Traité sur la Virginité
Saint Grégoire de Nysse
Lettre indiquant le contenu des vingt-trois chapitres : ceux-ci sont une exhortation à la vie vertueuse.
1. Ce traité a pour but d'inspirer aux lecteurs le désir de la vie vertueuse; mais comme la vie commune implique, selon le mot du divin apôtre, bien des tiraillements, il doit suggérer la vie dans la virginité comme une porte pour introduire à cette noble manière de se conduire. On sait en effet combien ceux qui sont embarrassés dans la vie commune s'appliquent difficilement à la vie divine pour méditer sur elle en toute quiétude, et qu'au contraire ceux qui ont entièrement renoncé à la vie troublée jouissent d'une grande aisance pour se consacrer sans tiraillements aux tâches sublimes. Mais le conseil, par lui-même, manque trop de force persuasive, et le simple discours n'entraînerait pas facilement quelqu'un à faire oeuvre profitable, si l'on n'avait d'abord montré la noblesse de l'action à laquelle on excite l'auditeur. C'est pourquoi le traité commence par les éloges de la virginité avant d'aboutir à un conseil. De plus, comme la beauté de chaque objet s'éclaire en quelque manière par comparaison avec ses contraires, on a dû rappeler aussi les embarras de la vie commune. Puis, en bonne méthode, on a glissé une description de la vie "philosophique", et prouvé que l'homme engagé dans les soucis du monde ne pouvait y atteindre. Mais les désirs du corps s'atrophient chez ceux qui ont renoncé : il était donc dans la logique de rechercher l'objet véritablement désirable dont l'auteur de notre nature nous a rendus capables. Cela découvert, dans la mesure où c'était possible, il a encore paru logique d'inventer une méthode pour atteindre ce bien suprême.
2. Ainsi donc, c'est la vraie virginité, celle qui est pure de toute souillure de péché, qui a été trouvée conforme à un tel dessein, si bien que le milieu du traité, malgré des apparences de digressions, tend tout entier à l'éloge de la virginité. Quant aux règles particulières d'un tel genre de vie, pratiquées par ceux qui poursuivent avec application ce noble idéal, nous les avons omises en ce traité pour fuir les longueurs excessives, et c'est d'une manière universelle que les préceptes assez généraux de notre exhortation ont embrassé d'une certaine manière chaque chose en particulier, de façon à ne rien négliger du nécessaire et à fuir les longueurs. Mais les gens ont coutume de mettre plus d'empressement à prendre une profession quelconque, s'il y voient des hommes qui s'y sont déjà acquis du renom : il a donc fallu aussi faire mémoire des saints qui se sont illustrés dans le célibat. Et puisque, pour pratiquer avec succès la vertu, la voix d'un vivant et les bons exemples en acte ont un autre pouvoir que les récits exemplaires, nécessairement, vers la fin du traités, nous nous sommes souvenus de notre très pieux évêque et père, comme du seul maître capable de nous donner de tels enseignements. On ne l'a pas mentionné nommément, mais on a laissé entendre à certains indices que c'était lui qui était désigné. Discrétion voulue, afin que les lecteurs futurs qui se rendront ce traité familier ne jugent pas le conseil inutile, sous prétexte qu'il ordonnerait aux jeunes de fréquenter un homme déjà mort, mais afin qu'uniquement attentifs aux qualités qui se doivent rencontrer dans le guide d'une telle vie, ils se choisissent pour leur direction ceux que la grâce de Dieu désigne à chaque époque pour présider à la vie vertueuse : ainsi donc, ou ils trouveront celui qu'ils cherchent, ou ils n'ignoreront pas quel il doit être.
Voici l'enchaînement des idées :
1. La virginité dépasse les éloges.
2. La virginité est la perfection propre de la nature divine et incorporelle.
3. Rappel des embarras du mariage et indication donnée par l'auteur qu'il n'est pas célibataire.
4. Toutes les absurdités de la vie tirent leur origine du mariage. Portrait de l'homme qui a renoncé pour de bon à ce genre de vie.
5. Il faut faire plus de cas de l'impassibilité de l'âme que de la pureté du corps.
6. Élie et Jean ont pratiqué la stricte discipline de ce genre de vie.
7. Le mariage n'est pas au nombre des choses condamnées.
8. Il atteint difficilement le but, celui dont l'âme est partagée entre de nombreux soucis.
9. C'est chose difficile à changer, en tout domaine, que l'habitude.
10. Quel est l'objet véritablement désirable ?
11. Comment parvenir à l'intelligence de la beauté véritable ?
12. Celui qui s'est purifié verra en lui-même la beauté divine. On parlera aussi dans ce chapitre de la cause du mal.
13. Le soin de soi-même commence avec l'affranchissement du mariage.
14. La virginité l'emporte sur la puissance de la mort.
15. La vraie virginité s'observe en toute occupation.
16. De quelque manière qu'on sorte de la vertu, on court un égal danger.
17. Il est imparfait relativement au bien, celui qui manque ne fût-ce qu'à
une seule des choses intéressant la vertu.
18. Il faut que toutes les puissances de l'âme regardent vers la vertu.
19. Souvenir de Mariam, soeur d'Aaron, parce qu'elle fut la première en la pratique de cette perfection.
20. Il est impossible de servir les voluptés corporelles et de récolter en même temps la joie selon Dieu.
21. Celui qui a choisi de vivre selon cette stricte discipline doit être étranger à toute espèce de plaisir du corps.
22. Il ne faut pas pratiquer l'abstinence au delà du nécessaire : c'est d'une manière semblable que s'opposent au perfectionnement de l'âme la prospérité excessive du corps et son accablement sans mesure.
23. Quiconque veut apprendre l'exacte discipline de ce mode d'existence doit s'instruire près de celui qui l'a pratiquée avec succès.
Chapitre 1 : La virginité dépasse les éloges.
Ce noble idéal de la virginité, précieux à tous ceux qui situent le beau dans la pureté, échoit à ceux-là seuls que la grâce bienveillante de Dieu assiste dans le combat pour réaliser leur bon désir. D'elle-même, elle s'attire la louange qui lui convient en raison du qualificatif ajouté à son nom, car l'usage communément admis de dire la virginité "exempte de corruption" rend témoignage de la pureté qui est en elle, au point que cette expression équivalente permet de reconnaître la supériorité de ce don précieux, s'il est vrai que, parmi tant d'oeuvres vertueuses, celle-là seule s'est vue honorée du surnom d'incorruptible. Mais s'il faut aussi par des éloges montrer la noblesse de ce grand don de Dieu, le divin Apôtre suffit à sa louange, lui qui a caché sous un petit nombre de mots toutes les hyperboles possibles des éloges en nommant "sainte et immaculée" celle qui est ornée de cette grâce. Si en effet la perfection de cette noble virginité est de rendre "immaculé" et "saint" - on emploi ces termes au sens propre et premiers pour la gloire du Dieu incorruptible - quelle plus grande louange faire de la virginité que de montrer par là qu'elle déifie d'une certaine manière ceux qui participent à ses purs mystères au point qu'ils communient à la Gloire de Dieu, seul véritablement saint et immaculé, admis dans sa familiarité par la pureté et l'incorruptibilité ?
Pour beaucoup désormais, la virginité est devenue un thème de discours d'apparat, fournissant aux ambitieux d'innombrables occasions de faire ostensiblement parade de leur éloquence et de tirer vanité des grâces qui s'attachent à cette vie parfaite. Pour moi, qu'elle soit noble cette profession, et précieuse à tous ceux qui situent le beau dans la pureté, et supérieure à tout ce qui se distingue par la vertu, je ne le nierai pas, moi non plus, et, dans la mesure de mes capacités, à la manière de ceux qui, par leur proclamation, rendent illustres les vainqueurs couronnés dans les stades, ainsi moi-même je ne m'arrêterai pas de proclamer l'excellence de cette merveille. Mais la louange propre à la virginité, qui lui soit la plus adaptée, j'affirme qu'elle réside tout naturellement en ceux-là qui pratiquent la perfection et qu'elle se manifeste surtout par le nom même appliqué à leur entreprise : celle en effet qui ne connaît point le mariage, les hommes ont coutume de la nommer "exempte de corruption". La supériorité de ce don excellent est donc démontrée du seul fait que, malgré tant et de si grands actes de vertu, seul entre tous il est honoré du surnom d'incorruptible.
Mais ceux qui, dans des discours détaillés, s'étendent en longues louanges, comme pour ajouter ainsi à la merveille de la virginité, ceux-là ne se sont pas rendu compte, me semble-t-il, qu'ils vont à l'encontre de leur propre but et que l'exagération des éloges dans le dessein de magnifier rend suspecte leur louange. Les magnificences de la nature en effet entraînent d'elles- mêmes l'émerveillement, sans nul besoin de plaidoyers, tels le ciel, le soleil ou quelque autre des merveilles du monde; mais les occupations les plus humbles, le discours les exhausse et leur ajoute par l'habileté de ses louanges une apparence de grandeur : aussi les hommes soupçonnent-ils souvent une supercherie dans l'émerveillement provoqué à grand renfort d'éloges. La seule louange satisfaisante de la virginité consiste à montrer que cette vertu dépasse les louanges et à s'émerveiller devant la pureté par la vie que l'on mène plus que par ses discours. L'ambitieux qui prend celle-ci pour thème de ses éloges semble estimer qu'il vaut la peine d'ajouter cette goutte de ses sueurs à la mer infinie, s'il a cru pouvoir magnifier par la parole humaine une si grande grâce : ou il présume de ses propres forces, ou il ignore ce qu'il loue.
Chapitre 2 : La virginité est la perfection propre de la Nature divine et incorporelle.
1. Il nous faut en effet beaucoup d'intelligence pour arriver à connaître l'excellence de cette grâce dont l'idée accompagne celle de père incorruptible, car c'est bien un paradoxe que la virginité soit trouvée chez un père, qui possède un fils et l'a engendré sans passion. Elle est comprise en même temps que le Dieu Fils unique, chorège de l'incorruptibilité, puisqu'elle a resplendi simultanément avec la pureté et l'impassibilité de sa génération : encore le même paradoxe, que la virginité achemine à la pensée d'un fils. Elle est contemplée également dans la pureté essentielle et incorruptible du saint Esprit, car en parlant de pureté et d'incorruptibilité, on désigne sous un autre nom la virginité. Elle est concitoyenne de la nature hypercosmiques tout entière, puisque son impassibilité lui donne rang parmi les puissances supérieures, inséparable d'aucune des réalités divines, sans la moindre attache avec les réalités adverses.
Ainsi, ce qui par nature aussi bien que par choix tend à la vertu tire toute sa parure du pur éclat de l'incorruptibilité, et les êtres relégués dans le rang adverse tiennent de leur déchéance hors de la pureté et leur mode d'être et leur nom Quelle force d'éloquence suffira donc pour égaler une si grande grâce ? Comment ne pas craindre que, par ces louanges trop zélées, on n'insulte à la magnificence de cette dignité en inspirant à ses lecteurs une estime de la pureté inférieure à leur première intuition ? Il convient donc de renoncer aux discours d'une rhétorique élogieuse en parlant de la virginité, puisqu'on ne peut élever le discours aux cimes d'un tel sujet, et il est bon, dans la mesure du possible, de rappeler toujours le souvenir de ce don divin et d'avoir à la bouche cet idéal excellent : encore que la virginité appartienne en propre et par privilège à la nature incorporelle, Dieu, dans son Amour pour l'homme, l'a donnée gracieusement même à ceux qu'Il destinait à recevoir la vie par la chair et le sang, afin que la nature humaine, dégradée par sa condition soumise aux passions, saisisse comme une main tendue, cette participation à la pureté, de nouveau se redresse et laisse ramener ses regards vers le haut. C'est pour cela, je pense, que la source de l'incorruptibilité, notre Seigneur Jésus Christ Lui-même, n'est pas entré dans le monde par un mariage, afin de montrer par le mode de son Incarnation ce grand mystère, que seule la pureté est capable d'accueillir Dieu quand Il se présente pour entrer. On ne peut réussir à la pratiquer avec une parfaite exactitude que si l'on s'est rendu complètement étranger aux passions de la chair. Ainsi ce qui s'est accompli corporellement dans Marie immaculée quand la plénitude de la Divinité a resplendi dans le Christ par la virginité, cela aussi s'accomplit en toute âme qui demeure vierge suivant la raison, non pas que le Seigneur se rende désormais présent corporellement, puisque nous ne connaissons plus le Christ selon la chair, mais il vient habiter spirituellement, et introduit avec lui le Père, comme dit quelque part l'Évangile.
3. Si grande est la puissance de la Virginité, qu'elle demeure les cieux près du Père des esprits, qu'elle danse en choeur avec les puissances hypercosmiques, et qu'elle s'applique au salut de l'homme : car elle amène Dieu par son entremise à partager ici-bas la vie humaine; elle donne des ailes à l'homme pour l'élever en elle-même jusqu'au désir des biens célestes, et, devenue comme un lien qui assure la familiarité de l'homme à Dieu, par sa médiation, elle conduit à un accord deux êtres de natures si distantes.
Quelles paroles pourrions-nous donc trouver qui s'élèvent à la hauteur de cette merveille ? Mais il est tout à fait absurde de paraître semblable à des êtres muets ou insensibles, en prenant l'une de ces deux attitudes, ou de sembler ignorer les beautés de la virginité ou, les eût-on reconnues, de se montrer stupide et indifférent. Nous avons donc pris à coeur d'en traiter brièvement puisque nous devons obéir en tout à l'autorité de celui qui nous l'a ordonné. Mais que personne ne cherche à obtenir de nous des discours emphatiques : le voudrions-nous, que nous ne le pourrions pas, faute d'avoir l'habitude de ce genre de style; et même si nous savions parler avec emphase, nous ne préférerions pas à l'intérêt général l'avantage d'être estimé d'un petit nombre. Je pense en effet qu'un homme, s'il est du moins sensé, doit chercher entre tous les moyens non ceux qui le feront admirer plus que les autres, mais ceux qui lui vaudront d'être utile et à lui-même et aux autres.
Chapitre 3 : Rappel des embarras du mariage et indication donnée par l'auteur qu'il n'est pas célibataire.
1. Que ne suis-je capable moi aussi regrets de l'auteur de tirer profit d'un tel zèle ! Avant de s'être engagé, dans le mariage combien plus d'enthousiasme, j'aurais entrepris cette tâche laborieuse si je m'appliquais à mon discours dans l'espérance, comme dit l'Écriture, de partager les produits du labourage et du foulage. Mais en fait ma connaissance des beautés de la virginité est pour ainsi dire vaine et inutile, comme sont les épis pour le boeuf qui tourne sur l'aire avec une muselière, ou comme l'est pour un homme altéré l'eau inaccessible coulant au bas du précipice. Bienheureux ceux à qui le choix des biens supérieurs est encore possible, et qui n'en sont pas écartés comme par un mur, pour s'être laissés prendre d'abord de la vie commune; c'est notre cas à nous qui sommes séparés par une sorte d'abîme de ce titre de gloire de la virginité, à laquelle on ne peut plus revenir dès lors qu'on a mis le pied une fois dans la vie du monde. Nous en sommes donc réduits à contempler des beautés étrangères et rendre témoignage de la béatitude d'autrui. Même s'il nous arrive d'avoir une idée heureuse sur la virginité, il en va de nous comme des cuisiniers et des serviteurs qui assaisonnent, non pour eux mais pour d'autres, les plaisirs de table des riches, sans avoir part eux-mêmes à rien de ce qu'ils ont préparé. Quel bonheur assurément s'il n'en allait pas ainsi, et si nous n'avions pas le Beau avec des regrets tardifs. De fait, ceux-là sont réellement dignes d'envie et heureux au-delà de tout ce qu'on peut souhaiter et désirer, à qui la possibilité de jouir de ces biens n'est pas définitivement fermée; mais nous, à la manière de ceux qui, comparant leur indigence aux dépenses somptuaires des riches, n'en sont due plus affligés et contrariés de leur sort présent, plus nous reconnaissons la richesse de la virginité, plus nous prenons en pitié l'autre genre de vie, car c'est en le comparant aux biens supérieurs que nous comprenons la grandeur et le nombre des biens dont il est frustré. Je ne parle pas seulement de ce qui est réservé pour plus tard à ceux qui ont vécu vertueusement, mais aussi de tous les biens de la vie présente. Car si quelqu'un veut chercher avec exactitude en quoi ce genre de vie diffère de Ia virginité, il trouvera une différence presque aussi grande que la distance de la terre au ciel : on peut se rendre compte de la vérité de mon affirmation en examinant les faits eux-mêmes.
2. Par où commencer pour donner pour donner à ce genre de vie pénible le style tragique qui convient ? Comment mettre sous les yeux les maux habituels de ce genre de vie, que tous les hommes connaissent d'expérience, mais qui, je ne sais par quel artifice de la nature, échappent à ceux-là mêmes qui savent, tant les hommes mettent de bonne volonté à ignorer leur situation ? Veux-tu que nous commencions par le plus agréable ? Ainsi donc ce qu'on cherche principalement dans le mariage, c'est de réaliser une communauté de vie délectable. Soit ! Faisons du mariage l'image de tout point la plus heureuse : famille considérée, assez de fortune, âges assortis, la fleur même de la beauté, un très grand charme tel qu'on puisse soupçonner chacun d'en avoir plus que l'autre, et cette douce rivalité à se vouloir vaincre mutuellement en amour. Ajoutons à cela de la gloire, de la puissance, une situation en vue, et tout ce que tu veux. Mais vois la tristesse qui nécessairement accompagne et consume les biens que je viens d'énumérer. Je ne parle pas de l'envie qui s'attaque aux gens considérés, ni des embûches des hommes auxquelles expose un semblant de prospérité dans la vie; j'omets aussi ce fait que quiconque n'a pas sa part égale de biens, une pente naturelle l'entraîne à détester qui possède davantage : c'est pourquoi la vie de ceux qui semblent goûter la joie de vivre se passe dans la suspicion, et elle procure plus de peines que de plaisirs. Je laisse cela de côté, comme si l'envie était inopérante contre; encore qu'on ne trouve pas facilement un homme à qui il arrive simultanément de réussir mieux que le commun et d'échapper à l'envie. Mais d'ailleurs supposons, si tu veux, leur vie libre de toutes ces traverses et voyons s'ils peuvent goûter la joie de vivre, ceux qui passent leur existence dans une si grande prospérité.
3. Qu'est-ce qui pourra les attrister, hantise de la mort me diras-tu, si même l'envie ne mord pas sur les gens qui réussissent ? Cela précisément, te dis-je, que la vie leur soit douce en toutes circonstances, est la matière qui nourrit le feu de leur tristesse. Car aussi longtemps qu'ils sont hommes, cette chose mortelle et périssable, aussi longtemps qu'ils voient les tombeaux de leurs ancêtres, la tristesse demeure inséparablement liée à leur vie, pour peu qu'ils aient en partage une lueur de raison. Car l'attente continue de la mort, dont la venue n'est discernable à aucun signe précis, mais que l'incertitude du futur fait craindre à tout moment comme imminente, cette attente ruine la joie de chaque instant, car la crainte de ce qu'on croit devoir arriver trouble la joie de vivre. Si l'on pouvait en effet, au lieu de faire soi-même cette expérience, recueillir les enseignements de ceux qui l'ont faite ! S'il était possible, par quelque autre moyen ingénieux, de s'introduire en ce genre de vie et d'observer les faits, combien de transfuges courraient du mariage à l'état de virginité ! Que de vigilance et de prudence prévoyante pour ne jamais se laisser emprisonner dans ces rets inextricables dont on ne peut apprendre avec exactitude les désagréments qu'une fois tombé dans les filets. Tu verrais en effet, s'il était possible de le voir sans danger, un grand mélange de contraires, rire mêlé à des larmes, tristesse confondue avec des joies, et partout, du fait des conjectures sur l'avenir, la mort présente dans les évènements, s'attachant à chacun des plaisirs. Toutes les fois que le jeune époux voit le visage aimé, aussitôt infailliblement la crainte de la séparation entre en lui avec cette image; et s'il entend cette voix très suave, il songera aussi qu'un jour il ne l'entendra plus; et quand il est charmé par la contemplation de cette beauté, il frissonne alors d'autant plus dans l'attente du deuil. Toutes les fois qu'il observe ces avantages appréciés de la jeunesse et recherchés des insensés, par exemple un oeil étincelant de la beauté des paupières, un sourcil enchâssant le regard, une joue brillante d'un sourire doux et délicat, une lèvre fleurie d'une pourpre naturelle, une chevelure épaisse nouée de fils d'or dont les tresses aux riches reflets rayonnants autour de la tête, et tout cet éclat éphémère, alors infailliblement il lui vient à l'esprit, pour peu qu'il ait d'intelligence, qu'une si grande beauté passera comme une onde pour aboutir au néant; réduite à des os fétides et hideux, au lieu de l'apparence actuelle, elle ne possédera plus aucune trace, aucun souvenir, aucun reste de sa fleur présente.
S'il réfléchit à ces choses et duperie à d'autres du même genre, vivra-t-il des apparences dans la joie ? Mettra-t-il sa confiance dans les biens présents comme s'ils demeuraient toujours ? Cela ne montre-t-il pas à l'évidence qu'il restera perplexe comme dans les tromperies des songes, qu'il regardera la vie avec défiance et traitera en étrangères ces apparences ? En tout état de cause, il comprendra, s'il a quelque peu observé les réalités, que rien de ce qui paraît dans la vie ne paraît tel qu'il est, mais que, selon nos imaginations trompeuses, la vie nous montre des choses pour d'autres en se jouant des espoirs de ses admirateurs béats, en ce camouflant elle-même sous la duperie des apparences, jusqu'à ce que, soudain, les vicissitudes démontrent que la vie ne correspond pas à l'espoir humain que cette tromperie fait naître chez les insensés. De quelle volupté lui paraîtront chargées les douceurs de la vie, celui qui réfléchit à cela ? Quand éprouvera-t-il un vrai plaisir celui qui pense à ces choses, et quand trouvera-t-il du charme aux biens qui semblent présents ? Sans cesse troublé par la crainte du changement, n'est-il pas insensible à la jouissance des biens présents ?
5. Je laisse les signes, les songes, dangers les présages et autres radotages de l'accouchement du même genre, toutes choses que la pression d'un vain usage fait observer avec superstition et appréhender dans le sens le plus défavorable. Mais voici qu'arrive pour la jeune femme l'heure critique de l'enfantement : on entrevoit dans cet événement non la nuisance d'un enfant mais l'arrivée de la mort, et l'on redoute que la parturiente ne meure dans l'accouchement trouvent même cette divination du malheur ne les a pas trompés, et avant de fêter la naissance, avant de goûter à aucun des biens espérés, tout de suite, ils ont changé leur joie en lamentation funèbre. Encore dans l'effervescence de l'amour, dans le paroxysme même des désirs, avant d'avoir éprouvé les suprêmes douceurs de ce genre de vie, comme dans les imaginations d'un rêve, ils ont été séparés d'un coup de tout ce qu'ils tenaient en mains. Et après cela, que se passera-t-il ? La chambre nuptiale est saccagée par les familiers comme par des ennemis, et ce qui est paré, au lieu de la chambre nuptiale, c'est la mort, et par un tombeau ! Là-dessus, appels inutiles et vains battements de mains, évocations de la vie passée, imprécations contre ceux qui ont conseillé le mariage; reproches aux amis qui ne l'ont pas empêché, graves imputations chargeant les parents encore vivants ou non, emportement contre la vie humaine, accusation contre la nature entière, nombreux reproches et griefs contre la Providence divine elle-même, lutte avec lui-même, guerre contre ceux qui le réprimandent, aucune hésitation devant les pires extravagances soit en paroles, soit en actes. Souvent chez ceux qui se sont laissés dominer par l'affliction et dont la tristesse a monstrueusement englouti la raison, la tragédie en est arrivée à une extrémité plus cruelle : le conjoint qui reste n'a même pas pu survivre au malheur.
6. N'en va-t-il pas ainsi ? Mettons les choses au mieux, que la jeune femme ait même échappé aux dangers de l'accouchement, et qu'un enfant leur soit né, la copie même de la beauté de ses parents. Qu'arrive-t-il donc ? Les sujets de tristesse ont-ils diminué pour autant, ou bien n'ont-ils pas reçu plutôt des accroissements ? En effet tout en gardant leurs craintes antérieures, ils en ont conçu une nouvelle pour leur enfant : qu'il ne lui arrivât quelque désagrément dans sa formation, qu'une conjoncture malheureuse ou je ne sais quelle coïncidence fortuite n'attirât sur lui une maladie, une infirmité ou quelque péril. Et tout cela est commun aux deux, mais les soucis propres à l'épouse, qui pourrait les énumérer ? Pour ne rien dire en effet de ces choses banales et à la portée de tous : le fardeau de la grossesse, le danger de l'accouchement, la peine pour élever l'enfant, le fait qu'une fibre de son coeur se détache avec celui qu'elle met au monde, et, qu'en devenant mère de plusieurs, son âme se divise en autant de parts qu'elle a d'enfants, au point de ressentir dans ses propres entrailles ce qui leur arrive.
7. Pourquoi parler de telles choses connues de tous ? Mais puisque, selon la parole divine, la femme n'est pas sa propre maîtresse et qu'elle retourne à celui qui la domine par le mariage, même s'il arrive qu'elle soit isolée de lui pour peu de temps, disjointe en quelque sorte de sa tête, elle ne supporte pas son isolement, mais interprète comme un exercice de vie dans le veuvage cette brève séparation d'avec son mari. Aussitôt la crainte lui fait renoncer à l'espoir d'événements favorables : son oeil reste donc fiché sur la porte d'entrée, plein de trouble et d'épouvante; son oreille guette les chuchotements; son coeur s'arrête de battre sous le fouet de la
crainte, et, avant qu'on ait annoncé du nouveau, il a suffi à la porte d'un bruit réel ou supposé pour ébranler subitement l'âme, comme s'il arrivait un messager de malheur. Peut-être qu'au-dehors les nouvelles sont favorables et ne méritent aucune crainte, mais le coeur lui manque avant même qu'elle reçoive le message, et cette défaillance détourne sa pensée d'éventualités agréables pour l'orienter tout à l'opposé. Telle est l'existence de ces gens qui goûtent la joie de vivre ! Combien précieuse certes ! Elle ne peut se comparer en effet à la liberté de la virginité.
Et encore notre discours a-t-il omis au passage des choses plus tristes. Car souvent l'épouse, encore adolescente, encore resplendissante de la beauté nuptiale, encore rougissante peut-être à l'approche de son époux et baissant les yeux avec pudeur quand se font parfois sentir plus brûlants ces désirs qu'une honte empêche de manifester, souvent l'épouse devenue subitement veuve, malheureuse, isolée, reçoit en échange tous ces noms abhorrés, et cette jeune femme jusque-là brillante, vêtue de blancheur, entourée d'admirateurs, voici que le malheur qui a fondu sur elle la plonge d'un coup dans les ténèbres et la revêt de deuil, après l'avoir dépouillée de la parure nuptiale. Dès lors voici l'obscurité au lieu de l'éclat de la chambre nuptiale, les pleureuses traînant en longueur leurs gémissements, l'aversion pour ceux qui essaient de calmer ses souffrances, le dégoût de la nourriture, le dépérissement du corps, l'abattement de l'âme, le désir de mourir entraînant même souvent jusqu'à la mort elle-même. Et si, à force de temps, elle a réussi pour ainsi dire à digérer son malheur, de nouveau un autre malheur se présente, qu'il existe des enfants ou non. Car s'il y en a, ils sont du moins orphelins, et donc dignes de pitié, et par eux la douleur se renouvelle; s'il n'y en a pas, le souvenir du défunt disparaît, arraché jusqu'à la racine, et le mal défie toute consolation.
8. Je laisse les autres maux propres au veuvage. Qui pourrait en faire le compte avec exactitude ? Les ennemis et les familiers, ceux-ci insultant au malheur, ceux-là manifestant leur joie de cette désolation et regardant avec plaisir, d'un oeil cruel, la décadence de cette maison, et le mépris des serviteurs et tout le reste qu'on peut voir abonder en de telles infortunes : c'est pourquoi la plupart des veuves ont été fatalement entraînées à faire une seconde fois l'expérience de pareils maux, faute de supporter les propos aigres des moqueurs, comme si elles écartaient leurs persécuteurs par les maux qu'elles assument; mais beaucoup, au souvenir de ce qui leur est arrivé, ont tout supporté plutôt que de retomber une seconde fois dans de semblables malheurs. Et si tu veux apprendre les embarras de la vie commune, entends les propos des femmes qui l'ont connue par expérience, comment elles proclament bienheureuse la vie de celles qui d'emblée ont choisi de vivre dans la virginité, et qui ne sont pas venues à la connaissance de la beauté supérieure par la voie du malheur, puisque la virginité n'est pas susceptible de tels maux : elle ne se lamente pas sur des orphelins; elle ne se plaint pas d'un veuvage; sans cesse elle vit avec l'Époux incorruptible; sans cesse elle se glorifie des fruits de la piété; elle voit la maison qui est véritablement sienne toujours florissante de tous les biens excellents, à cause de la présence et de l'inhabitation permanente du maître de cette maison : dans son cas, la mort entraîne non point la séparation d'avec l'être aimé mais l'union avec lui, car "lorsqu'elle s'en va, c'est pour être avec le Christ", comme dit l'Apôtre.
9. Mais ce serait le moment, puisqu'on a passé sommairement en revue la condition des gens qui goûtent la joie de vivre, d'observer aussi dans ce traité les autres existences auxquelles toutes sortes de pauvretés, de malchances, et le reste des malheurs des souffrances humaines sont attachés : atrophies d'un membre, maladies et toutes choses du même genre, lot de la vie humaine. Le célibataire, vivant en lui-même, ou échappe à ces expériences ou triomphe plus aisément du malheur, car il tient sa pensée recueillie sur lui-même et n'a pas de soucis pour le distraire vers autre chose. Celui au contraire qui est partagé pour une femme et des enfants souvent n'a pas même le loisir de gémir sur ses propres maux, car le souci des êtres très chers retentit autour de son coeur. Peut-être est-il superflu de s'attarder dans ce traité à des faits sur lesquels tous tombent d'accord. Car si tant de peine et de misère se marie à des choses qui semblent belles, que ne peut-on conjecturer de leurs contraires ! Certes toute ébauche de discours reste en dessous de la vérité, qui tente de mettre sous les yeux le genre de vie de ces êtres défavorisés, mais peut-être est-il possible de montrer brièvement les principaux désagréments qui accablent leur vie, puisque, s'ils ont reçu en partage un genre de vie contraire à ceux qui semblent jouir de la prospérité, leurs tristesses aussi leur viennent d'objets contraires. En effet chez les gens qui goûtent la joie de vivre, c'est la perspective de la mort ou son imminence qui jette le trouble dans la vie, mais chez les autres, le malheur vient de ce que la mort se fait attendre : leurs vies s'opposent diamétralement, mais l'inquiétude des uns et des autres se porte sur le même terme.
10. Ainsi qu'elle est multiple et bigarrée la profusion des maux issus du mariage !Car on s'attriste pareillement et d'avoir des enfants et de n'en pas avoir, et encore de ce qu'ils sont vivants et de ce qu'ils sont morts. En effet tel est prolifique sans avoir de quoi nourrir ses enfants, mais tel autre n'a pas de successeur pour recueillir son héritage après tant de peines, et range pour lui dans le lot des biens ce qui fait le malheur de l'autre, chacun des deux voulant que lui arrive ce dont il voit l'autre en peine : celui-ci en effet a perdu le fils de son coeur, celui-là voit survivre le fils libertin; l'un et l'autre sont dignes de pitié, en ce qu'ils déplorent celui-là la mort de son fils et celui-ci sa vie. Je laisse les jalousies, les querelles fondées sur des réalités ou des soupçons, à quelles souffrances et malheurs elles aboutissent. Qui en ferait en effet l'énumération exacte ? Si tu veux apprendre comment la vie humaine se trouve remplie de tels maux, ne va pas me chercher ces vieux récits qui ont fourni aux poètes les sujets de leurs drames, car l'excès d'absurdité oblige à tenir pour des fables ces histoires où l'on voit des enfants tués et mangés, des assassinats de maris et de mères, et des meurtres de frères, et des unions illicites, et ce renversement de tout ordre naturel : les anciens narrateurs commençaient leur récit par des mariages et les achevaient avec de tels malheurs. Mais laisse tout cela. Considère sur la scène de la vie présente les tragédies qui s'y jouent : c'est le mariage qui en est le chorège pour les hommes. Viens aux tribunaux, étudie les lois qui les concernent : là tu verras tous les secrets inavouables du mariage. De même qu'à entendre les médecins exposer en détail les diverses maladies, tu apprends l'infortune du corps humain, renseigné sur la nature et le nombre des maux dont il est susceptible, ainsi par la lecture des lois et la connaissance des multiples violations du mariage contre lesquelles ces lois définissent des peines, tu apprends avec exactitude les particularités du mariage : car ni les médecins ne soignent des maladies qui n'existent pas, ni les lois ne sanctionnent des actions mauvaises qui ne se commettent pas.
Chapitre 4 : Toutes les absurdités de la vie tirent leur origine du mariage. Portrait de l'homme qui a renoncé pour de bon à ce genre de vie.
1. D'ailleurs à quoi bon chicaner le célibat libère pour convaincre d'absurdité une telle de ces maux et soustrait à l'envi vie, en restreignant l'énumération des malheurs aux seuls adultères, divorces et embûches ? Il me semble en effet, à considérer la réalité d'un point de vue plus élevé et plus vrai, que toute l'affliction de l'existence, observée en toutes sortes d'actions et d'occupations, ne commence à s'attaquer à la vie de l'homme que si l'on se soumet soi-même à la nécessité de ce genre de vie. Voici comment mettre en lumière cette affirmation : quand on a considéré de l'oeil pur de son âme la tromperie de cette vie, qu'on s'est élevé au-dessus de ses sollicitudes, que, selon la parole de l'Apôtre, on dédaigne toutes choses comme des déchets infects, et que d'une certaine manière on s'est complètement exilé de l'existence en se soustrayant au mariage, on n'a plus rien de commun avec les maux humains, la cupidité et l'envie veux-je dire, la colère, la haine et le désir de vaine gloire, et le reste du même genre. Exempts de tout cela, gardant sa liberté en toutes circonstances et vivant dans la paix, au sujet de quoi entrera-t-il en compétition pour obtenir davantage, en quoi excitera-t-il l'envie de ses voisins celui qui n'a pas le moindre contact avec ces biens auxquels l'envie s'attache étroitement en cette vie? Parce qu'il a élevé son âme au-dessus du monde entier et qu'il considère la vertu comme le seul bien qui ait pour lui du prix, il vivra une vie sans tristesse, paisible et sans combat. Car les biens de la vertu, même si tous les hommes en reçoivent une part, chacun dans la mesure de ses forces, ces biens restent toujours en plénitude pour ceux qui les désirent; dans le cas des biens terrestres au contraire, ceux qui sont chargés de les morceler retranchent à une part dans la mesure où ils ajoutent à l'autre, si bien que l'enrichissement de l'un entraîne l'appauvrissement de son associé dans le partage. C'est de là aussi que naissent les combats engagés entre hommes pour s'attribuer une part plus grande, tellement ils détestent être appauvris. De ce bien-là, par contre, le fait d'en avoir plus qu'autrui n'excite pas l'envie, et celui qui en a ravi davantage n'a causé aucun tort à qui prétend participer avec lui à égalité, mais il voit, dans la mesure de ses capacités, son bon désir comblé, cependant que la richesse des vertus n'est point épuisée par ceux qui se sont servi les premiers.
2. Celui donc qui fixe les yeux sur le mariage, cette vie et thésaurise pour lui cette principe d erreur et cause d'orgueil vertu que ne circonscrit aucune limite humaine, acceptera-t-il jamais que son âme incline vers l'une de ces choses basses que l'on foule aux pieds ? S'émerveillera-t-il de la richesse terrestre, de la puissance humaine ou d'une des autres choses qui excitent le zèle des insensés ? Si en effet quelqu'un se trouvait encore dans ces dispositions basses à leur égard, il se situerait hors d'un tel choeur et il n'entendra rien à notre discours; mais ce s'il pense aux réalités d'en haut et chemine avec Dieu dans les régions supérieures, il dépassera absolument tout cela, parce qu'il n'a pas ce principe d'erreurs, commun à tous en de telles matières, je veux dire le mariage. En effet, la volonté de surpasser les autres, cette insupportable passion de l'orgueil qu'on pourrait bien, sans pécher contre la vraisemblance, appeler graine ou racine de toute épine de péché, cette passion tire son origine d'une cause qui est avant tout le mariage.
3. La plupart du temps en effet épier de loin il n'est pas possible à l'homme les passions humaines cupides de ne pas alléguer ses enfants, ou à l'homme follement épris de gloire et ambitieux de ne pas reporter sur sa race la cause de son mal, afin de ne point paraître inférieur à ses prédécesseurs et de passer pour grand dans les générations futures, en laissant à ses descendants des récits; de même aussi le reste des infirmités de l'âme, envie, rancune, haine et quelque autre du même genre s'il s'en trouve, se rattachent à la même cause. Toutes en effet sont concitoyennes de ceux qui se passionnent pour cette vie; mais il échappe à leur servitude celui qui, tel un guetteur épiant de loin sur un observatoire élevé les passions humaines, plaint de leur aveuglement ceux qui se sont rendu esclaves d'une telle vanité et qui font grand cas de la prospérité charnelle. Car lorsqu'il voit un homme admiré pour un quelconque de ces biens mondains, orgueilleux pour des dignités, des richesses, de la puissance, il se moque de ces sots, boufus de telles vanités, et compte la durée maximal de la vie humaine selon la limité fixée d'avance par le psalmiste puis, mesurant ce très court intervalle à l'infinité des siècles, il prend en pitié pour son vain orgueil celui dont l'âme s'exalte sur des choses tellement sordides, basses et éphémères. En quoi mérite-t-il d'être vanté cet honneur d'ici-bas qui excite le zèle de tant de gens ? Qu'ajoute-t-il à ceux qui sont honorés ? Il demeure mortel en effet l'homme né mortel, qu'on l'honore ou non ! Est-ce le fait d'avoir acquis de nombreux arpents de terre ? Mais en définitive à quoi de bon cela mène-t-il les acquéreurs, sinon à ce que l'insensé puisse croire siens des biens qui ne lui appartiennent en rien; car il ignore, sous l'influence de son extrême voracité, semble-t-il, qu'au Seigneur appartient en réalité la terre et tout ce qu'elle renferme - Dieu règne sur la terre entière - mais que les hommes, dans leur cupidité passionnée, se donnent le nom mensonger de maîtres sur des biens qui ne leur appartiennent en rien. La terre en effet, comme dit le sage Ecclésiaste, demeure à jamais au service de chaque génération, pour nourrir successivement ceux qui naissent ici-bas; les hommes par contre, bien qu'ils ne soient pas leurs propres maîtres, mais qu'ils entrent dans la vie encore inconscients par la volonté de celui qui les mène, et qu'ils s'en éloignent contre leur gré, les hommes ont l'extrême vanité de se croire maîtres de la terre, alors qu'ils naissent et meurent chacun au temps marqué, tandis qu'elle demeure toujours.
4. Celui donc qui a observé ces les faux biens faits, qui méprise en conséquence tout ce qui passe pour précieux aux yeux des hommes et n'a d'amour que pour la vie divine, celui-là sachant que "toute chair est de l'herbe" (Is 40,6), quand estimera-t-il digne de recherche sérieuse cette herbe qui est aujourd'hui et demain ne sera plus ? Car il sait, celui qui a bien observé les choses divines, que non seulement les choses humaines n'ont pas de solidité, mais qu'elles n'en auraient pas, même si le monde entier restait continuellement en repos. Aussi méprise-t-il cette vie comme étrangère et éphémère puisque le ciel et la terre passeront, selon la parole du Sauveur, et que toutes choses attendent nécessairement leur transformation. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'il est dans cette tente, comme dit l'apôtre pour montrer le caractère éphémère de cette condition, accablé par la vie présente, il déplore que cet exil se prolonge pour lui, comme l'a fait aussi le psalmiste dans ses chants divins. Car ils végètent réellement dans les ténèbres ceux qui vivent en étrangers ici-bas, avec ces tentes. Aussi le prophète gémit-il sur la durée de son exil : "Malheur à moi, dito , parce que mon exil se prolonge." Or c'est aux ténèbres qu'il a attribué la cause de ce découragement. Nous avons appris en effet des savants qu'en hébreu les ténèbres se disent "karaïtes" (Ps 119,5). N'est-il pas vrai que, tels ces hommes frappés de berlue par la nuit, ils ont la vue trop faible pour reconnaître cette tromperie, puisqu'ils ne savent pas que toutes les choses appréciées en cette vie, ou au contraire dépréciées, ne sont telles que dans l'opinion des insensés ? Mais d'elles-mêmes, elles n'ont absolument aucune consistance : il n'y a ni basse naissance, ni renom familial, ni gloire, ni situation en vue, ni récits anciens, ni morgue au sujet du présent, ni pouvoir sur autrui, ni condition servile. Pour les gens sans formation, richesses et bien-être, pauvreté, gêne et toutes les inconstances de la vie, semblent revêtir une importante extrême toutes les fois qu'ils prennent le plaisir comme critères de leur jugement; mais, pour l'homme aux pensées élevées, tout paraît de même valeur, aucune chose n'a plus de valeur qu'une autre, parce que, même dans des situations opposées, on termine pareillement la course de la vie, et qu'il se trouve des possibilités égales pour vivre bien ou mal dans l'un et l'autre des lots, "avec les armes offensives et défensives, dit l'Apôtre, dans l'honneur et l'ignominie". Au travers de ces vicissitudes, celui qui a purifié son intelligence et observé la réalité des êtres qui existent vraiment, celui-ci ira droit son chemin en parcourant, de sa naissance à son départ de ce monde, le laps de temps qui lui est assigné, sans se laisser amollir par les plaisirs ni déprimer par les rigueurs, mais, s'attachant selon la coutume des voyageurs a ce qui se situe en avant, il tient peu compte de ce qui se présente. Les voyageurs en effet ont coutume de se hâter ainsi d'un pas égal, vers le terme de leur route : qu'ils traversent soit des prairies et des bois épais, soit des lieux déserts et rocailleux, ni le plaisir ne les retient, ni le déplaisir ne les arrête. Ainsi, lui aussi, sans se retourner, il se hâtera vers le but proposé, et, sans se laisser détourner par aucun des à-côtés de la route, il traversera la vie en ne regardant que le ciel, tel un bon pilote qui dirige son embarcation droit vers le but qu'il s'est fixé là-haut.
5. L'homme à l'esprit épais, qui regarde en bas et dont l'âme se penche sur les plaisirs du corps, comme les bêtes sur leur fourrage, cet homme ne vivant que pour le ventre et ce qui fait suite au ventre, se trouve éloigné de la vie de Dieu, étranger aux alliances de la promesse, parce qu'à son avis il n'y a rien de bon, sinon prendre du plaisir avec son corps. Tel est celui-là, et tout autre de son espèce qui marche dans les ténèbres, comme dit l'Écriture, inventeur des maux en cette vie, car chez eux se trouvent cupidité, licence des passions, excès dans les plaisirs, tout amour du pouvoir et désir de vaine gloire, et le reste de cette foule de passions qui cohabitent avec les hommes. Ces maux en effet se tiennent pour ainsi dire l'un l'autre, si bien qu'en survient-il un à quelqu'un, le reste, entraîné par une certaine nécessité de nature, entre aussi inévitablement avec lui, comme il se produit dans une chaîne, quand on en a tiré l'extrémité : il n'est pas possible que le reste des maillons demeurent immobiles, mais celui qui se trouve à l'autre bout de la chaîne se meut avec le premier, puisque le mouvement se propage de proche en proche et de façon continue, à partir du début, par les maillons intermédiaires.
Ainsi les passions humaines se tiennent enlacées et unies les unes aux autres, et l'une a-t-elle pris le dessus, la traînée des autres maux entre à sa suite dans l'âme. Et s'il faut te décrire cette chaîne de malheur, suppose un homme qui s'est laissé vaincre par la passion de vaine gloire à cause d'un certain plaisir : eh bien, avec cette vaine gloires, la cupidité insatiable a marché de compagnie. On ne peut en effet devenir cupide sans que le désir de la vaine gloire ne conduise par la main à cette passion. Ensuite le désir d'avoir plus et de l'emporter déclenche ou la colère contre les pairs, ou le dédain des inférieurs, ou l'envie de ce qui nous dépasse : or l'envie s'accompagne de l'hypocrisie, celle-ci de l'aigreur, celle-ci de la misanthropie, et, au terme de tout cela, une condamnation qui aboutit à la géhenne, aux ténèbres et au feu. Tu vois cette traînée de maux, comment tous se rattachent à une passion unique, la passion du plaisir.
6. Lors donc, qu'une fois pour toutes, la vie est prise à l'engrenage de telles passions, nous ne voyons pas les passions qu'une seule issue pour leur échapper, celle que nous conseillent les Écritures inspirées : se séparer d'une telle vie qui traîne avec elle cette suite d'afflictions. Il est impossible en effet que celui qui se plaît dans Sodome échappe au déluge de feu, et que celui qui, après être sorti de Sodome, se retourne à nouveau vers sa destruction, ne soit pas figé sur place en statue de sel; il ne sera pas non plus délivré de la servitude des Égyptiens celui qui n'a pas abandonné l'Égypte, je veux dire cette vie submergée, et qui n'a pas traversé non point la Mer Rouge d'autrefois, mais cette mer sombre et ténébreuse de la vie. Si, comme dit le Seigneur, à moins que la vérité ne nous libère, nous stagnons dans le mal de la servitude, comment peut-il en venir à la vérité celui qui cherche le mensonge et se meut dans l'erreur de cette vie ? Comment échappera-t-il à cette servitude celui qui livre sa propre vie en proie aux nécessités de la nature ? Mais cet exposé deviendrait pour nous plus facile à comprendre par un exemple. De même qu'un fleuve rendu tumultueux par les crues d'hiver, emporté par l'impétuosité de sa nature, charriant dans son courant souches, pierres et tout ce qui se trouve à sa portée, constitue un danger et un péril pour ceux-là seuls qui s'y engagent, alors qu'il coule sans dommage pour ceux qui le surveillent de loin, ainsi, l'homme qui s'engage dans cette vie, est-il le seul à en affronter le trouble, le seul à subir l'assaut des passions que la nature, selon son cours inéluctable, suscite nécessairement à ceux qui la traversent, en les submergeant par les maux de la vie. Mais si quelqu'un délaisse ce torrent, comme dit l'Écriture, et l'eau sans consistance, il sera, d'après la suite de l'hymne, absolument hors de prise pour les morsures de la vie, s'évadant du filet, tel un passereau, sur l'aile de la vertu.
7. Puisqu'en effet, d'après notre exemple du torrent, la vie humaine débordant de toutes sortes de troubles et de vicissitudes, est sans cesse emportée roulant ses eaux, selon sa pente naturelle, et que rien ne tient de ce qu'on cherche en elle, ni ne dure jusqu'au rassasiement de ceux qui désirent, puisque toutes les choses qui surviennent s'évanouissent au toucher dans le moment même où elles se font proches, et que l'objet présent dans l'instant échappe aux sens en raison de la rapidité de son passage, les yeux étant déjà entraînés par la vague suivante à cause de cela, il serait utile de nous maintenir loin d'un tel courant, de peur qu'en nous attachant aux choses instables, nous ne négligions la stabilité de celles qui demeurent. Comment celui qui est passionnement attaché à l'une des choses de cette vie peut-il posséder jusqu'à la fin l'objet de son désir ? Parmi les biens, qui suscitent le plus d'ardeur, lequel demeure à jamais tel qu'il est ? Quelle vigueur juvénile ? Quel don heureux de force et de beauté ? Quelle richesse ? Quelle gloire ? Quelle puissance ? Est-ce que toutes ces choses, après avoir fleuri un peu de temps, ne se sont pas écoulées, pour prendre dans leur ruine un surnom contraire ? Qui a passé sa vie entière dans la jeunesse ? À quoi la force a-t-elle été capable de résister jusqu'à la fin ? La fleur de la beauté, est-ce que la nature ne l'a pas faite plus éphémère que les fleurs mêmes qui apparaissent au printemps ? Celles-ci du moins ont poussé des rejetons à la saison suivante, et, après avoir perdu leurs fleurs pour un peu de temps, de nouveau ont retrouvé leur jeunesse, puis de nouveau s'en sont allées, puis de nouveau ont retrouvé leur somptuosité et montré pour une nouvelle année encore leur beauté de maintenant. Mais la fleur humaine, après l'avoir montrée une seule fois, au printemps de la jeunesse, la nature l'éteint ensuite, en la faisant disparaître dans l'hiver de la vieillesse. Ainsi en va-t-il de tout le reste qui, après avoir trompé pour un temps les sens de la chair, a couru ensuite s'ensevelir dans l'oubli. Puis donc que ces changements, conséquences d'une certaine nécessité de notre nature, attristent infailliblement l'homme passionnément attaché, il n'est qu'un seul moyen d'échapper à ces maux : c'est de n'approcher de son âme aucune de ces choses changeantes, mais de s'éloigner autant que possible du commerce de cette vie toute passionnée et charnelle; bien plus de se rendre étranger à toute sympathie pour son propre corps, de peur qu'en vivant selon la chair, on en vienne à dépendre des vicissitudes qui naissent de la chair. Cela, c'est vivre par l'âme seule et imiter, dans la mesure du possible, le mode de vie des puissances incorporelles qui ne prennent ni femme, ni mari et dont l'oeuvre, le soin, la perfection consistent à contempler le Père de l'incorruptibilité, et à embellir leur propre nature selon la beauté de l'archétypes, en l'imitant dans la mesure dont elles sont susceptibles.
C'est donc pour réaliser cette pensée et ce désir sublimes que, disons-nous, la virginité fut donnée à l'homme, selon l'avis de l'Écriture, comme collaboratrice et comme aide. Et de même que certains arts, dans les autres professions, ont été inventés pour mener à bien chacune des tâches poursuivies, ainsi, me semble-t-il, la profession de virginité est un arts et une science de vie divine, apprenant à ceux qui vivent dans la chair à devenir semblables à la nature incorporelle.
Chapitre 5 : Il faut faire plus de cas de l'impassibilité de l'âme que de la pureté du corps.
Car c'est là tout le soin d'un tel genre de vie, empêcher que la cime de notre âme ne soit abaissée par l'insurrection des voluptés, et que notre intelligence, au lieu de cheminer dans les hauteurs et de regarder vers les choses d'en haut, ne tombe, entraînée dans les passions de la chair et du sang. Comment peut-elle encore élever un regard libre vers la lumière intelligible à laquelle elle est apparentée, si elle s'est laissé clouer en bas à la volupté de la chair, si elle applique son désir aux passions humaines, toutes les fois qu'elle incline vers les biens matériels, par suite d'une prénotion fallacieuse qui a manqué d'éducation ? Car de même que les yeux des porcs, tournés naturellement vers le bas, n'ont aucune expérience des merveilles célestes, ainsi l'âme, entraînée en bas avec le corps, ne pourra plus regarder vers le ciel et les beautés d'en haut, du fait de son penchant pour ce qu'il y a de bas et de bestial dans la nature. Et donc, afin de pouvoir, libre et dégagée le plus possible, lever les yeux vers la Volupté divine et bienheureuse, notre âme ne se tournera vers aucun des biens terrestres et ne prendra point sa part des voluptés dont l'usage est permis dans la vie commune; mais elle détournera des biens corporels sa puissance d'aimer pour la reporter sur la contemplation intellectuelle et immatérielle du beau. Ainsi donc la virginité corporelle a été conçue à notre avantage, pour favoriser une telle disposition d'âme, afin de mettre le plus possibles en elle un oubli et une amnésie des mouvements passionnels de la nature, puisqu'elle n'entraîne aucune nécessité de s'occuper des dettes viles de la chair. Car une bonne fois libérée de telles obligations, il n'y a plus de danger que, sous une accoutumances progressive à des choses qui semblent permises par une loi de nature, elle en vienne à une aversion et à une ignorance de la volupté divine et sans mélange, que seule la pureté du coeur, en nous la faculté maîtresse, est de nature à poursuivre.
Chapitre 6 : Élie et Jean ont pratiqué la stricte discipline de ce genre de vie.
1. C'est pourquoi semble-t-il, le grand prophète Elie et celui qui vint en cette vie après lui "dans l'esprit et dans la force d'Elie", tel qu'il n'en est pas de plus grand parmi les fils des femmes, ces deux hommes par leur genre de vie propre, sans compter d'autres leçons que leur histoire donne à entendre par énigme, ont enseigné avant tout, à celui qui vaque à la contemplation de l'invisible, qu'il doit se tenir à l'écart de l'engrenage de la vie humaine, de peur que l'accoutumance à de telles illusions qui lui viennent par les sens ne l'induise en confusion et en erreur, quand il s'agit de juger du vrai bien. Car tous les deux, dès leur jeunesse, s'exilèrent de la société des hommes et s'établirent en quelque sorte hors de la nature, par leur dédain du régime habituel et normal en matière de nourriture et de boisson, ainsi que par leur mode de vie dans le désert, au point de protéger leurs oreilles contre les bruits d'alentour, de retenir leurs yeux de divaguer, de garder leur goût simple et sans recherche, en contentant leurs besoins, l'un et l'autre, d'une nourriture de rencontre. C'est ainsi qu'ils s'établirent dans un calme et une sérénité parfaite, loin du tumulte extérieur, et par là s'élevèrent si haut dans les grâces divines que, pour chacun d'eux, l'Écriture en fait mémoire. Élie en effet, établi comme une sorte d'intendant des dons divins, était maître absolu de fermer aux pécheurs l'usage de ces biens célestes et de les ouvrir aux repentants; quant à Jean, le récit divin ne dit en rien qu'il ait accompli de semblables merveilles, mais celui qui voit les choses cachées a rendu témoignage que la grâce lui fut accordée plus abondamment qu'à aucun autre prophète; tout cela, peut-être, parce que l'un et l'autre, du début jusqu'à la fin, ont offert au Seigneur leur désir pur et net de toute attache passionnée pour la matière, sans s'occuper ni de tendresse pour des enfants, ni de soucis d'épouses, ni d'aucun autre sentiment humain. Persuadés en fait qu'il ne leur convenait pas de se préoccuper même de la nourriture nécessaire à chaque jour, et s'étant montrés supérieurs à la dignité empruntée des vêtements, ils improvisaient avec des moyens de fortune ce dont ils avaient besoin, se couvrant l'un de toisons de chèvres, l'autre de poils de chameaux : ceux-ci, je pense, ne seraient pas arrivés les premiers à de telles hauteurs s'ils s'étaient laissés amollir par les voluptés corporelles dans le mariage. Ce n'est pas sans intention, mais, comme dit l'Apôtre, c'est pour notre instruction que ces choses ont été écrites, afin que nous dirigions tout droit notre vie selon la leur. Quelle leçon en tirer ? Qu'à la ressemblance de ces hommes saints, il ne doit occuper sa pensée d'aucune des affaires du siècle, celui qui désire s'unir à Dieu. II n'est pas possible en effet à celui dont la pensée se répand sur beaucoup d'objets d'aller droit à l'intelligence et au désir de Dieu.
2. Il me semble qu'un exemple éclairerait notre opinion là-dessus.
Supposons en effet une eau qui se répand hors d'une source et qui se divise, selon l'occurrence, en plusieurs ruisseaux : aussi longtemps qu'elle est ainsi emportée, elle ne sera propre à aucun usage pour l'agriculture, car sa dispersion en de nombreuses directions fait qu'il ne s'en trouve en chaque endroit qu'une petite quantité, faible et lente à se mouvoir, en raison d'un débit peu intense. Mais si on rassemblait tous ces ruisseaux désordonnés et si on ramassait en un seul courant ce qui jusqu'alors se dispersait de tous côtés, on se servirait pour une foule d'usages utiles à la vie de cette masse d'eau convergente. Ainsi, me semble-t-il, de l'intelligence humaine : si elle vient à se répandre de tous côtés, en coulant et se dispersant vers ce qui plaît à chaque instant aux sens, elle n'a aucune force appréciable pour s'acheminer vers le vrai bien mais si, rappelée de partout, ramassée sur elle-même rassemblée et non plus répandue, elle est mue vers l'activité qui lui est propre et conforme à sa nature, rien ne l'empêchera d'être emportée vers les choses d'en haut et de toucher la réalité des êtres qui existent vraiment. De même en effet que l'eau enfermée dans une conduite hermétique est souvent portée vers le haut, verticalement, sous la pression ascendante, faute d'avoir où se répandre, et cela malgré son mouvement naturel qui la porte en bas; ainsi l'intelligence humaine, étroitement canalisée de partout par la continence, sera comme enlevées vers le désir des biens supérieurs par sa disposition naturelle à se mouvoir, faute d'issues où s'égarer, car l'être en mouvement perpétuel qui a reçu de son Créateur une telle nature ne peut jamais se stabiliser et, s'il est empêché d'utiliser son mouvement dans la direction des vanités, il n'a d'autres ressources que d'aller droit à la réalité puisque de partout on l'écarte des choses absurdes : ainsi précisément dans les carrefours, voyons-nous les voyageurs ne point se tromper sur la route droite, toutes les fois que l'expérience acquise dans leurs autres voyages les détourne de s'égarer. C'est pourquoi, comme le voyageur, qui dans son itinéraire s'est retiré des sentiers de l'erreur, se garde sur la route droite, ainsi notre intelligence, se détournant des vanités, reconnaîtra que la réalité se situe dans les êtres qui existent vraiment. C'est donc cela, semble-t-il, que nous enseigne la mémoire de ces grands prophètes, à ne nous embarrasser d'aucune des sollicitudes mondaines : or le mariage est une de ces sollicitudes ou plutôt le principe et la racine de la sollicitude pour les vanités.
Chapitre 7 : Le mariage n'est pas au nombre des choses condamnées.
1. Que personne n'estime que nous repoussons l'institution du mariage : nous n'ignorons pas en effet que celui-ci non plus n'est pas étranger à la bénédiction divine, mais puisqu'il trouve un défenseur qui se suffit à lui-même dans la nature commune à tous les hommes - elle qui met cette inclination spontanée vers de tels plaisirs en tous ceux qui viennent à l'existence par le mariage - et puisque la virginité marche pour ainsi dire à l'encontre de la nature, il serait superflu de prendre la peine d'écrire un discours d'encouragement et d'exhortation au mariage, en mettant en avant son défenseur difficile à combattre, je veux dire la volupté; à moins que de telles paroles ne soient peut-être rendues nécessaires par des gens qui marquent d'une fausse empreinte les doctrines de l'Église et qui sont nommés par l'apôtre a ces consciences brûlées au fer rouge, parce qu'après avoir délaissé la direction de l'Esprit sous l'influence de l'enseignement des démons, ils marquent leur propre coeur de certaines cicatrices et brûlures, ils abhorrent les créatures de Dieu comme des souillures, comme des excitations au mal, comme une cause de maux, et profèrent d'autres accusations semblables. Mais qu'ai-je à faire de juger ceux du dehors ? dit celui qui vient de parler. En effet ils sont véritablement hors du palais de la doctrine des mystères et campent non sous la protection de Dieu, mais dans l'antre du Mauvais, ceux "qui sont retenus captifs, asservis à sa volonté", selon l'expression de l'Apôtre. C'est pourquoi ils ne comprennent pas que, si l'on définit la vertu comme un juste milieu, la déviation vers les extrêmes situés de part et d'autre est un vice, car c'est en prenant partout le milieu entre un relâchement et une tension excessive qu'on distingue la vertu du vice.
2. Mais le raisonnement gagnera pour nous en clarté s'il est illustré par les faits eux-mêmes. Lâcheté et témérité, que l'on considère comme deux vices contraires, l'un par manque et l'autre par excès de confiance, encadrent en leur milieu le courage. Ou encore, l'homme pieux n'est ni athée, ni superstitieux, car, en ces deux cas, on commet une égale impiété, à croire qu'il n'y a pas de Dieu ou qu'il y en a plusieurs. Veux-tu aussi par d'autres exemples connaître la justesse de cette opinion ? Celui qui fuit la parcimonie et la prodigalité, celui-là, se soustrayant aux passions contraires, a pratiqué la libéralité de caractère, car une telle vertu consiste à n'être ni disposé aux aventures dans les dépenses excessives et inutiles, ni mesquin à l'égard du nécessaire. Et ainsi de tout le reste - pour ne pas poursuivre en détail - notre discours a montré que le milieu entre deux vices contraires est une vertu. Il en résulte donc que la chasteté, elle aussi, est un juste milieu et qu'elle a ses déviations bien connues de part et d'autre, vers un vice : l'un en effet, parce que son âme manque de vigueur, est devenu pour la passion de volupté un adversaire facile à vaincre, si bien que, sans même avoir approché de la route de la vie pure et chaste, il a glissé dans les passions d'ignominie; l'autre, pour avoir outrepassé le terrain sûr de la chasteté et culbuté par-dessus le juste milieu de cette vertu, a été précipité dans l'enseignement des démons comme dans un abîme, brûlant au fer rouge, comme dit l'Apôtre, sa propre conscience. En effet dans la mesure où il définit le mariage comme abominable, il se stigmatise lui-même en le blâmant, car, si l'arbre est mauvais, ainsi que le dit quelque part l'Évangile, le fruit aussi est pleinement digne de l'arbre. Si donc l'homme est le rejeton et le fruit de cette plante, le mariage, les reproches contre le mariage atteignent pleinement celui qui les profère.
3. Mais ces gens, marqués d'un fer rouge dans leur conscience et meurtris par l'absurdité de leur doctrine, sont réfutés par le fait même. Quant à nous, voici ce que nous savons au sujet du mariage : il faut donner le pas au soin et au désir des choses divines, mais ne point mépriser la charges du mariage, quand on est capable d'en user avec modération et mesure. Ainsi le patriarche Isaac : ce n'est pas dans la fleur de l'âge, de crainte que son mariage ne devienne un acte de passion, mais sur le déclin a déjà de sa jeunesse qu'il accepte de s'unir à Rébecca, en raison de la bénédiction de Dieu sur sa postérité; puis, après s'être prêté au mariage pour un seul enfantement, il appartint de nouveau tout entier aux réalités invisibles, ayant fermé les sens de son corps : c'est, me semble-t-il, la signification du récit, quand celui-ci raconte que les yeux du patriarche s'étaient appesantis.
Chapitre 8 : Il atteint difficilement le but, celui dont l'âme est partagée entre de
nombreux soucis.
Mais qu'il en aille de ces choses comme elles semblent être à ceux qui savent les regarder. Quant à nous, avançons dans la suite de ce traité. Que disions-nous donc ? Toutes les fois qu'il est possible simultanément et de ne pas s'éloigner du désir des choses divines et de ne pas se soustraire au mariage, il n'y a aucune raison de repousser le plan de la nature et d'accuser comme abominable cet état digne d'honneur. Car selon notre exemple, déjà cité, de l'eau et de la source, lorsque le cultivateur attire l'eau sur un terrain par des canaux d'irrigation, et que dans cet intervalle, on vient à n'avoir besoin que d'un médiocre écoulement, il laissera couler dans la dérivation cela seulement qui répond à l'utilisation cherchée, veillant à ce que l'eau revienne facilement se mêler au courant mais s'il a ouvert la voie sans expérience ni ménagement l'écoulement des eaux, il risquera de voir la totalité de l'eau quitter le cours direct et s'échapper sur le côté dans les canaux de dérivation - de la même manière, puisque la vie exige que les hommes se succèdent par génération les uns aux autres, si quelqu'un use de la conjoncture de telle sorte que, donnant au spirituel la primauté, il use avec ménagement et retenue du désir de ces choses, car le temps se fait court, cet homme serait le chaste cultivateur, celui qui se cultive lui-même avec sagesse, selon le précepte de l'apôtre, ne s'occupant pas sans cesse de façon mesquine de ces tristes dettes à rendre, mais choisissant la pureté d'accord avec son conjoint pour vaquer à la prière, dans la crainte de devenir par cet attachement passionnel tout entier chair et sang, car là ne demeure pas l'Esprit de Dieu. Quant à celui qui se trouve dans un tel état de faiblesse qu'il ne peut résister courageusement à l'emportement de la nature, il ferait mieux de se maintenir loin de là plutôt que de descendre dans l'arène pour un combat dépassant ses forces. Le danger n'est pas mince en effet qu'un tel homme, trompé par l'expérience de la volupté, n'estime plus aucun bien, hormis celui que l'on goûte par la chair avec un certain attachement passionnel, et qu'il ne devienne tout charnel pour avoir complètement détourné son esprit du désir des biens incorporels, en faisant la chasse de toutes manières à ce que ces choses offrent d'agréable, au point d'être plus ami du plaisir que de Dieu. Ainsi donc, puisqu'il n'est pas au pouvoir de chaque homme, vu la faiblesse de la nature, d'atteindre sur ce point la juste mesure, et qu'il y a danger, pour celui qui s'est laissé emporter hors de la mesure, de s'enfoncer, selon le Psalmiste, dans une fange profonde, on gagnerait, comme le suggère ce traité à traverser la vie sans tenter cette expérience, pour éviter que, sous prétexte d'actions permises, on ne laisse entrer les passions dans l'âme.
Chapitre 9 C'est une chose difficile à changer, en tout domaine, que l'habitude.
1. C'est en effet une chose qui nous laisse sans ressource que l'habitude, en tout domaine, tant elle a de puissance pour attirer à elle, entraîner l'âme et présenter une apparence de bien, du moment qu'on a contracté par l'accoutumance une disposition et un attachement passionnel. Et il n'est rien dont la fuite s'impose à la nature, qui ne puisse, une fois passé en habitude, paraître digne d'intérêt et de choix. De cette affirmation, la vie humaine fournit une preuve : les peuples sont si nombreux qu'ils ne s'intéressent pas unanimement aux mêmes choses; différentes sont celles auxquelles ils trouvent de la beauté et du prix, car c'est l'habitude qui suscite en chacun l'intérêt pour une chose et son désir. Et non seulement entre les peuples, on peut voir un tel contraste au sujet des mêmes occupations, admirées par les uns, dénigrées par les autres, mais aussi dans le même peuple, la même ville et famille, on peut voir une grande différence qui vient à chacun de l'habitude. Ainsi des frères jumeaux, entrés ensemble dans l'existence, ont-ils été très souvent séparés l'un de l'autre, dans la vie par leurs occupations : rien encore d'étonnant à cela puisque même chaque homme pris en particulier ne porte pas le même jugement la plupart du temps sur le même objet; mais selon qu'il est influencé en chaque cas par l'habitude. Et pour ne pas nous éloigner de notre sujet, nous en avons connu beaucoup qui, dès leur premier âge, se montrèrent très amoureux de la chasteté, qui commencèrent de mener une vie souillée, du jour où la participation aux voluptés leur sembla légale et permise. Une fois en effet qu'ils furent en possession d'une telle expérience, après avoir retourné toute leur puissance de désir vers ces choses selon notre exemple du courant d'eau, et dérivé l'élan de leur pensée des réalités divines vers les objets bas et matériels, ils ouvrirent tout grand aux passions le champ de leur intérieur, au point de cesser tout mouvement vers les réalités d'en haut et de voir se dessécher complètement ce désir, dont le cours inversé s'est porté vers les passions.
C'est pourquoi nous pensons que les gens plus faibles ont avantage à se réfugier dans la virginité comme dans une citadelle sure, à ne pas susciter de tentations contre eux-mêmes en descendant dans le fatal engrenage de cette vie, à s'attaquer à ceux qui luttent contre la loi de notre raison au moyen des passions de la chair, et à courir un risque en se souciant non des bornes d'une terre ou de la perte des biens ou de quelque autre des sollicitudes de cette vie, mais de l'espérance qui passe avant tout. Il n'est pas possible en effet à celui qui a détourné sa pensée vers ce monde, assumé les soucis d'ici-bas et pris pour tâche de plaire aux hommes, il n'est pas possible qu'il arrive au plein accomplissement du grand et premier commandement du
Seigneur, qui dit d'aimer Dieu de tout son coeur et de tout son pouvoir. Comment en effet quelqu'un aimera-t-il Dieu de tout son coeur, quand il partage celui-ci entre Dieu et le monde, et que, dérobant l'amour à Dieu seul, il le gaspille en passions humaines ? En effet a l'homme non marié a souci des affaires du Seigneur et l'homme marié a souci des affaires du monde. Mais si le combat contre les voluptés semble pénible, que chacun prenne de l'assurance car en cette matière l'habitude n'est pas d'un mince secours : dans les choses apparemment les plus difficiles, elle fait trouver du plaisir si l'on persévère, le plaisir le plus noble et le plus pur, tel que l'homme, du moins l'homme sensé, trouve plus de dignité à s'y attacher qu'à devenir à force de mesquineries dans les choses basses, étranger à ce qui est véritablement grand et surpasse toute intelligence.
Chapitre 10
Quel est l'objet véritablement désirable ?
1. Combien il est dommageable d'en venir à déchoir de la possession de la vraie beauté, quelle parole pourrait l'exposer ? De quel surcroît de raisonnement user ? Comment expliquer et décrire ce qui est inexprimable en parole et insaisissable dans un concept ? Si en effet quelqu'un a tellement purifié l'oeil de son coeur qu'il puisse voir en quelque manière ce que le Seigneur a promis dans les Béatitudes, il condamnera tout langage humain comme impuissant à exposer sa pensée; mais si quelqu'un, encore établi dans les passions matérielles, a le sens visuel de l'âme comme recouvert d'une chassie par cette disposition passionnelle, vaine ainsi encore sera toute vigueur de paroles. Devant les gens en effet qui ont des sens atrophiés, cela revient au même de rabaisser des merveilles par ses paroles et de les exalter; comme aussi en présence du rayon de soleil, il devient inefficace et inutile d'expliquer en paroles ce qu'est la lumière à l'aveugle de naissances qui ne l'a jamais contemplée, car la clarté du rayon ne peut se manifester à l'ouïe. Ainsi en présence de la lumière intelligible et véritable, chacun a-t-il besoin d'yeux appropriés pour contempler cette beauté : celui qui l'a vue, en vertu d'un don divins et d'une inspiration intraduisible, garde son saisissement dans le secret de sa conscience; celui qui n'a pas contemplé cette beauté ne connaîtra même pas quel dommage il subit du fait de cette privation. Comment en effet lui représenter ce bien qui lui a échappé ? Comment mettre sous ses yeux l'ineffable ? Les mots propres pour désigner cette beauté, nous ne les avons pas appris. Aucun exemple, parmi les êtres, de ce que nous cherchons, aucun moyen de le manifester à partir d'une comparaison. Qui donc compare le soleil à une faible étincelle, ou met en parallèle une petite goutte d'eau avec les abîmes infinis ? Ce rapport de la gouttelette aux abîmes ou d'une minuscule étincelle à l'immense rayonnement du soleil, c'est le même qui existe de toutes ces choses admirées comme belles par les hommes à cette Beauté qui est contemplée autour du Bien premier et de ce qui est au delà de tout bien.
2. Qu'inventer pour montrer l'étendue de ce dommage à celui qui en est victime ? Le grand David me semble avoir bien montré cette incapacité, un jour qu'élevé en pensée par la puissance de l'Esprit et comme sorti de lui-même, il vit cette beauté inaccessible et impossible à cerner, dans cette extase'' bienheureuse - il la vit dans toute la mesure assurément où il est possible à un homme de la voir, après être sorti des revêtements si de la chair et être entré par la seule pensée dans la contemplation des incorporels et des intelligibles -, quand il éprouva le désir de parler dignement de ce qu'il avait vu, il cria cette phrase que tous chantent : "tout homme est menteur", c'est-à-dire, à mon avis du moins, que tout homme confiant à un langage le soin de traduire cette lumière ineffable est réellement un menteur, non par haine de la vérité, mais par la faiblesse des moyens d'expression. En effet, la beauté sensible qui entoure ici-bas notre vie et qui se manifeste avec un certain coloris soit dans une matière inanimée, soit même dans des corps vivants, notre sensibilité a suffisamment de ressources pour l'admirer, l'appréhender et la faire connaître à autrui par la peinture des paroles, puisqu'une telle beauté est peinte par la parole comme sur un tableau; mais ce dont l'archétypes échappe à la compréhension, comment la parole le mettrait-elle sous les yeux, alors qu'elle ne trouve aucun moyen de le décrire, qu'elle ne peut parler ni de couleur, ni de figure, ni de grandeur, ni d'heureuse apparence, ni d'absolument aucune bagatelle de ce genre ? Comment en effet ce qui est complètement sans formel et sans figure, étranger à toute quantité, établis loin de tout ce qui se voit dans la région du corps et des sens, comment le ferait-on connaître au moyen d'objets qui ne sont saisis que par la sensation seule ? Il n'empêche, nous ne devons pas renoncer à ce désir, sous prétexte qu'il vise manifestement trop haut pour nos prises, mais plus le raisonnement a montré que l'objet cherché était grand, plus la pensée doit être surélevée, plus elle doit monter en rivalisant avec la grandeur de l'objet qu'elle cherche, pour ne pas s'exclure tout à fait de la participation au Bien : le danger n'est pas mince en effet, qu'en raison de sa nature trop sublime et absolument inexprimable, nous n'en venions à glisser loin de toute idée de lui, si nous n'appuyons notre connaissance de ces réalités sur rien de connu.
Chapitre 11 Comment parvenir à l'intelligence de la beauté véritable ?
1. Il faut donc, à cause de cette faiblesse, acheminer notre raison vers belles à la Beauté l'invisible au moyen de nos connaissances sensibles. Voilà quelle serait là-dessus notre idée : ceux qui regardent les choses trop superficiellement et sans exercer leur raison, voient-ils un homme ou n'importe quel objet de l'ordre des apparences, ils ne se mettent pas en peine d'autre chose que de ce qu'ils voient - il leur suffit en effet d'avoir contemplé la masse du corps pour croire qu'ils ont compris la raison profonde de l'hommes - mais celui qui a l'âme perspicace et qui a été formé à ne pas s'en remettre à ses seuls yeux dans l'examen des êtres, celui-là ne s'arrêtera pas aux apparences, il ne compte pas pour néant ce qui ne tombe point sous la vue, mais il s'enquiert aussi de la nature de l'âme et examine les qualités qui apparaissent dans le corps, en les prenant et en commun et individuellement : sa raison sépare en effet chacune de ces qualités en particulier, puis considère comment toutes en commun elles concourent et conspirent à la constitution du sujet. Ainsi donc en va-t-il dans la recherche du Beau : celui dont l'intelligence est imparfaite, voit-il un objet sur lequel est répandue une apparence de quelque beauté, il s'imaginera qu'est beau de sa propre nature cet objet même qui attire sa sensibilité par un plaisir, et il ne se met en peine de rien au delà. Mais celui qui a purifié l'oeil de son âme et qui est capable de voir de tels spectacles, celui-là, laissant de côté la matière sous-jacente à la forme du beau, se servira de ce qu'il voit comme d'un marchepied pour s'élever vers la contemplation de la beauté intelligible, dont la participation rend les autres choses belles et les fait appeler telles.
2. Il me semble difficile, tant la plupart des hommes vivent dans une telle épaisseur d'esprit, qu'ils puissent, en retranchant par leur raison la matière et en la séparant de la beauté contemplée, comprendre la nature même du beau en elle-même. Et si l'on veut examiner exactement la cause des opinions erronées et fallacieuses, on n'en trouverait pas d'autre, me semble-t-il, que celle-ci : "nos sens n'ont pas été exercés à discerner exactement le beau de ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi les hommes se sont éloignés du souci du vrai bien : ceux-ci ont glissé dans un amour la chair, ceux-là sous l'influence de leurs désirs ont incliné vers la matière inanimée des richesses; d'autres ont situé le Beau dans les honneurs, la gloire, la puissance; il en est qui se passionnèrent pour des techniques et des sciences; des gens plus serviles encore érigent leur gosier et leur ventre en critères du Bien. Si, en s'éloignant des pensées matérielles et de leur attachement passionné à ce qui paraît, ils avaient recherché la nature simple, immatérielle et sans figure du Beau, ils n'auraient pas erré dans le choix de leurs désirs et ne se seraient pas laissés égarer à ce point par de telles tromperies que, même à la vue de ce qu'a d'éphémère le plaisir offert par ces biens, ils ne peuvent être conduits à les mépriser.
3. Voici donc pour nous la voie qui peut conduire à la découverte du Beau : dépassant comme bas et éphémères tous les autres objets qui attirent les désirs des hommes, qui sont tenus pour beaux et donc jugés dignes de zèle et de faveur, nous ne devons gaspiller en aucun d'eux notre puissance de désir, ni non plus la tenir enfermée en nous-mêmes dans une immobilité stérile, mais, après l'avoir purifiée de son attachement passionné aux choses basses, I'élever là où la sensation n'atteint pas, au point de n'admirer ni la beauté du ciel, ni les rayons des astres, ni rien de ce qui paraît beau, mais de nous laisser conduire, par la beauté contemplée en tout cela, vers le désir de cette beauté dont les cieux racontent la gloire et dont le firmament et toute la création communiquent la connaissance. En montant ainsi, et en délaissant tout ce qu'elle comprend être inférieur à l'objet de sa recherche, l'âme peut parvenir à l'intelligence de cette magnificence élevée au-dessus des cieux".
4. Mais comment atteindre les choses sublimes, si l'on met son zèle dans les choses basses ? Comment s'envoler vers le ciel, sans être muni de l'ailes céleste ni devenir capable, grâce à ce mode de vie sublime, de monter et de s'élever dans les hauteurs ? Qui est assez étranger aux mystères évangéliques pour ignorer que l'âme humaine ne dispose que d'un seul véhicule dans son voyage vers les cieux, à savoir imiter cette colombe qui descend en volant, dont le prophète David lui aussi a désiré avoir les ailes ? C'est ainsi en effet que l'Écriture a coutume de désigner symboliquement la puissance de l'Esprit, soit parce que cet oiseau est exempt de fiel, soit aussi parce qu'il déteste les odeurs fétides, comme le rapportent ceux qui l'ont observé. Celui donc qui s'est éloigné de toute amertume et mauvaise odeur charnelle, qui s'est élevé au-dessus de toutes les choses basses et terre-à-terre, ou pour mieux dire qui est devenu supérieur au monde entier, porté sur cette aile dont nous avons parlé, celui-là trouvera le seul objet digne de désir, et deviendra beau lui aussi en approchant du Beau; et devenu sous son influence, brillant et lumineux, il sera établi dans la participation à la lumière véritable. De même en effet que, dans la nuit, ces condensations lumineuses de l'air, que certains appellent étoiles filantes, ne sont rien d'autre, affirment ceux qui ont fait des recherches sur ces questions, que de l'air introduit dans la région éthérée par la violence de certains souffles - ils disent que cette traînée incandescente s'inscrit dans le ciel quand le souffle s'embrase dans l'éther - de même donc que cet air terrestre, projeté vers le haut par la violence du souffle, devient lumineux parce qu'il est transformé sous l'influence purifiante de l'éther; de même l'intelligence humaine, après avoir délaissé cette vie trouble et sale, après que, purifiée par la puissance et le souffle de l'Esprit, elle est devenue lumineuse et qu'elle s'est mêlée à la pureté véritable et sublime, l'intelligence humaine elle-même resplendit en celle-ci comme par transparence, se charge de rayons et devient lumière selon la promesse expresse du Seigneur que "les justes brilleront à la ressemblance du soleil". Cela, même dès cette terre, nous le voyons se réaliser sur un miroir, ou sur l'eau, ou sur toute autre matière dont la surface lisse est capable de briller par réverbération. Lorsqu'en effet, l'un de ces objets reçoit le rayon du soleil, il émet au point de contact un autre rayon, ce qu'il ne ferait pas si la pureté et le brillant de sa surface étaient ternis par quelque souillure. Ainsi donc, si nous montons en délaissant les ténèbres terrestres, là-bas nous deviendrons lumineux en approchant de la lumière véritable du Christ; mais si "la véritable lumière, celle qui brille même dans les ténèbres", descend jusqu'à nous, nous aussi nous serons lumière, comme dit quelque part le Seigneur e à ses disciples, à moins que la souillure de quelque vice encroûtant le coeur n'obscurcisse la grâce de notre lumière.
5. Ainsi donc peut-être les exemples de ce traité nous ont-ils conduits insensiblement à concevoir ce changement de nous-mêmes dans le sens du mieux. Peut-être aussi nous ont-ils montré qu'il n'est pas d'autre moyen pour l'âme d'être unie au Dieu incorruptible que de devenir elle-même aussi pure que possible par l'incorruptibilité afin de saisir le semblable par le semblable, en s'exposant comme un miroir la pureté de Dieu, de telle sorte que même son intérieur soit formé en vertu d'une participation et d'une manifestation de la beauté du prototype. Si donc quelqu'un est déjà capable de délaisser tous les biens humains, corps, richesses, occupations des sciences et des techniques ou même tout ce que l'on voit en faveur selon les coutumes et les lois - car en de telles matières, l'erreur intervient dans l'intelligence du Beau lorsque les sens servent de critère - un tel homme éprouvera de l'amour et du désir pour cela seul qui ne reçoit pas sa beauté d'ailleurs, qui n'est pas tel un jour ou sous un certain rapport, mais qui est beau de lui-même, par lui-même et en lui-même, toujours beau sans jamais le devenir ou devoir un jour cesser de l'être, mais qui est toujours identique à lui-même, supérieur à toute addition et accroissement, susceptible de nulle modification et de nul changement.
6. C'est donc à celui qui a purifié toutes les puissances de son âme de "toute espèce de vice" que devient visible, j'ose le dire, ce qui est beau uniquement de par sa nature. De même en effet que c'est l'oeil, nettoyé de sa chassie, qui voit briller distinctement au loin les objets qui sont dans l'air, c'est de même l'âme qui, par l'incorruptibilité, acquiert la puissance de connaître cette lumière : la véritable virginité et le zèle pour l'incorruptibilité aboutissent à ce but, qui est de pouvoir, grâce à elle, voir Dieu. En effet qu'au sens propre, premier et unique, le beau, le bien et le pur soit le Dieu de tous les êtres, il n'est personne dont la raison soit si aveugle qu'il ne le puisse comprendre par lui-même.
Chapitre 12
1. Mais cela, vraisemblablement, personne ne l'ignore; par ailleurs et il est probable que certains recherchent s'il est possible de découvrir une sorte de méthode et de direction pour nous y conduire, qui nous mène comme par la main. Assurément les livres divins sont pleins de telles directives, et beaucoup de saints produisent leur vie comme une lampe devant ceux qui marchent selon Dieu. Mais les règles à tirer de l'Écriture inspirée pour le but que nous nous proposons, chacun peut les recueillir en abondance dans les deux Testaments, car, aussi bien dans les Prophètes et la Loi que dans les traditions évangéliques et apostoliques, il y a beaucoup à prendre et sans compter. Quant aux réflexions que nous pourrions ajouter en suivant les paroles divines, les voici.
2. Cet animal intelligent et raisonnable, l'homme, oeuvre et imitation de la nature divine et sans mélange - car c'est ainsi que dans le récit de la création, il est écrit de lui : "Il le fit à l'image de Dieu" - cet animal donc, l'homme, n'avait pas en lui-même par nature, ni comme propriété essentielle jointe à sa nature, la capacité de pâtir et de mourir, lors de sa toute première origine - car il n'aurait pas été possible de sauvegarder la notion d'image si la beauté reproduite avait été contraire à l'archétype -, mais c'est plus tard que s'insinua en lui la nature passible, après cette première organisation. Voici comment elle s'insinua : il était, comme on vient de dire, image et similitude de la puissance qui règne sur tous les êtres, et pour cette raison possédait aussi, dans sa souveraine liberté de choix, la ressemblance avec le maître universel, n'étant assujetti à aucune nécessité du dehors, mais se gouvernant à son gré selon ce qui lui semblait bon, avec pouvoir de choisir ce qui lui plaisait. Or ce malheur qui domine maintenant sur l'humanité, c'est l'homme qui, égaré par une tromperie, l'a volontairement attiré, devenu lui-même inventeur de la malice et non point découvreur d'une malice créée par Dieu, car "Dieu n'a pas fait la mort", mais c'est l'homme qui d'une certaine manière est devenu créateur et artisan du mal. De même en effet que participer à la lumière solaire est également accessible à tous ceux qui jouissent de la faculté de voir, et qu'il est possible à celui qui le veut de fermer l'oeil et de s'interdire la perception de la lumière, non que le soleil se retire ailleurs et lui amène ainsi les ténèbres, mais parce que l'homme en fermant les paupières, sépare son oeil du rayon comme par un mur car, lorsqu'en fermant les yeux, on met la faculté visuelle dans l'impossibilité d'agir, de toute nécessité l'inaction de la vue, produite en l'homme par cette cécité volontaire, devient principe actif de ténèbres -; ou de même qu'un homme, se construisant une maison et ne ménageant à la lumière aucun accès vers l'intérieur, vivra nécessairement dans les ténèbres pour avoir fermé volontairement l'entrée aux rayons; ainsi le premier homme né de la terre" ou pour mieux dire celui qui a engendré la malice dans l'homme avait de par sa nature le beau et le bien en son pouvoir, qui lui étaient proposés de toutes parts; mais c'est volontairement, contre son intérêt, qu'il a ouvert la voie aux choses contraires à sa nature lorsqu'il s'est donné l'expérience du mal, en se détournant de la vertu par son propre choix. En effet il n'existe pas de mal situé en dehors d'un choix, que l'on verrait avec sa subsistance propre dans la nature des êtres : "Toute créature de Dieu est belle, aucune n'est à rejeter" et "tout ce que Dieu a fait était très beau". Mais lorsque, de la manière qu'on a dite, l'engrenage corrupteur du péché eut saisi la vie des hommes, qu'à partir d'une origine de peu d'importance la malice se fut répandue à l'infini dans l'homme, et que cette beauté déiforme de l'âme, faite à l'imitation du prototype, eut été obscurcie comme un morceau de fer par la rouille de la malice, l'âme ne conserva plus désormais cette grâce d'image qui lui était propre et selon sa nature, mais elIe se transforma en la laideur du péché. C'est pourquoi l'homme, "cet être grand et précieux" comme l'a nommé l'Écriture, déchu de sa dignité propre, subit ce qui arrive à ceux qui, précipités dans un bourbier par un faux pas, voient Ieur beauté enduite de fange et deviennent méconnaissables même pour leurs amis. Ainsi I'homme, tombant dans le bourbier du péché, a perdu ce privilège d'être image du Dieu incorruptible et a revêtu en échange par le péché l'image corruptible et fangeuse que l'Écriture conseille de dépouiller, en Ia lavant pour ainsi dire à l'eau de cette conduite pure, afin qu'une fois le revêtement terreux enlevé la beauté de l'âme se manifeste à nouveau.
C'est un dépouillement de tout élément étranger que ce retour de l'âme à l'état qui lui est propre et naturel : or cela ne lui est possible qu'en devenant à nouveau telle qu'elle a été créée dès l'origine. Ce n'est pas en effet notre oeuvre ni la réussite d'une puissance humaine que de devenir semblable à la divinité, mais c'est du ressort de la munificence de Dieu qui, toute première origine, a gratifié notre nature de la ressemblance avec lui.
3. Mais ce serait assez de l'effort de l'homme pour se purifier au moins de la souillure qu'il a contracté par malice et pour mettre en lumière la beauté voilée de l'âme. Une telle doctrine, je pense que le Seigneur l'enseigne aussi dans l'Évangile, lorsqu'il dit à ceux qui sont capables d'entendre la sagesse prêchée dans le mystère : "Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous." En effet, l'Écriture montre à l'homme, je pense, que le Bien de Dieu ne se trouve pas séparé de notre nature, ni établi quelque part loin de ceux qui choisissent de chercher Dieu, mais qu'il est toujours en chacun : inconnu et ignoré toutes les fois que "les soucis et les plaisirs de la vie l'étouffent", retrouvé de nouveau toutes les fois que nous retournons notre pensée vers lui. Et s'il faut, par d'autres arguments encore, accréditer nos propos, cela aussi le Seigneur nous l'apprend, je pense, par la recherche de la drachme perdue, puisqu'il n'y a aucun profit à tirer du reste des vertus, que l'Écriture appelle "drachmes", même si toutes se trouvent présentes, quand celle-là seule est absente de l'âme devenue veuve. C'est pourquoi le Seigneur demande d'abord d '"allumer la lampe", pour signifier peut-être la raison "qui met en lumière les choses cachées"; puis de "chercher dans sa propre maison", c'est-à-dire en soi-même, la drachme perdue. Or par cette drachme que l'on cherche, il suggère assurément l'image du roi, non point entièrement perdue mais cachée sous l'ordure. Par ordure, il faut entendre, je pense, la souillure de la chair : quand on l'a "balayée" et qu'on a fait place nette par le soin qu'on prend de sa vie, l'objet cherché paraît au grand jour; avec raison l'âme se réjouit elle-même à son sujet de l'avoir trouvé et convie les voisines à partager sa joie. En réalité toutes ces puissances qui cohabitent avec l'âme et que l'Écriture vient de nommer ses voisines, lorsque sera découverte et qu'aura commencé de briller l'auguste image du roi, empreinte dès l'origine sur la drachme de nos coeurs par "celui qui les a façonnés un à un", alors toutes ces puissances se retourneront vers cette joie et cette félicité divines, en fixant leur regard sur la beauté ineffable de l'objet retrouvé. "Réjouissez-vous en effet avec moi, dit-elle, parce que j'ai trouvé la drachme que j'avais perdue". Les "voisines", puissances cohabitant avec l'âme qui se réjouissent de "la découverte de la drachme divine" ce sont la raison, le désir, la disposition à la tristesse et à la colère; et s'il y a d'autres puissances attribuées à l'âme, on les tiendrait encore à juste titre pour des amies qui toutes ont raison de se réjouir dans le Seigneur, dès lors qu'elles regardent toutes vers le Beau et le Bien, qu'elles font toutes choses pour la gloire de Dieu, sans plus servir d'instruments au péché.
4. Si telle est donc la signification de cette découverte de l'objet cherché, la restauration en son état primitif de l'image divine actuellement cachée par la souillure de la chair, devenons ce qu'était le premier homme en sa première vie. Qu'était-il donc ? Il était nu, dépourvu de tout vêtement de peaux mortes, regardait avec une libre assurance le visage de Dieu et ne jugeait pas encore du bien d'après le goût et la vue, mais ne trouvait de délices que dans le seul Seigneur et se servait à cette fin de l'aide qui lui avait été donnée, selon cette insinuation de la divine Écritures : il ne la connut point avant qu'ils eussent été bannis du paradis et qu'elle eût été condamnée à la peine de l'enfantement, pour avoir péchés en se laissant tromper. Voilà donc par quel enchaînement de circonstances nous sommes sortis du paradis, expulsés avec notre ancêtre et aussi par quel enchaînement il nous est maintenant possible, rebroussant chemin en sens inverse, de revenir en courant à la béatitude primitive. Quel est donc cet enchaînement ? En ce temps-là, un plaisir introduit par tromperie, fut le commencement de la déchéance. Après ce sentiment de plaisir, suivirent de près la honte, la crainte, et ce fait de ne plus oser paraître dès lors aux yeux du Créateur, mais de se cacher sous des feuillages, dans l'ombre. Après quoi, ils sont couverts de peaux mortes et ainsi envoyés en exil dans cette région malsaine et pénible où le mariage fut inventé pour consoler de la mort.
Chapitre 13
1. Si donc nous devons dès maintenant partir de là et être avec le Christ, il faut entreprendre ce départ en commençant au dernier point d'arrivée, comme les exilés vivant loin de chez eux qui, lorsqu'ils s'en retournent dans leur pays d'origine, quittent d'abord ce lieu où ils se sont trouvés arriver en dernier. Puisque le mariage constitue donc le dernier degré dans l'éloignement de la vie paradisiaque, notre traité suggère à ceux qui partent vers le Christ de quitter d'abord le mariage, comme une étape ultime; puis de se soustraire à la misère terrestre où l'homme a été établi après le péché; ensuite de sortir des revêtements de la chair, dépouillant les "tuniques de peaux", c'est-à-dire "les pensées de la chair", et "répudiant toutes les choses honteuses qui se font en secret". Il suggère encore de ne plus se couvrir à l'ombre du figuier de la vie amère, mais, rejetant ce feuillage caduc qui enveloppe la vie, de paraître à nouveau devant les yeux de son Créateur, de repousser les illusions du goût et de la vue, de prendre pour conseiller non plus le serpent venimeux, mais le seul précepte de Dieu. Or celui-ci demande de s'attacher au bien seul et de repousser toute velléité de goûter au mal, parce que l'engrenage des maux a commencé pour nous avec le refus d'ignorer le mal. C'est pourquoi il fut non seulement interdit aux premiers hommes de prendre avec le bien la connaissance des éléments contraires, mais il leur fut prescrit de s'abstenir de la connaissance conjuguée du bien et du mal, et de cueillir le bien dans sa pureté, sans mélange et sans participation au mal : ce qui n'est rien d'autre, à mon avis du moins, qu'être avec Dieu seul, posséder ces délices sans interruption et sans fin, et ne point mêler a la jouissance du bien ce qui entraîne son contraire. Et s'il faut avoir la hardiesse de le dire, peut-être qu'ainsi un homme pourrait encore être ravi hors de ce monde, qui gît au pouvoir du Mauvais, jusqu'au paradis où Paul se trouvait aussi quand il entendit et vit les choses ineffables, invisibles, dont il n'est pas permis à un homme de parler.
2. Mais puisque le paradis, demeure des vivants, n'accueille pas ceux qui sont morts par le péché, et que nous sommes charnels et mortels, vendus au péché, comment peut-il parvenir dans la région des vivants celui qui est dominé par la puissance de la mort ? Quel moyen, quel stratagème trouver pour se soustraire à ce pouvoir ? Mais l'indication donnée par l'Évangile suffit tout à fait pour cela aussi ! Nous avons entendu, n'est-il pas vrai, le Seigneur dire à Nicodème : "Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit " (Jn 3,6). Or nous savons que la chair, à cause du péché, est soumise à la mort, mais que l'Esprit de Dieu est incorruptible, vivifiant, immortel.
3. Ainsi donc, de même que la génération selon la chair tient en réserve dans l'être engendré la puissance qui travaille à sa dissolution, de même, c'est bien évident, l'Esprit dépose en ceux qui sont engendrés par sa vertu la puissance qui vivifie. Quelle conclusion se dégage donc de nos propos ? Après nous être écartés de la vie selon la chair que suit nécessairement la mort, il faut rechercher un genre de vie qui n'entraîne plus la mort à sa suite : or c'est la vie dans la virginité. Quelques petites considérations supplémentaires rendront ces vérités plus évidentes. Qui ne le sait en effet, l'union corporelle travaille à produire des corps mortels, mais, dans le cas de la communion avec l'Esprit, vie et incorruptibilité tiennent lieu d'enfants à ceux qui sont unis. Et il est bon de citer à ce propos le mot de l'Apôtre : "elle est sauvée par cet enfantement " (1 Tim 2,15) la mère qui se réjouit de tels enfants, comme le Psalmiste aussi l'a célébrée dans ses hymnes divins : "Il établit une femme stérile en sa maison et en fait une mère qui se réjouit de ses enfants." (Ps 112,9). Car elle se réjouit en toute vérité, cette mère vierge, de porter en son sein, par la vertu de l'Esprit, ces enfants immortels, elle qui est dite stérile par le prophète, à cause de sa continence.
Chapitre 14
Une telle vie doit donc être estimée plus que tout, du moins par les gens sensés, puisqu'elle l'emporte sur la puissance de la mort. En effet la procréation corporelle - que personne ne se choque de mon discours - n'est pas plus principe de vie que de mort pour les hommes, car la corruptibilité commence avec la génération, mais ceux qui ont rompu avec elle ont fixé en eux-mêmes par la virginité une limite à la mort, l'empêchant d'avancer plus loin par leur entremise : ils se sont placés eux-mêmes comme une frontière entre la vie et la mort, et ont contenu celle-ci dans sa poussée en avant. Si donc la mort ne peut passer outre à la virginité, mais trouve là son terme et sa dissolution, il est clairement démontré que la virginité l'emporte sur la mort et qu'on a raison de dire exempt de corruption le corps qui n'a pas travaillé au service de la vie corruptible, et qui n'a pas accepté de devenir l'instrument d'une succession mortelle. Par ce corps en effet, a été interrompue la série continue de corruption et de mort qui s'étend dans tout l'intervalle entre le premier homme et la vie de celui qui pratique la virginité, car il n'était pas possible que la mort un jour restât inactive tant que la génération humaine demeurerait active par le mariage. Mais la mort, qui cheminait avec toutes les générations antérieures et qui accompagne dans leur traversée ceux qui arrivent à chaque instant dans la vie, a trouvé dans la virginité une borne à son action qu'il lui est impossible de dépasser : de même en effet que dans le cas de Marie, Mère de Dieu, quand la mort, après avoir régné d'Adam jusqu'à elle, s'approcha d'elle aussi, et qu'en heurtant contre le fruit de sa virginité comme sur un rocher, elle se brisa sur elle, ainsi en toute âme qui dépasse la vie charnelle par la virginité, le pouvoir de la mort se brise et se dissout en quelque manière, faute d'avoir où enfoncer son aiguillon. C'est que le feu, si on ne lui jette du bois, du chaume, de la balle ou quelque autre matière combustible, n'est pas de nature à s'entretenir sur lui-même. Ainsi la puissance de la mort non plus n'exercera pas son activité, si le mariage ne lui en fournit la matière et ne lui prépare des gens destinés à mourir, tels des condamnés.
2. Si tu doutes, observe les noms des malheurs que la mort amène sur les hommes, comme on l'a déjà dit au début du traité. D'où tirent-ils leur origine ? Est-il possible de déplorer un veuvage, des orphelins ou le malheur qui fond sur des enfants, sans que le mariage ait précédé ? Car les satisfactions, les joies, les voluptés recherchées avec empressement et tout ce qu'on recherche à l'occasion du mariage s'achèvent dans de telles douleurs. De même en effet que la poignée d'une épée est lisse, douce au toucher, polie tout autour, brillante, bien adaptée à la paume, et que le reste est du fer, instrument de mort, terrible à voir, plus terrible encore à expérimenter, ainsi le mariage présente-t-il au contact des sens le poli superficiel de la volupté, comme une poignée ornée d'habiles ciselures, mais, dans les mains de celui qui y touche, il devient pour les hommes, avec son inséparable cortège de peines, un artisan de deuil et de malheurs.
3. C'est le mariage qui a offert ces spectacles pitoyables et pleins de larmes : des enfants laissés seuls prématurément dans leur jeunesse, exposés comme une proie aux puissants, souriant souvent à leur infortune dans l'ignorance de leurs maux. Du veuvage, quelle est l'origine, sinon le mariage ? Se soustraire au mariage entraîne donc d'un coup l'exemptions de toutes ces servitudes mauvaises. Rien que de naturel à cela : puisque d'une part est abolie la condamnation portée dès l'origine a contre les délinquants, et que d'autre part, selon l'Écriture, les tribulations des mères ne s'accroissent plus, et que la douleur ne préside plus la génération humaine, du même coup sont complètement supprimés les malheurs de la vie, et aussi, comme dit le prophète, les larmes des visages. En effet, la conception ne se fait plus dans l'iniquité, ni la gestation dans le péché; la naissance dépend non plus du sang, ni du vouloir de l'homme, ni du vouloir de la chair, mais de Dieu seul. Cela arrive toutes les fois que l'on conçoit, dans la source vive de son coeur, l'incorruptibilité de l'esprit, et que l'on enfante sagesse et justice, sainteté et rédemption. À chacun il est en effet possible de devenir mère de celui qui est tout cela, selon cette affirmation du Seigneur quelque part : "Celui qui fait ma volonté est mon frère, ma soeur, ma mère. (Mt 12,50).
4. Quelle place occupe encore la mort dans des rejetons de cette espèce ?En ceux-là, "l'élément mortel a réellement été englouti par la vie" (Eph 1,21) et c'est bien, semble-t-il, une images de la béatitude du siècle à venir que la vie dans la virginité, puisqu'elle porte en elle-même, en grand nombre, les signes des biens que l'espérance tient en réserve. On peut reconnaître la vérité de mes propos en examinant à fond mon raisonnement : et d'abord, une fois pour toutes mort au péché, il vit désormais pour Dieu, sans plus fructifier pour la mort , et, parce qu'il a mis un point final en lui-même, dans la mesure de son pouvoir, à la vie selon la chair, il attend désormais la bienheureuse espérance et la manifestation du grand Dieu, sans plus créer par des générations intermédiaires aucun intervalle entre lui et l'avènement de Dieu. Ensuite, il cueille même dans la vie présente le meilleur des biens réservés à la résurrection : car si elle est égale à celle des anges, la vie promise aux justes par le Seigneur pour après la résurrection, et si le propre de la nature angélique est d'être délivrés du mariage, déjà il a reçu les biens de la promesse, mêlé aux splendeurs des saints, imitant par sa vie immaculée la pureté des êtres incorporels. Si donc la virginité devient la pourvoyeuse de ces avantages et d'autres du même genre, quel discours exprimera dignement l'admiration que suscite cette grâce ? Quel autre des biens de l'âme paraîtra si grand, si précieux, qu'il puisse soutenir la comparaison avec la magnificence de cette grâce ?
Chapitre 15
1. Mais si nous avons compris l'excellence de cette grâce, il faut aussi en voir en même temps la conséquence : ce n'est pas, à ce qu'on pourrait penser, une chose simple que cette perfection, ni limitée aux seuls corps, mais elle pénètre et inspire de son ingéniosité inventive tout ce qui est et passe pour être des perfections de l'âme. Attachée en effet par la virginité au véritable époux, non seulement l'âme s'écartera des souillures corporelles, mais elle commencera dès lors d'accéder à la pureté et se portera vers toutes choses pareillement avec la même fermeté, de peur que son coeur inclinant peut-être contre son devoir à quelque participation au mal, elle n'accueille de ce côté une passion adultère. Voici ce que j'entends par là - je vais en effet revenir sur cette idée -: l'âme qui s'est unie au Seigneur pour devenir un seul esprit avec lui, et qui s'est engagée comme par un pacte de vie commune à l'aimer, lui seul, de tout son coeur et de toutes ses forces, ne s'attachera pas à l'impudicité, de peur de devenir un seul corps avec elle, ni n'accueillera aucune autre des choses contraires au salut, car il n'y a qu'une souillure commune à tous les vices, et l'âme serait-elle souillée par un seul, elle ne pourrait plus rien posséder en elle d'immaculé.
2. On peut encore illustrer cette doctrine par un exemple. De même que l'eau d'un étang reste unie et immobile tant qu'aucune perturbation ne vient du dehors troubler la stabilité du lieu, mais que, s'il y tombe de quelque part une pierre, toute l'eau en effet est troublée, l'agitation d'une partie gagnant l'ensemble par ondes circulaires - car la pierre emportée par son poids coule au fond, tandis qu'autour d'elle, sous l'influence des vagues qui s'éveillent les unes les autres en cercles concentriques et se voient repoussées jusqu'aux extrémités de l'eau par l'impulsion centrale, toute la surface de l'étang devient houleuse, agitée d'ondes circulaires, en accord avec ce qui se passe dans les profondeurs -; de même la sérénité, la tranquillité de l'âme, a été complètement ébranlée par la chute en elle d'une seule passion et affectée dans sa totalité par le dommage infligé à cette partie. Ils disent, ceux qui ont approfondi ces problèmes, que les vertus ne sont pas isolées les unes des autres et qu'il est impossible d'en saisir une, selon toute la rigueur de sa notion, sans atteindre aussi les autres mais qu'une vertu entre-t-elle chez quelqu'un, nécessairement les autres suivent aussi. Ainsi donc inversement, le dommage qui nous affecte en un point de notre vie intérieure s'étend à l'ensemble de la vie vertueuse, et, en réalité, comme dit l'Apôtre (cf. 1 Cor 12,26), le corps entier prend les dispositions des membres : si un membre souffre, le tout compatit, et si l'un est glorifié, l'ensemble se réjouit avec lui.
Chapitre 16
1. Mais innombrables sont, durant notre vie, les écarts vers le péché, et de mille façons, les Écritures nous signalent cette multitude. "Nombreux", dit le psalmiste, "sont ceux qui me poursuivent et m'oppriment" (Ps 117,157, et encore "nombreux sont ceux qui d'en haut combattent contre moi" (Ps 55,3), et beaucoup d'autres textes semblables. Eh bien, peut-être est-il possible de le dire au sens propre : nombreux sont ceux qui intriguent avec des desseins adultères pour corrompre ce qui est en toute vérité un mariage honorable et un lit nuptial sans souillure. Et s'il faut même par leur nom énumérer ces adultères, adultère la colère, adultère la cupidité, adultère l'envie, la rancune, l'inimitié, le dénigrement, la haine; et tous les vices qui sont catalogués par l'Apôtre comme "contraires à la saine doctrine" (1 Tim 1,10) sont une énumération d'adultères. Eh bien supposons qu'une femme, belle entre toutes et désirable, ait été pour ces qualités accordées en mariage à un roi, et qu'elle soit en butte aux intrigues de certains impudiques à cause de sa beauté, une telle femme les assiduités de ces corrupteurs et qu'elle les dénonce à son mari légitime, elle est chaste, n'a de regards que pour ce seul époux et les tromperies des impudiques ne trouvent pas accès près d'elle. Mais si elle cède à l'un de ces intrigants, la chasteté qu'elle garde par rapport aux autres ne la soustrait pas au châtiment, car il suffit pour sa condamnation que la couche conjugale ait été souillée par un seul. Ainsi l'âme qui vit pour Dieu ne s'éprendra d'aucune des choses qui ont pour elle une trompeuse apparence de bien, et si elle a accepté de souiller son coeur par une passion, alors elle a rompu elle aussi les clauses de son mariage spirituel. Et comme, selon l'expression de l'Écriture, "la sagesse n'entrera pas dans une âme fourbe" (Sag 1,4), ainsi peut-on dire en toute vérité : l'époux excellent ne peut venir habiter dans une âme irascible, dénigrante, ou affectée de quelque autre défaut semblable.
2. Qu'inventer pour accorder ensemble ce qui est étranger par nature et sans point commun ? Entends l'Apôtre enseigner qu'il n'y a aucune "union entre la lumière et les ténèbres", (2 Cor 6,14) ou entre "la justice et l'iniquité", ou, pour le dire en un mot, entre tout ce que nous concevons et nommons à propos du Seigneur, selon la diversité des points de vue considérés en lui, et tout ce que nous concevons à l'opposé dans le vice. Si donc il est impossible d'unir des choses incompatibles par nature, l'âme saisie par un vice est absolument étrangère au bien et incapable de cohabiter avec lui. Qu'apprenons-nous donc par là ? Que la vierge chaste et raisonnable doit se tenir à l'écart de toute passion qui atteint l'âme en quelque manière, et se garder pure pour l'époux qui se l'est unie légitimement, "elle qui n'a ni tache, ni rides, ni rien de tel" (Eph 5,27) : car il n'est qu'une route, droite, véritablement étroite et resserrée, qui n'admet pas les écarts d'aucun côté, et le fait d'en sortir, d'une manière et de l'autre, comporte un égal danger de chute.
Chapitre 17
1. S'il en est donc ainsi, il faut redresser autant que possible le comportement habituel de la plupart des gens : tous ceux qui combattent avec force contre les plaisirs honteux et qui, par ailleurs, font la chasse au plaisir des honneurs et du pouvoir, ceux-là agissent à peu près comme un serviteur qui ne s'efforcerait point de sortir de son esclavage, mais changerait de possesseurs dans la pensée que la liberté consiste à passer d'un maître à un autre - car ils sont tous également esclaves, même s'ils ne dépendent plus des mêmes maîtres, aussi longtemps qu'un pouvoir les domine entièrement avec une autorité absolue - il en est encore qui, du fait de leur rude combat contre les plaisirs, sont devenus pour la passion opposée des adversaires assez faciles à vaincre et qui, dans leur vie d'application tendue, se laissent prendre facilement par des tristesses, des irritations, des rancunes, et tout le reste qui se situe à l'opposé de la passion du plaisir, pour ne s'en libérer qu'avec peine : cela arrive quand une passion et non la raison vertueuse dirige leur marche dans la vie.
2. "Ce précepte du Seigneur en effet brille très distinctement, comme dit l'Écriture, au point "d'éclairer même des yeux" (Ps 18,9) d'enfants, à savoir "qu'il est bon de s'attacher à Dieu seul". (cf. Ps 18,8). Or Dieu n'est point tristesse, ni plaisir, ni lâcheté, ni témérité, ni crainte, ni colère, ou quelque autre passion semblable qui domine l'âme sans formation, mais, comme dit l'Apôtre, il est la sagesse en soi et la sanctification, la vérité, la joie, la paix a et ce qui leur ressemble. Comment donc pourrait-il s'attacher à celui qui est tout cela, l'homme que dominent les passions contraires ? Comment sans déraison celui qui s'efforce de ne point s'asservir à aucune de ces passions estimerait-il vertu la passion opposée ? Par exemple, pour qui fuit le plaisir, être envahi par la tristesse; pour qui se détourne de la témérité et de la précipitation avilir son âme par la lâcheté; ou pour qui s'efforce de demeurer inaccessible aux emportements, rester blotti dans la crainte. Qu'importe en effet si c'est d'une façon ou d'une autre qu'on déchoit de la vertu, ou plutôt qu'on se met hors de Dieu, la vertu accomplie ? Et en effet dans le cas des infirmités corporelles, le mal est le même - personne ne dirait le contraire - que la santé ait été ruinée par privation excessive ou satiété exagérée, puisque de part et d'autre le manque de mesure aboutit au même résultat. Celui donc qui prend soin de la vie et de la santé de son âme se gardera dans le juste milieu de l'impassibilité en demeurant indemne de tout mélange et de toute participation avec les passions contraires, juxtaposées de part et d'autre de la vertu. Ce n'est pas une affirmation personnelle, mais celle de la parole divine elle-même : c'est la doctrine que manifestement on peut entendre le Seigneur enseigner à ses disciples vivant comme des brebis avec des loups lorsqu'il leur apprend à ne pas être seulement des colombes, mais à posséder aussi dans leurs coeurs quelque chose du serpent. Cela consiste à ne pas pratiquer à l'extrême ce que loue le public au nom de la simplicité, parce qu'un tel comportement approcherait de la dernière sottise; ni non plus d'ailleurs à tenir l'habileté et l'adresse, encore qu'elles soient louées de la foule, pour une vertu pure et sans mélange d'éléments opposés; mais à constituer, en partant de l'opposition apparente de ces tendances, un alliage qui soit un habitus moral unique, alliage de simplicité d'intention et de finesse d'esprit, car le Seigneur a dit : "Devenez rusés comme les serpents et candides comme les colombes." (Mt 10,16).
Chapitre 18
1. Que ces paroles du Seigneur soient donc pour tous une commune doctrine de vie, et surtout pour ceux qui s'approchent de Dieu par la virginité : qu'en regardant vers une action vertueuse, ils ne négligent pas de se garder des défauts contraires, mais cherchent à découvrir partout ce qui est bon pour eux, afin de mettre leur vie en sécurité sous tous rapports. En effet, un soldat, qui protège avec des armes certaines parties de son corps, ne s'expose pas au danger en laissant le reste à nu. Que lui sert de porter une armure sur une partie du corps, s'il vient à recevoir une blessure mortelle là où il est nu ? Et qui appellerait beau l'homme à qui serait retranché, dans quelque accident malheureux, un des éléments qui concourent à sa beauté ? La honte de ce qui lui manque gâterait même le charme de la partie saine. S'il est ridicule, comme dit quelque part l'Évangile, (cf. Lc 14,28-30) celui qui a entrepris de construire une tour et qui a limité ses efforts aux fondations sans parvenir à l'achever, que nous apprend cette parabole, sinon à nous efforcer de mener à son terme tout projet d'ordre élevé, en achevant l'oeuvre de Dieu par les constructions variées des commandements ? C'est qu'une pierre ne suffit pas à la construction de la tour, un seul commandement ne conduit pas la perfection de l'âme à la mesure cherchée, mais il faut, bien sûr, jeter le fondement et, comme dit l'Apôtre, "poser dessus la construction faite d'or et de pierres précieuses". (1 Cor 3,12). Ainsi le prophète nomme-t-il les oeuvres des commandements, lorsqu'il dit : "J'ai aimé tes commandements plus que l'or et les pierres précieuses
de grand prix." (Ps 117,127) Qu'on place donc comme fondement de la vie vertueuse zèle pour la virginité et qu'on bâtisse sur ce fondement toutes les oeuvres de la vertu. Si on l'estime en effet et très précieux et digne de Dieu - la croyance correspond effectivement
à la réalité -, mais que la vie entière ne s'accorde pas avec cette pratique excellente et soit souillée par le désordre du reste de l'âme, ce fondement, c'est "la boucle d'oreille au groin d'une truie" (Pro 11,22) ou la perle que foulent aux pieds les pourceaux. Mais en voilà assez là-dessus.
2. Si quelqu'un ne compte pour rien une discordance introduite dans sa vie par des éléments destinés à se correspondre, qu'il s'instruise sur cette façon de voir en examinant ce qui se passe en sa maison. De même, me semble-t-il, qu'en ce qui concerne sa propre habitation, le maître de maison n'acceptera pas de voir les objets domestiques dans un état malséant et inconvenant, tel qu'un lit à l'envers, ou la table couverte d'ordure, ou la vaisselle précieuse jetée en des lieux malpropres et tous les objets destinés aux usages moins nobles a exposés aux yeux de ceux qui entrent; mais de même qu'après avoir disposé toutes choses selon la bienséance et l'ordre convenable, puis restitué à chaque objet sa place appropriée, il reçoit avec assurance ses hôtes, persuadé qu'il ne s'exposera à aucune honte si leur est manifesté l'état de sa demeure; ainsi, je pense, le maître et intendant de notre tente, je veux dire l'intelligence, doit bien disposer toutes choses en notre intérieur et utiliser selon leur fin propre et en vue du bien chacune de ces puissances de l'âme que le Créateur a fabriquées
pour nous servir d'instruments et d'outils. Et à moins qu'on ne condamne mon discours pour bavardage et radotage, je dirai aussi au sujet de chaque élément en particulier, comment l'homme, usant de ce qu'il a, peut gouverner sa vie d'une manière qui lui soit profitables.
3. Nous disons donc que le désir, il faut l'avoir solidement établi dans le plus pur de son âme, le mettre de côté comme une offrande ou comme des prémices de ses propres biens, et, après l'avoir consacré une fois pour toutes, le garder intact et pur, sans qu'il soit souillé aucunement par la souillure de la vie. Quant à l'ardeur, à la colère, à la haine, il faut que ces puissances veillent à la porte comme des chiens de garde, dans le seul but de résister au péché, qu'elles usent de leur force naturelle contre le voleur, contre l'ennemi
qui se glisse au-dedans pour la perte du trésor divin et vient afin "de voler, tuer, détruire" (Jn 10,10). Le courage et l'audace, il faut les empoigner en guise d'armes, afin de ne jamais se laisser terrifier par "une terreur subite, ni par des attaques à venir des impies". (Pro 3,25.
Sur l'espérance et la patience, il faut s'appuyer comme sur un bâton, s'il arrive qu'on soit un jour fatigué par les tentations. Quant au bien précieux de la tristesse, il faut s'en munir au moment propice du repentir de ses péchés, si un jour on l'obtient en partage, car il n'est jamais utile que pour un tel service. La justice sera notre règle de droiture, montrant en toute parole et en tout acte le chemin où l'on ne
bronche pas, comment il faut disposer les puissances à l'intérieur de l'âme et comment on pourrait attribuer à chacune selon son rang. Quant à cette aspiration insatiable qui se trouve en chaque âme, puissante et sans mesure, si quelqu'un l'applique à désirer selon Dieu, il sera déclaré bienheureux pour cette cupidité, puisqu'il se fait
violence là où la violence est louable. II aura la sagesse et l'intelligence pour lui conseiller l'utile et gouverner avec lui sa vie, de
façon à ne jamais subir de dommage par ignorance ou sottise. Or s'il ne se servait pas selon leur nature et leur fin propres des puissances énumérées, mais changeait indûment leur usage en appliquant le désir à des choses honteuses, en se munissant de la haine contre ses compatriotes, en "aimant l'injustice" (Ps 10,5) en exerçant son courage contre ses parents, en déployant son audace en des actions absurdes, en espérant des choses vaines, et que, excluant toute cohabitation avec l'intelligence et la sagesse, il prenait pour maîtresses la gloutonnerie et l'intempérance, agissant de même pour le reste, cet homme serait si absurde et si étranger, que personne ne pourrait exprimer comme elle le mériterait son absurdité. Ce serait en effet comme si un soldat, s'équipant tout de travers, portait son casque à l'envers au point de se cacher le visage et de laisser le panache s'incliner en arrière, mettait les pieds dans la cuirasse, adaptait les jambarts à la poitrine, prenait ce qui est à gauche sur le côté droit et jetait l'armement de droite sur le côté gauche : les maux dont pâtira vraisemblablement à la guerre un tel fantassin sont aussi ceux-là dont pâtira vraisemblablement pendant sa vie celui qui a introduit la confusion dans son jugement et interverti l'usage des puissances de son âme.
4. Il nous faut donc pourvoir à la bonne adaptation de tout cela : la véritable tempérance est de nature à la réaliser dans nos âmes. Et s'il faut viser à la définition la plus parfaite de la tempérance, peut-être pourrait-on dire que la tempérance est au sens propre le gouvernement bien ordonné, avec sagesse et intelligence, de tous les mouvements de l'âme. Établie dans un tel états, l'âme n'aura plus besoin de peine ni d'application pour participer aux biens sublimes et célestes, mais elle réussira naturellement, avec une grande aisance, ce qui semblait jusque-là difficile à atteindre, possédant l'objet cherché par exclusion progressive de son contraire : de toute nécessité en effet, celui qui est sorti des ténèbres se trouve dans la lumière, et celui qui n'est pas morte demeure en vie. Si donc quelqu'un ne reçoit pas son âme en vain, il sera sans nul doute sur la route de la vérité, car la science prévoyante qui garde des écarts est un guide sûr pour suivre la route droite. Et de même que les serviteurs affranchis cessent de servir leurs propriétaires lorsqu'ils sont devenus leurs propres maîtres et qu'ils tournent leur zèle vers eux-mêmes, ainsi, je pense, l'âme affranchie du culte du corps et de ses tromperies reconnaît désormais l'activité qui lui est propre et naturelle : la liberté, comme nous l'avons appris aussi de l'Apôtre, consiste à n'être pas assujetti sous un joug d'esclave, ni entravé, tel un esclave fugitif ou un malfaiteur, par les liens du mariage.
5. Or la perfection de la liberté ne tient pas en ce seul fait - que personne ne se fasse de la virginité une idée si petite et si vile qu'il s'imagine pratiquer une perfection si haute au prix d'une mesquine garde de la chair - mais, puisque "quiconque commet le péché est esclave du péché" (Jn 8,34), les écarts vers un vice, en n'importe quelle action et occupation, asservissent l'homme de quelque manière et le marquent d'un stigmate, en produisant en lui des meurtrissures et des brûlures sous les coups du péché : c'est pourquoi celui qui s'applique à ce but élevé de la vie dans la virginité doit rester semblable à lui-même en toutes circonstances et manifester la pureté par toute sa vie. C'est ainsi encore selon la parabole du Seigneur, que s'exerce la technique de la pêche, qui sépare les poissons bons et comestibles de ceux qui sont mauvais et nuisibles, de peur qu'on ne puisse tirer profit même des poissons utiles, après l'intrusion dans les vases d'un poisson de la catégorie contraire. Ceci encore est l'oeuvre de la véritable tempérance, choisir parmi toutes les occupations ce qui est pur et avantageux, écarter absolument ce qui est inutile et l'abandonner à cette vie commune et mondaine que la parabole, au sens figuré, nomme une mer : tout comme la nomme le psalmiste, nous suggérant dans l'un de ses psaumes un enseignement d'action de grâces, quand il appelle cette vie instable, soumise aux passions et aux troubles, "des eaux qui atteignent l'âme, des profondeurs et des tempêtes d'une mer" (Ps 68,2-3) où toute pensée rebelle coule au fond comme une pierre à la
ressemblance des Égyptiens; tandis que tout ce qui est ami de Dieu et perspicace pour discerner la réalité - ce que le récit nomme Israël -, cela seul traverse la mer comme une terre ferme, sans entrer en contact avec l'amertume et la morsure salée des flots de la vie. Ainsi est-ce pour servir d'exemple que, sous la conduite de la Loi - Moïse était le type de la Loi -, Israël a franchi la mer sans se mouiller, et que l'Égyptien la franchissant avec lui a été submergé, chacun des deux selon sa disposition présente : l'un traverse avec légèreté l'autre est entraîné au fond. C'est en effet chose légère que la vertu, et qui porte en haut, car tous ceux qui vivent vertueusement "volent comme des nuages", (Is 60,8) dit Isaïe, "et comme des colombes avec leurs petits". C'est au contraire chose pesante que le péché, "assis sur un talent de plomb", (Za 5,7) comme dit un des prophètes. Si pourtant quelqu'un trouve forcée et incohérente une telle interprétation du récit, et s'il n'admet pas que le miracle à travers la mer ait été décrit pour notre utilité, qu'il entende l'Apôtre : "Cela leur arrivait pour servir d'exemple et a été écrit pour notre instruction." (1 Cor 10,11).
Chapitre 19
La prophétesse Mariam elle aussi nous permet les mêmes conjectures quand, aussitôt après le passage de la mer, elle prend en main, sec et sonore, le tambourin, et marche en tête du choeur des femmes. (cf. Ex 15,20). Peut-être en effet par ce tambourin, l'Écriture, à ce qu'il semble, fait-elle allusion à cette virginité que Mariam fut la première à pratiquer, préfigurant au sens typique, je pense, Marie, la Mère de Dieu. Car de même que le tambourin rend un son retentissant lorsqu'on l'a tenu à l'écart de toute humidité et rendu extrêmement sec, ainsi la virginité devient brillante et fameuse, parce qu'elle n'admet rien en elle de cette humeur qui donne la vie d'ici-bas. Si donc c'est un corps mort le tambourin que Mariam tenait en main, et si la virginité est une mortification du corps, peut-être ne s'écarte-t-on pas beaucoup de la vraisemblance en pensant que la prophétesse était vierge. Mais c'est affaire de conjectures et de suppositions, non de démonstration évidente, si nous soupçonnons qu'il en est ainsi du fait que la prophétesse Mariam conduisait le choeur des vierges, encore que beaucoup de ceux qui ont examiné ce problème aient démontré clairement qu'elle n'était pas mariée, pour ce motif que nulle part dans le récit il n'est fait mention à son sujet de mariage ou d'enfantement. C'est en effet non d'après son frère Aaron, mais d'après son mari, s'il existait, qu'elle serait nommée et connue, car ce n'est pas le frère mais le mari qui est appelé chef de la femme. Pourtant, si, aux yeux de ceux qui recherchaient légitimement la procréation comme part de bénédiction, la grâce de la virginité vient à paraître précieuse, faisons nôtre d'une manière bien supérieure ce zèle, nous qui entendons les paroles divines non pas selon la chair mais spirituellement. Ces paroles divines nous ont révélé en effet pourquoi enfin la gestation et la mise au monde d'un enfant sont choses bonnes et quelle espèce de fécondité était recherchée par les saints de Dieu. Le prophète Isaïe et le divin Apôtre l'ont signalé clairement et de façon manifeste, l'un disant : "De ta crainte, Seigneur, nous avons conçu", (Is 26,17-18) l'autre se glorifiant d'être devenu le plus fécond de tous pour avoir porté des villes et des nations entières, non seulement en mettant au jour par ses propres douleurs et en formant dans le Seigneur Corinthiens et Galates, mais en remplissant aussi l'univers, "depuis Jérusalem et les pays d'alentour jusqu'à l'Illyrie", (Rom 15,19) de ses propres fils "qu'il a engendrés dans le Christ par l'Évangile". (1 Cor 4,15). Ainsi sont dites bienheureuses, dans l'Évangile, les entrailles de la Vierge sainte qui ont servi à l'enfantement sans souillure, parce que ni cet enfantement n'a détruit sa virginité, ni sa virginité ne l'a empêchée de porter en son sein. Là en effet où est engendré un esprit de salut, comme dit Isaïe, sont absolument inutiles les vouloirs de la chair.
Chapitre 20
1. On trouve aussi une telle doctrine chez l'Apôtre affirmant, on le sait, qu'il y a deux hommes en chacun de nous : l'un vu du dehors, destiné par nature à se corrompre, l'autre connu dans le secret du coeur et susceptible de renouvellement. Si donc cette doctrine est véridique - et elle est assurément véridique, à cause de la Vérité qui parle en lui - il n'y a aucune invraisemblance à concevoir deux mariages qui correspondent respectivement à chacun de ces deux hommes qui sont en nous. Et si un audacieux affirme que la virginité corporelle est une collaboratrice et une pourvoyeuse du mariage intérieur et spirituel, peut-être, dans son audace, ne s'écartera-t-il pas beaucoup de la vraisemblance.
2. De même en effet qu'il est impossible de mettre simultanément au service de deux techniques l'activité de ses mains, comme de cultiver la terre et de naviguer, ou de forger et de charpenter, mais que, si on a l'intention de bien s'attacher à l'une, il faut s'abstenir de l'autre; ainsi, pour nous, en va-t-il des deux mariages proposés, dont l'un se réalise par la chair et l'autre par l'esprit : le soin de l'un entraîne nécessairement la séparation d'avec l'autre. L'oeil en effet n'a pas la capacité de voir simultanément deux choses, à moins de s'appliquer tour à tour et séparément à chacun des objets visibles; la langue non plus ne pourra être au service d'idiomes différents, en prononçant au même instant des mots hébreux et grecs; l'ouïe n'écoutera pas simultanément un récit d'événements et un enseignement didactique : des sons différents en effet, s'ils se font entendre tour à tour, exprimeront l'idée à l'auditeur; mais s'ils retentissent aux oreilles, mêlés simultanément, une confusion rebelle à tout discernement s'emparera de la pensée, et les idées exprimées se confondront les unes avec les autres.
3. Pour la même raison, notre puissance de désir n'est pas de nature telle qu'elle puisse en même temps servir les voluptés corporelles et rechercher le mariage spirituel. Car il est impossible d'atteindre par des pratiques semblables l'un et l'autre de ces buts : pour le mariage spirituel en effet, les pourvoyeurs sont la continence, la mortification du corps et le mépris de toutes les choses charnelles, pour l'union corporelle, tout l'opposé. De même donc qu'entre deux maîtres proposés au choix, comme il est impossible de se soumettre simultanément à l'un et à l'autre -"nul ne peut servir deux maîtres" (Mt 6,24) - l'homme sensé choisira le plus avantageux; ainsi en face des deux mariages qui nous sont proposés, comme il est impossible d'avoir part à l'un et à l'autre - "celui qui n'est pas marié se soucie des choses du Seigneur; celui qui est marié se soucie des choses du monde" (1 Cor 7,32,33) – ce serait le fait de gens sensés et de ne pas se tromper dans le choix du mariage profitable et de ne pas ignorer la route qui y mène : on ne peut d'ailleurs l'apprendre que par une comparaison de ce genre.
4. De même en effet que, dans le cas du mariage corporel, celui qui s'applique à ne pas être repoussé fera grand cas, dans ses prévisions, de la santé du corps, de la justesse de la parure, de l'opulence de la richesse, et veillera à ne s'attirer aucun reproche ni en raison de sa vie ni en raison de sa naissance - c'est à cette condition qu'il pourra le mieux réaliser son propos -; de la même manière, celui qui recherche pour lui-même le mariage spirituel montrera d'abord qu'il est jeune et séparé de toute vétusté par le renouvellement de son intelligence; il montrera ensuite qu'il est riche, de ce genre de richesses qui sont très enviables, non point glorieux des biens de la terre, mais fier des trésors célestes. Quant à la noblesse de naissance, ce n'est pas celle qui échoit toute seule, par rencontre fortuite, à beaucoup de gens même médiocres, qu'il mettra son point d'honneur à posséder lui aussi, mais celle qui s'acquiert à force de peine et de soin par des actes personnels de vertu, et dont seuls se glorifient les fils de la lumière, les enfants de Dieu, et ceux qui portent en Orient le titre de nobles pour leurs actions lumineuses. La force et la santé, il se les procurera non pas en s'exerçant le corps ni même en engraissant sa chair; mais tout au contraire en déployant la puissance de l'esprit dans la faiblesse du corps. Je sais aussi que les présents de ce mariage ne consistent point en des biens corruptibles, mais qu'ils sont prélevés sur la richesse propre de l'âme. Veux-tu apprendre les noms de ces cadeaux ? Écoute Paul, l'excellent paranymphe, nous dire quels biens constituent la richesse de ceux qui font leurs preuves en tout point : après en avoir cité beaucoup d'autres, et de grand prix, il ajoute : "et aussi la pureté" (2 Cor 6,6). Et tous les bienfaits qu'il compte ailleurs parmi les fruits de l'Esprit sont encore tous des cadeaux de ce mariage. Si quelqu'un veut croire Salomon et prendre pour compagne et associée de sa vie la véritable sagesse dont il dit : "Éprends-toi d'elle, et elle te gardera; honore-la, afin qu'elle t'entoure de sa protection",( Pro 4,6-8) celui-ci, d'une manière digne de ce désir, se préparera dans une robe sans tache à festoyer avec ceux qui se réjouissent de ce mariage, afin de n'être pas repoussé, malgré sa volonté de partager la fête, pour n'être point revêtu de la robe nuptiale. Il est clair que ce discours vise pareillement hommes et femmes en ce qui concerne le zèle pour un tel mariage. Lorsqu'en effet, selon les expressions de l'Apôtre, "il n'y a plus d'homme et de femme", (Gal 3,28) et que "le Christ est tout et en tous", (Col 3,11) c'est avec raison que l'amant de la sagesse possède le but divin de son désir, qui est la véritable sagesse, et que l'âme attachée à l'époux incorruptible, possède l'amour de la vraie sagesse qui est Dieu. Mais la nature du mariage spirituel et le but vers lequel regarde l'amour pur et céleste, cela vient d'être suffisamment révélé par nos paroles.
Chapitre 21
1. Puisqu'il est apparu qu'on ne peut s'approcher de la pureté de Dieu, si on n'est d'abord devenu tel soi-même, il serait nécessaire de se séparer des voluptés par un grand et fort rempart, afin que l'approche de celles-ci ne souillât en rien la pureté du coeur. Or c'est un rempart solide que de se montrer parfaitement étranger à tout acte passionné. Bien qu'il constitue en effet un genre unique, ainsi qu'on peut l'entendre dire aux sages, le plaisir, comme l'eau qui se divise à partir d'une source unique en différents canaux, entre dans les voluptueux par chacun de leurs sens, pour se mêler à eux. L'homme donc qui a été vaincu par le plaisir qui est entré en lui à la faveur d'une des sensations, cet homme en a reçu une blessure au coeur, comme l'enseigne la sentence du Seigneur : quiconque assouvit le désir de ses yeux subit le dommage dans son coeur. A mon avis, le Seigneur a fait là, à l'occasion d'un cas particulier, une prédiction valant pour n'importe lequel sens, si bien que nous pouvons très bien ajouter, en enchaînant avec sa formule : celui qui écoute et touche avec convoitise, celui qui rabaisse au service du plaisir une quelconque des facultés qui sont en nous, celui-là pèche dans son coeur.
2. Afin donc que cela n'arrive point, l'homme tempérant doit user de cette règle pour sa propre vie : e jamais appliquer son âme à un objet où quelque amorce de plaisir de la jouissance se trouve mêlée, et surtout se garder particulièrement du plaisir du goût, parce que cette jouissance-là semble être en quelque manière plus proche et comme la mère de la volupté défendue. En effet, les plaisirs de la nourriture et de la boisson qui se gorgent d'aliments produisent nécessairement dans le corps, par ce manque de mesure, des maux indépendants de notre volonté, car la satiété engendre le plus souvent chez les hommes de telles passions. Afin donc que notre corps demeure souverainement calme et ne soit troublé par aucun des mouvements passionnels qui naissent du rassasiement, il faut veiller à ce que ce soit non pas le plaisir mais l'utilité qui définisse en chaque cas la mesure de la conduite tempérante et la limite de la jouissance. Et si l'agrément lui-même se trouve souvent intimement mêlé à l'utilité - le besoin sait agrémenter toutes choses, lui qui rend délicieux, par la violence du désir qu'il suscite, tout ce qu'on trouve en plus de l'utilité - il ne faut pas repousser l'utilité à cause de la jouissance qui l'accompagne, ni non plus, bien sûr, poursuivre en premier lieu le plaisir, mais il convient, tout en choisissant ce qu'il y a d'utile en toute chose, de mépriser ce qui charme les sens.
3. Nous voyons aussi les cultivateurs séparer avec habileté la balle mêlée au froment, afin d'employer l'un et l'autre selon leur utilité propre : l'un pour la subsistance des hommes, l'autre pour l'entretien du feu et la nourriture des bêtes sans raison. Ainsi donc celui qui pratique la tempérance, distinguant l'utilité d'avec le plaisir, comme le froment d'avec la balle, abandonnera le plaisir aux bêtes sans raison qui "finiront dans le feu", (Heb 6,8) au dire de l'Apôtre, mais l'utilité elle-même, il en prendra sa part avec action de grâces, selon qu'il en a besoin.
Chapitre 22
1. Mais puisque beaucoup, par leur rigueur excessive, ont glissé à leur insu dans l'autre espèce de démesure, en se souciant de choses contraires à leur propre but, et, qu'en écartant d'une autre manière leur âme préoccupations terre-à-terre, inclinant leur pensée vers les observances corporelles, au point que leur intelligence ne chemine plus librement dans les hauteurs, ni ne regarde plus les réalités d'en haut, mais incline vers ce qu'il y a de souffrant et de broyé dans leur chair, il serait bon de se soucier aussi de ce problème et de se garder également des manques de mesure de part et d'autre, en veillant à ce que la prospérité excessive de la chair n'ensevelisse pas l'intelligence et qu'inversement son exténuation gratuite ne la rende pas débile, terre-à-terre, absorbée dans les souffrances corporelles. Il serait bon aussi de se souvenir de la sage prescription interdisant également de s'écarter à droite et dans la direction contraire. J'ai entendu dire à un homme; habile médecin, qui exposait les secrets de son art, que notre corps est un mélange de quatre éléments non point entièrement semblables mais disposés de façon contraire : de chaud et de froid, d'humide et de sec. Il y a en effet un mélange inattendu de chaud avec du froid, et d'humide avec du sec, car ces éléments sont unis à leur contraire par une affinité qui s'exerce par l'intermédiaire des couples. Et dissertant avec une certaine subtilité sur les principes de la nature, il donnait cette explication : chacun de ces éléments, diamétralement opposé de par sa nature à l'élément antithétique, est uni à son contraire par leur parenté (commune) avec les qualités voisines. En effet, comme le froid et le chaud se trouvent à un égal degré dans les éléments humides et secs, et qu'à l'inverse l'humide et le sec entrent pareillement en composition dans les éléments chauds et froids, l'identité des qualités qui apparaît également dans les contraires produit d'elle-même la réunion des éléments antithétiques. Mais à quoi bon exposer minutieusement, pour chacun de ces éléments pris en particulier, comment ils sont coupés les uns des autres par l'opposition de leur nature et comment au contraire ils s'unissent pour former un tout, en se mêlant les uns aux autres par la parenté de leurs qualités. Si nous avons rappelé ces faits, c'est parce que le médecin, qui avait compris la nature du corps grâce à cette spéculation, conseillait de veiller autant que possible à l'égalité des forces entre ces qualités, car en cela consiste la santé qu'aucun élément ne l'emporte en nous sur l'autre. Nous devons donc prendre soin d'une telle constitution pour demeurer en bonne santé...
2. Il faut donc veiller à l'égalité des forces entre ces qualités pour demeurer en bonne santé - si toutefois il y a du vrai dans nos propos - et n'introduire dans aucune des parties qui nous constituent ni accroissement, ni amoindrissement, par une rupture d'équilibre en notre régime de vie. De même en effet que le conducteur de char, s'il conduit des poulains qui ne vont pas du même train, ne presse pas du fouet le plus rapide, ne serre pas les rênes du plus lent, et ne laisse pas non plus le poulain vicieux ou rétif libre de se porter au désordre selon ses propres impulsions, mais dirige celui-ci, retient celui-là, touche l'autre du fouet jusqu'à ce qu'il obtienne la conspiration de tous en vue d'un effort unique pour la course; de la même manière, notre intelligence, qui tient en mains les rênes du corps, n'aura pas idée d'ajouter du feu à l'ardeur exubérante de la jeunesse, et ne prodiguera pas les glaces et les flétrissures à un être refroidi par la passion ou le temps. Pour le reste des qualités, il écoutera pareillement l'Écriture "afin que l'abondance n'ait rien de trop, et que l'indigence ne manque de rien;" (2 Cor 8,15) mais retranchant ce qui passe la mesure en l'un et l'autre sens, il aura soin d'ajouter ce qui manque, et se gardera avec un zèle égal de ce qui rend le corps inutilisable en l'un et l'autre cas : ne poussant point sa chair, par un bien-être excessif, à l'indiscipline et à l'indocilité, ne la rendant non plus, par un accablement sans mesure, maladive, relâchée et sans vigueur pour le services qu'elle doit rendre. Le but suprême de l'abstinence c'est de viser non point à accabler le corps, mais à faciliter les fonctions de l'âme.
Chapitre 23
1. Quant à chaque chose en particuliers, comment organiser son existence quand on a choisi de vivre en cette philosophie, quelles choses éviter, à quelles occupations s'exercer, la mesure d'abstinence à garder, la manière de se diriger et tout ce dans ce mode d'existence, contribue à un tel but, qu'un désire-t-il l'apprendre avec exactitude, il y a pour lui des instructions écrites qui enseignent ces détails, mais la direction donnée par les actions exemplaires est autrement plus efficace que l'enseignement des discours : aucune difficulté ne s'attache à cette affaire, comme la nécessité d'entreprendre un grand voyage ou une longue traversée pour atteindre le maître, mais "c'est près de toi qu'est la parole", (Rom 10,8) dit l'Apôtre, c'est de ton foyer où ce mode d'existence s'est complètement purifié, à force de progresser vers le sommet de l'exacte discipline. Il y a grande possibilité, qu'on se taise alors ou qu'on parle, de s'instruire par les actes sur ce mode de vie céleste, car tout discours considéré indépendamment des actes, fût-il le plus orné du monde, ressemble à une image sans vie, reproduisant avec du fard et des couleurs une physionomie au teint florissant;, mais "celui qui pratique et enseigne", (Mt 5,19) comme dit quelque part l'Évangile, celui-là est un homme véritablement vivant, et dans la fleur de la beauté, et agissant et se mouvant.
2. C'est donc ce maître que doit fréquenter celui qui va s'attacher à la virginité, comme la raison l'en convainc. Celui en effet qui souhaite vivement d'apprendre la langue d'un peuple n'est pas pour lui-même un maître qui se suffise, mais il s'instruit près des gens qui la connaissent, et arrive ainsi à faire sienne la langue de ceux qui s'expriment en un autre idiome. Ainsi, je pense, de ce mode d'existence : puisqu'il ne progresse pas suivant l'ordre de la nature, mais qu'il nous est étranger par la nouveauté du genre de vie, on ne peut apprendre son exacte discipline qu'en se laissant conduire, comme par la main, par celui qui l'a pratiquée avec succès. Et tout le reste, à quoi nous nous occupons en ce mode d'existence, serait pratiqué avec plus de rectitude par celui qui cherche si, pour chacun des objets de son zèle, on demandait la science à des maîtres, plutôt d'entreprendre l'affaire de soi-même. On n'y voit assez clair en ce genre d'occupation pour s'en remettre nécessairement à soi-même du jugement des décisions, lorsque par ailleurs il n'est pas sans danger de faire hardiment l'expérience de l'inconnu. De même que les hommes ont trouvé par l'expérience la médecine autrefois ignorée, et qu'ils l'ont vue se révéler progressivement à la faveur de certaines observations, si bien que l'utile et le nuisible, reconnus par le témoignage de l'expérience, sont entrés ainsi dans la doctrine de cet art, et que les observations des devanciers servent de précepte pour l'avenir; de même que maintenant celui qui s'applique à cet art n'est pas obligé de juger par sa propre expérience de l'efficacité des drogues, si c'est chose pernicieuse ou un remède, mais, qu'après avoir reçu d'autrui ses connaissances, il a lui-même pratiqué son art avec succès; ainsi a-t-il de l'art de guérir les âmes, je veux dire la philosophie, par laquelle nous apprenons la thérapeutique de toute passion qui atteint l'âme : ce n'est point par des structures et des suppositions qu'il faut chercher cette science, mais par une grande capacité d'apprendre, près de celui qui s'est acquis cette disposition par une longue et riche expérience. En effet, la jeunesse est, le plus souvent et pour toute entreprise, une conseillère peu sûre et l'on ne trouverait pas facilement, dans les actions dignes de zèle, une réussite parfaite pour laquelle on n'ait point associé la vieillesse à la délibération; d'autre part, plus le but proposé à ceux qui cherchent dépasse en grandeur le reste des occupations, plus il nous faut pourvoir d'avance à la sécurité. Pour ce reste en effet, la jeunesse, faute de se gouverner selon la raison, cause sans nul doute du dommage à ses biens, ou se prépare à déchoir d'une situation en vue dans le monde, ou même d'une dignité; mais, dans le cas de ce désir noble et sublime, ce qui court danger, ce ne sont point des richesses, ni une gloire mondaine et éphémère, ni aucun autre des biens qui s'attachent à nous du dehors - peu importe aux gens sensés qu'ils les gouvernent soit à leur gré, soit autrement - mais c'est l'âme même qui est atteinte par son irréflexion, et le dommage qui menace, ce n'est point d'être lésé en un bien autre que soi dont le recouvrement paraît peut-être possible, mais de périr soi-même et d'être lésé dans son âme propre. Celui en effet qui a dilapidé son patrimoine ne désespère peut-être pas de revenir encore par quelque industrie à l'aisance ancienne tant qu'il compte parmi les vivants; mais celui qui est déchu de cette vie a perdu du même coup tout espoir de changer dans le sens du mieux.
3. Et donc, puisque la plupart embrassent l'état de virginité encore jeunes et sans que leur intelligence soit parfaitement formée, ils devaient avant tout s'occuper pour cette route un guide et un maître excellent, de peur que l'ignorance qu'ils ont ne leur fasse se frayer des sentiers impraticables, <qui les égarent hors du droit chemin. "Deux valent mieux qu'un", (Ec 4,9) dit l'Ecclésiaste, et l'homme seul est facile à vaincre pour l'ennemi qui dresse des embuscades sur les routes divines. Et c'est bien vrai, "malheur à celui qui est seul lorsqu'il tombe", (Ec 4,10) parce qu'il n'a personne pour le redresser. Déjà en effet certains se sont abandonnés à l'élan heureux qui les porte vers le désir de cette vie noble, mais, s'imaginant toucher à la perfection dès l'instant qu'ils l'ont choisie, ils ont, du fait de leur fol orgueil, trébuché dans une autre erreur, s'abusant en leur démence sur cette beauté vers laquelle inclinait leur pensée. On compte parmi eux ces gens que la Sagesse nomme oisifs, qui jonchent d'épines leurs propres routes, qui estiment nuisible à leur âme l'ardeur pour les oeuvres des commandements, qui annulent les exhortations apostoliques, et qui, au lieu de manger honnêtement un pain qui leur appartienne, guignent celui d'autrui, érigeant l'oisiveté en art de vivre; de là viennent ces rêveurs qui accordent aux tromperies de leurs songes plus de crédit qu'aux enseignements de l'Évangile et qui appellent révélations leurs imaginations; "ils en sont, ceux qui s'introduisent dans les familles", (2 Tim 3,6) et ces autres encore qui prennent pour de la vertu leur vie insociable et sauvage ignorant le commandement de la charité et ne connaissant même pas le fruit de la longanimité et de l'humilité.
4. Et qui peut exposer en détail toutes les chutes de ce genre, où l'on est entraîné par le refus de frayer avec ceux qui sont dignes d'estime selon Dieu ? Car nous en avons connu de ces gens : et ceux qui endurent la faim jusqu'à en mourir, comme si Dieu se complaisait en de tels sacrifices; et d'autres encore faisant défection dans une direction diamétralement opposée qui, tout en professant le célibat de façon nominale, ne se distinguent en rien de la vie commune : non seulement ils accordent à leur ventre les plaisirs de la bonne chère, mais ils cohabitent ouvertement avec des femmes, et nomment fraternité cette communauté de vie, pour la bonne raison qu'ils dissimulent sous un nom respectable la perversité de leurs desseins secrets : c'est à cause d'eux surtout que cette profession respectable et pure est diffamée par les gens du dehors.
5. Les jeunes gens auraient donc avantage à ne pas se prescrire à eux-mêmes la route de ce mode d'existence : les bons exemples n'ont pas manqué à notre vie, mais c'est en ce moment surtout que ce noble idéal s'est épanoui comme il le fit jamais, et qu'il s'implante en notre vie, pratiqué de progrès en progrès jusqu'au sommet de la perfection; il peut y participer celui qui marche sur de telles traces, et, suivant l'odeur de ce parfum, se pénétrer de "la bonne odeur du Christ ". (2 Cor 2,14). De même en effet qu'à partir d'un seul flambeau allumé, la flamme se propage à toutes les lampes qui l'approchent, tandis que la lumière initiale n'en est point diminuée et qu'elle se communique au même degré à tout ce qui participe à sa lumière, ainsi ce noble idéal de vie se propage-t-il de celui qui l'a parfaitement pratiqué à ceux qui l'approchent, car elle est vraie la parole du prophète, "celui qui vit avec un homme saint, innocent et choisi, devient tel". (Ps 17,26)
6. Si tu cherches les signes distinctifs qui permettent de ne pas se méprendre sur le bon modèle, facile est la description. Si tu vois un homme qui, par sa conduite, se montre au milieu de la mort et de la vie, qui ne soit ni totalement tourné vers la mort, ni non plus engagé à fond dans la vie, mais qui, dans les oeuvres où la vie de la chair fait ses preuves, compte au nombre des morts, tandis que, dans les oeuvres de la vertu où se font connaître ceux qui vivent par l'esprit, tu le vois véritablement vivant, actif et vigoureux, regarde vers cette règle de conduite : Dieu a proposé cet homme comme modèle a notre vie. Et tu verras non pas une personne unique, mais un choeurs de saints, rangés sous la direction de ce coryphée, appliqués à imiter celui qui a pratiqué avec succès la vertu.
Si tu vois un homme, qui, par sa conduite, se tient au milieu de la mort et de la vie, si tu le vois choisir de part et d'autre ce qui est utile pour philosopher, sans accueillir dans son ardeur pour les commandements l'inertie de la mort, ni s'engager à fond dans la vie parce qu'il est étranger aux convoitises mondaines; mais si, dans les oeuvres où la vie de la chair fait ses preuves, tu le vois demeurer plus inerte que les morts, et si, dans les oeuvres de la vertu où se font connaître ceux qui vivent par l'esprit, tu le vois véritablement vivant, actif et vigoureux, regarde vers cette règle de conduite. Qu'il soit pour toi un modèle de la vie divine, comme pour les pilotes celles des étoiles qui demeurent toujours visibles. Imite de celui-ci et la vieillesse chenue et la jeunesse; imite plutôt ce qu'il montre de la vieillesse en l'adolescence et de la jeunesse en la vieillesse. Le temps en effet n'a point affaibli la robustesse de son âme ni son efficacité, quand son âge inclinait déjà vers la vieillesse; sa jeunesse ne se montrait point non plus active dans les choses où la jeunesse se signale par son activité; mais il y avait un mélange merveilleux de ce que l'un et l'autre âge offrent d'éléments contraires, ou plutôt un échange de leurs propriétés : dans la vieillesse, la force se montrant jeune pour le bien, dans l'adolescence, la jeunesse devenant inerte pour le mal. Et si tu recherches aussi les amours de cet âge, imite la violence et la flamme du divin amour de la sagesse, avec lequel il a grandi depuis l'enfance et tenu bon jusqu'à la vieillesse. Si tu ne peux regarder vers lui, comme ne peuvent regarder vers le soleil ceux qui souffrent des yeux, fixe tes regards sur le choeur des saints rangés sous son autorité, eux dont la vie brille pour être imitée de chaque âge. Dieu a proposé cet homme comme modèle à notre vie.
Il s'en trouve beaucoup parmi eux qui, malgré la jeunesse de leur âge, sont devenus tout chenus par la pureté de leur chasteté, devançant la vieillesse par leur raison et en quelque manière transcendant le temps : ils ont fait preuve d'un amour plus violent et plus véhément pour la sagesse que pour les plaisirs corporels, non qu'ils fussent d'une autre nature - en tous "la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit" (Gal 5,17) - mais parce qu'ils ont parfaitement écouté celui qui a dit : la chasteté est "un arbre de vie pour tous ceux qui s'y attachent". (Pro 3,18). Sur cet arbre, traversant comme sur un radeau la houle de jeunesse, ils ont abordé au port de la volonté divine; ils tiennent maintenant leur âme tranquille dans calme et la sérénité, bienheureux de leur excellente navigation : eux qui ont affermi leurs intérêts sur la bonne espérance comme sur une ancre solide et qui se retiennent impavides loin du trouble des flots, ils ont proposés à ceux qui les suivent l'éclat de leur propre vie, comme des signaux de feu lancés par un fanal situé sur une hauteur. Ainsi donc nous avons un point de mire sur lequel fixer nos yeux pour traverser avec sécurité la houle des tentations.
7. Pourquoi me demander avec indiscrétion si certains de ceux qui ont conçu de tels projets ont été vaincus, et abandonner pour autant cette affaire comme impossible ? Regarde vers celui qui a réussi et affronté hardiment cette bonne navigation sous le souffle de l'Esprit saint, avec pour te diriger le Christ comme pilote. "Ceux en effet qui descendent sur la mer dans des navires et qui trafiquent sur de grandes eaux" (Ps 106,23) ne regardent pas l'éventualité d'un naufrage comme un obstacle à leurs espoirs, mais, rejetant devant eux leur bon espoir, ils poursuivent avec zèle jusqu'au terme de leur entreprise. Ne serait-il pas souverainement absurde de juger mauvais le comportement d'un homme qui a trébuché dans cette vie de perfection rigoureuse, et de décider qu'ils est meilleur d'avoir passé sa vie entière jusqu'à la vieillesse dans des chutes ? S'il est en effet dangereux d'approcher ne fût-ce qu'une seule fois du péché, et si tu en conclus qu'il est plus sûr de ne pas même entreprendre la poursuite de ce but sublime, combien est-il plus funeste d'avoir fait du péché l'occupation de son existence et de demeurer ainsi absolument étranger à la vie pure ? Comment écoutes-tu le Crucifié, toi qui es vivant ? Comment écoutes-tu celui qui est mort au péché, toi qui te portes bien du péché ? Comment écoutes-tu celui qui t'ordonne de le suivre, alors qu'il porte la croix sur son corps comme un trophée pris à l'ennemi, toi qui n'es pas crucifié au monde et qui n'admets pas la mortification de la chair ? Comment obéis-tu à Paul, qui t'exhorte à offrir ton corps en victime vivante, sainte, agréable à Dieu, toi qui te modèles sur ce siècle et ne te transformes point par le renouvellement de ton intelligence, toi qui ne marches point dans la nouveauté de cette vie, mais qui es encore attentif à suivre la vie du vieil homme ? Comment exerces-tu ton sacerdoce pour Dieu, alors que tu n'as été oint que pour offrir un don à Dieu, non point un don absolument étranger, prélevé sur des biens qui s'attachent à toi du dehors et que tu introduirais par substitution, mais le don véritablement tient, l'homme intérieur, qui doit être parfait et immaculé conformément à la loi au sujet de l'agneau, indemne de toute tâche et de toute infirmité ? Comment donc offriras-tu ces choses à Dieu, toi qui n'écoutes pas la loi qui interdit de consacrer ce qui est impur ? Si tu désires aussi que Dieu se manifeste à toi, pourquoi n'écoutes-tu pas Moïse ordonnant au peuple de se garder pur des relations conjugales, pour recevoir la manifestation de Dieu ? Si cela te semble insignifiant d'être crucifié avec le Christ, de t'offrir toi-même en victime à Dieu, de devenir prêtre du Dieu très haut, d'être jugé digne de la grande manifestation de Dieu, qu'imaginer pour toi de plus sublime que tout cela, si même les conséquences de ces choses te semblent insignifiantes ? Par la crucifixion avec lui en effet, on obtient d'être associé à sa vie, à sa gloire, à son règne; et par l'offrande de soi-même à Dieu, on peut être promu de la nature et dignité humaines à celle des anges : ainsi que le dit lui-même Daniel, "milliers de milliers étaient présents près de lui". (Dan 7,10). Celui qui a reçu le véritable sacerdoce et s'est joint au grand Prêtre, sans aucun doute il demeure prêtre lui aussi pour l'éternité, sans être plus jamais empêché par la mort de demeurer à jamais. Le profit d'avoir été jugé digne de voir Dieu consiste en cela même d'avoir été jugé digne de le voir, car la cime de toute espérance, l'accomplissement de tout désir, le terme et le résumé de toute bénédiction, promesse divine et biens ineffables dont nous croyons qu'ils dépassent la connaissance sensible et intellectuelle, c'est ce que Moïse a passionnément désiré de voir, ainsi que beaucoup de prophètes et de rois; seuls en sont dignes les coeurs purs, qui sont réellement bienheureux et appelés tels parce qu'ils verront Dieu. Nous voulons que tu deviennes aussi un de ceux-là, toi qui as été crucifié avec le Christ, qui t'es offert à Dieu en prêtre chaste, qui es devenu une victime pure et qui t'es préparé en toute pureté, par ta virginité, à l'avènement de Dieu, afin de voir Dieu toi aussi avec un coeur pur, selon la promesse de notre Dieu et Sauveur Jésus Christ : à Lui, la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.
Fin de l'ouvrage
Date de dernière mise à jour : 2021-07-04
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