos pieds, sinon la méchanceté des créatures? Vendredi dernier, tu m’as bien montré, mon Jésus, ce dont je souffre maintenant en un vrai martyre : ceux qui vivent dans la malice enfoncent les clous en tes saints pieds. Hélas! Que ne suis-je sur la croix, mon Jésus, telle que je te vois maintenant? Si du moins tu n’étais pas nu, mon Jésus, sur cette croix, dans un tel opprobre, pour une plus grande dérision! Allons, Amour, tu l’as voulu ainsi. L’Amour, l’amour t’a rendu fou, fou pour ta créature ingrate; ô aveuglement, ô malice de l’homme, devant un tel amour! Personne, personne, il n’est personne qui aime mon Amour. Ô mon Amour, quand te posséderai-je? Quand m’unirai-je parfaitement à toi? Quand t’aimerai-je infiniment? Je me rassasierai, je me rassiérai, quand paraîtra ta gloire (Ps 17,15). Mon Jésus, assez d’amour, car je n’en peux plus, mais si tu veux m’en donner davantage, soit; et autant que tu le veux. Mais donne-moi la force de le supporter.   Ô Sainte Vierge, comment pouvais-tu y tenir? Tu le voyais, Il était ton Fils et Il était ton Dieu! et tu savais qu’Il agissait ainsi par amour de la créature. Comment y tenais-tu, sans laisser éclater ta douleur, si moi, sans même le voir, j’éclate et je défaille sous l’excès de ma peine?   Il est vrai, mon Jésus – comme tu me l'as montré samedi dernier – qu’elle était modérée en toutes choses. »

  Et se tournant vers les moniales présentes, leur présentant le Crucifix qu’elle avait à la main, elle leur disait :   « Aimez-le, aimez-le, mon Jésus, aimez-le, vous, car personne ne l'aime. »

  Ce qu’elle répéta plusieurs fois, disant des paroles amoureuses et pleines de compassion, que je ne saurais exprimer, ni expliquer. En cela elle supporta une très grande peine, tant intérieure qu’extérieure, pleurant et se plaignant beaucoup de voir que l'amour, à cause de la malice des créatures, n’était ni aimé ni connu.

17.   Le mardi 12 juin, après avoir communié, je considérai ces paroles : Mes délices sont parmi les enfants des hommes (Pr 8,31). Et je compris que les délices de Dieu consistaient à être avec les fils des hommes, c’est-à-dire que Dieu prend grand plaisir à demeurer dans les âmes pures et qui l’aiment d’un amour pur; c’est pourquoi Il les appelle ses délices. Je m’arrêtai un peu pour voir et considérer le grand plaisir que Dieu trouvait dans les âmes, mais surtout pour goûter le grand amour qu’Il leur porte, et que je ne pourrai jamais, jamais vous dire ni exprimer d’aucune manière.

  Ce jour là, elle subit un assaut d’amour si grand qu’elle semblait être devenue folle, et cela dura trois heures de suite, de 18 heures jusqu’à 21 heures. Cet assaut fut si violent qu’elle dut se lever, et, sortant du lit elle prit en main le Crucifix qu’elle garde sur son petit autel, et commença à courir dans sa chambre en criant d’une voix forte : « Amour, amour, amour », avec un charmant petit sourire, plein de joie et de douceur. Il était consolant de l’entendre, et son cri : « Amour, amour » effrayait quelque peu mais ne causait pas d’épouvante. Elle se reposait un peu, les yeux fixés sur ce Crucifix, apparemment dans une grande exaltation d’esprit, puis, se levant à nouveau, l’embrassait et l'étreignait fortement sur sa poitrine, avec un élan passionné, et répétait :   « Amour, amour, amour, jamais je ne cesserai de t’appeler Amour : Amour qui n’est aimé ni connu de personne, ô mon Amour, jubilation de mon cœur, tu es l’Amour »

  Et se tournant vers les personnes présentes, elle disait :   « Amour, amour, tu ris, tu pleures, tu cries et tu te tais, Amour! »

  Elle leur disait aussi :   « Ne le savez-vous pas? Ô Jésus, mon Amour, je dis que tu es fou d’amour, fou d’amour, ô mon Jésus! Ô Amour, tu es tout aimable et joyeux! Ancienne et nouvelle vérité. Amour, amour, tu récrées, tu réconfortes, Amour! Amour, amour, tu es un amoureux et unifiant amour! Amour, tu es souffrance et soulagement, Amour, tu es fatigue et repos, mort et vie, Amour! Ô Amour, qu’y a-t-il qui ne se trouve en toi? Quel bien n’est pas en toi, Amour? Amour, amour, tu es sage et joyeux. Haut et profond amour. Amour, amour, tu es admirable, inexpugnable, impensable, incompréhensible, Amour! »

  Ce jour-là elle garda les yeux fixés sur le côté du Crucifix qu’elle tenait dans sa main, son regard intérieur s’attachant davantage au côté de Jésus, vrai lieu de repos et de délices, voyant en Lui toutes les créatures comme dans un miroir, mais surtout les épouses de Jésus qui sont les moniales, et il lui semblait que cette chambre nuptiale avait été faite uniquement pour ces vierges épouses de Jésus, comme elle l'avait vu le mercredi après la très Sainte-Trinité. Elle disait qu’à ce moment elle voyait toutes les moniales de ce couvent, certaines même d’autres monastères, mais très peu, et que beaucoup en sortaient. Elle voyait encore des anges qui se tenaient dans ce côté comme en un très beau jardin, y ramassant des fleurs, comme elle l’avait vu le mercredi précédent. Ils en cueillaient beaucoup à cet endroit et elle disait :   « Malheur à ces religieuses qui enfreignent les trois vœux, par lesquels elles se sont liées à Dieu, surtout celui d’obéissance, car si l’on manque seulement aux deux autres, c’est-à-dire la chasteté et la pauvreté, cet amour dont les bras sont tendus et si étirés sur la croix peut reprendre ces liens et le réunir ensemble aisément. Mais si le vœu d’obéissance est rompu avec les deux autres, il n’est personne qui puisse les relier, sinon l’amour qui se meut de lui-même. Elle peut bien, Marie, elle peut bien, Marie notre Mère, nous couvrir sous son manteau, mais elle ne peut les relier. L’Amour, l’amour seul en est capable.   Amour, amour, tu es aussi ce lien qui lie l'âme à Dieu très étroitement; mais malheur, malheur aux créatures qui défont ce lien, car il n’est pas, non, il n’est pas d’amour qui puisse le renouer si ce n’est toi, Amour. Le Père avec toi, l’Esprit Saint avec toi. Mais c’est toi, toi l’Amour qui as souffert la peine, qui as renoué ce lien. Marie, notre Mère, peut te montrer le sein qui t’allaita, et faire pression sur toi pour que tu veuilles le relier.   Ô Amour pur. Pur Amour. Ô unité de la très Sainte-Trinité. Ô sagesse du Père, ô bienveillance de l’Esprit Saint. Ô mon Amour, mon Jésus, tu es fou d’amour, mon Jésus. Quand, mon Amour, m’unirai-je à toi? Amour. Ancienne et nouvelle vérité, Amour, amour, je le sais, tu veux que l'âme revienne à toi pure, comme elle est sortie de toi. Amour, lorsque tu vois, Amour, que plus elle vit, plus son péché la salit, tu lui barres la route et l'envoies se purifier par amour. Amour, amour, je te vois blessé par amour. Enlève par amour de ta plaie cette lance qui t’a blessé par amour, que je vienne à toi, et que pleuve l’eau qui s’y trouve, l’eau de ta grâce et de ton amour. Amour, amour, fais-la descendre au cœur de tes créatures, créées par amour.   Amour, amour, hier, ces pieds m’ont donné bien de la peine et du martyre, parce que je ne te voyais pas aimé des créatures, mais aujourd'hui, loin de moi, loin de moi la douleur et la peine, que tout soit comme l’amour, plein de délice et de joie, Amour! Ô Amour, tu fais jubiler mon cœur, Amour! »

  Une de ses compagnes, Sœur Véronique, lui ayant demandé combien de temps elle serait restée ainsi, elle répondit :   « Amour se plaît à me tenir en cet état jusqu’à l’heure où lui, l’Amour, acheva sur la croix de montrer son amour de la créature, elle-même créée par amour. Et demain – c’est la volonté de mon Amour – de 15 heures jusqu’à l'heure où, par amour, Il fut élevé sur la croix, tout ce temps, dis-je, il plaît à mon Amour que moi, sa créature créée par amour, je me languisse d’amour. Et Il veut encore, mon Amour, que le lendemain qui sera jeudi, moi sa créature, créée par amour, je commence à languir d’amour autour de deux heures de la nuit, et que j’y reste jusqu’à l’heure du vendredi où cet Amour fut élevé sur la croix. Ce sera, je crois, une peine et une douleur extrêmes, ni toujours extérieures, ni toujours intérieures, mais l’une et l’autre tour à tour. »

  Nous avons prêté grande attention à cela, et constaté que tout se passait comme elle l’avait dit. Elle continua :   « Comme sa Passion fut de courte durée – concernant la peine extérieure – mon Amour veut que cesse bientôt cette véhémence d’amour qui m’assaille maintenant de l'extérieur, mais Il ne veut pas qu’elle cesse à l'intérieur, car Il veut y rester toujours, toujours : mon Amour ne me quittera jamais.

  Quand il fut 21 heures, moment où elle avait prédit la fin de son épreuve, avant que nous ne sonnions, elle mit sa bouche sur le côté de Jésus, je veux dire de ce Crucifix qu’elle avait toujours gardé à la main, en disant :   « Allons, voici qu’Il entre tout entier dans mon âme, son corps n’apparaît plus désormais. »

  Et elle se calma, s’arrêtant de sorte qu’elle semblait absorbée et tout à fait privée de ses sens corporels : elle demeura ainsi un certain temps, puis elle se ressaisit et redevint telle que si rien ne lui fût arrivé, ce qui nous parut une merveille.

18.   Le mercredi 13 juin, après avoir communié, je considérais ces paroles du psalmiste : Mon cœur et ma chair ont crié de joie dans le Dieu vivant, au porche de Salomon (Ps 84,3). Tout d’abord il me sembla voir Jésus à la droite du père, tout amoureux; ses yeux étaient si beaux que jamais je ne saurais les décrire ni vous dire leur beauté. Et je voyais que par son regard Il attirait à Lui toutes les créatures, je veux dire celles qui le regardaient de leurs yeux intérieurs, et qui coopéraient à la grâce de ce regard.   Alors se présenta devant moi saint Pierre quand il renia Jésus, et qu’ensuite sous le regard de ces yeux divins si beaux et si pénétrants, il reconnut aussitôt son péché et s’en repentit (Lc 22,61-62). Au contraire, ceux qui dans sa Passion crucifièrent Jésus, qui le tournaient en dérision et se moquaient de lui, ceux-là durant ce temps ne le regardèrent jamais, si ce n’est d’un œil malveillant, selon la grande haine qu’ils Lui portaient, car s’ils avaient levé sur Lui un bon regard, jamais, jamais ils n’auraient résisté à l'attraction de sa beauté et au doux regard de ses yeux divins.   Ensuite revenant à ce vers déjà cité, où l’âme s’écrie : Mon cœur et ma chair ont exulté sous le porche de Salomon, il me sembla voir que notre chair et notre cœur se réjouissaient et jubilaient dans l’humanité de Jésus, que je voyais comme une loggia ou un portique – je la décris ainsi, non que ce fût réellement un portique ou une loggia, mais pour vous aider à comprendre - enfin c’était un lieu de promenade et de récréation – et je voyais notre chair exulter et se réjouir dans l’humanité de Jésus pour deux raisons : la première parce qu’elle se trouvait élevée, sublimée et grandie par la médiation de l’humanité de Jésus, car le Verbe éternel ayant pris notre chair humaine l’avait exaltée et grandie en la plaçant à la droite de son Père éternel. La seconde raison de sa joie était l’incorruptibilité qu’elle recevra au paradis, car alors elle sera immortelle, incorruptible, éternelle, égale à l’humanité de Jésus.   Notre cœur, me semblait-il, exultait et se réjouissait encore pour deux raisons : d’abord pour le repos qu’il offrait en lui à Jésus, ensuite pour l’influence de la grâce qu’il recevait lui-même de Dieu. Par ailleurs, Jésus lui-même semblait adresser ce vers à nos âmes : Mon cœur et ma chair ont exulté en toi (Pr 84,3), c’est-à-dire que l'humanité de Jésus exultait en nous, d’un côté parce que notre âme est faite à son image et à sa ressemblance, de l’autre parce que son cœur trouvait en nous son repos. Ensuite, comme d’habitude, je recommandai à Jésus toutes les créatures, le Père en particulier, et vous, Sœur Véronique.

  Ce jour-là, tandis qu’elle parlait à cette même Sœur Véronique, sa compagne, peu avant 15 heures, elle lui dit :   « Je commence à devenir folle, je ne peux plus rester en ce lit. De grâce laissez-moi me lever » »

  Sœur Véronique la retenait, de peur qu’elle ne se levât, car les infirmières étaient absentes. Elle commença alors à se retourner dans son lit, sans pouvoir s’arrêter, à cause de la forte emprise que l’Amour exerçait sur elle, et quand les infirmières arrivèrent, elle les pria avec tant d’insistance de la laisser se lever qu’elles le lui permirent. Aussitôt elle bondit hors du lit, courut vers un petit autel qui était là, et, prenant son Crucifix, le décloua de la croix, et l'embrassant étroitement, elle commença à courir tout au long de la chambre en disant :   « Amour, amour, amour, personne ne t’aime ni ne te connaît » »

  Et prenant ses compagnes par la main elle leur disait :   « Venez, venez courir avec moi, aidez-moi à appeler l’amour. Criez fort, fort, bien fort, ajoutait-elle, car vous parlez trop bas et vous n’êtes pas entendues. »

  Et commençant à crier avec force elle disait :   « Amour, amour, amour, je ne me rassasierai jamais de t’appeler ainsi. Ô Amour. Mon cœur et ma chair ont exulté en toi (Pr 84,3), mon Amour. »

  Et courant à nouveau par la chambre, étreignant sur sa poitrine son Jésus qu’elle avait à la main, elle criait « Amour, amour » et souvent elle arborait le plus beau sourire, avec une telle joie qu’il était consolant de l’entendre; ensuite s’arrêtant un peu, elle répétait :   « Amour, amour. Ô Amour, fortifie ma voix, afin qu’en t’appelant amour, je sois entendue de l’Orient à l’Occident, et dans toutes les parties du monde, jusqu’à l’enfer, afin que tout le monde te connaisse et t’aime, Amour.   Amour, amour, tu es fort et puissant. Amour, amour, toi seul sondes et traverses, toi seul brises et domines toutes choses. Amour, amour. Tu es ciel et terre, air et feu, sang et eau. Ô Amour, tu es Dieu et homme, haine et amour, joie et noblesse divine, ancienne et nouvelle vérité. Ô Amour, ni aimé ni connu. J’en vois une, pourtant, qui connut cet amour. »

  On lui demanda de qui elle parlait et elle répondit :   « La Mère Sœur Marie; c’est elle qui connut mon Amour. Ô Amour, fais que toutes les créatures t’aiment, Amour. Mais, mon Amour, je le dis tout de suite, je préfère que tu ne sois aimé de personne plutôt que d’être aimé aussi peu qu’à présent. Ce peu même est mêlé au poison pestiféré de l'amour propre, car lui et ton amour ne peuvent demeurer ensemble. Ils sont contraires, ils sont contraires. Non, non, toi seul, toi seul, Amour. Et rien d’autre. Ô amour, amour, qui pourrait jamais concevoir ou dire ta grandeur? Tu es infini, éternel, tu ne changes pas, tu es incompréhensible, Amour, tu es insondable. Que veut dire insondable? Qui le sait, qui le sait, qui le sait? je te prie de me le dire, car je suis ignorante en cela. »

Le Père confesseur était présent, elle s’adressa donc à lui, disant :   « Vous, vous peut-être saurez me le dire. »

  Il lui répondit que c’était chose si grande qu’on ne pouvait la comprendre. Alors en souriant elle déclara :   « Je crois qu’il en est ainsi, Amour, je le crois. »

  Elle demeura un moment tranquille, les yeux toujours fixés sur le Crucifix qu’elle tenait à la main, puis elle dit encore :   « Ô Amour, tu es très fort, mais je te vois très faible aussi. Très fort car personne ne peut te résister, et très faible car une créature aussi vile que moi, te domine, te dépasse en t’appelant amour. Ô Amour, amour. Tu as bien dit : J’ai ardemment désiré (Lc 22,15).   Le Père confesseur continuant à dire en latin : « Manger cette pâque avec vous avant ma Passion ». Elle déclara :   L’Amour l’a fait mourir pour moi. Ô Amour, pourquoi voulais-tu cette dernière Cène? Parce que tu voulais montrer l’amour que tu portais à ta créature. Ô Amour, amour, combien est grande la dignité des prêtres de pouvoir te toucher, Amour, et de te donner aux autres; mais, ô Amour, peu nombreux sont les prêtres qui se montrent tels qu’ils devraient être! Ô Amour, j’aimerais bien, oui, j’aimerais bien, Amour, que ce ne soit pas vrai, car tu le vois, Amour, je me réjouirais de mentir en cela. Mais hélas, Amour, ce que j’ai dit est bien vrai. »

  Comme on lui demandait s’il y avait ici de tels prêtres, elle répondit :   « Il n’y en a qu’un ici, mais je ne peux dire qui il est, l’Amour ne me le permets pas maintenant. Amour, amour, qui pourrait comprendre la grande dignité de ces prêtres? Mais hélas! Amour, amour, Catherine, elle, savait en parler. Et qui encore, Amour, pourrait entendre et comprendre à fond quelle est la valeur de cette digne offrande qu’ils font de toi, Amour, au Père éternel en une si grande action? Ô Amour, ce n’est pas une, mais mille fois, s'il était possible, qu’ils présenteraient cette offrande de bien vouloir t’offrir pour moi aussi, Amour quelquefois. »

  À une moniale qui lui demandait : « Sœur Marie Madeleine, ne pouvons-nous présenter nous aussi Jésus, en offrande au Père éternel? » Elle répondit en souriant :   Ô Amour, que dit-elle! Vous le pouvez bien. Mais non pas de cette manière là, car il existe une grande différence entre l'offrande que font les prêtres, ministres de l’amour à l’autel, ancienne et nouvelle vérité; tu es l’amour, Amour. Qui a écrit à ton sujet de manière plus élevée : Jean qui dit : Au commencement était le Verbe (Jn 1,1) ou Augustin qui commenta ces paroles? Amour, qui est arrivé le plus haut? Augustin, Amour! Ô Amour, amour, est-il possible que tu n’aies pas d’autre nom que celui d’Amour? Tu es bien pauvre de noms, Amour! Tu en as, tu en as beaucoup, Amour, mais tu te plais davantage à être appelé de celui-ci, ô Amour, parce que c’est en ce nom surtout que tu t’es fait connaître des créatures. Les saints du Ciel aussi t’appellent de ce nom d’Amour; ils disent toujours : Amour, amour, ce nom d’Amour contient en lui tout autre nom. Sans cesser jamais de proclamer Saint, saint, ils disent aussi Amour, car c’est la même chose. Mais ce Saint contient tout en lui, Saint, saint, saint, disent-ils (Ap 4,8). Tu es Dieu, tu es Père, tu es Esprit, tu es Amour encore. Jamais, jamais, Amour, je ne me rassasierai de t’appeler de ce nom d’Amour. »

  Tout ce jour, elle garda les yeux fixés sur la main droite du Crucifix qu’elle tenait dans sa main, et se tournant parfois vers les Sœurs en indiquant la plaie de la main droite, elle disait :   « Voyez, voyez combien d’amour ! »

  Une Sœur déclara : pour moi je ne vois que cette main toute blême. Et, souriant elle répondit :   « Ô Amour, elles ne voient rien d’autre, mais si je ne voyais que cela, je n’y fixerais pas ainsi mon attention, et si en levant cette image de bois je ne voyais rien d’autre, je m’en débarrasserais à l’instant. Mais comme cet Amour se montrerait à moi de toute façon, je tiens cet objet dans ma main pour la satisfaction de mes yeux corporels. Ô Amour, amour, bienheureuse l'âme qui te possède, Amour, amour, amour, peu de gens t’aiment et te connaissent; ô Amour, malheur, aux religieux qui n’observent pas ce qu’on garde si peu aujourd'hui. »

  On lui demanda si c’était le vœu d’obéissance, elle dit :   « Non, non, je parle de l’observance. »

  Et comme nous demandions si elle doutait de notre couvent, elle répondit :   « Je ne doute pas de celles qui sont ici, mais prenez garde à celles qui vont venir; n’accueillez pas celles qui risqueraient de ruiner l’observance, car si les secours que nous recevons maintenant venaient à manquer, elle pourrait bien s’éteindre parmi nous; je ne dis pas que cela arrivera, mais cela pourrait se produire si les secours que vous recevez de l’Amour venaient à vous manquer. Ô Amour, amour, malheur, malheur à ceux qui la ruinent, et brisent les liens qui unissent à toi, je veux dire les trois vœux, et le lien de la charité; ces vœux, Amour, sont comme une chaîne : qui rompt le premier chaînon fait que tous se disjoignent. Amour, amour, déjà ces chaînons sont rompus, tu sais où, tu sais où, là où j’ai demeuré presque une année entière. Celui de l’obéissance est brisé, et celui de la pauvreté. Et l'autre aussi, Amour, est rompu. »

  Et comme une Sœur demandait si c’était celui de la chasteté, elle répondit :   « Non, non, je ne parle pas de celui-là; mais de la charité, car vous savez bien ce qui est arrivé par manque de charité. »

  Alors, dans sa douleur elle pleura un peu, s’arrêtant ainsi un moment, comme elle le fait d’habitude. C’est pourquoi on laisse ici un espace, quand elle dit Amour, amour; en effet elle reste un moment en silence, et reprend la parole en ces termes : Amour, amour. On met ici l’A majuscule pour indiquer cette reprise. Elle poursuivit :   « Ô Amour, comme il vaudrait mieux, ainsi que tu l'as dit du traître, comme il vaudrait mieux pour les mauvais religieux qu’ils ne fussent jamais nés, parce qu’ils n’observent pas ce qu’ils ont promis. Ô Amour, amour, à qui croient-ils promettre? Peut-être à un sourd, à un aveugle? Ô Amour, ce sont eux qui deviendront aveugles et sourds. Amour, l’amour et la justice sont égaux en toi, mais il ne me semble pas, à moi, que la justice soit aussi grande que l’amour, car l’Amour a montré plus d’amour que de justice aux créatures. Mais, ô Amour, le temps viendra, il viendra oui, Amour, le temps de montrer aussi la justice. Amour, ancienne et nouvelle vérité, sagesse du Père, bonté suprême, Amour infini, Amour ni connu ni aimé. Mais, Amour, en voici deux qui t’ont connu et aimé. »

  On lui demanda : « Qui, la Mère Sœur Marie? » et elle répondit :   « Oui, la Mère Sœur Marie a aimé mon Amour; et elles craignent qu’elle ne soit pas connue! La tiédeur et le peu de foi sont causes de cette crainte que ta bien-aimée ne soit pas connue; ô Amour, tu sauras bien la faire connaître, oui, quand le temps viendra. Ô amour, amour, l’autre est la séraphique Catherine : voilà celles qui t’ont aimé d’amour pur! Ô Amour, amour, si les créatures pouvaient savoir combien elles t’offensent, elles se choisiraient non pas un mais mille enfers, avec mille fois plus de démons qu’il n’en est en enfer. (Cf saint Ignace de Loyola, « Exercices spirituels », 60). Amour, amour, tu es incompréhensible, tu es immense, digne de toute louange; mais qui, Amour, qui pourrait te louer d’une manière suffisante, toi l’Amour? Si toutes les langues des hommes avec celles des anges, et toutes les étoiles du ciel, le sable de la mer, les plantes de la terre, les gouttes d’eau, les oiseaux de l’air, devenaient des langues pour te louer elles ne suffiraient jamais, Amour, pour ta louange. »

Comme on lui disait : Sœur Marie Madeleine, ne vous souvenez-vous pas du Père confesseur? » Elle répondit :   « Si je m’en souviens! Si je pouvais me reconnaître des obligations envers quelque créature, c’est bien envers lui que j’en aurais, mais je ne peux, je ne peux me reconnaître d’obligations envers quiconque, si ce n’est l’Amour. Amour, amour, ô Amour, vois, vois comme ils se fatiguent : on dirait qu’ils n’ont qu’une seule âme à gagner, tant ils se démènent. Et ils sont si nombreux! Amour, amour, vois comme ils rôdent pour s’emparer d’une seule! Comme toi, Amour, qui aimes si passionnément les âmes qu’il semble que tu n’en aies qu’une à aimer, ainsi ceux-là se donnent tant de peine autour de toutes les âmes, qu’il semble qu’il n’y en ait qu’une à prendre. Amour, amour, renvoie-les, renvoie-les, Amour. Ou bien qu’ils restent tant qu’il te plaira. Mais, Amour, ne leur laisse pas la victoire! »

  Et se tournant vers les moniales présentes, elle dit :   « Oui, oui, vous êtes là, oui! Je vous dis qu’il faut prendre des marteaux et casser les murs, je veux dire les obstacles que les démons ennemis cherchent à poser pour vous empêcher de recevoir la grâce de mon amour. Oh, comme ils se fatiguent, Amour! Oh, Amour, je l’ai bien dit : il suffisait que tu étendes ta main puissante, pour les mettre en fuite et les disperser. Maintenant, Amour, tu vois comme ils se sont vite, si vite enfuis. Oh Amour, ton pouvoir seul est au-dessus de tous. »

  On lui demanda si le Réveilleur était déjà venu, et elle déclara :   « Oh, s'Il est venu! Je m’étonne que vous ne l’ayez pas entendu sonner, car Il a fait grand bruit. N’avez-vous pas entendu mon Amour? Quand celui-ci, que j’appellerai comme vous le faites avec réalisme « Le Réveilleur », fit entendre de là-haut une voix retentissante, quand Il dit : J’ai soif (Jn 19,28), comment se fait-il que toutes, sans exception, n’ayez pas entendu mon Amour? Elle résonna si fort, cette voix, que vous toutes auriez pu l’entendre. Ô Amour, il est sourd, vraiment sourd celui qui n’entend pas ce Réveilleur. Ô Amour, si je pouvais et s'il était possible, je te prendrais tout l’amour que tu as pour le donner aux créatures, afin qu’elles t’aiment, toi, Amour.   Ô Amour, tu es vraiment un amoureux amour, et tu fais toute chose par amour. Tu donnes tout aussi par amour. Le Paradis, par amour, le purgatoire par amour, tu donnes toute chose par amour. Tu donnes l’enfer même par amour, car si grand est l’amour que tu portes à la créature que tu ne peux voir en elle d’offense envers toi, et que tu lui donnes l’enfer par amour. Mais, ô Amour, combien descendent en cette mer, en cet océan de ténèbres! Car vois-tu, comme l’eau tombe du ciel sur nous ici-bas, ainsi en est-il d’eux, Amour. Ô Amour, que dis-je, c'est beaucoup plus, c'est infiniment plus que je ne dis, car je les vois tomber comme l’eau ne peut pleuvoir, je les entends sombrer là-bas dans le gouffre, dans l’abîme infernal. Et cette femme, cette peste, cette misérable qui te persécute si durement, je la vois tomber comme une flèche et s’abîmer dans le lieu le plus horrible, le plus ténébreux, le plus profond qui soit. Ô Amour, amour.

  On comprit qu’il s’agissait de la Reine Élisabeth, hérétique d’Angleterre. Ici elle s’arrêta, car nous voulions lui donner un peu à boire; en effet il nous semblait qu’elle devait souffrir d’avoir beaucoup parlé, et avec une telle force, et nous lui disions : « Sœur Marie Madeleine, il nous semble que vous souffrez nous voudrions que vous buviez un peu »; elle dit alors :   « Comment voulez-vous que je souffre, étant avec l’Amour? Ne savez-vous pas que l’Amour ne peut souffrir de peines? Comment voulez-vous donc que je souffre? »

  Les moniales insistèrent : « Sœur Marie Madeleine, voyez-vous, le Père veut que vous buviez », elle dit alors :   « Je le crois bien, le Père veut que je boive, mon Père des lumières; Il veut me donner à boire. »

  Et plaçant sa bouche sur la main droite du Crucifix qu’elle avait à la main, elle continua :   « Je bois, je bois, et elles ne le croient pas. »

  Et, comme nous insistions pour qu’elle prît cette boisson, elle ajouta :   « Ô Amour, tu n’es que bonté, comment serais-je autrement, si je demeure en toi? Cependant, pour satisfaire les créatures, et restaurer ce corps, je vais prendre ce qu’elles me donnent. »

  Elle but donc un peu. Et reprenant la parole, recommandant à Dieu les hérétiques, les Juifs et tous les infidèles, elle s’écria :   « Ô Amour, amour, tu es tout plein d’amour; Amour, donne à toutes, Amour, à toutes de t’aimer, de te désirer, de te chercher toi seul; ceux qui t’attendent encore, Amour, permets qu’ils ne t’attendent plus, car une fois déjà, tu es venu. Mais fais enfin qu’ils te connaissent, Amour, et cessent de t’attendre, puisque leur attente est vaine. Et ceux qui t’ont quitté, Amour, je veux parler des hérétiques, fais qu’eux aussi reviennent à toi comme de petites brebis perdues; qu’ils reviennent à toi, Amour, qu’ils te révèrent et t’aiment comme leur bon pasteur. Et tous ces hommes, tous ceux qui ne croient pas en toi, Amour, fais qu’ils reviennent à toi car ils sont, eux aussi, Amour, tes créatures.   Ô Amour, amour, si une âme pouvait voir ce qu’elle est sans toi, j’affirme qu’elle mourait, non une fois, Amour, mais mille et mille fois. Et si elle pouvait comprendre, Amour, qu’elle est avec toi! Amour, toi seul le sais. Tu ne me permets pas de tout dire, Amour, il suffit, il suffit, Amour, que tu saches ce qu’elle est. »

  L’heure des Vêpres approchait, et le Père confesseur, qui voulait s’en aller pour confesser les moniales lui demanda si elle n’attendait rien de lui; elle répondit :   « Je ne vous demanderais rien d’autre que l’amour, je ne sais rien demander que l’amour, car si j’ai l’amour, j’ai tout, et si je ne l’ai pas, tout me manque.

  Et il lui dit alors : « Sœur Madeleine, à Dieu »; elle répondit :   « Dieu avec Dieu, et vous avec Dieu lui-même. »

  Les moniales lui dirent qu’il allait confesser; elle ajouta :   « Oui, il va faire de vous des vases plus aptes à recevoir l’Amour. Amour, amour, pureté incorruptible, Amour incompréhensible. Ô Amour, amour, je ne cesserai jamais de t’appeler Amour, sagesse du Père, bonté de l’Esprit Saint, unité, unité de la très Sainte-Trinité, Amour; Amour, qui n’es ni aimé ni connu, ô Amour, ancienne et nouvelle vérité, Amour, amour. »

  «Quand elle eut dit cela, les moniales devant aller à Vêpres, l’une d’elles l’avertit : « Sœur Marie Madeleine, les moniales vont à Vêpres »; elle répondit :   « Qu’elles aillent enfanter l’Amour. Autant elle diront de paroles, autant de fois elles enfanteront l’amour. Amour, amour, qui te goûte, est toujours assoiffé de toi. »

  Et disant :   « Entre, entre en moi, Amour, car le corps lui, ne pourrait plus le supporter »,   Elle posa sa bouche sur la main droite du Crucifix qu’elle avait à la main; et aussitôt elle s’arrêta, sans plus rien dire, et demeura ainsi tranquille un long moment; il était juste 18 heures, moment prévu par elle pour la fin de son extase.   Durant les trois heures qu’elle demeura en cet état, ce jour et les deux précédents, elle dit beaucoup de choses, desquelles nous n’avons pu nous souvenir. Quant à celles que nous avons notées nous n’avons pu les rapporter précisément de la manière dont elle les disait, car elle parlait admirablement, de sorte qu’on ne peut l’exprimer ni le faire comprendre, sinon à ceux qui l’ont vue et entendue. Et nous avons observé que tout ce qu’elle avait dit à Sœur Véronique le mardi précédent, tout cela se réalisa du commencement à la fin, précisément au moment et à l’heure qu’elle avait annoncée, comme l’on peut voir plus haut, ce qui nous étonna beaucoup.   À la même Sœur Véronique, désignée au nom de l’obéissance par le Père confesseur, elle confia ses extases et tout ce qui lui arrivait d’intérieur et d’extérieur; elle lui dit également comment le Seigneur, durant ces trois jours, lui avait fait goûter et même éprouver extérieurement tout ce qu’Il lui avait révélé le vendredi précédent, c’est-à-dire que c’est la méchanceté des hommes qui enfonce les clous aux pieds de Jésus, ce qu’elle expérimenta le lundi avec grande souffrance. Mais parce que le corps ne peut supporter tout cela, elle expliqua :   « Jésus ne veut pas qu’en ces deux jours du milieu, c’est-à-dire le mardi et le mercredi, je souffre trop; toutefois Il m’a donné de demeurer dans son côté et dans sa main droite, voulant ensuite le vendredi me garder dans sa main gauche, à considérer sa Passion comme vous me verrez le faire de deux heures de la nuit jusqu’à 18 heures de ce jour là. Il veut et se contente que je languisse d’un amour allègre et joyeux, en ces deux jours, pour mon soulagement. »

  Durant ces jours, comme on l’a dit, elle demeura le mardi dans le côté, le lendemain dans la main droite du Crucifix qu’elle avait à la main.

19.   Jeudi 14 juin 1584. ayant communié, je considérais ces paroles de Saint Jean : Au commencement était de Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu (Jn 1,1). Il me sembla comprendre ce “Commencement” sans commencement et sans fin. Ce principe, et cette fin, est le Verbe éternel engendré du Père. Il dit : Le Verbe était, et ce Verbe était Dieu lui-même. Le Verbe était auprès de Dieu. Il me semblait que ce Verbe, Dieu en personne, était auprès de Dieu, c’est-à-dire de lui-même. Et le Verbe était Dieu. Comme j’ai dit plus haut que le Verbe était Dieu, je dis maintenant que Dieu est le Verbe, ce qui est la même chose, mais inversée, parce que le Fils est Verbe pour avoir été engendré par le Père, et Dieu parce qu’il est un avec le Père.   Puis il me sembla voir la grande union de la Sainte-Trinité, cet amour pur et infini qui respire sans cesse et va du Père au Fils et du Fils au Père; du Père et du Fils à l’Esprit Saint et de l’Esprit Saint au Père et au Fils. Puis de la Trinité tout entière, il est insufflé d’abord en la Vierge Marie, et après elle, dans le Paradis tout entier, et de la Vierge et du Paradis tout entier ce souffle retourne à la Sainte-Trinité. Mais c’est une chose de goûter, et une autre de parler de ce qui est goûté; et je le reconnais, de ce que j’ai goûté, je ne puis dire une seule parole, ni ne trouverai de termes par lesquels je sache ou puisse vous l’expliquer.   Puis étant demeurée un moment sur cette considération, sans savoir comment, je fis un grand saut, car je me trouvai devant les paroles du Notre Père : Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Notre pain quotidien (Mt 6,9-11). Je crus voir que la volonté de Dieu au Ciel était réalisée par le Paradis tout entier de deux manières : d’abord par conformité de la volonté, c’est-à-dire que les saints se conforment à la volonté de Dieu, et s’y conformant, l’accomplissent. D’autre part ils la réalisent ainsi parce qu’ils voient la volonté de Dieu avant que Dieu lui-même la mette en œuvre, bien qu’en Dieu la volonté et l'action se confondent. Et comme ils voient que la volonté de Dieu est d’insuffler dans ses créatures son amour et sa grâce, ils sont si empressés à cela, conformément à la volonté de Dieu, que s’il se pouvait que Dieu lui-même ait besoin de leur aide pour le faire, ils la lui offriraient aussitôt. Mais cela ne peut être parce que Dieu, dans sa puissance infinie, n’a besoin d’aucune aide et peut tout faire par lui-même.   Je voyais aussi que la volonté de Dieu sur terre s’accomplissait de deux façons : d’abord en ce que les créatures qui reçoivent en elles l’influx divin – je veux dire de son amour et de sa grâce – et donnent repos à Dieu en elles-mêmes, en viennent de cette façon à faire sa volonté. Ensuite, les créatures font la volonté de Dieu en découvrant qu’elle seule est digne d’être accomplie.   Puis il me sembla voir que Jésus était ce pain que nous appelons Notre pain quotidien, et je vis en Jésus les états successifs du pain. D’abord le pain, ou plutôt le blé, sort de terre; de même Jésus est issu de la terre, je veux dire du sein de la Vierge Marie. Ensuite le grain est broyé; Jésus, tout le temps qu’il vécut en ce monde, fut broyé par les persécutions, injures et grossièretés qui lui furent infligées. Puis la farine est mise en pâte pour faire le pain; elle forme une masse unique, et il me semble qu’il en fut ainsi quand Jésus fut battu à la colonne; c’est par ce premier acte, en effet, qu’il entreprit d’effacer le péché, enlevant ce qui séparait Dieu et les créatures, et commença à les unir à Dieu, les faisant ses cohéritières. Ensuite on cuit le pain : sur le bois de la sainte croix, Jésus brûla au feu de son amour. Quand le pain est cuit, aussitôt on le goûte, et on le mange. Je compris ainsi que Jésus se donnerait à nous pour que nous le goûtions quand il ressusciterait et monterait au ciel, et qu’il nous enverrait le Saint-Esprit. Au Paradis il se donnera pour toujours à nous pour que nous le goûtions éternellement.

20.   Le jeudi soir, étant couchée, entre une et deux heures de la nuit, elle se sentit intérieurement appelée par l’Amour à le suivre dans sa passion. Elle dit à l'infirmière :   « Je voudrais sortir de ce lit, de grâce laissez-moi me lever car j’entends mon Amour, il me semble avoir déjà fait plusieurs fois le tour de cette chambre, et pourtant je me vois au lit, laissez-moi me lever. »

  Elle sauta hors du lit avec un grand élan, dans la véhémence de son amour, disant les paroles du psalmiste : « Sur mon dos, ont labouré les pécheurs » (Ps 129,3), et prenant comme d’habitude son Crucifix en main, et l’embrassant avec force, elle commença à courir dans la chambre et se mit à crier très fort :   « Amour, amour, amour » »   Elle s’arrêta un peu et dit :   « Maintenant il lui donne la communion. »

  Elle s’assit un moment, puis se releva et tout en courant elle criait très fort :   « Amour, amour, amour. »   Elle poursuivit :   « Traître, traître, ô traître, il se donne à toi et tu le trahis, ô traître. »

  Elle répéta plusieurs fois ces paroles, s’arrêta un peu, et reprit :   « Amour, amour, que tu es peu connu! Il est un des tiens, et il te trahit, Amour; traître, traître, tu l’as si peu connu, tu lui montres de l'amitié, et tu le trahis, lui, mon amour, ô traître; Amour, amour, ô amour. Le voilà, c’est lui. »

  Et elle dit à l’infirmière :   « Le voyez-vous? Le voyez-vous? »

  « Qui? Jésus? demanda l'infirmière, et celle-ci :   « Non, non, je parle du traître qui s’en va trahir mon amour. Ô iniquité! Je te donnerais mille, mille enfers si cela dépendait de moi; Amour, amour, amour. »

  Elle continua à courir et à crier très fort, de sorte qu’on l’entendait de loin, au grand émoi des personnes présentes, et il semblait que toute la chambre tremblait, à un point difficile à imaginer; sans les effrayer toutefois. Au bout d’un certain temps, l’infirmière lui dit : « Sœur Marie Madeleine vous devez regagner votre lit, voyez c’est Jésus qui le veut. » Elle obéit aussitôt. Et assise sur le lit avec son Crucifix à la main, les bras et les mains appuyés sur l’oreiller, elle tenait les yeux fixés sur la main gauche de son Crucifix, et voyant se dérouler en celui-ci, scène par scène, toute la Passion de Jésus, d’une voix basse et d’un ton pitoyable elle disait :   « Voilà qu’il trahit mon Amour. Ils tiennent conseil, ne le voyez-vous pas? Ils tiennent deux conseils. L’un au Ciel, autour du Père éternel, pour sauver la créature; l’autre, sur terre, avec les traîtres, pour tuer mon Amour. Amour, amour, tu avais bien raison de dire : J’ai désiré ardemment (Lc 22,15), car tu désirais sauver ta créature. »

  Après un moment de silence, elle reprit :   « Ce que je vous commande c'est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimé (Jn 15,17). »

  Elle s’arrêta encore un long moment, l’air accablé, puis avec un visage bouleversé :   « Tu es triste (Mt 26,38), Amour, c’en est fait de ta puissance : te voilà sans défense et affligé. Toi qui de ton visage réjouis les anges et donnes gloire à tout le Paradis, te voilà tout troublé. Ô Amour, tu n’es donc plus la vérité? Je suis Dieu et ne change pas (Ml 3,6), as-tu dit par la bouche du prophète, et voilà que tu es troublé! »

  Après un temps de silence, elle poursuivit :   « Il les quitte à présent; quant à moi, ô Amour, tu ne m’aurais pas quittée. »

  Au bout d’un instant elle ajouta :   « Ô beau visage, que tu es affligé, altéré. Maintenant, Amour, je ne peux citer le prophète : Tu es beau comme aucun des fils d’homme (Ps 45,3), car je vois ton visage tout ensanglanté. Ô Amour, qui viendra maintenant te consoler? Serait-ce le Père éternel? Non, Amour. Et qui viendra donc? Un serviteur? »

  Elle dit avec un grand soupir :   « C’est un de ceux que tu créas pour qu’ils te louent, un ange, qui vient te consoler. Amour, un seul, bien qu’ils soient si nombreux. Daniel a dit : Mille milliers le servaient, myriades de myriades, debout devant lui (Dn 7,10), et pourtant je n’en vois venir qu’un seul. »

  Alors elle s’arrêta un certain temps, dans une profonde extase, avec une expression de tristesse et de stupeur, et elle poursuivit :   « Tu t’en vas à l’écart : si tu t’éloignais, tu ne pourrais souffrir. »

  Nous avions compris qu’elle voyait Jésus prier pour la première fois son Père éternel dans le jardin. À ce moment elle ajouta d’autres paroles pleines de compassion et d’admiration, que nous n’avons pas gardées en mémoire. Vers trois heures, voyant Jésus qui allait réveiller ses disciples, elle dit :   « Ô Amour, les voilà endormis! Et toi, Pierre, toi qui montrais un tel courage, tu n’as pas pu veiller une heure : tu ne montres guère cet amour que tu semblais avoir pour Jésus. Ô Pierre, Pierre, que fais-tu? Tu dors? Jean dort, lui aussi. Ô Jean, toi qui étais le préféré, toi aussi, tu dors? Pierre ne m’étonne pas, mais toi, qui avais goûté sur sa poitrine aux secrets célestes, toi oui, car tu manques maintenant à l’amour. Et l’autre dort aussi. Ô Amour, ils dorment tous, je m’étonne qu’ils n’aperçoivent pas ce visage tout ensanglanté; qu’y a-t-il de plus affreux qu’un visage couvert de sang? C’est terrible, vraiment terrible! »

  Quand trois heures eurent sonné, elle laissa entendre qu’elle voyait Jésus en prière pour la seconde fois, et quittant des yeux la main gauche du Crucifix, elle porta son regard sur son visage, et le regarda intensément. Elle semblait voir les gouttes de sang tomber à terre, car son regard descendait lentement de la tête du Crucifix jusqu’à ses pieds, avec grande stupeur, et elle disait :   « Sa face se couvre d’une sueur de sang. »

  Peu après elle ajouta :   « Il ne suffit donc pas, ô Amour, que tout ton corps se couvre d’une sueur de sang, car de tes yeux aussi voilà que tu répands au lieu de larmes, des gouttes de sang? »

  Après un temps de silence, elle reprit :   « Ô Amour, j’aurais aimé être la terre qui recevait ton sang! Amour, fais au moins que les cœurs des créatures le reçoivent. Cette terre fut vraiment un jardin, oui parce qu’il devait fructifier dans le cœur de tes élus. »

  Vers quatre heures elle déclara :   « Plus tu leur montres d’amour, plus ils se préparent à la haine, et tout le sang que tu verses maintenant, ô Amour, ne leur suffira pas. »   Elle resta un moment tranquille, et reprit :   « Mon Amour, dans ton cœur et dans tout ton être, tu voyais tout ce qui devait arriver dans la Passion. »

  Puis elle ajouta :   « Amour, le prophète a bien dit : C’est lui qui nous a fait, et non pas nous (Ps 100,3), il l’a répété si souvent que je peux moi aussi le redire, ô Amour. »

  Quatre heures ayant sonné, on comprit que Jésus était revenu auprès de ses Apôtres, et elle dit :   « Amour, amour, ils dorment encore. Et toi Pierre tu as dit : Nous avons tout quitté (Mt 19,27), car tu as dit cela, mais – à ce qu’il me semble – vous ne vous êtes pas quittés vous-mêmes. Si l’on converse habituellement avec quelque personne, on comprendra ce qu’elle dit : mais toi Jean, qui es resté si longtemps avec Lui, je vois bien que tu ne le comprends pas, car tu ne fais pas ce que tu dis. Mon Amour, tu supportes leur faiblesse, car tu sais que Pierre sera fondateur de ton Église; tu leur pardonnes, mon Amour, car lorsque Pierre te demanda combien de fois il devait pardonner à qui l’offensait, tu lui dis de pardonner non sept fois, mais soixante-dix fois sept fois (Mt 18,22). Et Jean parlera de toi de façon si élevée! Toi, la sagesse éternelle, tu voyais d’avance toute chose. Je peux à l'avenir me tromper et être trompée, mais non pas toi, ô Amour. Amour, Tu as fait toutes choses avec Sagesse (Ps 104,24). »

  Elle demeura ensuite un bon moment complètement privée de ses sens, et selon ce que nous comprîmes, elle voyait Jésus allant prier pour la troisième fois, elle voyait aussi Judas et les Juifs se préparer à venir l’arrêter, car elle dit :   « L’heure approche, ils vont venir à toi; ils parlent, questionnent, cherchent et cherchent encore. Le traître s’interroge sur les moyens de t’adresser ce salut si hostile; mon Amour, je défaille de douleur. »

  Elle s’arrêta un moment encore et reprit :   « Amour, Que ta volonté soit faite et non la mienne (Lc 22,42), ta volonté, mon Amour, la tienne. Mon amour, fais en sorte que chacun prononce ces paroles. »

  Au bout d’un moment, elle reprit :   « Si Gabriel fut heureux de porter à Marie la grande annonce de ton Incarnation en elle, il souffrirait d’autant plus – en admettant qu’un ange puisse souffrir – à te présenter le calice. Non qu’il t’apporte visiblement le calice, mais c'est pour nous aider à comprendre. »

  Peu après elle poursuivit :   « Tends l’oreille et écoute-moi (Ps 86,1), ô mon Dieu, ô Dieu Amour. Amour, fais que nous te soyons toujours unies, afin de pouvoir dire en vérité ce verset : Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble (Ps 133,1). Non pas tous ensemble, mon Amour, en toi, d’abord en toi, et puis tous ensemble; que personne ne dise aimer Dieu s'il n’aime ce qui vient de Dieu (I Jn 5,1). »

  S’arrêtant un peu elle reprit ainsi :   « Il s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’un esclave (Ph 2,7). Et bien plus qu’un esclave, mon Amour. »

  Peu avant cinq heures, après être restée un long moment à regarder le Crucifix avec admiration, elle le reprit soudain et d’une voix plus forte que d’habitude, elle s’écria :   « Que puis-je faire à présent? Je ne peux rien si l’amour veut souffrir! Ô Amour, c’en est fait, le voilà, je vois le traître! »

  Et peu après elle ajouta :   « Il le salue par le baiser de paix. Salut de paix, sans intention de paix ni d’amitié, mais pour te trahir, mon Amour. »

  À ce moment cinq heures sonnèrent, et elle continua :   « Ô Amour, tu l’as appelé “ami” (Mt 26,50), mais s’il l’avait été, il ne t’eût pas trahi. Un ami, il l’était pour toi, mais il s’est fait lui-même ton ennemi. »

  Se tournant vers Judas elle ajouta :   « Rassasie-toi, maintenant! Amour, si tu te laisses embrasser par lui, fais que ton épouse, et les autres, en fassent autant, non pour te trahir, Amour, mais pour t’aimer et pour s’unir à toi; le traître lui-même semblait lié à toi : il s’était uni en fait à celui qui est séparé de toi. Ô mon Amour, tu es passé! Tu ne t’es pas arrêté! »

  Après une pause on comprit que Jésus demandait aux gens qui ils cherchaient; et comme ils répondaient « Jésus le Nazaréen », elle dit :   « Ils prononcent le saint nom, devant lequel se prosternent les habitants du ciel et de la terre, et s’inclinent même ceux de l’enfer (Ph 2,10). »

  Puis Jésus sembla dire : « C’est moi » (Jn 18,5), car elle ajouta :   « C'est moi!  Ô Amour, il est vrai : toi seul tu es; sans toi les autres créatures ne sont rien; elles ne sont quelque chose qu’unies à toi. »

  Nous comprîmes qu’elle voyait les soldats tomber à terre et y demeurer un bon moment; elle dit alors :   « Amour, tu manifestes maintenant plus de puissance en les faisant tomber que tu n’en avais montré dans le temple : tu t’es défendu alors en te rendant invisible (Jn 8, 59); ici tu ne te défends pas, et tu montres visiblement ta puissance. »

  Voyant que les soldats s’étaient relevés, et Jésus leur demandant à nouveau qui ils cherchaient, ils répondirent pour la seconde fois : Jésus le Nazaréen. Elle dit alors :   « Ils prononcent à nouveau ce nom béni, de leurs langues malveillantes et pestiférées, ô Amour, tu leur dis à nouveau : C’est moi. Ils n’auront plus d’excuse désormais pour dire qu’ils ne t’ont pas connu, car tu le leur as dit, toi, Amour, de ta propre bouche. »

  Elle vit les soldats tomber pour la seconde fois, et, après qu’ils se furent relevés, Jésus leur demander encore qui ils cherchaient. Ils répondirent : « Jésus le Nazaréen », et Jésus dit : « C’est moi », pour la troisième fois ils tombèrent à nouveau à terre selon ce que nous avons pu comprendre, mais elle exprima cela plutôt par le geste que par la parole; et demeurant un long temps silencieuse et comme étonnée, elle reprit :   « Amour, enlève leurs forces à ceux qui veulent faire le mal. »

  Vers six heures, elle fit comprendre qu’elle voyait arrêter Jésus et fuir les Apôtres :   Ô Amour, ils t’abandonnent! Si je possédais ta puissance, ils ne t’auraient pas arrêté. Tout à l’heure j’affirmais ta puissance, mais je dis maintenant le contraire : tu es très faible. Ô Amour, tu t’es fait impuissant pour nous rendre puissants, afin que nous puissions vaincre par ta faiblesse. Ô Amour, je le sais, si tu avais voulu, mais tu n’as pas voulu, non seulement douze légions d’anges mais tout le Paradis serait venu pour te défendre. »

  Il dit encore : « Laissez aller ceux-ci » (Jn 18,8), il parlait des Apôtres. Elle poursuivit:   « Ô Amour, tu as voulu être arrêté seul; tu ne veux pas que l'âme en prenne d’autres que toi : tu veux que l'âme te saisisse toi seul, car tu ne veux pas qu'elle en aime d’autres avec toi. »

  Au bout d’un certain temps elle reprit :   « Ô Amour, ils te lient avec une chaîne de fer! Amour, combien de ceux qui t’aiment te lient, au contraire, avec une chaîne d’amour! Ils lient ces mains qui ont tout fait pour eux, ces mains qui les ont créés. Amour, lie-moi à toi, et ces autres aussi; fais, Amour, que nous te liions en nous et toi lie-nous en toi. Eux, c'est par haine qu’ils t’ont lié, pour te tourmenter, te déshonorer, et te donner la mort; nous c’est pour te louer, t’honorer et pour que tu nous donnes la vie, et tu veux nous lier à toi par amour. Amour, ceux qui se sont rebellés et séparés de toi, réunis-les et lis-les à nouveau à toi. À ceux qui n’ont pas la foi, donne la lumière afin qu’ils te connaissent, toi leur Créateur. Et tous ceux qui t’attendent, Amour! Fais qu’ils t’aiment, tous. »

  Ensuite elle demeura un bon moment paisible, montrant qu’elle souffrait grandement et manifestant sa compassion par les changements de son visage et les mouvements de toute sa personne. Elle semblait se consumer intérieurement, elle soupirait, pleurait et transpirait, frémissant en elle-même avec un tremblement visible, au point que l’on voyait ses cheveux se dresser sur sa tête. On devina Jésus arrêté par les Juifs, et les tourments qu’on lui infligeait en le conduisant à la maison d’Anne et des autres pontifes. Elle dit alors :   « Que de tourments, mon Amour! Ô Marie, ô Madeleine, si vous le voyiez maintenant, vous seriez comme deux lionnes féroces : quand on leur enlève leurs petits, elles courent enragées et déchirent quiconque se trouve sur leur passage. »

  Cela se passa vers sept heures, et jusqu’à huit heures elle n’ajouta rien d’autre que ces paroles :   « Amour, combien tu souffres! Ô Amour, cela n’est rien encore, cela commence à peine! Ô Amour, pourrais-je supporter de te voir dans une si grande souffrance? Amour, amour, que ne puis-je dire : Roi des rois, Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs! (Ap 19,16) »

  À huit heures on comprit que Jésus était arrivé à la maison d’Anne, car elle dit :   « Il t’interroge. »

  Ensuite, elle s’apaisa un peu, et reprenant, dit à saint Pierre :   « Ô Pierre, tu n’as pas été fort, tu n’as pas tenu tes promesses! L’amour avait bien dit que tu n’étais pas aussi prompt en actes qu’en paroles (Jn 13,37-38). »

  Et se tournant vers Jésus, elle reprit :   « Mais il s’est repenti ensuite. Il fallait bien, Amour, que celui qui allait être le chef de l’Église éprouvât sa fragilité pour devenir capable de compassion envers les autres. »

  Alors elle s’arrêta un peu, et nous comprîmes qu’à ce moment Jésus était conduit à la maison de Caïphe, car elle dit :   « Amour, Amour, ils te bousculent, ils te tirent qui d’un côté, qui de l'autre. Ils montrent ainsi, même s’ils ne l’ont pas compris, que tu voulais être à tous, que tu voulais nous sauver tous. »

  Puis, dans la maison de Caïphe, elle dit à Pierre :   « Ô Pierre, tu te chauffes, tu laisses voir ainsi que le froid qui a saisi ton âme est plus intense que celui dont souffre ton corps » »

  À nouveau elle s'arrêta. Puis elle reprit :   « Beaucoup de choses se passent à présent : Amour, tu parles, tu te tais, tu interroges, tu réponds et agis. Pour moi, je n’y comprends rien. »

  À partir de ce moment, jusqu’à l’arrivée de Jésus chez Pilate, elle parla peu, et à voix si basse que nous ne pouvions entendre ce qu’elle disait. Elle tenait son regard attaché au Crucifix, dans lequel, à ce que nous pouvions comprendre, elle voyait comme en un miroir tout ce qui se déroulait dans la Passion de Jésus, exactement comme au moment où elle eut lieu; c’est de cette manière qu’elle lui fut montrée, selon ce qu’elle en dit plus tard à Sœur Véronique. On comprit ensuite que Jésus se trouvait devant Pilate, aux paroles qu’elle prononça :   « Mon Amour ne mérite aucune accusation » »

  Au bout d’un certain temps elle déclara :   « Tu es le roi des Juifs (Lc 23,3). »

  Elle s'arrêta un peu et poursuivit :   « Mon royaume n’est pas de ce monde (Jn 18,36). Ô Amour, tu as dit vrai : ton royaume n’est pas de ce monde, car ton royaume, ce sont nos âmes. Amour, fais que mon âme soit ton royaume, et les autres aussi. »

  Elle dit ensuite:   « Dieu, donne au roi ton jugement (Ps 72,1). »

  «Après un peu de temps, elle dit à Pilate :   « Tu as bien fait de partir; tu n’étais pas digne d’écouter ce qu’est la vérité, car la vérité, c’est Dieu lui-même; tu n’étais pas capable d’entendre ni de connaître Dieu, car tu t’en es rendu indigne. »

  Elle cessa alors de parler, et demeura un long moment à regarder comme toujours le Crucifix qu’elle avait à la main; elle montra ensuite que Jésus se tenait devant Hérode car elle s’écria :   « Ta curiosité, Hérode, n’a mérité aucune réponse. »

  Puis elle dit :   « Ô Amour, ils te mettent un vêtement blanc; ils le font pour t’outrager et te déshonorer ! Mais ils se sont trompés, ils ne savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont révélé ainsi, contre leur gré, ton innocence et ta pureté, et aussi que tu étais vierge, ayant pris chair du sang pur de la Vierge Marie. Amour, fais que nous aussi te soyons semblables : habille-nous de cet habit d’innocence et de pureté. »

  Elle dit ensuite :   « L’homme comblé ne comprend pas, il ressemble au bétail sans raison, il est rendu semblable à eux (Ps 49,13). Il est bien vrai que l’homme est comparable au bétail, qu’il est un animal vil et stupide. Quand l’homme perd la raison, il se laisse conduire comme une bête insensée. Amour, ils t’ont considéré comme fou, ils t’ont mis un vêtement blanc pour t’humilier et te déshonorer, mais ils n’ont fait que t’honorer davantage! »

  On comprit qu’elle parlait d’Hérode et de ses soldats. Alors elle se calma un peu, montrant que Jésus était revenu chez Pilate. Elle dit en effet :   « Amour, prends-moi avec toi, emmène-moi avec toi, car si l’époux souffre, s’il est considéré comme fou, l’épouse doit lui être semblable. »

  Elle dit encore :   « Amour, à cause de toi Hérode et Pilate deviennent amis! (Lc 23,12) Sur toi pèsent la haine et la douleur, tandis qu’eux se lient d’amitié ! »

  Elle se calma durant plus d’une heure, montrant par signes et par gestes qu’elle souffrait d’une vive compassion pour les souffrances qu’endurait Jésus : parfois elle poussait de profonds soupirs, et vers la fin de cette heure on vit un grand changement sur son visage, comme transfiguré. Elle dit :   « Amour, amour, je ne peux plus te voir tant souffrir et pourtant ce n’est pas fini! »

  Et montrant que Jésus était flagellé à la colonne elle parla ainsi :   « Amour, je ne peux dire maintenant comme le Prophète : Le malheur ne peut fondre sur toi, ni la plaie approcher de ta tente (Ps 91,10). Amour, pourquoi te frappent-ils ainsi? Qu’as-tu fait? Que manque-t-il en toi, amour? La sagesse? La bonté? La miséricorde? La pitié? L’amour te manquerait peut-être? »

  Après un moment de silence, elle poursuivit :   « Oh! On le frappe à la tête! »

  Peu après elle ajouta :   « Amour, ton amour ne me permets pas d’entrer pleinement dans la grande peine que tu souffres, car je ne pourrais pas le supporter. Ô Amour, les flèches que tu envoies au cœur des créatures sont bien plus nombreuses que les coups qu’elles te donnent maintenant. »

  On comprit qu’elle voyait Jésus couronné d’épines, car elle dit :   « Amour, tu as voulu être couronné d’épines pour couronner tes épouses de gloire au Paradis. Amour, qui mérite davantage cette couronne si piquante, l’aimé ou l’amant? Amour, c’est moi, c'est moi qui la mérite, donne-la-moi, Amour. »

  Elle demeura un moment en repos, et reprit :   « Amour, on ne peut dire de toi ce qu’on a dit de moi (ce qui se passa lors de sa Profession) : Le Seigneur m’a revêtue d’une tunique tissée d’or (rituel monastique). La tienne ne fut pas d’or, Amour, mais d’épines. Que pourrais-je faire, Amour, pour alléger ta peine? Te montrer une grande pureté de cœur et une profonde humilité. »

  Comme d’habitude elle s'arrêta alors un certain temps, puis elle dit :   « Oh! Il ne leur suffit pas de frapper ce saint visage, que les anges désirent contempler; que de tourments ils lui infligent encore! Ô Amour, tu ne peux dire maintenant que ton plaisir se trouve au milieu des enfants des hommes (Pr 8,31), mais plutôt les tourments et les offenses. Ô Amour, l’âme, ton épouse, t’appelle “gloire du Paradis” et “joie des anges”, mais je t’entends dire à présent : Risée des gens, mépris du peuple (Ps 22,7) »

  Elle nous fit ensuite comprendre que Pilate montrait Jésus au peuple car elle dit :   « Voici l’homme (Jn 19,5). Voici l’homme Dieu. Le montrant aux Juifs, Pilate déclara : Voici l’homme, et Jésus, montrant la créature au Père, lui dit avec grand amour : Voici l’homme pécheur. Voici l’homme sauvé. Voici l’homme racheté! Ô Amour, fais que ta créature, rachetée à si grand prix, ne se perde pas elle-même. »

  Comme d’habitude elle s’arrêta un peu, s’adressant à Pilate elle commença ainsi :   « Tu t’es approprié du pouvoir, en enlevant ce qui était à Dieu : mais en cherchant l’honneur, tu l’as perdu. »

  Après quoi elle ajouta :   « Je ne sais comment l’appeler, mais je dirai : maudit soit le respect humain qui conduit l'homme à de tels actes! À quoi te mena-t-il, Pilate? Par respect humain, tu as condamné à mort un innocent, mais laissons cela car cette faute est déjà passée, parlons de ce qui se passe aujourd'hui, de ceux qui offensent gravement Dieu par ce vice corrupteur. Oh combien, combien font pire que Pilate, notamment certains supérieurs qui devraient servir d’exemple aux autres. Ô Amour, je t’en prie, fais disparaître le respect humain parmi les créatures, afin qu’elles cessent de t’offenser. Beaucoup t’ont trouvé excusable, Pilate, mais ce n’est pas mon avis, parce que l’Amour t’a manifesté plus de bienveillance qu’aux autres, il t’a parlé plus longuement, et t’a donné maintes occasions de le connaître, mais tu n’as pas su les saisir. »

  Après cela elle dit encore :   « À mort! À mort! Crucifie-le! (Jn 19-15) Amour, ils crient : Supprime-le! Crucifie-le! Ils crient : “Supprime-le”, ils auraient dû crier : “Donne-le nous”, mais ils ne savaient pas ce qu’ils disaient; ils n’étaient pas dignes de te posséder, mon Amour. Ils disent : “Crucifie-le”. Oh! pourquoi pas : “Crucifie cet homme qui s’appelle Jésus”, mais “Crucifie-le”? Parce qu’ils n’avaient pas à crucifier la divinité, mais notre péché, ce “le” qu’il avait pris sur sa personne en se faisant homme : c’est ce “le” qui devait être crucifié. »

  Elle resta paisible un bon moment, puis elle poursuivit :   « Il s’était passé peu de temps depuis que ces mêmes bouches avaient proclamé : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Mt 21,9). Il est vrai que tu as reçu alors ces marques d’honneur comme tu reçois maintenant celles de l'opprobre et de l’humiliation. Mon Amour, fais que je ne me réjouisse dans les circonstances favorables ni ne m’attriste dans l’adversité, et qu’il en soit de même pour les autres. »

  Elle s'arrêta un certain temps, puis elle dit :   « Hélas! Ces cheveux qui par leur beauté attiraient à lui le cœur des créatures, cette belle barbe qui ornait sa bouche, porte-parole de l’Esprit Saint, ces oreilles habituées aux nobles mélodies des anges au Paradis, et aux douces paroles de Marie, qui maintenant écoutent des blasphèmes! »

  Et peu après elle ajouta :   « Si j’avais mille enfers, je les y jetterais tous, tous. »

  Et puis ce verset :   « Non, personne n’agit bien, non, pas un seul (Ps 14,3). Ô Amour, il n’y a personne, personne! »

  À 15 heures, elle déclara :   « Ils demandent Barabbas. »

  Alors il parut qu’elle était blessée au cœur, à la grande douleur que manifestaient son visage et ses gestes. Frémissant de tout son être, elle laissa déborder ces paroles :   « Oh! Je ne puis supporter qu’à mon époux on préfère un être si vil, qu’on réclame l’esclave à la place du Seigneur. »

  Elle demeura tranquille un quart d’heure environ, puis elle dit :   « Ô Amour, je sais que l’orgueil t’a toujours déplu, mais cette fois je veux être orgueilleuse, car je ne puis supporter que tu sois comparée à un si vil personnage. Je dirai ce que dit Caïphe : Il est nécessaire qu’un homme meure pour le peuple (Jn 11,50). »

  Elle montra ensuite qu’elle voyait Pilate se laver les mains, en disant :   « Il se lave les mains. »

  Puis elle ajouta :   « Vraiment, ce que tu as fait est digne de toi. Tu t’es lavé les mains parce que tu n’étais pas digne de recevoir ni le bienfait de sa Passion, ni le mérite de son sang. Tu t’en es lavé les mains, car tu n’en devais rien recevoir du tout. »

  Et peu après :   « Comment pourrai-je supporter d’entendre cette dernière parole? Je ne voudrais jamais y arriver. Puissé-je, comme l’aspic, me rendre sourde pour ne pas l’entendre! Je voudrais que cette heure n’arrive jamais. »

  Elle fit une pause. Ensuite, d’une voix pleine de compassion, tout effrayée et pleurant beaucoup, elle s’écria :   « Oh! M’y voilà pourtant. Il a prononcé contre lui cette condamnation injuste. Il supporte d’être jugé, celui qui doit le juger, lui et toutes les créatures.

  Et se tournant vers les Juifs, elle dit :   « Vous serez contents désormais! Soyez donc satisfaits! Rassasiez-vous car vous ne vous rassasierez jamais plus. »

  À 16 heures elle demanda :   « Où donc est mon Amour? Car je ne le vois pas. »

  Peu après, elle poursuivit :   « Amour, amour, je n’aurais jamais pensé te trouver ici, je pouvais bien chercher, Amour. »

  Nous pensons qu’elle faisait allusion au lieu où on lui mit la croix sur les épaules. Elle demeura un moment tranquille et reprit :   « C'est à juste titre que l’on t’a mis entre deux voleurs : toi aussi, Amour, tu as commis un vol, en dérobant au démon la proie de nos âmes. Dès lors, on peut le dire en vérité : tu as laissé les quatre-vingt-dix-neuf brebis, tu es venu chercher la centième et tu l’as prise sur tes épaules, laissant celles qui te louaient fidèlement, pour arracher celle-ci à la gueule du loup. Je ne m’étonne pas qu’on fasse une telle fête pour un pécheur, car mon amour est descendu du ciel, et autant il a souffert, autant il souffrirait encore pour une seule âme. »

  Peu après elle dit :   « Le Seigneur me conduit (Ps 23,1). Puisque tu m’as conduit, Amour, à ce premier pâturage, conduis-moi encore à celui de la vie éternelle, et les autres avec moi. »

  Après un long silence, elle reprit :   « Le voici, le mât que dressa Moïse au désert, sur lequel était le serpent destiné à guérir et à réconcilier le peuple (Nb 21,9). Ils étaient vraiment au désert, Amour. »

  Elle fit une pause et déclara :   « Maintenant on peut dire en vérité : Comme un oiseau solitaire sur le toit (Ps 102,8), car ils t’ont tous abandonné. Amour, ils ne te connaissent pas, et c’est pourquoi ils t’abandonnent. Fais, Amour, que moi aussi, comme toi, je demeure solitaire, mais que je ne t’abandonne jamais. »

  Puis elle ajouta :   « L’heure approche où vous serez rassasiés. »

  Se tournant vers les prophètes, elle dit :   « Ô prophètes, vous allez être satisfaits, non parce que vous désiriez sa mort, mais parce que vous voyez s’accomplir vos prophéties et les Écritures. »

  Vers 17 heures, elle déclara :   « Je vois que mon époux s’est mis en route. Qui veut le suivre, qu’il prenne son chemin, mais sans regarder aux obstacles. »

  Elle garda un instant le silence, et reprit :   « Amour, amour, amour. »

  Et peu après :   « Ô Marie, quand tu le verras! Tu le savais d’avance, mais l’heure n’était pas encore venue! Tu ne pourras l’embrasser comme tu le désires, car tu défaillirais de douleur! »

  Puis elle dit :   « Si l’on trouvait une créature pour lui adresser un seul mot, j’en serais heureuse. »

  Quelque temps après, elle s’écria :   « Amour, si je pouvais t’aider un peu à porter cette croix, je t’aiderais volontiers, non pas comme Simon de Cyrène, mais pour souffrir avec toi. Ceux-là t’aident, non par amour, mais pour te conduire plus rapidement à la mort. »

  Elle demeura un peu en silence et poursuivit :   « Allez! Vous vous rassasierez malgré vous, car l’amour et la haine marchent ensemble. »

  Peu après, elle dit :   « Le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix (Ph 2,8). Amour, fais que moi aussi, je sois crucifiée avec Toi. »

  Elle se tut un moment, et reprit :   « La vie meurt, je mourrai avec Toi. Amour, amour, nous y sommes. »

  Alors elle fondit en larmes, et se mit à crier avec force, en disant :   « Ô Dieu, ô Dieu, mon amour ôte ses vêtements; oh! quelle douleur, il s’étend sur la croix, à terre, et se dévêt seul, de lui-même, mon Amour. C’est ce qui advient d’une âme quand elle se dévêt de son innocence. »

  Alors ses sanglots redoublèrent, elle élevait la voix plus que d’habitude, avec des gestes de compassion et de douleur qui arrachaient des larmes à celles qui étaient là. Elle tremblait très fort, frémissant en elle-même, et semblait se consumer au-dedans tout entière en disant :   « Oh! Si du moins il frappait moins fort! Je vois tuer l’innocent. Ah! Je n’en peux plus. Assez, Amour, cela suffit, car je n’en peux plus! Si au moins ils avaient fait ces trous un peu plus près! oh, Amour, oh! Ne le tirez pas si fort, mon Amour. Ô Amour. Il déploie ses ailes (Dt 32,11). Hélas! Amour, je n’en peux plus et il reste trois heures encore! Amour, communique cela à quelque autre âme, s’il te plaît, car moi je n’en peux plus. Si au contraire tu veux continuer ainsi, je l’accepte volontiers, mais donne-moi la force de le supporter. Amour, cloue-moi en Toi. Je ne te quitterai jamais, Amour; si tu ne me cloues en Toi, alors cloue-Toi en moi. Allons, Amour, je veux te clouer en moi avec les trois clous de la foi, de l’espérance et de la charité, et quand l’heure viendra, Amour, quand tu seras déposé de la croix, choisis mon cœur pour sépulcre, et, avec lui, ceux de mes Sœurs. »

  Ici elle s'arrêta. Elle regardait fixement le Crucifix, en baisait les mains, le côté, les pieds, avec grand amour. Le présentant à la Mère Prieure, aussitôt, elle sortit de l'extase. Il était juste 18 heures, selon ce qu’elle avait annoncé le mardi précédent, et comme on peut le voir ci-dessus. Elle semblait une morte, tant elle était meurtrie, humiliée et transfigurée par la grande souffrance qu’elle avait endurée en cette extase, et à cause de sa longue maladie. La peine qu’elle souffrit à ce moment fut telle que personne ne pourrait l’imaginer si on ne l’avait vue. Son abondante sueur avait atteint jusqu’à la couverture, si bien que l’on dut tout changer et faire sécher.   Elle demeura 16 heures et demie sans jamais lever les yeux du Crucifix qu'elle tenait à la main, le regardant avec une attention si ferme qu’il semblait – comme nous le croyons avec certitude – qu'elle voyait tout ce qui se passait au moment de la Passion et de la mort de Jésus. Mais pour elle tout semblait présent, car elle voyait tout se dérouler de la même manière qu’alors, bien qu'elle comprît que Jésus ne souffrait pas à ce moment sa Passion comme elle la voyait de ses yeux. Elle savait par la foi qu’il se tient désormais à la droite du Père au Paradis, mais qu’il avait voulu se montrer à elle de cette manière à cause du grand désir qu’elle avait toujours eu de l’accompagner dans sa Passion et de souffrir avec lui.   Parfois, elle regardait le visage du Crucifix avec une profonde stupeur, immobile pendant des heures; d’autres fois elle tournait les yeux vers la main gauche, ou la droite, et puis elle regardait tout le corps de Jésus comme si elle voyait tout ce que les Juifs lui infligeaient, et ce qu’il souffrait. D’autres fois, elle semblait le voir marcher, et s’arrêtait alors étonnée. Sa bouche remuait, elle serrait les dents, et toute sa personne se tordait si fort qu’elle semblait prête à se briser. Ou encore elle poussait de profonds soupirs, on aurait cru alors que ses os et tout l'intérieur de son corps se disloquaient. Parfois elle demeurait silencieuse plus d’une heure, parfois moins, et semblait considérer avec grande stupeur tout ce qu’elle observait.   Parfois, dans l’élan de son amour, elle laissait déborder des paroles pleines de compassion et d’émerveillement; bien que nous en ayons noté beaucoup, elles n’y sont pas toutes, il en manque sans doute quelques-unes, car parfois elle parlait si faiblement que nous n’avons pu les entendre, parfois elle commençait à parler et puis se taisait, ou continuait comme pour elle-même, à voix basse. Plus d’une fois elle montra les signes d’une compassion plus profonde, notamment lors des principaux mystères de la Passion de Jésus, ainsi quand il pria dans le jardin, quand il fut arrêté, flagellé à la colonne, couronné d’épines, montré au peuple, et, quand Pilate prononça la condamnation à mort, elle en eut le cœur transpercé. Mais elle montra une douleur plus grande et supérieure à toute autre quand elle vit Jésus fixé à la croix, car elle se mit alors à pleurer, à crier d’une voix forte, frémissant en elle-même bien plus que les autres fois. Elle serrait fort le Crucifix entre ses mains, et par d’autres gestes, et les mouvements de son corps, elle révélait la grande souffrance qu’elle supportait; car elle souffrait intérieurement dans son âme autant qu’extérieurement dans son corps.   Jamais langue ne pourra exprimer ses attitudes, ses gestes, ses paroles, ses soupirs de compassion durant cette épreuve qui se prolongea, comme on l’a dit, du jeudi soir à 1 heure et demie, jusqu’au vendredi à 18 heures. Et bien que nous nous soyons efforcées de recueillir de notre mieux ses paroles et ses gestes, nous en avons manqué une bonne part en comparaison de ce que nous avons vu et entendu. Mais si nous nous efforçons d’agir et de mettre en œuvre ce que nous avons écrit, ce ne sera pas négligeable. Que le Seigneur miséricordieux nous le concède, dans son infinie bonté et miséricorde. Amen.

21.   Samedi 16 juin 1584. Ayant communié, je considérais ces paroles du psalmiste : Mon cœur a prononcé une belle parole, je dis mes œuvres au roi (Ps 45,2). Il me sembla que le Père éternel s’exprimait en son propre nom. Et la parole en question, je vis que c’étaient toutes ses créatures. Il disait ses œuvres au roi, c’est-à-dire à Jésus; le Père éternel parlait de cette grande œuvre qu’il avait réalisée, et je vis que cette œuvre comportait des fleurs et des fruits. Les fruits, ce sont les êtres déjà glorifiés dans le Paradis, les fleurs, ceux qui vivent encore en ce monde et peuvent tomber à tout vent.   Je vis aussi la Vierge dire ce verset; la parole issue d’elle est Jésus, qu’elle a mis au monde pour nous. La Vierge disait cette œuvre au roi, c’est-à-dire au Père éternel, et je vis que c’était une fontaine immense, où de nombreux jets d’eau jaillissaient, répandant de l’eau partout dans le monde, et envoyant des flots de grâce. Puis Jésus à son tour reprenait ce même verset : la parole qu’il a lui-même prononcée, ce sont toutes les créatures, recréées par sa Passion; cette œuvre qu’il disait au roi, c’est-à-dire au Père éternel, m’apparut semblable à des tabernacles dans lesquels il pouvait se reposer.   Ensuite Jésus parut me donner un anneau, m’unissant à lui en union d’amour. L’alliance était d’or en signe d’amour et de charité, la pierre blanche en signe de pureté, et le tout émaillé de violet, évoquant l’humilité que je dois avoir pour ne m’attribuer rien à moi-même, mais tout à la bonté de Dieu. Me passant l’anneau à l’annulaire de la main droite, Jésus me dit : « Chaque fois que tu sens en toi le désir de m’honorer et de m’aimer, et d’aimer toutes les créatures en moi et pour moi, tiens pour certain que je t’ai donné cet anneau, et sois bien sûre que tu n’es pas trompée ». Cette garantie me fut très agréable. Je regardai mon doigt pour voir si l'anneau était visible aux autres, ce que je n’aurais pas souhaité. Jésus connaissant ma pensée me dit : « Je ne veux pas que tu le voies extérieurement, ni qu’il soit vu d’autrui »; cela aussi me fut très agréable, et il me semble le voir sans cesse avec les yeux de l’esprit.   Le même jour, j’aillai avec Sœur Véronique et Sœur Dorothée visiter le tombeau de la bienheureuse Mère, Sœur Marie Bagnesi. Durant mon oraison, je la remerciai de la santé retrouvée le matin même par ses mérites et son intercession. Je la vis à la droite de Jésus, entre Jésus et la Vierge, vêtue de toile d’argent brodée d’or et de brun; l’or pour la charité et le brun pour sa grande patience. Elle tenait à la main une palme comme les martyrs; elle était d’une grande beauté et agréablement parée.   Je vis encore Jésus prendre de ses mains une grande quantité de pierres précieuses, et en remplir les mains de Mère Sœur Marie afin qu’elle les donnât à qui elle voudrait. Il me sembla qu’il y en avait surtout de quatre sortes : des pierres blanches, rouges, violettes et brunes. Blanches pour signifier la pureté, rouges pour l'amour, violettes pour l’humilité et brunes pour la patience. Comme je recommandais en particulier des personnes séculières, je vis qu’elle leur donnait beaucoup de ces pierres précieuses et surtout des violettes et des brunes. Ensuite je vis qu’elle en donnait beaucoup à nos moniales, surtout des blanches et des rouges; à moi aussi elle en donnait de toutes sortes, mais surtout des rouges et des blanches. Je vis qu'elle en donnait également de toutes espèces au Père, mais en majorité des rouges, des violettes et des brunes en signe d’amour, d’humilité et de patience.   Puis il me sembla voir la Mère Sœur Marie portée sur un char de feu comme Élie (2R 2,11), et je compris que ce char était de feu en raison de sa grande charité, tant spirituelle que temporelle; les quatre roues figuraient les quatre vertus cardinales : la justice, la force, la tempérance et la prudence, vertus qu’elle avait exercées. Je vis encore qu'elle avait fait au Père confesseur le même don qu’Élie à Élisée (2R 2,9-15), c’est-à-dire qu'elle lui avait laissé le double de l’esprit qu'elle eut durant sa vie en ce monde, surtout celui de charité. Le Père l’exerçait parfaitement, tout dévoué au salut de nos âmes, et plein de compassion à l'égard des créatures malheureuses, et surtout des pauvres.   Le même jour encore, toujours au tombeau de la bienheureuse Mère Sœur Marie, où nous sommes restées trois heures, c’est-à-dire de 18 à 21 heures, il me sembla voir la Vierge, semblable à l'arche de Noé, qui surnageait indemne sur les eaux du déluge. Ainsi la Vierge Marie franchissait les eaux de ce monde, indemne de tout danger. Quant aux âmes qui se trouvaient dans l’arche je compris que c’étaient les huit béatitudes que la Vierge Marie possédait parfaitement en elle. Les animaux purs et impurs me semblaient représenter toutes les créatures, les justes et les pécheurs. Et la colombe qui rapporta le rameau d’olivier symbolisait la pureté et l’humilité de Marie qui attira Dieu en elle par ces vertus, et nous apporta l’olivier de la paix et de la miséricorde en nous donnant le Fils de Dieu.

22.   Dimanche 17 juin. Ayant communié, je considérais l’Évangile de ce dimanche (quatrième dimanche après la Pentecôte; on lisait Lc 5,1-11) Comme la foule venait à lui pour écouter sa parole, il se tenait sur le bord du lac de Gennésaret (Lc 5,1). Ce lac était, me semblait-il, l’humanité de Jésus, et Jésus sur le rivage la divinité; la foule qui se trouvait en ce lieu représentait toutes les créatures, qui, volontairement ou non, se trouvent en ce lac – je veux dire en l’humanité de Jésus – car elles ont été faites à son image et ressemblance. Dans la barque de saint Pierre où Jésus monta, je reconnus la sainte Église, où Jésus entre désormais par le très Saint-Sacrement. L’autre barque, où Jésus ne monta pas, me semblait figurer la synagogue des Juifs.  Les filets avec lesquels saint Pierre pêchait, c’étaient l’intellect et la mémoire, et saint Pierre qui les lançait représentait la volonté, car si la volonté ne jetait pas dans le lac les filets de l’intellect et de la mémoire, si donc elle ne voulait pas que l’intellect entende les choses de Dieu, ni que la mémoire se rappelle ses bienfaits, jamais elle ne pourrait prendre de poissons, autrement dit connaître Dieu et ses grandeurs. L’Évangile dit ensuite que les Apôtres avaient pêché toute la nuit sans rien prendre; de même l’âme qui lance ses filets dans la nuit du péché ne peut connaître Dieu ni ses grandeurs.   Saint Pierre ensuite lavait et réparait ses filets. Il n’avait pas pris de poissons, mais les filets avaient ramassé de la boue et des branches qui salissaient les filets et les rompaient. Il me semblait aussi que l’âme péchant dans la nuit du péché, ne pouvait trouver que de la fange pour la salir, et des ronces pour la déchirer. Saint Pierre, qui représente la volonté – lavant et réparant les filets – révèle que l’âme, moyennant la pénitence et la sainte confession, commence à sortir du péché.   Comme Jésus se tenait près du rivage, il dit à Pierre de jeter les filets en haute mer; saint Pierre obéit et trouva beaucoup de poissons. Ainsi l’âme, lavée par la sainte confession, et restaurée par la Pénitence, entend Jésus lui dire par des inspirations intérieures de jeter les filets au large, c’est-à-dire qu’il suggère à la volonté d’amener l’intellect à comprendre Dieu et la mémoire à se souvenir de lui. L’âme qui obéit vient à trouver les beaux et gros poissons de la connaissance de Dieu et de ses grandeurs, dont parle si bien saint Paul, l’apôtre plein d’amour, quand il dit : Ô Abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses décrets son insondables et ses voies incompréhensibles! (Rm 11,33) L’âme ainsi parvenue à la connaissance de Dieu et d’elle-même, s’unit à Dieu et accomplit toute chose en Dieu.   Je vis ensuite que l'eau du lac ne bougeait pas, ne courait pas comme l’eau des fleuves. C’est là l’immuabilité de Dieu, qui a dit justement de lui-même : Je suis Dieu, je ne change pas (Ml 3,6), parce que sa volonté demeure toujours la même.

23. Lundi 18 juin. Après avoir communié, je considérais les paroles que Dieu dit à Moïse quand il voulut libérer les Hébreux de l’Égypte : Je vais descendre pour libérer mon peuple des mains des Égyptiens, pour le faire sortir de cette terre et lui donner une terre bonne et vaste (Ex 3,8). Je compris que l’Égypte était ce monde, Pharaon l’amour propre, et son peuple tous les autres vices. Moïse symbolisait l’humilité et la crainte, le peuple hébreu, que Moïse devait conduire, l’intellect, la mémoire et la volonté, l’irascible, le concupiscible et l’intelligible, qui sont les puissances supérieures et inférieures de l’âme. Les vases d’or et d’argent que les Hébreux devaient emporter avec eux et enlever aux Égyptiens figuraient nos désirs.
  La sortie d’Égypte, je la voyais se réaliser en moi et en tous les religieux, mais il me semblait que Dieu en montrait alors la réalité spécialement pour moi, car il m’avait aidée à sortir de l’Égypte de ce monde misérable, des mains de Pharaon et de tout son peuple, c’est-à-dire de l’amour propre, de tous ses vices et péchés. Je vis que Jésus souhaitait me conduire à la terre promise, je veux dire le Paradis, mais il voulait me voir passer d’abord par le désert de la vie religieuse dans laquelle Dieu fait pleuvoir la manne du très Saint-Sacrement.   Comme il guidait le peuple hébreu, Moïse dut passer la mer Rouge, qu’il frappa de son bâton; la mer s’ouvrit soudain, se divisant en deux, et tous passèrent (Ex 14,16), joyeux et sûrs, par ce chemin. Je compris que ce bâton, pour moi, était l’amour de Dieu : il m’ouvrait la voie vers ce désert, la vie religieuse, où je suis entrée joyeuse et sûre. Comme Pharaon voulut suivre le peuple hébreu, l’amour propre avec tous les vices, mes ennemis, voulut me suivre, mais grâce au vœu d’obéissance que j’ai prononcé, tous ont péri sous les eaux, et je suis libérée de leurs mains.   Durant le séjour du peuple au désert, Dieu fit pleuvoir du ciel la manne en abondance (Ex 16,14-15); de même, je le voyais, depuis mon entrée au désert de la vie religieuse, mon Seigneur fait pleuvoir sur moi la manne surabondante de son très Saint-Sacrement. Ensuite Moïse frappa le rocher de son bâton et l'eau jaillit en abondance (Nb 20,11). Jésus, frappant du bâton de son amour son très saint côté, en fit sortir les eaux surabondantes de sa grâce pour moi et pour toutes les créatures, mais surtout pour celles qui le servent dans le désert de la vie religieuse. Les eaux de Mara étaient amères, Moïse y jeta son bâton et elles devinrent douces et suaves (Ex 15,23-25). Ainsi l’aspérité de la religion, le goût amer des jeûnes, des pénitences et de toute autre fatigue s’adoucissent sous l’empire de la sainte patience.   Voulant réconcilier le peuple hébreu avec Dieu qu’il avait irrité, Moïse éleva le serpent de bronze (Nb 21,9), comme dit l’Écriture. De même, l'âme qui fait à Dieu la digne offrande de son propre Fils réconcilie la créature avec Dieu. Moïse conduisit enfin le peuple au mont Abarim, devant Moab, et mourut là, car il ne fut pas digne d’entrer dans la terre promise, mais seulement de l’entrevoir (Dt 32,49-52). De même, la crainte et l’humilité ne peuvent entrer au Paradis, mais le voient de loin, de ce monde. De tout le peuple hébreu qui sortit d’Égypte, seules deux personnes purent entrer dans la terre promise (Nb 14,30). Je compris par-là que parmi les puissances de l’âme, n’entrent au Paradis que l’intellect avec la mémoire et la volonté, tandis que toutes les autres puissances, à la manière de ce peuple, meurent en route. De toutes les autres vertus, seules y entrent la charité et la pureté.   Considérant ensuite les manières qu’a Dieu d’attirer à lui les créatures, et par combien de voies il essaie de nous sauver, je m’étonnais d’une telle bonté et d’un tel amour et je m’enfonçai si profondément en cette considération que j’en demeurai absorbée plusieurs heures comme vous le savez, éprouvant une grande joie : que le Seigneur soit glorifié de tout cela!

24.   Mardi 19 juin. Après avoir communié, je considérais la grande union de l'âme avec Dieu qui s’opère par ce Saint-Sacrement et je compris que Dieu la sanctifie de trois manières : d’abord parce que l'âme qui reçoit en elle ce très saint aliment, sacrement d’union, s’unit toute à Dieu, puisque Dieu est en elle et elle en Dieu. il est le Saint des saints, ou plutôt celui qui sanctifie; c’est pourquoi il rend l'âme sainte en l’unissant à lui tandis qu’elle demeure en lui.   La seconde sanctification me semblait advenir selon ce que dit saint Paul : Voici la volonté de Dieu : c’est votre sanctification (I Th 4,3); l'âme unie avec Dieu a la même volonté que Dieu, et la volonté de Dieu est le salut de toutes les créatures (I TM 2,4). C’est pourquoi la volonté de l'âme est aussi que toutes les créatures soient sauvées, honorent et aiment Dieu. Et de cette manière, puisque la volonté de Dieu est sainte, l'âme est sanctifiée par cette conformité de sa volonté avec celle de Dieu.   La troisième sanctification rend l’âme juste, et sainte par conséquent. Juste parce qu’elle exerce la justice sur elle-même et sur ses propres péchés, et cela fait, devient entièrement pure et sainte, conforme à Dieu et accordée à lui. C’est de cette troisième manière que Dieu la sanctifie.   L'âme étant ainsi sanctifiée, unie et transformée en Dieu, je vis que Dieu lui communiquait la même gloire, la même grandeur qu’il accorde à une âme bienheureuse au Paradis. Et comme les âmes au Paradis ont la vision de Dieu, ainsi l’âme unie à Dieu de cette manière possède aussi la vision de Dieu, car unie à Dieu elle ne peut voir que Dieu en elle-même et elle-même en Dieu. Non certes corporellement, car personne ne peut voir Dieu avec les yeux du corps tant qu’il demeure en ce monde.   Les âmes bienheureuses possèdent l’éternité, car elles doivent subsister à jamais. L'âme unie à Dieu peut aussi être dite éternelle, car elle est une seule chose avec l’Éternel, qui dans l’avenir, après la mort, la rendra éternelle. Les âmes bienheureuses possèdent aussi la « conformité », en ce sens que leur vouloir ne change pas. Elles ne sont pas comme nous qui aujourd'hui voulons une chose et demain une autre, qui prenons maintenant une décision et changeons aussitôt d’avis. Elles n’agissent pas ainsi mais demeurent immuables, conformes à la volonté divine. Par cette union l'âme se transforme toute en Dieu et devient d’une certaine manière immuable dans l’adhésion à sa volonté. Les âmes bienheureuse du Paradis sont encore confirmées en grâce car elles ne peuvent plus pécher d’aucune façon. Quand elle est unie à Dieu de cette manière, notre âme aussi est confirmée en grâce, en ce qu’elle ne pèche pas mortellement.   Je vis encore que l'âme ainsi unie à Dieu possédait en elle les huit béatitudes proclamées par Jésus dans le saint Évangile, ainsi que les trois dons de l’âme qui sont tout d’abord la vision, considérée comme nous l’avons dit. Ensuite la tension, ou compréhension, c’est-à-dire qu’elle comprend la bonté et la grandeur de Dieu selon ses capacités. La troisième est la jouissance qu’elle goûte, car elle jouit de Dieu de sorte qu’elle devient, par manière de participation, un autre Dieu. Ainsi transformée en Dieu et unie à Dieu, l'âme lui rend honneur de deux manières : d’abord par la louange, ne cessant de le remercier et de le bénir de tous les dons et grâces qu’il lui accorde, et manifestant ses grandeurs et sa bonté. Ensuite, elle lui rend honneur en s’offrant à Dieu telle qu’il l’a créée, n’abîmant point son image en elle, mais se gardant toujours pure, nette et sans tache aucune, comme il la fit au commencement.   Je demeurai tout absorbée en ces considérations, voyant la grande bonté de Dieu et son immense amour. Et je disais à Jésus : « Ô Jésus, mon Amour, qui ne voudrait s’unir à vous? Quelles sont les âmes, ô mon Amour, qui peuvent demeurer sans vous? » Ainsi je recommandai à Jésus toutes les créatures et particulièrement le Père, et vous Sœur Véronique que je nomme deux fois tous les matins.

25.   Mercredi 20 juin. Après avoir communié, je demeurai longtemps à considérer la grande bonté de Dieu, si immergée en elle que je restai privée de mes sens corporels. Je voyais la grande bonté de Dieu comme un fleuve immense où l’on apercevait de grands et très beaux poissons. Je compris que c’étaient les esprits des saints et bienheureux du Paradis, qui, comme les poissons dans la mer, se nourrissent dans l’eau du grand fleuve de la bonté de Dieu. Je vis encore en ce fleuve une belle nef avec tout son gréement, où je reconnus l’Église militante. Les rames, les voiles, le pavillon et tous les autres instruments nécessaires à un navire évoquaient les insignes de la Passion de Jésus. La nef était bien pourvue et chargée de nourriture, surtout de pain, figure des saints sacrements de l’Église, et en particulier, du pain du très saint Corps et Sang de Jésus, qui donne vie à l’âme.   Cette vaste mer se tenait au-dessus de la terre, parce que la bonté de Dieu est au-dessus des créatures et domine toutes choses. Mais quelques vagues de cette mer – ou de ce fleuve – apparaissaient au milieu de la terre, et je vis en cela l’humiliation de Jésus, qui subit en ce monde tant de persécutions, d’offenses et de grossières injures. Quelques vagues se trouvaient même sous la terre, montrant que Jésus demeura caché et pour ainsi dire enseveli dans le sein de la Vierge Marie, comme il le fut plus tard dans le sépulcre. Voyant et entendant cela, je m’abîmai davantage dans la considération de l’immense bonté de Dieu – ce grand fleuve – mais réfléchissant ensuite à la bonté de Dieu qui m’était révélée alors, je m’affligeai grandement avec Jésus, et lui recommandai toutes les créatures.

26.   Jeudi 21 juin, ayant communié, je considérai ces paroles de saint Paul aux Romains : La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu (Rm 8,19). Je me demandais quelle révélation les créatures attendent du Fils de Dieu, qui leur a déjà manifesté tant d’aspects de son humanité et de sa divinité, et j’en discernai notamment treize, qu’il leur avait révélés durant sa vie en ce monde, tant de son humanité que de sa divinité.   Le premier était son humilité par laquelle, au moyen de l’Incarnation, il s’amoindrit et s’abaissa, lui qui était Dieu, jusqu’à vouloir paraître semblable aux autres hommes. Dans la Circoncision, il nous manifesta sa grande charité en se hâtant, si tôt, de nous donner son sang. Dans la Présentation au temple, il nous révéla sa prudence en cachant sa divinité, car il voulait être présenté comme les autres enfants; il la cacha, dis-je, aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas et n’étaient pas dignes de le connaître.   Il montra encore sa sagesse quand, à douze ans, il discuta dans le temple avec les Rabbins et les grands Docteurs à la stupéfaction et l’émerveillement de tous. Il laissa voir sa force quand, tenté au désert par le démon, il l’emporta sur lui et sortit victorieux de toutes les tentations. Ensuite, prêchant et faisant des miracles de tous côtés, il nous montra sa grande libéralité.   Puis dans la dernière cène, tant désirée par lui, il nous fit connaître l’amour démesuré qu’il nous portait. Et quand, ensuite, il pria au jardin, il nous révéla son égalité ou plutôt sa conformité au Père éternel en disant : Que ta volonté se fasse, et non la mienne (Lc 22,42). Pareillement, depuis la prière au jardin jusqu’au crucifiement, il manifesta durant toute la Passion sa parfaite patience. Enfin, sur la croix, il nous démontra sa grande obéissance, comme le dit l’apôtre saint Paul : Le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix (Ph 2,8). Lorsque Jésus descendit aux limbes, avec son âme et sa divinité, il manifesta à tous sa grande puissance en libérant les âmes bienheureuses des saints Pères, qui l’attendaient depuis si longtemps. Ressuscité de la mort, il nous manifesta son immortalité, car non seulement il a vaincu la mort mais il en a été et en sera toujours vainqueur. Monté au ciel à la droite de son Père éternel, il nous témoigne de jour en jour sa profonde miséricorde, dont il usera au cours des temps et jusqu’au jour du jugement pour toutes ses créatures, et qu’il manifeste par-dessus tout en supportant le grand nombre des pécheurs, et tant d’offenses commises envers lui.   Ayant donc manifesté tant de choses et d’autres encore qu’alors je n’entendis pas, il me parut qu’il n’en restait plus que trois autres à révéler, à savoir la justice, la gloire et l’éternité. Il manifestera sa justice au jour du jugement universel contre les damnés; les élus qui seront à sa droite le verront aussi, sur eux se manifestera la gloire pour la confusion des damnés, qui par cette vision subiront un accroissement de leur peine. Ainsi l’éternité se manifestera dans les damnés et dans les élus : les damnés la prouveront en endurant une peine éternelle, les élus en demeurant toujours dans la gloire qui n’a pas de fin.   Je compris ensuite que, de même qu’on désire récompenser celui qui vous a causé quelque bienfait, surtout s'il vous a découvert un grand trésor, de même l'âme qui connaît et savoure ce que Dieu a fait pour elle, le grand trésor qu’il lui a révélé par son Incarnation, comme il est dit plus haut, désire en quelque sorte récompenser Dieu selon ses capacités. Non que Dieu puisse être récompensé par nous, car il n’a pas besoin de nos biens, possédant la richesse infinie et l'abondance de toutes choses, mais l'âme le voudrait passionnément et en ressent un désir extrême, et cela est si agréable à Dieu que la voyant incapable de trouver un moyen de le récompenser, c’est lui qui la récompense du désir qu’elle éprouve de le récompenser. Et je vis que Dieu agissait ainsi envers toutes les âmes possédées de ce désir, mais alors, cela se manifestait spécialement en moi.   Le Père éternel avait devant lui une magnifique corbeille pleine de vêtements violets, destinés aux âmes qui montraient ce désir de le récompenser et remercier pour le bienfait de l’Incarnation de son Fils. Je vis qu’il m’en voulait donner un et je brûlais de le lui demander. Mais de l’autre côté se tenait Jésus Amour, qui m’en empêchait parce qu’il voulait le demander lui-même pour moi. L’ayant reçu du Père éternel, il le donna à mon petit ange en lui disant de me revêtir de ce vêtement violet, qui avait la forme d’une tunique ample et fastueuse, aux fronces serrées, avec des manches étroites aux poignets; en effet, si notre humilité doit être immense, il nous faut la tenir étroitement, je veux dire en nous-mêmes.   Mon ange me ceignit ensuite d’une ceinture verte en signe d’espérance, parce que si j’avais une grande humilité sans espérance, je serais confondue. Je voyais encore mon petit ange faire de multiples nœuds à cette ceinture et je compris qu’ils indiquaient la persévérance que je dois avoir dans toutes les vertus.   Mon petit ange, se retournant ensuite vers Jésus Amour, lui demanda si je lui plaisais et s’il m’avait bien parée. L’Amour lui répondit que oui. Mais se tournant vers moi il commença à me réprimander vivement, disant qu’il me défendait de vouloir, pouvoir ou faire quoi que ce fût hors de qu’il voudrait, pourrait et accomplirait en moi, et il s’exprimait ainsi : « Je veux que tu n’éprouves ni joie, ni douleur, ni plaisir, ni déplaisir, ni haine, ni amour, ni volonté, ni désir ni rien d’autre; je veux que tu ne souhaites ni la mort, ni la vie, ni la santé, ni la maladie, ni le Paradis, ni l’enfer. Je veux que tu sois devant moi comme si tu n’étais rien; mais je veux aussi que tu t’estimes, car je t’ai créée.   Je veux que tu t’anéantisses au point qu’il te semble, extérieurement, n’être rien; mais intérieurement je veux que tu demeures immobile, c’est-à-dire que tu ne t’anéantisses, ni ne t’exaltes; que tu ne penses, ni ne veuilles pour toi quoi que ce soit, sinon ce que je voudrai, déciderai, accomplirai en toi ». Comme je me disposais à lui répondre que je m’y essaierais, l’Amour Jésus me dit : « Je ne consens pas même à ce que tu dises cela, car je ne veux rien te laisser apporter de toi-même, ni intelligence, ni volonté, ni rien d’autre qui t’appartienne ».   Alors mon petit ange, voyant que je ne pouvais rien dire ou faire, promit pour moi obéissance à Jésus Amour et me revêtit de mon saint habit religieux par-dessus ma tunique violette, afin qu’elle ne fût point remarquée.   Je recommandai ensuite à Jésus Amour toutes les créatures; une surtout, dont Jésus me dit : « Je ne cesse pas de lui donner ma lumière, mais tu vois bien qu’elle la repousse. J’ai accordé à tous le libre arbitre, je veux une acceptation volontaire et non point forcée ». Cela m’eût grandement contristée si j’en eusse été capable. Mais comme je l’ai dit, je ne puis en quoi que ce soit éprouver contentement ou douleur. Que le Seigneur soit loué en toutes choses et toujours.

27.   Vendredi 22 juin, fête des Dix mille martyrs crucifiés. Après la communion, je considérais la grande constance qu’ils avaient eue dans leur martyre et je me souvins de ces paroles du psalmiste : Le firmament raconte l’ouvrage de ses mains (Ps 19,2). Je compris que ceux-ci, par l’œuvre de leur martyre, avaient annoncé le firmament, c’est-à-dire l’éternité de Jésus, et qu’ils n’avaient pas regretté leur souffrance, sachant que la gloire acquise par leur mort devait être éternelle, et ne se terminer jamais. Ils ne craignirent pas de donner leur vie pour le Christ car ils savaient que c’était lui qui leur donnerait la gloire éternelle.   Puis me vint à l’esprit un verset du psalmiste tiré d’un autre psaume : Comme l’huile sur la tête, qui descend sur la barbe, sur la barbe d’Aaron (Ps 133,2). La tête d’où descendait l’huile, je compris que c’était Jésus, car il est le chef de tous les martyrs; et l'huile son sang précieux. Et je le voyais alors crucifié, verser tout son sang comme une huile sur tous les martyrs, mais en particulier sur ces dix mille dont on célèbre la fête aujourd’hui, qui furent crucifiés pour lui. Ces martyrs, je l’entendis ainsi, étaient les vêtements de Jésus, et lui, répandant sur eux son sang, les fortifiait et les rendait joyeux de verser le leur dans le martyre, pour l’amour qu’ils lui portaient. Je terminai ainsi, recommandant toutes les créatures à Jésus Amour, et en particulier le Père avec tous les autres, comme d’habitude.

28.   Samedi 23. Ayant communié – c’était la veille de la saint Jean Baptiste – je me souvins de ces paroles de Jérémie : Avant même de te former dans le ventre maternel, je t’ai appelé; et avant que tu sois sorti du sein, je t’ai sanctifié (Jr 1,5). Je vis Jésus me dire : « Non seulement j’ai connu saint Jean et Jérémie avant qu’ils fussent conçus dans le ventre de leur mère, mais j’ai connu toutes les créatures avant leur conception, parce que je les avais conçues en mon esprit, et je les connaissais de toute éternité. Je les ai toutes sanctifiées comme saint Jean et Jérémie, non pas comme eux dans le ventre de leur mère, mais dans mon esprit avant qu’elles fussent conçues. Comme elles furent créées d’abord en ma pensée, je les ai toutes sanctifiées, et je veux qu’elles demeurent toujours dans ma grâce, pour ce qui dépend de moi, et ne commettent jamais de péché; mais par la suite, en vertu de leur libre arbitre, elles se révoltent contre cette grâce. »   Jésus ajouta : « Du courage, mon épouse, je ne te veux pas inférieure à sainte Élisabeth; moi ton époux, je serai saint Zacharie. C’est dans le temple, tu le sais, qu’on annonça à Zacharie la naissance d’un fils, car il était prêtre et offrait le sacrifice, mais parce qu’il ne crut pas aux paroles de l’ange, il resta muet (Lc 1,20). Le grand prêtre dont le prophète déclare : Tu es prêtre pour l’éternité (Ps 110,4), c’est moi, et quand je m’offris en sacrifice au Père éternel sur le bois de la croix, tout comme Zacharie je restai muet, moi aussi. Voyant combien peu de fruit les créatures tireraient du sang que je versais, de mes peines, de mes fatigues, de ma Passion et de ma mort, et quelle ingratitude je recevrais d’elles en échange, j’aurais pu demander au Père de me venger, mais au lieu de cela je demeurai muet, ne voulant rien demander, et pour toute vengeance je m’écriai : Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23,24).   Comme Élisabeth, étant stérile, conçut saint Jean, ainsi toi-même, et toutes les âmes qui m’aiment en vérité, et sont stériles, c’est-à-dire vides de tout ce qui est du monde, vous concevez en vous saint Jean, je veux dire ma grâce, et l'ayant conçue vous devez lui donner naissance. Je compris alors que l'âme enfantait cette grâce de deux manières : premièrement, parce que la grâce donne à l'âme qui l’a conçue en elle une candeur et une blancheur éclatantes, la purifiant, en sorte de la rendre à Dieu dans l’état d’innocence et de pureté où il la créa; en second lieu, elle la fait naître par le bon exemple, édifiant le prochain en tout ce qu’elle fait et dit.   Lors de la naissance de saint Jean, beaucoup se réjouirent et festoyèrent, non seulement ceux de la maison, amis aussi les voisins et les peuples de Judée (Lc 1,58). Pareillement beaucoup se réjouissent et sont en fête avec l'âme qui a enfanté cette grâce. Et tout d’abord s’en réjouissent et festoient ceux de la maison, à savoir les anges, et les âmes des bienheureux, parce que l'âme a enfanté cette grâce. Les voisins aussi s’en réjouissent, c’est-à-dire les pécheurs, parce que l’âme qui a mis au monde cette grâce et qui est unie à Dieu s’efforce toujours d’attirer à Dieu les âmes des pécheurs, les aidant à sortir du péché. Ces âmes alors, se voyant conduites au Seigneur grâce à celle qui a enfanté la grâce de Dieu, lui font grande fête, et s’en réjouissent beaucoup. Je me rappelai alors les paroles de saint Paul : Nous le savons : tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu (Rm 8,28).   Lorsque saint Jean naquit, Zacharie son père retrouva la parole (Lc 1,64). Je compris que Jésus agissait de même dans l’âme quand la grâce naît en celle-ci : unie et transformée complètement en lui, son doux Amour, l’âme retrouve la parole et, du fait de sa grande assurance et familiarité avec lui, elle commence à se plaindre de la malice et de l'ingratitude des créatures à son égard. Puis Jésus s’entretient doucement avec elle, et lui révèle de nombreux secrets cachés aux créatures. Lorsque saint Jean eut grandi, il fut le Précurseur du Seigneur, préparant la voie devant lui (Lc 1,76). Ainsi, l'âme qui a enfanté cette grâce prépare la voie au Seigneur, intérieurement et extérieurement : à l’intérieur en s’anéantissant elle-même; à l’extérieur parce que recevant souvent le Saint-Sacrement, elle se garde de toute parole qui pourrait souiller la bouche par où il doit passer, mais elle loue et bénit Dieu sans cesse, et lui rend grâce pour ses bienfaits.   Jésus Amour m’accorda ces révélations pour toutes les âmes qui conçoivent et enfantent sa grâce comme je l'ai dit, mais il m’en montra tout spécialement la réalisation en moi. Et comme je lui recommandais à mon habitude toutes les créatures, et surtout le Père, Jésus me dit : « J’ai fait du Père mon ministre, s’il offre ce sacrifice comme il convient, on pourra dire de lui aussi ce verset du psaume : Prêtre pour l’éternité (Ps 110,4). Ayant commencé ici-bas, il continuera ensuite au paradis à offrir éternellement ce digne sacrifice.» Puis je recommandai la même personne que d’habitude, mais Jésus me dit : « Si elle meurt en cet état, je serai obligé de donner libre cours à ma justice; c’est pourquoi, je te le dis, va trouver la Sainte Vierge, car elle ne se soucie pas de ma justice, mais elle est en toute sa personne Mère de miséricorde et Mère des pécheurs. Prie-la de lui prêter son aide, car si elle retombe dans les mêmes fautes, comme je t’ai dit, je ne peux manquer d’exercer ma justice. » Je terminai ainsi, recommandant à Jésus au moins par trois fois cette personne.

29.   Le dimanche 24 juin, après la communion j’entendis Jésus me dire : « Viens ma bien-aimée, viens voir la naissance de mon élu. » Bien que Jésus fût dans le sein de la Vierge Marie, toutefois j’entendis sa voix. À peine eut-il dit ces paroles que je vis saint Jean dans les bras de la Vierge Marie : c’était un joli enfant, aux belles couleurs, plus gracieux que je ne saurais dire. Contrairement aux autres nouveau-nés, il ouvrit les yeux dès sa naissance, et porté sur le bras de la Vierge Marie, il l’observait attentivement, parce que là, en elle, se trouvait Jésus.   Je compris que Jésus attirait à lui l'âme de saint Jean, tout heureux de la rendre conforme à la sienne. C’est avant tout par pureté que Jean fut comparable à Jésus, pas tout à fait cependant. Ensuite par son nom : en effet, comme Jésus, huit jours après sa naissance, reçut son nom, un nom singulier, que l’on n’utilisait plus, de même, huit jours après sa naissance, fut imposé à Jean un nom singulier, que l’on n’entendait plus. Il fut semblable à Jésus dans son séjour au désert : car Jean demeura au désert, lui aussi. Quand il commença à prêcher, Jésus disait : Faites pénitence (Mt 4,17). De même saint Jean, au début de sa prédication, déclarait : Produisez donc un fruit digne du repentir (Mt 3,8). Jésus et Jean furent semblables sur bien d’autres points encore.   Je compris qu’à la naissance de saint Jean tous les anges furent présents, non tant à cause de lui que de Jésus qui était là, dans le sein de la Vierge Marie. Puis je vis que Jésus donnait à saint Jean comme gardien l’archange Gabriel; j’aurais voulu m’en assurer et savoir si c’était vrai, mais ne pouvant vouloir ni savoir quoi que ce fût, il me fallut demander à l’Amour s’il lui plaisait que j’en fasse la demande à Jésus. Non pas que Jésus et l’Amour ne soient un, mais je parle de cet Amour qui unit avec l’Amour Jésus, et qui est entre l’âme et lui. Cet Amour appelé unitif, ne tolère pas qu’il existe entre l'âme et Jésus Amour autre chose que l’Amour. Je lui demandai donc la permission de savoir cela, et il me l’accorda bien volontiers. Je questionnai alors Jésus et il me répondit : « Oui, c’est vrai, l’archange Gabriel a été le gardien de saint Jean; si l’on attribue un archange à tous ceux qui gouvernent, à plus forte raison en ai-je donné un à saint Jean qui devait être mon précurseur. »   Ensuite me vint à l’esprit ce verset du psalmiste : Là-haut, pour le soleil, il dressa une tente (Ps 19,5). Il me sembla que saint Jean était ce soleil, et sainte Élisabeth la tente, placée au soleil de sorte qu’elle pouvait se reposer en Dieu et en éprouver grande joie. De plus je comprenais que la vie de saint Jean avait eu des effets comparables à ceux du soleil, qui avant tout réchauffe, et dont la chaleur est plus forte au milieu du jour que le matin ou le soir. Ainsi, pour saint Jean, c’était la plénitude du jour quand il montra Jésus en disant : Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde (Jn 1,29). À ce moment il répandit plus de chaleur qu’il ne le fit plus tard et qu’il ne l’avait fait jusque là.   Le soleil, d’autre part, attire à lui les taches que viennent frapper ses rayons, et demeure néanmoins pur et net; de même saint Jean, tirant à lui les taches des péchés et les effaçant dans les âmes qu’il aidait à sortir de leurs fautes, n’en tirait pas à lui la souillure en se comportant à leur manière, mais se gardait toujours pur et net de tout péché. Du soleil provient encore cet autre effet : après la pluie, de ses rayons il réchauffe la terre, la fait germer et produire des fruits. De même, Jésus ayant envoyé sur terre – je veux dire dans le cœur des créatures – sa parole, c’est-à-dire la pluie, Jean, par l’exemple de son rayonnement et au moyen de sa parole, réchauffait les cœurs, les faisait germer et produire les fruits des bonnes actions. Cette considération ayant pris fin, je recommandai à Jésus toutes les créatures, le Père, l’archevêque et vous, comme d’habitude.

30.   Lundi 25 juin, ayant communié, je considérais quelle grande union s’opère entre l'âme et Dieu grâce au très Saint-Sacrement. Je me trouvai soudain tout unie à Dieu, transformée au point que, privée de tous mes sens et comme morte, je ne percevais plus rien. Si à ce moment on m’eût mise à brûler dans une fournaise, je crois que je n’aurais rien senti. Je ne savais si j’étais morte ou vive, dans mon corps ou dans mon âme, si j’étais sur terre ou au ciel : je ne voyais que Dieu dans toute sa gloire s’aimer purement Lui-même, se connaître entièrement Lui-même, infiniment capable de Lui-même; aimer purement, d’un amour infini toutes les créatures, parfaitement uni dans la Trinité, Lui, Trinité unique et Dieu d’amour infini, d’une suprême bonté, incompréhensible, inconnaissable. Puisque j’étais en lui, je ne trouvais plus rien de moi, mais je me voyais en Dieu, ne me voyant pas, mais Dieu seul. Je demeurai dans cette contemplation près d’une heure, comme je m’en rendis compte en revenant à moi, mais ce que je goûtai en ce ravissement, je ne saurais l’exprimer, car je n’ai pu comprendre ce qui me fut montré, ce que l’on m’a fait entendre et goûter en de tels instants.   L’extase ayant cessé un moment, il me vint à l’esprit ces paroles d’Isaïe : Afin que mon salut atteigne jusqu’aux limites de la terre (Is 49,6). Je compris que Jésus voulait faire parvenir son salut d’un bout à l’autre de la terre; mais il ne voulait pas seulement le salut de toutes les âmes, mais aussi des « limites » c’est-à-dire des corps. Car le corps aussi à la fin doit être sauvé avec l’âme, et ils seront glorieux ensemble pour toujours au Paradis. J’entendis que Jésus voulait élever notre corps à un état éminent et sublime, et mieux encore : au plus haut degré de l’élévation et de la grandeur, si haut que jamais, jamais il ne me serait possible de l’exprimer, même si je parvenais à le comprendre. C’est pourquoi j’entendis en esprit ces paroles de saint Paul : Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur  de l’homme (I Co 2,9). Ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment, l’œil ne l’a vu, ni l’oreille entendu; cela n’est pas monté au cœur de l’homme.   Je m’arrêtai alors un bon moment, considérant le grand amour de Dieu pour ses créatures, que je recommandai toutes à Jésus, et en particulier cette personne que je lui recommande habituellement; ce faisant, je me sentis tout envahie de douleur, au point d’être contrainte à pleurer amèrement. Je ne vis ni n’entendis rien à son sujet, ce qui me parut mauvais signe pour elle, et il me resta bien peu d’espérance.

31.   Mardi 26 juin, après avoir communié, je vis Jésus, dans toute sa beauté, me caresser doucement et donner à mon âme le baiser de la paix. Je méditai ensuite ces paroles du psalmiste : De tout cœur  je veux attendrir ta face (Ps 119,58). Jésus, me semblait-il, regardait la face de mon âme, et celle de toutes les autres créatures, du fond le plus intime de son cœur, en leur manifestant un grand amour. Il me semblait de plus que l'âme unie à Dieu pouvait dire elle aussi ce verset, car elle regarde le visage de Dieu; je veux dire que, ne pouvant voir Dieu, elle regarde le prochain avec amour et charité.   Jésus voyait tous les désirs des créatures et il m’en donna connaissance : je vis l’humanité de Jésus toute couverte de joyaux magnifiques, figurant les désirs de toutes les créatures, en particulier ceux du Père et de nos moniales; les désirs les plus simples et les plus sincères aux yeux de Dieu étaient les pierres les plus belles et se trouvaient dans les parties le plus nobles du corps de Jésus, c’est-à-dire sa tête, sa poitrine et ses épaules. On y voyait notamment les désirs du Père, et de quelques-unes des moniales, mais non pas de toutes, car sur les jambes et les pieds de Jésus, il y avait des pierres moins belles qui appartenaient aussi aux moniales. On ne me montra pas à qui en particulier, et je ne me souciai pas de le savoir.   Puis me vint à l’esprit ce verset de l’hymne À toi Dieu notre louange qui dit : Tu n’as pas eu peur du sein de la Vierge (hymne du Bréviaire). Jésus, qui n’a pas dédaigné le sein de la Vierge Marie, n’a pas honte non plus de notre âme, et le montre en venant en nous si souvent par le moyen du très Saint-Sacrement. Je m’arrêtai à contempler la grande bonté de Dieu, qui daigne s’unir si étroitement à nous. Ensuite recommandant le Père, toutes les créatures, les moniales et la personne pour qui je prie d’habitude, j’en restai là. Que tout soit louange au Seigneur.

32.   Mercredi 27 juin, après avoir communié, je vis Jésus et j’entendis ces paroles : « Maintenant, mon épouse, ma colombe, je veux que tu fréquentes un peu mon école. » Cette école était son saint côté. J’y pénétrai et il m’y enferma. Je trouvai là de nombreux livres ouverts que je compris être les œuvres de Dieu. Le premier livre symbolisait la création du monde et de tout ce qu’il contient, comme les arbres, les pierres, les oiseaux, les animaux, et choses semblables. Le second livre contenait la création de l’homme et de toutes les créatures raisonnables, c’est-à-dire nous tous. Dans le troisième on voyait l’œuvre de l’Incarnation, la vie, la Passion et la mort de Jésus. Le quatrième livre montrait l’action continuelle de Jésus qui, jour après jour, attire l'âme à lui avec un tel amour. Je m’arrêtai longuement à considérer cette œuvre, et je m’étonnai que Dieu unisse l’âme si étroitement à lui, comprenant que dans l’union d’amour, Dieu lui accordait tout ce qu’il accorde aux saints en Paradis, excepté la vision et l’impassibilité.   Il y avait là encore beaucoup d’autres livres, ou plutôt bien d’autres œuvres de Dieu, mais que dis-je, beaucoup? Les œuvres de Dieu sont infinies, et je les voyais telles dans le côté de Jésus. Et lui me dit alors : « Mon épouse, je veux qu’à présent tu t’offres toute à moi et t’unisses toute à moi par voie d’amour. » m’offrant alors de tout mon cœur à Jésus, je priai l’amour unitif qu’il voulût m’unir à Jésus, puisque lui seul a ce pouvoir. Et à l’instant par ce moyen je me trouvai tout unie à l’Amour, je veux dire à Jésus lui-même. Selon mon habitude, je recommandai à Jésus le Père, vous et toutes les créatures, et je me souvins que le Père m’avait imposé au nom de l’obéissance de demander à Jésus si la venue de l’archevêque devait nous causer du tourment, surtout en ce qui concerne Mère Sœur Marie. Je le fis et m’entendis prononcer en esprit : « Ayez foi et confiance en moi, et laissez-moi m’en occuper. » Et je conclu ainsi.

33.   Le jeudi 28 juin, ayant communié, j’entendis ces paroles de Jésus : « Viens ma bien-aimée, viens, ma colombe, viens voir que je suis la vraie vie de l'âme. » Cette Vie m’apparut semblable à une vigne et je me rappelai ces paroles que prononce la Vie elle-même : Je suis la vraie vigne (Jn 15,1). Je vis que les racines de cette vigne étaient si longues et s’étendaient si loin que je n’en pouvais voir le commencement ni la fin : j’y reconnus l’éternité de Dieu, qui n’a pas eu de commencement et ne s’achèvera jamais. C’est pourquoi les sarments de cette vigne me paraissaient sans fin, de même que ses racines.   L’Amour me montra ensuite ce qu’est une âme unie à Dieu et ce qu’elle est sans Dieu. L’âme unie à Dieu se voyait élevée à une hauteur si sublime que, participant à la nature divine, elle était comme un autre Dieu; au contraire, l’état de l'âme séparée de Dieu était pire que celui d’un démon, aussi bien dans ce monde que dans l’autre, puisqu’elle possède l’humanité, tandis que le démon n’est qu’esprit. Tant qu’elle se trouve en ce monde, elle est pire qu’un démon par l’ignorance et la méchanceté, et en enfer son état est pire aussi parce que le démon libère sa rancune en tourmentant les âmes des damnés, tandis que l'âme ne peut s’épancher en rien. Son état est donc pire que celui du démon.   Je vis ensuite Jésus glorifier le Père et le Père glorifier le Fils. Et l’âme aussi rendait gloire à Dieu, et Dieu glorifiait l'âme. Jésus glorifiait le Père dans sa prédication, car il révélait sa sagesse en disant : Ma doctrine n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé (Jn 7,16). Puis il le glorifia dans le jardin, quand il fut arrêté démontrant sa puissance en faisant tomber trois fois à terre les soldats qui venaient l’arrêter, et en guérissant l’oreille de Malcus. Il le glorifia aussi dans sa Passion, notamment chez Pilate, quand il dit : Mon royaume n’est pas de ce monde (Jn 18,36), affirmant ainsi son éternité. Ressuscitant glorieux et immortel, il révéla, de même, son immortalité.   Je vis aussi le Père glorifier le Fils. Il le glorifia dans l’Ascension, en montrant sa grande bonté, Lui qui est la bonté suprême. Il le glorifia encore lorsqu’il envoya l’Esprit Saint, révélant par-là que Jésus est vérité. En effet son Fils avait dit : Je suis la Vérité (Jn 14,6), c’est pourquoi il voulut démontrer cette affirmation, en envoyant l’Esprit Saint comme son Fils l’avait promis.   Le Père, le faisant ensuite asseoir à sa droite, le glorifia en montrant qu’il était son égal. En lui laissant ses cicatrices aux mains, aux pieds et au côté, je veux dire ses saintes plaies, afin qu’il puisse les Lui montrer continuellement, et les Lui offrir pour les créatures, le Père le glorifia car le Fils avait dit : Personne ne vient au Père sinon par moi (Jn 14,6), et Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, etc.. (Jn 15,16). Le Père le glorifie et le glorifiera encore au jour du jugement, car il lui a donné tout pouvoir au ciel et sur la terre, selon ces paroles : Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre (Mt 28,18) et Il lui a donné le pouvoir d’exercer le jugement (Jn 5,27).   Je vis que l'âme aussi rendait gloire à Dieu, mais Dieu ne pouvant être glorifié par personne, car il est glorieux en Lui-même, il vaut mieux dire que l’âme l’honore plutôt qu’elle ne le glorifie. Je dis donc qu’elle l’honore avant tout par l’humilité, car en s’abaissant sous sa main puissante, elle le reconnaît comme Seigneur. Elle l’honore par sa pureté, se gardant pure pour lui plaire, montrant ainsi qu’il aime la pureté, plus encore : qu’il est la pureté même; ce qu’elle fait connaître à toutes les créatures. Elle l’honore par son amour, car l’aimant avec tant d’ardeur elle témoigne de sa beauté, comme dit la bien-aimée dans le Cantique : Mon bien-aimé est candide et vermeil, choisi entre des milliers (Ct 5,10). David aussi le chante quand il dit : Tu es le plus beau des enfants des hommes (Ps 45,3). Non seulement il le déclare beau, mais aussi tout rempli de vertus.   L’âme l’honore par sa patience, montrant sa richesse et sa gloire, comme le dit justement saint Paul : Les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire future qui se révélera en nous (Rm 8,18). En se montrant patiente dans les tribulations, elle manifeste que la gloire et la récompense l’emporteront sur les peines qu’elle endure. Elle l’honore enfin en louant et bénissant Dieu constamment, car elle montre ainsi qu’il est incompréhensible, grand et magnifique dans les œuvres qu’il a toujours faites et qu’il ne cesse d’accomplir.   Je vis ensuite que Dieu glorifiait l'âme de deux manières. D’abord il l’unissait si étroitement à lui dans son amour et l’élevait si haut que celle-ci, participant à sa nature, devenait un autre Dieu. Ensuite Jésus Amour l’exalte, et l’élève à une si sublime grandeur, qu’il lui donne tout ce qu’il a en lui-même, d’une manière si admirable que l'âme ne peut le comprendre et que je n’en saurais dire la moindre chose. Bien qu’on me l’ait fait comprendre quelque peu, j’avoue que cela dépassait mes capacités, et je me glorifiais et me glorifie encore de mon insuffisance, y voyant la grandeur de Dieu et celle dont il fait participer notre âme. Et je conclu ainsi, en recommandant comme à l’ordinaire, toutes les créatures.   Le soir de ce même jeudi, vers deux heures, étant couchée, je me sentis attirée intérieurement par l’Amour à m’unir à Dieu par le moyen de l’amour même. Soudain je vis Jésus crucifié, au cénacle où eut lieu la cène, et je l'entendis me parler : « Ma petite épouse, cette nuit je veux me tenir près de toi, car il y a quinze jours, durant la nuit de vendredi, tu es restée avec moi, me tenant compagnie et compatissant aux douleurs de ma Passion. Je resterai avec toi cette nuit, je me reposerai en toi et te laisserai reposer en moi. De plus, je veux renouveler en toi ce que je t’ai montré cette nuit-là. »   Je le vis faire un faisceau de toute sa Passion; puis il l’enferma dans mon cœur, me disant qu’il agissait ainsi pour qu’elle s’y imprimât bien et que je me rappelle toujours de quelle manière il me la fit goûter ce vendredi. Soudain je ressentis une grande douleur de tête et pensai que Jésus voulait me donner la couronne d’épines. Mais lui, devinant ma pensée, déclara : « Non, pour cette fois je ne veux pas te la donner, mais j’imprimerai en toi mes cinq plaies, comme je te l’ai dit, afin qu’elles demeurent gravées dans ton esprit et que le souvenir en soit plus vif. »   Entendant cela, je fus toute remplie de douleur; je ressentais extérieurement une souffrance inexprimable et intérieurement une si grande frayeur que j’aurais voulu demander à toutes les créatures de prier Dieu pour moi, parce que je craignais que ce ne fût là une grande tentation, suscitée par le démon pour me faire tomber dans l’orgueil et la vaine gloire. Je voyais devant moi Jésus crucifié, et toutefois il semblait m’avoir entièrement abandonnée. Cependant je disais, moi aussi, comme saint Antoine et sainte Catherine de Sienne : « Où est-tu, mon Seigneur, tandis que je me trouve dans un si grand besoin? Viens à mon aide, Jésus, de peur que je ne sois trompée par le démon! »   Ma peine était si vive que je ne savais que faire pour m’éclairer et que je pensais à part moi : « Si, du moins, Sœur Véronique était là et que je puisse lui en parler peut-être me dirait-elle si cela lui semble une tentation ou non. » Et me tournant vers Jésus, je m’écriai : « Mon Jésus, je puis bien dire maintenant après toi : Mon âme est triste à en mourir (Mt 26,38). Je demeurai dans cette affliction intérieure et extérieure de deux à trois heures de la nuit.   À trois heures, je vis que Jésus me donnait ses saintes plaies, m’envoyant dans les mains, les pieds et le côté droit des rayons semblables à du feu, qui s’enfonçaient là où sont les plaies, de telle sorte qu’ils y laissaient leur empreinte. Douleur et tristesse disparurent à l’instant, et c’est même avec joie que je voyais en moi ces plaies. Il me semble toujours les voir, bien qu’elles soient extérieurement invisibles, ce que j’apprécie vivement. Puis l’amour unitif m’unit toute à Jésus. Et ainsi, tout unie à lui, je ne sus rien faire que m’immerger dans la bonté et l’amour de Dieu pour mon âme. Je demeurai dans ce ravissement jusqu’à cinq heures; mais je ne saurais exprimer ne serait-ce qu’une infime partie de ce que je goûtai alors.

34.   Le vendredi 29 juin, ayant communié, j’entendis Jésus m’adresser les paroles qu’il avait dites à saint Pierre : Heureux est-tu, Simon, fils de Jonas, car cette révélation t’est venue non pas de la chair et du sang, mais de mon Père qui est au cieux (Mt 16,17). Et il ajouta : « Ni la chair, ni le sang ne pouvaient révéler à saint Pierre qui j’étais, mais seulement mon Père qui est au Ciel. De même ni la chair, ni le sang ne peuvent révéler à l’âme la grandeur et la pureté de mon amour, mais seul mon Père qui est au ciel ». J’attribuai cette révélation au Saint-Esprit, qui est un avec le Père et le Fils, de sorte qu’ils la produisaient ensemble. Je découvris que l’Esprit Saint – pour m’exprimer en notre langage – était en perpétuel mouvement. Non qu’il changeât de lieu toutefois, mais il ne cessait d’envoyer au cœur des créatures des rayons, des flèches, des traits de feu de pur amour.   Je compris que toute chose, si minime soit-elle, que l’âme ne faisait pas dans la pure intention d’honorer Dieu et de ne plaire qu’à lui seul, fût-ce le plus léger regard ou la moindre parole, était un obstacle et une entrave pour connaître la pureté et la grandeur d’un tel amour. Au contraire, l'action même la plus minime accomplie par l’âme avec une intention pure coopérait à la connaissance de la grandeur et de la pureté de cet amour. Paroles, pensées, désirs, et tout ce que l’âme faisait uniquement pour honorer Dieu et Lui plaire, réalisaient cette connaissance en elle.   Jésus me découvrit en particulier les désirs du Père et des moniales de ce monastère sous forme d’anneaux d’or et d’argent dont il composa une belle chaîne, insérant les anneaux les uns dans les autres de la manière dont on fait les chaînes; puis, il la passa à son cou avec une grande satisfaction. Ces anneaux n’étaient pas tous semblables; certains étaient d’une plus grande finesse : il ne me fut point donné de savoir à quelles Sœurs ils appartenaient; mais je vis bien que Jésus les prenait tous.   Ensuite l’amour unitif me joignit et m’unit toute à Jésus et me donna la connaissance de la grandeur et de la pureté de cet amour dans la mesure où j’en étais capable, car il me fit voir alors une chose si grande que je ne pus la comprendre en aucune façon. L’Amour me dit qu’il voulait se faire connaître à moi Lui-même de manière que je pusse l’aimer toujours sans jamais me rassasier d’aimer l’Amour, et qu’il voulait que cet amour s’imprimât dans mon cœur de telle sorte que, m’en ressouvenant, je l'aimasse toujours. Il accordait à mon âme de s’abstraire de son corps afin qu’elle pût mieux s’unir toute à Dieu.   L’âme est plus noble et puissante que le corps, qui sans elle demeure immobile; mais tant que l’âme lui prête vie, elle lui fait partager aussi – au moins un peu – ce qu’elle goûte dans l’union avec Dieu. Alors l’Amour me dit qu’il agissait ainsi avec moi afin qu’après avoir goûté et savouré un peu des douceurs de l’âme, mon corps soit plus obéissant et soumis qu’il ne le serait sans les avoir goûtées. « C'est ainsi, me dit-il, que voici quinze jours, tu éprouvas des douleurs aussi bien dans ton corps que dans ton âme, en prenant part à la Passion de Jésus. Et si dans le cours de ta vie tu te remémores avec douleur cette Passion, ton corps lui aussi, en recevra sa part. Tu recevras le don de t’abstraire de ton corps jusqu’à ce que soient écoulés quarante jours depuis ta sainte Profession, et moi, l’Amour, je t’instruirai à mon sujet avant toute chose, afin que tu aimes davantage et que cette connaissance s’imprime profondément dans ton cœur, comme je te l’ai dit. Passé cette date, tu ne connaîtras plus extérieurement d’extase de façon continue, mais de temps à autre seulement ». Je m’arrêtai alors, recommandant par trois fois le Père et toi-même à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures.   Dans la journée, j’allai visiter le Saint-Sacrement, et je vis l’Amour prendre mon âme par les cheveux, comme fit l’ange avec Habacuc, quand il le porta par les cheveux dans la fosse aux lions où l’on avait jeté Daniel (Dn 14,33-39). Les cheveux de mon âme me semblaient figurer mes désirs. L’Amour me porta devant la très Sainte-Trinité, où je voyais le Père, mais sans pouvoir discerner de quelle manière; Jésus se tenait à sa droite avec les saintes plaies, et au milieu le Saint-Esprit en forme de colombe : celui-ci de ses ailes touchait le Père et le Fils, diffusant de toutes parts ses rayons.   Je vis également saint Pierre, dont l’Église célébrait la fête ce jour là; il était vêtu comme un Pape avec une tunique de fine toile d’or toute couverte de rubis et de diamants. La tunique d’or, me dit l’Amour, symbolisait sa charité envers l’Église, les rubis représentaient les gouttes de sang qu’il avait versées ainsi que son amour, tandis que les diamants figuraient sa foi, et sa force dans les tentations. Je vis saint Pierre donner de ces pierres précieuses à toutes les créatures, surtout aux élus de Jésus, et spécialement à nos moniales, mais je ne voyais pas à laquelle en particulier, sinon au Père et à moi : il nous en donna une rouge à chacun, signe distinctif de l'amour. Je conclus en faisant les recommandations habituelles.

35.   Le samedi 30 juin, ayant communié, je vis et entendis l’Amour m’appeler : « Viens ma bien aimée, ma petite colombe, souffre de la Passion de Jésus et afflige-toi parce que l’amour de Jésus pour ses créatures n’est pas connu ». Et Jésus Amour prononça ce verset du psaume de David : Je suis enfermé et ne puis sortir, mon œil est usé par le malheur (Ps 88,9-10). Se tournant vers moi, il me dit : « Je t’appelle colombe, mais je veux que tu fasses l’office de la tourterelle; tu sais que la tourterelle gémit sans cesse : c’est ce que tu dois faire, toi aussi. Il faut que tu gémisses et t’affliges pour moi, car en moi ne peuvent exister ni douleur ni tristesse. Mais je veux que tu souffres pour moi et que tu t’affliges, parce que je ne suis ni connu, ni aimé et que les créatures, pour ce qui dépend d’elles, en ne m’aimant pas me privent de dignité et d’honneur ».   Je vis la Vierge Marie qui portait Jésus mort entre ses bras. Il m’apparut sous l’aspect d’une très belle fontaine d’où l’eau jaillissait en plusieurs jets, et l’Amour me disait : « Ne t’étonne point que Jésus se montre à toi semblable à une fontaine, car il a dit de lui-même : Si quelqu'un à soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive (Jn 7,37); or, tu sais qu’il est la vérité et que le ciel et la terre passeront mais ses paroles, jamais » (Mt 24,35). Je compris que la margelle de cette fontaine était l’humanité de Jésus, et l’Amour me dit; « Offre au Père éternel les cœurs de toutes les créatures, avec l’humanité de Jésus et le cœur de la Vierge Marie, afin qu’il les accepte plus volontiers ». Et c'est ce que je fis. Les jets de cette fontaine étaient les plaies de l'humanité et du corps de Jésus, je veux dire toutes les plaies, car de toutes jaillissait du sang, mais les cinq principales des mains et des pieds étaient les plus abondantes, surtout celle du côté.   Je vis que l’eau des cinq plaies principales produisait cinq effets. De la première plaie, celle du pied droit, jaillissait une eau purgative procédant de l’humilité, car l’âme qui possède l’humilité connaît son péché, le connaissant elle le confesse, et l'ayant confessé, elle en est purgée, nette de toute tache causée par ce péché.   De la seconde plaie, celle du pied gauche, jaillissait une source d’agilité, procédant de la libéralité et de la miséricorde; car l’âme qui est humble est aussi libérale envers le prochain, pleine de miséricorde au temporel et au spirituel; détachée de toutes choses terrestres et transitoires, elle devient agile et légère, et vole sans cesse en esprit vers le Paradis, sans que nul poids ni entrave ne la retienne.   La troisième eau, qui jaillissait de la main droite, était curative, et procédait de la charité, laquelle, comme le dit l’apôtre Pierre, couvre une multitude de péchés (I P 4,8), parce que la charité non seulement guérit les blessures de l’âme, mais encore couvre ou plutôt efface les cicatrices de ces blessures.   La quatrième, qui jaillissait de la main gauche, était l’eau qui sépare; elle procède de la prudence parce que la prudence est une vertu qui regarde toujours la fin, et sépare l’âme des choses terrestres, sachant qu’elles la conduisent dans la mauvaise voie, tandis que cette eau la tourne entièrement vers Dieu et les choses du ciel qui peuvent la mener aux biens permanents et éternels.   De la cinquième plaie, je veux dire du jet du côté, jaillit une eau qui produisait trois effets, c’est-à-dire qu’elle purifiait, unissait et nourrissait. Premièrement, dis-je, elle purifiait, et bien que j’ai dit de celle du pied droit qu’elle était purgative, il y a une différence entre purger et purifier. Purger consiste à effacer les choses les plus grossières et les plus matérielles, tandis que purifier c’est effacer les plus minimes; c’est pourquoi je dis de cette première eau qui jaillissait du côté qu’elle était purificatrice, c’est-à-dire qu’elle effaçait les moindres obstacles à l’union de l’âme avec Dieu.   Le second effet qu’elle produisait était l’union, parce que l’âme ainsi nette et purifiée s’unit toute à Dieu et se transforme en lui sans nul obstacle ni entrave et devient un autre Dieu, par participation, bien entendu.   Le troisième effet de cette eau est nutritif. En effet, l’âme étant ainsi unie à Dieu et transformée en lui ne peut goûter rien autre que Dieu, en Dieu et pour Dieu; c’est pourquoi elle se nourrit, se rassasie et se repaît toute de Dieu et en Dieu. Et je compris que l’âme ainsi nourrie et rassasiée désirait toujours un rassasiement plus complet et qu’elle était toujours rassasiée, et plus elle désirait ce rassasiement, plus elle était rassasiée, et plus elle était rassasiée, plus elle le désirait.   Je compris ensuite que c’est la bouche du désir pur et ardent qui goûte l'eau de ces cinq jaillissements. Et je vis que l'apôtre saint Paul avait, lui aussi, bu et goûté l’eau de tous les cinq. Il but la première quand le Seigneur l’appela et le convertit parce qu’aussitôt, s’humiliant, il reconnut son péché, l’ayant connu le confessa et en demeura purgé.   Il but de la seconde parce qu’une fois converti, il abandonna aussitôt toutes choses mondaines, de cœur et en réalité, en se souciant plus que du seul nécessaire, et se rendit léger, libéral et miséricordieux envers le prochain.   De la troisième il goûta fort bien car, guéri de l'infirmité du péché par cette eau curative qui procède de la charité, il en parla de manière sublime quand il dit : Qui nous séparera de la charité du Christ? La tribulation, l’angoisse, la faim, la nudité? (Rm 8,35). Celui qui n’a pas la charité, disait-il encore, est comme une cymbale retentissante (I Co 13,1).   Paul goûta aussi de la quatrième eau, qui sépare au moyen de la prudence, quand, considérant le but auquel il devait tendre, il se sépara de toutes choses terrestres, même de ses parents, et c’est bien ce qu’il affirme : Aussitôt, sans consulter ni la chair ni le sang (Ga 1,16) et J’ai considéré tout comme déchet, afin de gagner le Christ (Ph 3,8).   Il goûta de la cinquième eau, qui jaillit du côté, des trois manières que j’ai dites : il fut purifié, tout d’abord, de la moindre tache; puis le Seigneur le remplit de sa grâce et ainsi uni à Dieu, il fut ravi jusqu’au troisième ciel, car il déclare : J’ai vu des mystères de Dieu, qu’il n’est pas permis à un homme de redire (2 Co 12,4). Uni à Dieu de cette manière, il fut encore nourri par Lui et de Lui, de sorte qu’il ne se souciait plus de rien, si ce n’est du strict nécessaire pour son corps.   Après cela je recommandai comme d’habitude à Jésus toutes les créatures, et comme je Lui recommandais le Père, je me souvins de ce qu’il m’avait imposé au nom de l’obéissance, concernant la Mère Sœur Marie. Jésus alors, voyant ma pensée, sans que j’eusse rien ajouté me dit : « Persévérez dans la foi. Aucun scandale ne peut sortir de ce qui vient de moi ou de mes élus ». C’est pourquoi je me tranquillisai sans chercher d’autre motif.

36.
  Le dimanche 1er juillet 1584, pendant la Messe, avant la Communion, je vis Jésus et l’entendis m’appeler, disant : « Viens, ma petite épouse, viens, viens, toi désirée de mon Amour ». Il parlait ainsi parce que l'Amour désire être aimé de toutes les créatures; c’est pourquoi il me nommait la « désirée de son Amour ». Je vis ensuite sainte Catherine de Sienne, revêtue de l'habit monastique. Elle tenait à la main un vase et, s’approchant de la Vierge Marie, lui demanda un peu de son lait. Celle-ci lui en donna et sainte Catherine le garda dans le vase qu’elle tenait en ses mains. Je vis de même saint Augustin, vêtu comme un évêque, s’approcher de Jésus et lui demander un peu de son sang; et Jésus lui en ayant donné, lui aussi le recueillit dans un vase. Je vis ensuite sainte Marie Madeleine portant pareillement un vase dont je compris qu’il contenant ses larmes.   Le matin, je m’étais recommandée à Jésus afin qu’il m’accordât l’Indulgence plénière, car c’était le premier dimanche du mois; c’est pourquoi je vis sainte Marie Madeleine laver mon âme de ses larmes, saint Augustin me verser sur la tête le vase de sang qu’il tenait à la main et dont je fus toute inondée, et sainte Catherine me répandre, elle aussi, sur la tête le vase contenant le lait qu’elle avait reçu de la Vierge Marie. Le sang et le lait en se mêlant me revêtirent d’un vêtement magnifique dont la couleur était si belle que je ne saurais la décrire. Le sang recouvrait la blancheur du lait, le lait couvrait la rougeur du sang et ils s’harmonisaient fort bien ensemble.   Quand ensuite je communiai, je vis Jésus tirer de son côté une très belle tunique blanche ornée d’une broderie rouge et or : le rouge de l'amour, l’or de la charité, le blanc, signe de pureté : je compris ainsi que j’avais reçu l’Indulgence plénière.   L’amour me fit ensuite contempler Jésus sous l’aspect d’une vigne si haute que je n’en voyais pas la fin, symbole de l’incompréhensibilité de Dieu. Cette vigne était plantée dans la sainte Église et poussait d’abondants rameaux qui s’étendaient sur toutes les parties du monde et parvenaient jusqu’au ciel et à l’enfer. Elle figurait le nom de Jésus, qui est au ciel, sur terre et en enfer. Il est au ciel dans la gloire et l’éternité; en enfer par justice et puissance; sur terre par charité et miséricorde; il est encore dans l’âme par la pureté et l’amour.   Je compris que les feuilles de cette vigne étaient les paroles de Jésus, c’est-à-dire le saint Évangile; et les grappes les sept sacrements de l’Église. Le raisin de cette vigne me paraissait d’une douceur si suave que l’âme qui le goûtait une fois, désirait le goûter toujours plus et s’en rassasier sans cesse en étant elle-même greffée sur cette vigne. Je vis l’Amour greffer ainsi toutes les âmes qui avaient ce désir et y aspiraient ardemment. Ainsi greffée par l'amour sur cette vigne, je veux dire unie à Dieu, l’âme devenait par cette union d’amour un autre Dieu par participation, et de ce fait, accomplissait les œuvres mêmes de Dieu. de même qu’une vigne ou toute autre bouture greffée sur un arbre lui devient semblable et produit les mêmes fruits, ainsi l’âme entée sur Jésus par union d’amour produit des feuilles, elle aussi, en prononçant les paroles de Jésus, et quand exhortant le prochain, elle lui procure le salut, elle porte les fruits des bonnes œuvres, comme le fit Jésus.  Ensuite, je recommandai le Père à Jésus, le priant de lui accorder la sainte Indulgence, et il me répondit qu’il la lui accordait; comme il vous la donnait à vous, Sœur Véronique, surtout si vous montrez un plus fervent désir de l'aimer, Lui, et de la recevoir. Je recommandai encore une novice à Jésus : il me dit qu’elle devait être humble et renoncer à sa volonté propre. Je terminai comme de coutume en recommandant à Dieu toutes les créatures.

37.   Le lundi 2 juillet, ayant communié, je vis Jésus qui m’appelait, disant : Lève-toi et viens, mon amie, ma belle, viens, ma colombe cachée au creux des rochers, en des retraites escarpées (Ct 2,10-14). Cela dit, il m’enferma aussitôt dans son côté. Et mon âme exultait, s’écriant : Le Roi m’a menée au cellier, son étendard sur moi, c’est l’amour (Ct 2,4). Mon âme n’était pas seule à le dire, mais je l’entendais proclamer par toutes les âmes unies à Dieu et avec Dieu. Le cellier était le côté de Jésus, et le vin son sang. Il me sembla que l’âme qui goûtait de ce vin, c’est-à-dire de ce sang, en recevait deux effets : d’abord, elle ne cessait plus de le désirer, c’est-à-dire que le sang de Jésus devenait l’objet de toute son affection, de son désir, de sa pensée. Je sentis alors naître en moi ce désir et cette affection pour le sang de Jésus en considérant avec quel amour il l’avait versé, et je sentis s’allumer en moi le désir de verser mon sang, moi aussi, par amour pour lui.   Ensuite il me sembla que ce vin, comme dit le psalmiste, mettait la joie au cœur de l’homme : Et le vin réjouit le cœur de l’homme (Ps 104,15). Je veux dire que l’âme qui le goûte est en fête et se réjouit dans le sang de Jésus, ayant toujours en lui le cœur joyeux, rempli d’exultation et de liesse. L’âme se tient dans le cellier où le Seigneur, dit-elle, a élevé son étendard, autrement dit la charité. Ainsi, je la voyais agir en tout avec ordre et charité envers le prochain, par amour de Dieu. elle faisait tout avec ordre et charité, parce que Dieu l’avait créée dans un ordre parfait, dans une parfaite charité. Je vis également que Dieu avait fait toute chose avec un ordre extrême, admirable, incompréhensible. Ayant créé la machine de ce monde, il la régit et la gouverne avec un ordre si étonnant que les anges même et toutes les créatures, éblouies, s’en émerveillent – bien que les anges ne puissent s’émerveiller comme nous – car l’étonnement naît de l’ignorance et ne peut exister en eux : ce n’est là qu’une façon de parler.   C’est Dieu qui fait naître les plantes, les fait germer et, le moment venu, fleurir et fructifier. Et le soleil, la lune, et les planètes, qui donc les fait tourner dans un ordre grandiose, si ce n’est Dieu? Enfin, tout ce qu’il a fait et créé dans cet ordre admirable, il l’a fait pour sa créature, et il a fait la créature pour Lui seul; il veut se reposer en elle, et qu’elle ne se repose en nul autre qu’en Lui, car il a tout créé, et tout est en Lui. Et l’âme qui le possède trouve et possède tout en Lui.   Je vis encore que la créature est destinée à Dieu de cette manière : quand elle est unie à Dieu, elle Le fait reposer en son cœur, donc elle est destinée à Dieu parce qu’il veut pouvoir se reposer en elle; mais plus encore Dieu se destine à elle, car n’ayant nul besoin d’elle, il daigne prendre en elle son repos, afin qu’elle puisse goûter éternellement le bonheur de sa présence, étant désormais capable, parfaitement et pour toujours, de Le voir et de jouir de Lui face à face avec les saints anges et tout le Paradis.   Je vis qu’aucune créature n’avait été vouée à Dieu de manière aussi éminente que la Vierge Marie, car elle fut le temple de l’Esprit Saint, le tabernacle où Dieu se reposa, et encore l'arche remplie de toute grâce comme le dit justement l’archange Gabriel quand il la salua ainsi : Je te salue pleine de grâce (Lc 1,28).   Ce matin-là, je m’arrêtai longuement à méditer l'ordre grandiose et admirable de Dieu dans son action ou, pour mieux dire, dans tout ce qu’il a créé, et dans la considération qu’il a tout fait par sa grande bonté et l'amour qu’il porte à ses créatures. Ensuite je vis la Vierge Marie revêtue d’un somptueux manteau tout serti de joyaux, qu’elle tenait ouvert, désirant y voir entrer toutes les créatures : sous le manteau se tenaient les moniales, et avec elles le Père et moi aussi. Avec bienveillance elle distribuait à toutes quelques-uns des joyaux qui ornaient son manteau, mais de différentes sortes pour les unes ou les autres, et je ne voyais pas à quelle Sœur en particulier elle les offrait, je veux dire quelle sorte elle choisissait pour l’une ou l’autre, mais je compris qu’elle en donnait à toutes.   Elle me fit présent d’un très beau rubis, symbole d’amour et d’une pierre violette, signe d’humilité. Et en recommandant le Père et vous, Sœur Véronique, je vis qu’elle donnait un rubis au Père aussi, pour son amour et un diamant, signe de pureté. À vous elle donna un rubis pour votre amour. Et la Vierge en donnait à toutes les créatures, mais certaines les recevaient, et d’autres non. Quant aux joyaux qu’elle m’avait donnés, je les déposai dans mon cœur, avec le faisceau de la Passion que Jésus y avait enfermé le jeudi précédent. Et je conclus en remerciant Jésus de ses bienfaits.

38.   Le mardi 3 juillet, ayant communié, j’entendis Jésus m’appeler : Viens, ma colombe, ma belle, viens (Ct 2,13-14). Puis l’Amour unitif me dit : « Toutes les âmes qui ont part au sang de Jésus sont belles », et je compris que si une âme pouvait connaître l’importance et le prix que lui donne la participation aux mérites de ce sang et à l'amour de Dieu, elle se fondrait de douceur. À l’inverse, eût-elle connaissance de ce qu’elle est sans l’amour de Dieu et privée des mérites de ce sang, dans l’excès de sa douleur, elle deviendrait poussière et moins que poussière. Je compris ensuite que l’amour aimait la créature, autant que l’âme aime le corps, et donnait à celle-ci autant de force que l’âme en donne au corps. Je vis encore que l’Amour se tenait sans cesse à la porte de notre cœur pour y entrer, et je me souvins des paroles de Jésus : Je me tiens à la porte et je frappe (Ap 3,20). Mais il ne peut entrer tant que l’âme est remplie d’amour propre; celui-ci enlevé, il entre enfin.   Je compris que l’âme qui a en elle l’amour et participe aux mérites du sang de Jésus, ne peut supporter de prendre part à rien de créé, mais désire cette unique participation à l’amour pur et au sang. De même elle ne peut voir Dieu d’aucune manière, je veux dire qu’elle ne le voit ni puissant, ni sage, ni riche, ni beau, ni sous quelque autre apparence, mais elle le connaît en Lui-même, Dieu pur, qui, s’aimant Lui-même purement et infiniment, aime la créature d’un amour et infini. Il me sembla voir que notre homme intérieur privé de cet amour et de ce sang était comme un corps mort, dont tous les sens sont morts, tandis que celui qui possède ce sang et cet amour est comme un homme vivant dont tous les sens sont en éveil et pleins de vie.   Et ses yeux me semblaient si purs et pénétrants qu’il ne pouvait voir rien d’autre que ce Dieu pur, le sang et l'amour pur : il se voit en Dieu et voit Dieu en lui. Le regard de l’homme intérieur était si aigu, qu’il pénétrait en Dieu même, et ne pouvait rien voir sinon Dieu seul. De même ses oreilles ne pouvaient écouter ni entendre quoi que ce fût en dehors de Dieu, et elles me semblaient d’une telle finesse qu’elles percevaient les paroles de Dieu, celles qu'il prononce en Lui-même et celles qu’il échange avec l’âme, et telle était leur acuité qu’elles saisissaient jusqu’aux pensées de Dieu.   Je me souvins alors de cette phrase de l’Écriture, selon laquelle le Seigneur a des pensées de paix (Jr 29,11). Quant à l’odorat de cet homme intérieur, il me parut si délicat, qu'il ne pouvait rien percevoir qui vînt de la terre ou d’une chose créée, mais le seul parfum de Dieu, de l’amour et du sang versé par amour. De même il me sembla que son goût était si délicat et si subtil, qu'il ne pouvait goûter ni apprécier rien d’autre que Dieu : il ne voulait goûter que Dieu pur, son pur amour et le sang répandu par amour pur; en dehors de cela tout semblait boue et fange à son goût délicat. Le sens du toucher même en cet homme intérieur m’apparut noble et pur au point que tout contact – quel qu'il fût – avec une chose immonde ou impure, ou qui vînt de la terre, lui était insupportable. Mais il voulait toucher et embrasser l’Amour Jésus, Lui seul, en de chastes embrassements, car Dieu est pur en tout son être et rend pur celui qui Le touche.   Il me sembla enfin comprendre que l’Amour unissait l’âme étroitement à Lui pour trois raisons. D’abord parce qu’elle était créée par amour. Ensuite pour qu’elle puisse faire ce à quoi sa création l’a destinée, c’est-à-dire aimer l’Amour; enfin parce qu'elle doit jouir de l’Amour pour l’éternité, inséparablement unie à Lui. Nulle créature n’est capable de cette union qui résume les autres : elle est l’œuvre de Dieu seul, et de l’amour unitif qui existe entre l’âme et Dieu. Je terminai ainsi, recommandant le Père, vous et toutes les créatures.

39.   Le mercredi 4 juillet, ayant communié, je me souvins de ces paroles de l’Évangile : J’ai pitié de cette foule (Mc 8,2). Si j’avais vu, le lundi précédent, que le Seigneur faisait tout avec un ordre parfait, je voyais maintenant qu’il agissait aussi avec une parfaite miséricorde, née de l’amour vraiment démesuré qu'il porte à ses créatures. S’il usait de miséricorde envers nous, ce n’était pas en raison de notre grandeur, car nous sommes vils, pétris de terre et de boue, de ce qu’il y a de plus misérable au monde; ce n’était pas non plus à cause de notre bonté, car je découvrais en ce moment même la méchanceté de la créature, si grande qu’elle me semblait dépasser celle du démon; ni en raison de notre amour, car le cœur de l’homme, à ce que je vis, est rempli d’envie, comme on put le constater à la naissance même de Jésus : aussitôt l’homme se mit à le poursuivre de sa méchanceté et lui infligea par la suite toute sorte de souffrances, d’opprobres, de vilenies, jusqu’à sa honteuse mort sur la croix. Quant à ses ennemis, dans la haine violente qu’ils ne cessaient de lui manifester, ils auraient voulu que son nom même ne fût jamais prononcé. Je voyais qu’en tout temps, et de nos jours encore, il reçoit des offenses de la malignité de l’homme et de sa malice. Il est crucifié à nouveau par les nombreuses offenses qu’il subit constamment, de sorte que rien ne peut le pousser à user de miséricorde si ce n’est l’infinie miséricorde dont il fait preuve sans cesse, comme nous ne cessons de le voir.   Je vis et considérai aussi combien ce Dieu miséricordieux avait usé de miséricorde en nous créant et en nous rachetant. Mais plus grande encore me parut celle qui consiste à daigner se donner Lui-même dans le Saint-Sacrement, à descendre chaque matin dans les mains de ses ministres – je veux dire les prêtres – et à se montrer sous la modeste forme d’une hostie composée de farine. Mais sous l’apparence du pain se cache le vrai Dieu, même si nos yeux n’y voient qu’une simple hostie. Là est, à mon avis, la plus grande miséricorde, et il en use par pure bonté, car cette miséricorde procède d’un amour démesuré.   Je vis en cet acte de miséricorde incompréhensible une bonté infinie, un amour insondable et très pur, et je compris que cette miséricorde, cette bonté, cet amour peuvent être connus de Dieu seul, l’Amour même. Et l’âme aussi, devenue une seule chose avec l’Amour, au moyen de l’Amour, est entièrement transformée en Dieu, et participe à sa divinité par l’union amoureuse avec Dieu accomplie par l’Amour qui relie l’âme à Dieu. Il me sembla voir la grande bonté de Dieu descendre du ciel et venir dans l’hostie consacrée avec les neuf chœurs des anges, avec tous les saints et les âmes bienheureuses qui se trouvaient dans la patrie céleste, avec tant de gloire et d’imposante majesté que jamais, jamais je n’aurai les mots pour l’expliquer ou le redire. Je vis que Dieu lui-même, dans sa grandeur, sa gloire et sa majesté nous assiste toujours du haut du ciel, ne cessant de se mouvoir, mais sans quitter jamais le lieu où il se tient. Mais ce que je goûtai et compris de cette miséricorde et de ce pur amour, je ne peux vous en révéler même une part infime, car je ne l’ai pas saisi pleinement moi-même. C’est ainsi que je terminai, recommandant le Père, vous et toutes les créatures.

40.   Le jeudi 5 juillet, après la Communion, je m’arrêtai pour méditer ces paroles de Jésus : Je suis venu porter le feu sur la terre (Lc 12,49). Ces paroles me laissaient voir en Dieu une bonté, une miséricorde si grandes que je ne saurais ni ne pourrais jamais les exprimer. En même temps m’était montré un grand lac, dont l'eau représentait notre profonde ingratitude. On y voyait un nombre infini de créatures, toutes immergées dans l’eau, mais à des profondeurs différentes. Les unes avaient de l’eau jusqu’à la ceinture, d’autres jusqu’à la gorge, certaines jusqu’aux yeux, mais toutes gardaient hors de l’eau leurs yeux, recouverts d’un bandeau si épais qu’elles ne pouvaient voir la lumière. Il me semblait que l’eau de ce lac était calme, elle ne courait pas comme celle des rivières, et je vis que cette eau consumait les créatures qui s’y trouvaient immergées, et plus encore, elle les corrompait et les pourrissait.   Elle les consumait d’abord, parce que, par ingratitude elles gaspillaient en elles les dons et les grâces que Dieu leur accordait. En fait elles ne détruisaient rien qui appartînt à Dieu, mais seulement ce que Dieu leur avait donné, du fait que ces grâces et dons n’augmentaient pas en elles et par conséquent se perdaient. À ce que je voyais, elles étaient donc consumées par l’eau du lac d’ingratitude. Mais l’eau non seulement consumait ces créatures, mais les corrompait et les pourrissait, ce qui veut dire qu’elles corrompaient en elles-mêmes l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire la création, la Rédemption, la vocation, les richesses, la santé, la prospérité et autres choses semblables, les considérant comme leurs biens propres, et non comme venant de Dieu. Elles ne le remerciaient pas et ne Lui rendaient pas l’honneur qui Lui est dû pour les grâces et les bienfaits qu’il leur accordait; et c’est ainsi qu’elles les laissaient pourrir et se corrompre en elles.   Je vis ensuite que Jésus dans son infinie miséricorde prenait pitié de ces pauvres créatures et leur envoyait une prodigieuse quantité de liens d’amour, de sorte qu’en les saisissant elles pouvaient sortir aisément de ce grand lac. Quelques-unes s’agrippaient à ces cordes, d’autres se contentaient de les regarder. Les pécheurs qui, reconnaissant les bienfaits de Dieu, commençaient à reconnaître leur propre ingratitude, s’attachaient donc à ces cordes afin de sortir du lac. Au contraire, les ignoraient ceux qui ne reconnaissaient pas les bienfaits et les dons que Dieu leur accordait. Ils n’y pensent même jamais et n’ont pas conscience qu’ils viennent de Dieu. il leur lance donc les cordes de son amour, pour qu’ils sortent de ce grand lac, mais ils refusent de les saisir, et veulent rester plongés dans leur ingratitude.   Je vis ensuite l’Esprit Saint venir à eux comme un ami ou un parent, muni d’une lime avec laquelle il voulait leur ôter le bandeau qui recouvrait leurs yeux. Je vis qu’il le leur enlevait de deux manières. Tout d’abord il pénétrait dans l’esprit des prédicateurs, des confesseurs, des prélats et de ceux qui en gouvernent d’autres, et au moyen des prêches, des confessions et des exhortations il ôtait de leurs yeux le bandeau de l'orgueil. Je compris que notre Père confesseur, étant de ceux qui possèdent en eux l’Esprit Saint, était toujours soucieux d’enlever ce bandeau de l’orgueil de nos yeux, et de ceux de toute créature, nous invitant sans cesse à être humbles, et nous nourrissant du Verbe de Dieu avec grand amour et charité. En second lieu je vis que l’Esprit Saint s’efforçait de libérer les yeux de ce bandeau par les divines inspirations qu’il envoyait sans cesse intérieurement à ses créatures, et j’observai que certaines se le laissait enlever et d’autres non.   Se le laissaient enlever ceux qui allaient écouter le Verbe de Dieu dans les prédications, en tenaient compte et portaient du fruit. De même, grâce à la sainte confession, en connaissant et avouant leurs péchés, ils sortaient du lac, accrochés aux cordes comme nous l’avons dit, et stimulés par les inspirations intérieures de l’Esprit Saint. Il ne pouvait être enlevé à ceux qui n’allaient jamais aux prédications et ne tenaient aucun compte de la Parole de Dieu, mais s’offraient du plaisir et du bon temps en ce monde, sans se soucier des inspirations intérieures de l’Esprit Saint, qui pourtant ne manquait pas de les avertir avec constance. Mais ils le chassaient tout comme les bons chassent leurs vaines pensées, car dans leur aveuglement ils tenaient ces inspirations pour de vaines idées. Et si leur conscience les tourmentait, ils en étaient troublés, car elle produisait en eux grande mélancolie et tristesse; mais la crise à peine passée, ils revenaient à leur manière d’agir, et, ce me semble, ils faisaient pire encore.   Puis je vis un très beau jardin plein d’agrément, où entraient tous ceux qui sortaient du lac, et j’en voyais certains cheminer sur la route reliant le lac au jardin, et y entrer; là se trouvaient aussi des âmes qui n’avaient jamais séjourné dans le lac de l’ingratitude. Mais on en voyait en plus grand nombre demeurer dans le lac et n’en point sortir. Et je compris que ce jardin, à l’inverse du lac, symbolisait la gratitude. À l’instar de l’eau du lac, l’air du jardin produisait deux effets : en premier lieu, tandis que l’eau consumait, cet air par contre nourrissait; Jésus leur accordant sa grâce et ses dons, ils en appréciaient la valeur, et ces biens ne cessaient de croître en eux. Je me souvins alors de ce que dit saint Paul : La grâce de Dieu n’a pas été vaine à mon égard, mais elle demeure toujours en moi (I Co 15,10). L’air nourrissait surtout ceux qui n’avaient jamais séjourné dans le lac d’ingratitude. Ensuite, alors que l'eau corrompait, cet air quant à lui rénovait, car ces derniers reconnaissaient que tous dons, grâces et bienfaits venaient de Dieu et non d’eux-mêmes. Bien plus, ils avouaient n’être rien par eux-mêmes, Dieu opérant tout bien en eux par sa seule bonté et sa miséricorde infinie, et ils ne cessaient de le remercier de ses bienfaits.   Je vis encore que le Seigneur envoyait en ce jardin autant de cordes que sur le lac, pour unir plus étroitement à Lui les créatures par un lien de pur amour. Dans ce jardin, je vis venir l’Esprit Saint, comme sur le lac, mais sa lime ne servait pas à ôter des yeux le bandeau de l'orgueil, comme pour ceux qui demeuraient plongés dans l'eau, mais à les illuminer de ses saintes inspirations et à répandre des rayons d’amour sur les créatures qui s’y trouvaient, leur envoyant lumière sur lumière. Elles acceptaient cette illumination, ces rayons et inspirations en leur cœur, devenant de plus en plus aptes à l'amour et au service de Dieu, dans une illumination et une ardeur toujours croissantes.   Je découvris ensuite qu’il y avait beaucoup plus à voir dans ce jardin que dans le lac, et des choses fort différentes. Et d’abord des fruits abondants et délicieux qui, je le compris, représentaient les sacrements; y goûtaient les âmes bénies qui étaient reconnaissantes au Seigneur pour ses grâces et ses bienfaits. Il y avait là une très belle fontaine dont s’approchaient les âmes après avoir goûté les fruits du jardin, pour se désaltérer en buvant de cette eau. Cette fontaine était le côté de Jésus : les âmes reconnaissantes de ses bienfaits, et qui avaient goûté de son pur amour y venaient, afin de s’y enivrer tout à fait. Je recommandai alors à Jésus toutes les créatures et je m’arrêtai là.   Le même jour, je me rendis avec Sœur Marie Véronique et une autre Sœur au tombeau de la bienheureuse Mère Sœur Marie. Il me sembla que Jésus nous l’avait donnée comme un canal, comme une source médiatrice qui nous envoyait en grand nombre des grâces et des dons. Et je comprenais que par son intermédiaire quantité de ces biens nous étaient advenus, et non seulement à nous, mais à beaucoup d’autres créatures.   À ce moment, je vis Sœur Mère Marie au Paradis à côté de sainte Catherine de Sienne, toutes deux en un lieu très élevé. Si la Mère Sœur Marie – à ce que j’entendis – n’avait pas beaucoup écrit, ni prêché, ni composé de livres, ni conduit visiblement à Jésus autant de créatures que l’avait fait sainte Catherine, elle n’en avait pas moins agi. Elle avait conduit de nombreuses créatures à Jésus secrètement, par ses oraisons et ses exhortations douces et efficaces; elle avait agi dans le cœur des créatures par l'exemple de la grande patience exercée durant la longue et grave maladie qu’elle supporta durant tant d’années. Elle compensa ce que sainte Catherine avait accompli de plus par une vie beaucoup plus longue, passée dans la souffrance, sans cesser d’agir pour le mieux. Elle aussi avait écrit, peu cependant, mais ce qui importe davantage, elle avait aimé Jésus autant que sainte Catherine. Et c’est pourquoi elles sont égales l’une à l'autre au Paradis. Je terminai, recommandant comme d’habitude le Père, vous et toutes les créatures.

41.
  Le vendredi 6 juillet 1584, après ma communion, je vis Jésus qui, tout rempli d’amour semblait m’appeler comme par jeu et me dire doucement, engageant avec moi un amoureux dialogue :   Je t’ai appelée et tu ne m’as pas répondu (Ct 5,6).

  Et je lui répliquai :   Je t’ai cherché et ne t’ai pas trouvé (Ct 5,6).

  Et il continua :   Je t’ai appelée, ma colombe, et tu ne m’as pas répondu.

  Et moi   Je t’ai cherché, mon amour, je t’ai désiré, mon amour, et ne t’ai pas trouvé.     Et l’amour Jésus, à qui je donne toujours ce nom d’Amour, poursuivit :   « Ô mon épouse, que j’ai tant appelée, tu ne m’as pas répondu. »

  Et je repris :   « Toi que j’ai tant cherché, ô Amour, tu ne t’es point laissé trouver. »

  « Sais-tu, demanda Jésus-Amour, pourquoi tu ne m’as point trouvé? C’est que tu ne m’as pas bien cherché. »

  Et moi :   « Sais-tu pourquoi, Amour, je ne t’ai pas répondu? C’est que tu n’as pas appelé assez fort pour te faire entendre. »

  L’Amour Jésus poursuivit :   « Cherche-moi bien, mon épouse, et tu me trouveras. »

  Et moi : « Crie bien fort et je t’entendrai. »   « C’est à toi, mon épouse, dit Jésus, c’est à toi de me chercher. »

  Et moi, dans l’impatience de l’amour :   « Ô Amour, tu sais bien, car tu l'as dit toi-même que celui qui possède plus, doit donner davantage (Lc 12,48). Tu possèdes plus que moi, c’est à toi de donner. Tu sais bien que tu es plus puissant, plus riche, plus fort que moi. Tu sais aussi que tu aimes plus que moi. Tu dis être la vérité; si tu dis vrai, Amour, c’est donc à toi, Amour, à toi, car tu es plus puissant et plus fort que moi, de m’appeler si fort que j’entende ta voix. »

  Et aussitôt il commença : Viens, viens, ma colombe, ma belle, viens (Ct 2,13-14), et il m’unit toute à lui. Dans cette union, nous engageâmes un colloque très doux, comme celui d’un ami avec son ami, dont je ne saurais répéter un seul mot. Me trouvant ainsi unie à Lui, je Lui dis cependant :

  « Maintenant, mon Amour, je t’ai trouvé, maintenant je suis heureuse, Amour, car je suis unie à Toi. »

  L’Amour me fit alors un beau résumé de tout ce qu’il m’avait montré depuis le matin de la fête de la Sainte-Trinité où je fis ma sainte Profession, jusqu’à celui d’aujourd’hui, m’enseignant en même temps comment je devais me conduire, maintenant que m’étaient retirés les ravissements corporels, car les quarante jours fixés par mon Amour s’étaient écoulés comme il me l’avait dit. Et tandis qu’il me résumait tout cela, il me remit à nouveau la gerbe de sa Passion qu’il avait placée dans mon cœur.   Mais comme il manquait la couronne d’épines :   « Ô Amour, dis-je, tu as oublié, me semble-t-il, de me donner ce qui t’a causé tant de douleur : ce qui défend la partie la plus noble de ton corps. »

  Et alors, me montrant deux couronnes, l’une d’épines, l’autre de très belles fleurs, il demanda :   « Dis-moi, laquelle veux-tu? »

  Je répondis :   « Laquelle? Amour, tu le sais bien. »

  Souriant, il fit mine de me tendre la couronne de fleurs, en disant :   « Eh! bien, je veux te la donner, n’est-ce pas celle-ci? »

  Je répliquai :   « Non, non, Amour, pas cette couronne, non. Tu sais bien laquelle je veux. »   Alors il plaça dans mon cœur la couronne d’épines avec tout le faisceau et me dit qu’il me réserverait la couronne de fleurs.

  Et je dis :   « Oui, oui, Amour, comme tu veux. Maintenant, Amour, j’ai tout, il ne me manque plus rien. J’ai des armes pour me défendre contre le démon, mais il faudrait aussi, Amour, que tu me donnes une chaîne avec laquelle je puisse le lier, car – tu le vois – Amour, il est si puissant qu’il pourrait bien me vaincre encore. »

  Jésus me dit alors que l’humilité était une chaîne très forte pour lier le démon. Soudain il se donna tout à moi, c’est-à-dire la sainte humanité avec ses cinq plaies sacrées, disant qu’il me donnait des cités de refuge (Jos 20,2-3) afin que je puisse m’enfuir, quand je serais tourmentée, dans ces cités, au nombre de six : les cinq plaies y compris celle de son côté, auxquelles s’ajoute son saint corps, où s’ouvrent les nombreuses demeures de ses plaies et meurtrissures. Je déclarai alors : « Eh bien, Amour, je possède à présent les cités de refuge et les armes pour le combat; je peux donc me sentir en sécurité, mon Amour. Si j’ai peur, Amour, je passerai d’une forteresse à l’autre. »   L’Amour me dit beaucoup de choses encore, plaisantant avec moi comme au commencement. Je riais et disais : « Voyons! Amour, tu ne parles pas sérieusement! » ce qu’il me dit alors, je ne saurais toutefois le répéter maintenant. Puis je lui dis : « Amour, si je pensais au temps passé que j’ai mal employé, je ne pourrais être pleinement transformée en toi; en effet, l’amour et la crainte ne peuvent demeurer ensemble (I Jn 4,18), c’est pourquoi je remettrai tout à ton amour. » Il acquiesça, me conseillant d’agir ainsi.   Puis je lui demandai si j’avais tort de donner libre cours à mon envie de rire et de courir comme je le fais quand surviennent mes élans d’amour : « Amour, dis-moi si je fais mal. » Et lui me répondit que non, que l’intention avec laquelle j’agissait lui suffisait. Et je lui dis : « Je sais, Amour, que l’intention te suffit; et tu sais, toi, que je le fais pour couvrir et cacher certaines choses. » Il me donna encore bien d’autres conseils dont je ne me souviens plus et que, d’ailleurs, je ne saurais vous rapporter. Il me recommanda surtout d’être attentive aux reproches que je recevrais de l’Amour. Il m’annonça encore qu’il m’ôtait ces extases extérieures et apparentes pour beaucoup de raisons, dont je ne me rappelle que trois. Premièrement, pour que je sois humble; ensuite, pour que je comprenne qu’il n’attendait pas de moi une seule façon d’être mais voulait m’éprouver par de nombreux moyens et de nombreuses manières; enfin, par amour des créatures.   Je lui dit alors : « Amour, ta grâce me suffit » (2 Co 12,9) et l'Amour ajouta : « J’apprécierais fort que tu sois mise à l’épreuve dans ta vie religieuse. » « Amour, répondis-je, éclaire là-dessus les autres plutôt que moi. » Je voulais parler du Père confesseur, de la Mère Prieure et de la Mère Maîtresse, à qui il appartient de m’éprouver dans ma vie religieuse. Et je sollicitai aussi la lumière pour vous, Sœur Véronique, afin que vous sachiez répondre à mes demandes selon sa volonté et ce qui m’est utile.   Après cela, le Père éternel, que j’appelle mon Père, me donna l’Amour pour Maître et Jésus comme époux bien-aimé, la Vierge Marie pour Mère et saint Augustin, sainte Catherine de Sienne et la bienheureuse Sœur Marie, pour conseillers chargés de me dire toujours ce que j’avais à faire pour plaire à l’époux Jésus.   Aussitôt l’Amour unitif se mit à m’enseigner beaucoup de choses dont je ne saurais vous rapporter même une infime partie. Ensuite Jésus m’unit à lui comme son épouse bien aimée, la Vierge Marie m’adopta comme sa fille et je lui dis : « Mère de Jésus et ma Mère, vous savez que les mères donnent du lait à leurs petits enfants, ainsi faudra-t-il, ma douce Mère, que vous fassiez pour moi. » Après quoi je demandai au Père éternel : « Et mon petit ange, que doit-il faire? » « Je te le donne afin qu’il te rappelle toujours ce que l’Amour t’enseignera et ce que te diront saint Augustin, sainte Catherine et la bienheureuse Mère Sœur Marie, afin que tu n’éprouves ni crainte, ni agitation pour n’avoir pas suivi leurs conseils; il te rappellera tout avec tendresse, afin que tu n’en ressentes ni crainte ni remords. »   Je lui demandai ensuite ce que devait faire le Père confesseur, et il me dit : « Il faut que le Père soit patient quand les moniales ne font pas ce qu’il leur conseille, et ne sont pas telles qu’il voudrait qu’elles soient; il faut aussi qu’il dise toujours la vérité à toutes sans respect humain à l’égard d’aucune d’elles, sans omettre de dire toujours ce qui est nécessaire au salut de leurs âmes. »   À ma question sur ce que devaient faire les moniales, il répondit : « Les moniales doivent s’appliquer à être humbles, charitables, pleines d’amour les unes pour les autres, et savoir se supporter avec patience. Quant aux novices, il faut qu’elles soient obéissantes et fassent tout par amour pour moi, et non par crainte de la Maîtresse, ou pour complaire aux créatures. » Je terminai ainsi, en recommandant bien vite les créatures à Jésus, car dès que je sentis le retour de mes forces, je cherchai à revenir à moi.  

 

Date de dernière mise à jour : 2017-02-20