Passioniste de Polynésie

La montée au carmel St Jean de la croix

Jeandelacroix

LA MONTÉE DU CARMEL

DE ST JEAN DE LA CROIX

ON Y TRAITE DE LA MANIÈRE DONT L'ÂME POURRA

SE DISPOSER POUR ARRIVER PROMPTEMENT

À SON UNION AVEC DIEU. ON Y DONNE

DES AVIS ET DES ENSEIGNEMENTS TRÈS

UTILES À CEUX QUI COMMENCENT AUSSI

BIEN QU'À CEUX QUI ONT DÉJÀ RÉALISÉ

BEAUCOUP DE PROGRÈS, AFIN QU'ILS SACHENT

SE DÉBARRASSER DE TOUT CE QUI N'EST PAS SPIRITUEL,

NE POINT S'EMBARRASSER DE CE QUI EST SPIRITUEL ET

DEMEURER DANS CETTE PROFONDE NUDITÉ ET LIBERTÉ

D'ESPRIT QUE REQUIERT L'UNION DIVINE.

SOMMAIRE

            Toute la doctrine qui sera exposée dans cette Montée du Carmel se trouve contenue dans les strophes suivantes. Celles-ci montrent comment on arrive jusqu'au sommet de la montagne, c'est-à-dire à l'état élevé de perfection que nous appelons ici l'union de l'âme avec Dieu. Comme elles doivent servir de fondement à ce que je vais dire, j'ai voulu les réunir ici afin que l'on comprenne et que l'on voie bien la substance du sujet que je vais traiter ainsi que l'exposé que j'en donnerai. Néanmoins, lorsque je les expliquerai, il conviendra de mettre encore la strophe elle-même dont il sera question, et chacun des vers dont elle se compose, selon que l'exigera le sujet ou l'exposé.

STROPHES

OÙ L'ÂME CHANTE L'HEUREUX SORT QU'ELLE

A EU DE PASSER PAR LA NUIT OBSCURE

DE LA FOI PURE ET SA PURIFICATION POUR

ARRIVER À L'UNION DE L'AMOUR.

I

Par une nuit profonde,

Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,

Oh! l'heureux sort!

Je sortis sans être vue,

Tandis que ma demeure était déjà en paix.

II

J'étais dans les ténèbres et en sûreté

Quand je sortis déguisée par l'escalier secret,

Oh! l'heureux sort!

J'étais dans les ténèbres et en cachette,

Tandis que ma demeure était déjà en paix.

III

Dans cette heureuse nuit,

Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait,

Et je n'apercevais rien

Pour me guider que la lumière

Qui brûlait dans mon coeur.

IV

Elle me guidait

Plus sûrement que la lumière du midi

Au but où m'attendait

Celui que j'aimais,

Là où nul autre ne se voyait.

V

O nuit qui m'avez guidée!

O nuit plus aimable que l'aurore!

O nuit qui avez uni

L'aimé avec sa bien-aimée

Qui a été transformée en lui!

VI

Sur mon sein orné de fleurs,

Que je gardais tout entier pour lui seul,

Il resta endormi,

Et moi je le caressais

Et avec un éventail de cèdre je le rafraîchissais.

VII

Quand le souffle provenant du fort

Soulevait déjà sa chevelure,

De sa douce main

Posée sur mon cou il me blessait,

Et tous mes sens furent suspendus.

VIII

Je restai là et m'oubliai,

Le visage penché sur le Bien-Aimé.

Tout cessa pour moi, et je m'abandonnai à lui,

Je lui confiai tous mes soucis

Et m'oubliai au milieu des lis.

PROLOGUE

            Si je devais expliquer et faire comprendre cette nuit obscure par laquelle passent les âmes pour arriver à la divine lumière, à l'union parfaite d'amour de Dieu, autant qu'elles le peuvent en cette vie, il faudrait une science plus éclairée que la mienne et une expérience plus grande. Elles sont si nombreuses et si profondes les ténèbres et les épreuves tant spirituelles que temporelles par lesquelles ont coutume de passer ces bienheureuses âmes pour pouvoir arriver à cet état de perfection, que ni la science humaine ne suffit pour le comprendre, ni l'expérience pour l'exposer. Je dis expérience pour l'exposer, car celui-là seul qui passe par cette voie pourra les connaître mais il sera impuissant à les exprimer. Aussi, pour dire quelque chose de cette nuit obscure, je ne me fierai ni à la science, ni à l'expérience, car l'une et l'autre peuvent faillir et induire en erreur. Mais, tout en n'omettant pas de m'en servir autant que possible, je m'aiderai en tout de la faveur divine, de la saint Écriture, au moins pour ce qu'il y a de plus important et de difficile à comprendre. En suivant sa lumière, nous ne pouvons nous tromper, puisque celui qui y parle est l'Esprit-Saint lui-même. Et s'il m'arrive de me tromper parce que je n'aurai pas bien compris ce qu'il dit là ou ailleurs, mon intention n'est pas de m'écarter du véritable enseignement et de la doctrine de notre sainte Mère l'Église catholique; d'avance je me conforme et me soumets sans réserve non seulement à sa manière de voir, mais encore à quiconque aura dans ces questions des lumières plus sûres que les miennes.

            Ce n'est point parce que je découvre en moi des aptitudes pour une entreprise si haute et si ardue que je me suis déterminé à traiter ce sujet, mais parce que j'ai confiance que Notre-Seigneur m'aidera à subvenir à l'extrême nécessité où se trouvent un grand nombre d'âmes. Elles ont commencé à marcher dans le chemin de la vertu; Notre-Seigneur voudrait les placer dans la nuit obscure, afin de les amener par là à la divine union; et elles ne vont pas plus loin, soit parce qu'elles ne s'y laissent pas introduire, soit parce qu'elles ne comprennent pas leur état, et qu'elles manquent de guides expérimentés et capables de les conduire au sommet de la perfection.

            Aussi est-il vraiment déplorable de voir beaucoup d'âmes à qui Dieu confère des qualités et des faveurs spéciales pour monter plus haut et qui parviendraient au sublime état dont nous parlons, si elles voulaient s'en donner la peine, mais qui restent dans leurs manières vulgaires de traiter avec Dieu; elles manquent de volonté ou de lumière, ou bien il n'y a personne pour les guider et leur enseigner à quitter le sentier des commençants.

            Si cependant Notre-Seigneur leur accorde tant de grâces que sans ces moyens et ces secours il les fasse monter, elles arriveront beaucoup plus tard; elles éprouveront plus de difficulté; enfin elles auront moins de mérite, parce qu'elles ne se sont pas remises entre les mains de Dieu et ne l'ont pas laissé les introduire librement dans le chemin pur et véritable qui conduit à l'union.

            Sans doute, Dieu, qui les élève, n'a pas besoin de pareils secours. Toutefois, si elles ne se laissent pas porter par lui, elles font moins de chemin parce qu'elles résistent à celui qui les élève; elles méritent moins parce qu'elles ne lui abandonnent pas leur volonté; et par le fait même elles souffrent davantage.

            Il y a en effet des âmes qui, au lieu de s'abandonner à Dieu tout en s'aidant elles-mêmes, troublent son action par leur agitation indiscrète ou leur résistance. Elles ressemblent à de petits enfants que leurs mères voudraient porter dans les bras et qui se mettent à trépigner et à pleurer afin de marcher par eux-même, quand ils en sont incapables, ou du moins quand ils ne peuvent faire que des pas d'enfants.

            Il faut donc savoir se laisser conduire par Dieu quand Sa majesté veut nous élever. Voilà pourquoi nous donnerons, avec son secours, aux commençants et à ceux qui sont déjà en voie de progrès, des enseignements et des conseils pour qu'ils sachent se comprendre ou du moins se laissent conduire par lui. Il y a, en effet, des confesseurs et des Pères spirituels qui n'ont point la lumière nécessaire ni l'expérience de ces voies; au lieu de venir en aide à ces âmes, ils ont coutume plutôt de les empêcher d'avancer et de leur être nuisibles; ils ressemblent aux bâtisseurs de Babel qui, au lieu de fournir des matériaux convenables, en apportaient d'autres tout différents, parce qu'ils ne comprenaient plus le langage qu'on leur parlait; aussi l'édifice ne s'élevait pas. Voilà pourquoi c'est une épreuve très rude et très pénible pour l'âme qui, dans des circonstances analogues, ne comprend pas son état et ne trouve personne qui la comprenne. Il lui arrivera peut-être que Dieu l'élève à la voie très haute d'une contemplation pleine d'obscurité et de sécheresse, et elle se croira perdue. Au milieu de ces ténèbres, de ces épreuves, angoisses et tentations, elle rencontrera quelqu'un qui lui tiendra le langage des consolateurs de Job. On lui dira que c'est de la mélancolie, du chagrin, ou affaire de nature, ou peut-être le châtiment de quelque faute secrète pour laquelle Dieu l'a délaissée. Généralement, on juge tout de suite que cette âme doit être bien coupable ou qu'elle l'a été, dès lors qu'elle éprouve de pareils tourments. D'autres lui diront qu'elle recule, puisqu'elle ne trouve plus ni goûts ni consolations comme précédemment dans les choses de Dieu. Aussi la pauvre âme voit redoubler ses souffrances; ou il lui arrivera que sa plus grande peine viendra de la vue de sa propre misère. Il lui semblera voir plus clair que la lumière du jour qu'elle est remplie de maux et de péchés; c'est là, en effet, la lumière et la connaissance que Dieu lui donne dans cette nuit de contemplation, comme nous le dirons plus loin. Comme elle trouve quelqu'un qui partage sa manière de voir et lui dit qu'elle souffre par sa faute, sa peine et ses angoisses grandissent démesurément et arrivent d'ordinaire à un état pire que la mort. Ce n'est pas assez pour de pareils confesseurs. Comme ils s'imaginent que cet état est la conséquence de leurs péchés, ils les obligent à repasser leur vie et à faire une foule de confessions générales. C'est les crucifier de nouveau et ne pas comprendre que ce n'est plus le temps d'employer de tels moyens, mais de laisser ces âmes dans l'état de purification où Dieu les a placées, de les consoler, de les encourager à vouloir cette épreuve tout le temps qu'il plaira à Dieu. Jusqu'alors, en effet, il n'y a pas de remède, quoi que fassent ces âmes, et qui que disent leurs confesseurs.

            Telle est la question que nous traiterons, avec la grâce de Dieu. Nous montrerons comment l'âme doit se comporter dans cet état, quel doit être le rôle de son confesseur, et quelles sont les marques auxquelles on reconnaîtra si cette épreuve est une purification l'âme; et alors, dans ce cas, s'il s'agit d'une purification des sens ou de celle de l'esprit que nous appelons nuit obscure. Nous dirons aussi comment on pourra reconnaître que cet état provient de la mélancolie ou d'une autre imperfection des sens ou de l'esprit.

            Il peut arriver aussi que certaines âmes ou leurs confesseurs s'imaginent que Dieu les conduit par cette voie de la nuit obscure de la purification de l'esprit, et ce ne sera peut-être que l'une de ces imperfections dont nous avons parlé. D'un autre côté, il y a aussi beaucoup d'âmes qui s'imaginent être dépourvues de l'esprit d'oraison et qui le possèdent à un très haut degré, tandis que d'autres, au contraire, s'imaginent en avoir beaucoup et n'en ont presque point.

            Il y en a qui font pitié à voir, tant elles souffrent et se fatiguent, et qui néanmoins reculent; elles recherchent leur avancement dans ce qui, loin de le procurer, ne peut que l'empêcher. Il y en a encore qui, au contraire, sans fatigue ni agitation, réalisent de grands progrès. Il y en a même qui se troublent et s'inquiètent des faveurs et des grâces que Dieu leur accorde pour leur avancement et ne réalisent aucun progrès. On pourrait énumérer encore beaucoup d'obstacles qui se trouvent dans cette vie et découlent des joies, des peines, des espérances ou des chagrins que l'on éprouve; les uns proviennent de l'esprit de perfection, les autres de l'imperfection.

            Telle est la matière dont nous tâcherons, avec l'aide de Dieu, de dire quelques mots. Celui qui lira cet écrit pourra se rendre compte quelque peu de la voie où il se trouve et de celle qu'il doit suivre, s'il a la prétention de parvenir au sommet de cette montagne.

            Comme il s'agit ici de la nuit obscure, par laquelle l'âme doit aller à Dieu, que le lecteur ne s'étonne pas de trouver quelque obscurité dans notre enseignement. Mais, à notre avis, ce ne sera qu'au début; car s'il continue sa lecture, il arrivera peu à peu à mieux comprendre ce qu'il a lu tout d'abord; d'ailleurs les diverses parties de cet écrit s'expliquent l'une par l'autre. Et s'il vient à le relire, nous pensons qu'il le trouvera plus clair et son enseignement plus sûr.

            Toutefois, si quelques personnes ne goûtaient pas cette doctrine, il faudrait l'attribuer à mon peu de savoir et à l'imperfection de mon style; car la matière que je traite est bonne en soi et très nécessaire. Mais il me semble que si on l'exposait avec plus de talent et de perfection que je ne le ferai, elle ne serait pas encore goûtée d'un grand nombre. La raison c'est que l'on n'écrira pas des choses qui soient très faciles à suivre et offrent de l'attrait à ceux qui se plaisent à rechercher Dieu par la voie des douceurs. Nous donnerons plutôt une doctrine substantielle et solide pour les uns comme pour les autres, à la condition que l'on veuille passer par la nudité d'esprit dont il s'agit dans cet ouvrage. D'ailleurs, mon intention principale n'est pas de m'adresser à tous en général, mais bien à quelques personnes, aux religieux et religieuses de la réforme de Notre-Dame du Mont Carmel, qui m'ont demandé ce livre. Dieu leur a fait la grâce de les placer dans le sentier de cette montagne; comme ils sont déjà dépouillés complètement des biens de ce monde, ils comprendront mieux cette doctrine de la nudité d'esprit.

LIVRE PREMIER

OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE

PAR NUIT OBSCURE ET COMBIEN IL EST

NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER

POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE;

ON PARLE EN PARTICULIER DE LA

NUIT DES SENS ET DES PASSIONS,

AINSI QUE DES DOMMAGES

QU'ILS CAUSENT À L'ÂME.

CHAPITRE I

ON RAPPELLE LA PREMIÈRE STROPHE;

ON PARLE DES DIFFÉRENCES QU'IL Y A

ENTRE LES NUITS PAR LESQUELLES

PASSENT LES PERSONNES ADONNÉES À

LA SPIRITUALITÉ ET QUI CONCERNENT

LA PARTIE INFÉRIEURE ET LA PARTIE

SUPÉRIEURE DE L'HOMME. ON

EXPLIQUE LA STROPHE

 

STROPHE I

Par une nuit profonde,

Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,

Oh! l'heureux sort!

Je sortis sans être vue,

Tandis que ma demeure était déjà en paix.

            L'âme chante dans cette strophe l'heureux sort et la bonne fortune qu'elle a eus de se dégager de toutes les choses du dehors, des tendances et imperfections qui résident dans la partie sensitive de l'homme par suite du désordre où se trouve sa raison.

            Pour comprendre cette doctrine, il faut savoir que l'âme, avant d'arriver à l'état de perfection, doit ordinairement passer tout d'abord par deux sortes principales de nuit que les auteurs spirituels appellent voies purgatives ou purifications, et que nous appelons ici des nuits, parce que, dans les deux cas, l'âme marche pour ainsi dire de nuit et dans l'obscurité.

            La première nuit ou purification est celle de la partie sensitive de l'âme dont il est question dans cette strophe et dont il sera parlé dans la première partie de ce livre. La seconde est celle de la partie spirituelle de l'âme dont parle la seconde strophe et dont nous parlerons dans la seconde partie en montrant le rôle actif de l'âme; quant à son rôle passif, il en sera question dans la troisième et dans la quatrième partie.

            Cette première partie est celle des commençants et regarde le temps où Dieu commence à les élever à l'état de contemplation auquel l'esprit participe lui aussi, comme nous le dirons en son temps. La seconde nuit ou purification est celle de ceux qui sont déjà dans la voie du progrès et regarde le temps où Dieu veut les élever à l'état d'union avec lui; c'est une nuit plus profonde que la précédente et une terrible purification, comme nous le dirons plus tard (Ce paragraphe est tiré des Ms. D'Albe-Burgos, Calatayud).

EXPLICATION DE LA STROPHE

            Voici en résumé ce que l'âme veut dire dans cette strophe. L'âme, aidée de la grâce de Dieu et mue seulement par cet amour pour lui dont elle était tout enflammée, est sortie durant une nuit obscure. Cette nuit est la privation et la purification de toutes les tendances des sens par rapport à toutes les choses extérieures du monde, comme à celles qui réjouissaient sa chair ou plaisaient à sa volonté. Ce travail est le résultat de la purification des sens. Aussi l'âme ajoute qu'elle est sortie, lorsque sa maison était déjà en paix; elle désigne la partie sensitive, alors que toutes ses tendances étaient endormies et calmes en elle, et qu'elle-même était en sûreté à leur endroit. Car elle ne sort pas des peines et des angoisses que fomentent, du fond de leur demeure, les tendances, tant qu'elles ne sont pas elles-mêmes comme mortes et endormies. Voilà pourquoi elle parle de son heureux sort. Elle est sortie sans être vue, c'est-à-dire sans qu'aucune tendance de la chair ou autre ait pu l'empêcher; elle dit encore qu'elle est sortie de nuit, c'est-à-dire pendant que Dieu la privait de toutes ses tendances, ce qui était pour elle une nuit.

            Ce fut une heureuse fortune pour elle que Dieu la plaçât dans cette nuit, d'où lui est venu un si grand bien, et où elle n'aurait jamais pu s'introduire d'elle-même. Il n'y a personne d'ailleurs qui soit capable par ses seules forces de se dégager de toutes ses tendances pour aller à Dieu.

            Telle est en résumé l'explication de la strophe. Nous allons maintenant en expliquer chaque verset et exposer ce qui convient à notre but. Nous ferons de même pour les autres strophes, comme nous l'avons dit dans le prologue: nous rappellerons d'abord la strophe et son exposé, puis nous parlerons de chaque verset à part.

CHAPITRE II

CE CHAPITRE MONTRE CE QUE C'EST

QUE CETTE NUIT OBSCURE PAR

LAQUELLE L'ÂME DIT QU'ELLE EST

PASSÉE POUR ALLER À DIEU, ET

EXPLIQUE QUELLES EN SONTLES CAUSES.

Par une nuit obscure

            Nous pouvons pour trois motifs appeler nuit l'état par lequel passe l'âme pour arriver à l'union divine. Le premier vient du point de départ de l'âme, car elle doit priver peu à peu ses tendances du goût qu'elles éprouvaient dans toutes les choses du monde et le leur refuser; or ce refus, cette absence de toutes jouissances, est comme une nuit pour toutes les tendances et les sens de l'homme. Le second motif vient du moyen que l'on emploie ou du chemin par lequel l'âme doit passer pour arriver à l'union. Ce moyen est la foi, qui, obscure elle-aussi, est pour l'entendement comme une nuit. Le troisième vient du terme où l'âme tend, c'est-à-dire de Dieu: comme il est incompréhensible et infiniment parfait, on peut bien l'appeler une nuit obscure pour l'âme en cette vie. Ces trois nuits doivent passer par l'âme, ou plutôt l'âme doit passer par ces nuits avant d'atteindre l'union avec Dieu.

            Nous en trouvons une image au livre de Tobie, dans ces trois nuits que, sur ordre de l'ange, le jeune Tobie devait passer avant de s'unir à son épouse (Tob, VI, 18). La première nuit, il devait consumer par le feu le foie du poisson, qui est le symbole du coeur affectionné et attaché aux choses de ce monde; de même, si l'on veut marcher dans cette voie qui mène à Dieu et purifié de tout ce qui est créature. C'est dans cette purification que l'on met en fuite le démon qui exerce son pouvoir sur l'âme à cause de son attachement aux choses temporelles et corporelles.

            L'ange dit à Tobie que dans la seconde nuit il serait admis à partager la société des saints patriarches qui sont nos Pères dans la foi; cela signifie que l'âme en passant par la première nuit, c'est-à-dire en se privant de tous les objets qui flattent les sens, entre immédiatement dans la seconde nuit, où elle reste dans la solitude et la nudité de la foi, qui seule la dirige et qui ne tombe pas sous les sens.

            L'ange dit à Tobie que la troisième nuit il obtiendrait la bénédiction, qui signifie Dieu lui-même; à la faveur de la seconde nuit qui figure la foi, il se communique en effet peu à peu à l'âme d'une manière si secrète et si intime qu'il est comme une autre nuit pour elle, car cette communication est beaucoup plus obscure que les autres, comme nous le dirons bientôt.

            Une fois passée cette troisième nuit, et achevée cette communication de Dieu à l'esprit qui a lieu ordinairement lorsque l'âme est plongée dans de profondes ténèbres, s'accomplit aussitôt l'union avec l'Épouse c'est-à-dire la Sagesse de Dieu.

            L'ange, en effet, a dit à Tobie qu'après la troisième nuit il s'unirait à son épouse dans la crainte de Dieu ce qui signifie que si la crainte est parfaite, l'amour de Dieu est parfait, et c'est alors que s'opère par l'amour la transformation de l'âme en Dieu.

            Ces trois parties de la nuit ne sont en somme qu'une nuit, qui a trois parties comme la nuit naturelle. La première, celle des sens, correspond à la première partie de la nuit naturelle, alors que nous finissons par perdre de vue les choses qui nous entourent; la seconde, celle de la foi, correspond au milieu de la nuit, alors que tout est profondément obscur; et la troisième, qui est Dieu, correspond à l'aurore, qui est déjà proche de la lumière du jour.

            Pour mieux comprendre cette doctrine, nous parlerons de chacune de ces nuits en particulier.

CHAPITRE III

CE CHAPITRE EXPOSE LA PREMIÈRE

CAUSE DE CETTE NUIT OBSCURE, QUI

CONSISTE DANS LA MORTIFICATION

DE NOS TENDANCES SOUS TOUS LES RAPPORTS

            Par nuit nous entendons ici la mortification du goût sous tous les rapports. De même que la nuit n'est qu'une privation de la lumière et, par suite, de tous les objets qu'elle peut nous montrer, de telle sorte que notre puissance visuelle est dans une obscurité complète et ne voit rien, de même on peut dire que la mortification de nos tendances est une nuit pour l'âme. Car l'âme en mortifiant ses tendances sous tous les rapports est comme dans les ténèbres et ne voit rien. La puissance visuelle s'exerce par le moyen de la lumière et se nourrit des objets visibles. Mais quand la lumière disparaît, elle ne les voit plus. Ainsi l'âme qui se sert de ses tendances se nourrit de tous les objets dont ses tendances lui offrent le goût. Si ce goût est éteint, ou mieux, s'il est mortifié, l'âme ne trouve plus d'aliment dans les créatures et, par suite, ses tendances sont dans l'obscurité et sans rien. Prenons un exemple dans chacune de nos puissances.

            Quand l'âme se prive de tout ce qui pourrait satisfaire le sens de l'ouïe, elle reste dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

            Si elle se prive de tout ce qui pourrait réjouir le sens de la vue, elle reste également dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

            Si elle se prive de toute la suavité des parfums qui peuvent affecter le sens de l'odorat, elle sera aussi forcément dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

            Si elle se prive du goût que son palais trouverait dans les aliments, elle mortifie ce sens et se trouve dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

            Enfin, en se privant de toute délectation et de tous les plaisirs qu'elle pourrait trouver dans le sens du tact, elle se mortifie par rapport à ce sens dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

            Ainsi donc l'âme qui aurait repoussé et rejeté le goût de toutes les choses créées, et mortifié toutes ses tendances, serait, nous pouvons le dire, comme dans la nuit et dans l'obscurité; ce ne serait en quelque sorte qu'un vide complet par rapport à tous les objets créés.

            La cause de cela, c'est que l'âme selon les philosophes, est, au moment où Dieu l'unit au corps, comme une table rase ou lisse sur laquelle il n'y a rien de peint; et, à part les connaissances qu'elle acquiert peu à peu par les sens, il ne lui en vient naturellement aucune autre d'ailleurs. Tant qu'elle est dans le corps, elle ressemble à celui qui se trouve dans une prison obscure et qui ne connaît rien, si ce n'est ce qu'il parvient à voir par les fenêtres de sa prison; si ce moyen lui manque, il ne verra absolument rien autrement. Il en est de même de l'âme. Ôtez-lui ce qu'elle peut apprendre par les sens qui sont comme les fenêtres de sa prison, elle ne peut naturellement rien connaître par un autre moyen. Quand donc elle rejette les connaissances qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive, nous pouvons bien dire qu'elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide; car, ainsi qu'il résulte de ce que nous avons vu, la lumière ne peut lui arriver par d'autres voies que celles dont nous avons parlé.

            Sans doute elle ne peut pas ne plus exercer les sens de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, du goût, du toucher, mais cela n'a pour ainsi dire aucune importance pour elle et ne la trouble pas plus, si elle n'y adhère pas et le rejette, que si elle ne jouissait point de l'ouïe, de la vue... Tel l'homme qui voudrait fermer les yeux et serait dans l'obscurité comme l'aveugle qui a perdu la faculté de voir. David a dit à ce sujet: « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse. » (Ps. LXXXVII, 16). Il s'appelle pauvre, tout riche qu'il est évidemment, parce qu'il n'a aucun attachement aux richesses: voilà pourquoi il était aussi pauvre que s'il n'avait rien possédé en réalité. Si, au contraire, il n'avait rien possédé en fait, sans être pauvre par la volonté, il n'eût pas été vraiment pauvre, car son âme eût été riche et pleine de désirs. Voilà pourquoi nous appelons ce détachement une nuit pour l'âme. Nous ne nous occupons pas ici de la privation des biens; cette privation n'en détache pas l'âme qui continue à les désirer; nous parlons du détachement de l'âme par rapport à ses tendances vers ces biens et les plaisirs qu'elle y trouve. C'est ce détachement qui fait l'âme libre et vide de tous les biens qu'elle pourrait posséder. Or les biens de ce monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas, puisqu'ils ne pénètrent pas en elle; ce qui lui est nuisible, c'est l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a.

            Cette première sorte de nuit, comme nous le dirons plus loin, concerne la partie sensitive de l'âme; c'est l'une des deux dont nous avons déjà parlé et par lesquelles l'âme doit passer.

            Montrons maintenant combien il convient à l'âme de sortir de sa maison par cette nuit profonde des sens pour arriver à l'union avec Dieu.

CHAPITRE IV

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE

QUE L'ÂME PASSE VRAIMENT PAR CETTE

NUIT OBSCURE, C'EST-À-DIRE PAR LA

MORTIFICATION DES SENS, POUR

MARCHER VERS L'UNION DIVINE. ON LE

PROUVE PAR DES COMPARAISONS, DES

IMAGES, ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

            Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause. Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu. Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue: Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5). La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras? « Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées.

            Pour donner plus de clarté à cette doctrine, nous devons savoir que l'affection et l'attachement que l'âme porte à la créature la rend semblable à cette créature, et plus est grande l'affection qu'elle lui porte, plus aussi elle lui est égale et semblable, car l'amour établit la ressemblance entre celui qui aime et l'objet aimé. Voilà pourquoi le psalmiste, parlant de ceux qui placent leurs affections dans les idoles, dit: Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis: « Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les font, et tous ceux qui mettent en elles leur confiance (Ps. CXIII, 8) ». Donc, celui qui aime la créature se place au niveau de cette créature, et même plus bas en quelque sorte, car l'amour non seulement rend semblables mais encore assujettit celui qui aime à l'objet aimé. Aussi, quand l'âme aime quelque chose en dehors de Dieu, elle est incapable de la pure union avec Dieu et de sa transformation en lui. La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil; et coelos, et non erat lux in eis: « J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière (Jer. IV, 23) ». Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.

            Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue. De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.

            Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant; car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.

            De même, toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur, comme le dit Salomon au livre des Proverbes: Fallax gratia et vana est pulchritudo: « Trompeurs sont les charmes et vaine est la beauté (Prov. XXXI, 30) ». Ainsi l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque participe devant Dieu à sa laideur. Voilà pourquoi cette âme qui est laide ne pourra se transformer dans la beauté divine, car la laideur est incompatible avec la beauté.

            De même encore, toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir. Aussi l'âme qui se laisse prendre aux bonnes grâces et aux attraits des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu; elle n'est pas capable de la grâce infinie de Dieu et de ses attraits, car ce qui est souverainement disgracieux est infiniment distant de Celui qui est la grâce même.

            Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n'est que souveraine malice. Il n'y a de bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 19). Aussi l'âme qui s'attache aux biens de ce monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même que la malice n'est pas capable de comprendre la bonté, de même l'âme dont nous parlons ne pourra s'unir parfaitement à Dieu, qui est souveraine bonté.

            Toute la sagesse du monde et l'habileté des hommes comparée à la sagesse infinie de Dieu n'est qu'une pure et souveraine ignorance, comme le dit saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum: « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu (I Cor. III, 18) ». Aussi toute âme qui s'appuie sur sa science et son habileté pour arriver à s'unir à la sagesse de Dieu est souverainement ignorante devant Dieu et en restera bien loin, car l'ignorance ne connaît pas ce qu'est la sagesse. Saint Paul dit que cette sagesse du monde est une folie devant Dieu. Ceux qui s'imaginent posséder quelque connaissance sont très ignorants, comme le dit le même apôtre: Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt: « Ils ont dit qu'ils étaient des sages, et ils sont devenus des insensés (Rom. I, 22) ». Ceux-là possèdent la sagesse de Dieu qui se font petits et ignorants, renoncent à leur science et marchent avec amour dans la voie du service de Dieu. Saint Paul enseigne encore cette sorte de sagesse quand il dit: « Si quelqu'un croit être sage parmi vous, qu'il se fasse ignorant pour être sage, car la sagesse du monde est folie devant Dieu (I Cor. III 18-19) ». Aussi l'âme qui veut s'unir à la sagesse de Dieu doit passer par le non-savoir, et non par le savoir.

            Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l'esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage. Aussi l'âme qui est éprise des grandeurs et des dignités ou qui recherche la liberté de ses tendances est regardée et traitée devant Dieu non comme l'enfant libre, mais comme une personne basse, captive de ses passions; elle n'a pas voulu suivre la sainte doctrine du Sauveur, qui nous dit: Celui qui veut être le plus grand sera le plus petit; et celui qui veut être le plus petit sera le plus grand (Luc, XXII, 26). Voilà pourquoi elle ne pourra pas arriver à la liberté royale de l'esprit, qui s'acquiert dans la divine union, car l'esclavage est absolument incompatible avec la liberté; et celle-ci ne peut habiter un coeur assujetti aux caprices dont il est l'esclave: elle habite le coeur libre, le coeur du fils. Tel est le motif pour lequel Sara dit à son mari Abraham de chasser de la maison l'esclave et son fils, parce que le fils de l'esclave ne devait pas partager l'héritage du fils de la femme libre (Gen., XXI, 10).

            Toutes les délices et douceurs que la volonté trouve dans les choses du monde ne sont que peines, tourments et amertumes si on les compare aux délices et aux douceurs de Dieu. Celui qui s'y attache ne mérite devant Dieu que peine extrême, tourment et amertume; aussi ne pourra-t-il pas parvenir aux suavités de l'union avec Dieu.

            Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu, ne sont que pauvreté absolue et misère profonde. L'âme qui s'attache à leur possession est souverainement pauvre et misérable devant Dieu. Aussi n'arrivera-t-elle pas au bienheureux état de la richesse et de la gloire qui est celui de la transformation en Dieu, car par sa pauvreté et sa misère elle est à une distance infinie de Celui qui est souverainement riche et glorieux. Aussi la divine Sagesse se plaint de ces mortels qui se dégradent, s'avilissent, se rendent misérables et pauvres parce qu'ils recherchent ce qui est beau, grand et riche aux regards du monde, et Elle leur adresse cette apostrophe dans les Proverbes: « O hommes, je crie vers vous; ma voix s'adresse aux enfants des hommes. Comprenez, petits enfants, ce qu'est la sagesse; et vous, insensés, soyez attentifs. Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses... Avec moi sont les richesses et la gloire, la magnificence et la justice. Les fruits que vous acquérez en me possédant valent plus que l'or et les pierres précieuses, et mes productions plus que l'argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, dans les sentiers de la prudence, pour enrichir ceux qui m'aiment et remplir leurs trésors (Pro. VII, 4-6, 18-21). »

            Par ces paroles, la Sagesse divine s'adresse à tous ceux qui mettent leur coeur et leurs affections dans une créature quelconque d'ici-bas, selon que nous l'avons expliqué. Elle les appelle petits, parce qu'ils se rendent semblables à ce qu'ils aiment et qui est tout petit. C'est pour ce motif qu'elle leur dit d'être prudents et de considérer les grandes choses dont elle traite, et non ce qui est petit comme eux. Elle leur représente que les grandes richesses et la gloire qu'ils aiment sont avec elle et en elle, et non là où ils s'imaginent. Elle ajoute que l'opulence et la justice sont en elle. Et si les trésors de ce monde leur paraissent précieux, elle les engage à bien considérer que ses trésors sont au-dessus de tout. Car le fruit qu'on en tire vaut plus que l'or et les pierres précieuses; de même, les effets qui en découlent sont plus estimables que l'argent pur qu'ils ambitionnent et qui est l'image de tous les genres d'affections que l'on peut avoir en cette vie.

CHAPITRE V

OU L'ON TRAITE ET CONTINUE LE MÊME

SUJET; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ

ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE

ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE

À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE

NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION

COMPLÈTE DE NOS TENDANCES.

            Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles. Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ». Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.

            C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ». Voilà qui est clair. La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu. Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.

            Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv). Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.

            C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture. Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4). Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31). Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre. Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde! Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible! Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne? C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.

            Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné. L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant. Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied. Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection. Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!

            Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler. Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3). Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis: c'est l'état de perfection.

            Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement. Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.

            Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ». Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice. Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2). Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde. Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements.  Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux. Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.

            Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur (Ex. XXVII, 8). Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.

            Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.

            Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4). Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10). Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.

CHAPITRE VI

OÙ L'ON PARLE DE DEUX PRINCIPAUX

DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES

TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF

L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR

L'AUTORITÉ DE LA  SAINTE ÉCRITURE.

            Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit. Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux. Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit. C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles: « Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle. Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu. Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme. Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur? Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel? Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens? Entre le dénûment du Christ et l'attachement à un objet quelconque?

            Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »

            Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures. Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens. Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu. C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père. Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16). » Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu? Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet. Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant. Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.

            Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.

            Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent. Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent. Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.

            Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme. Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits. De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante. En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée (Is. XXXIX, 8) ». Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté. Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ». L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes: « Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.

            Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment. Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité. L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle. Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu: jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement. Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué. Isaïe dit à ce propos: « Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ». Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.

CHAPITRE VII

OU L'ON MONTRE  COMMENT L'ÂME EST

TOURMENTÉE PAR SES TENDANCES. ON

LE PROUVE AUSSI PAR DES COMPARAISONS

ET L'AUTORITÉ DE LA  SAINTE ÉCRITURE.

            Il y a un second genre de mal positif que les tendances causent à l'âme: elles la tourmentent et l'affligent; elles la rendent semblable à celui qui est attaché par des liens à un objet et qui n'a pas de repos tant qu'il n'en est pas délivré. David dit à ce propos: « Les liens de mes péchés, c'est-à-dire mes tendances, m'ont enserré de toutes parts (Ps. CXVIII, 61). » Si celui qui s'étend tout nu sur des épines ou des pointes aiguës est tourmenté et affligé, il en est de même de l'âme quand elle s'appuie sur ses tendances; celles-ci, en effet la blessent, la chagrinent, s'attachent à elle et la torturent. C'est là ce que dit David: « Ils m'ont circonvenu comme des abeilles qui m'ont piqué de leurs dards et m'ont embrasé comme le feu embrase les épines (Ps. CXVIII, 12). » Car nos tendances, qui sont de véritables épines, activent le feu de nos angoisses et de nos tourments. De même que le laboureur qui a en vue la moisson, pique et tourmente le boeuf attaché à la charrue, ainsi la concupiscence afflige l'âme par ses tendances dans le but d'obtenir ce qu'elle veut.

            Nous en avons un exemple bien frappant dans ce désir qu'avait Dalila de savoir quel était le secret de la force extraordinaire de Samson. La sainte Écriture nous raconte qu'elle en était tellement fatiguée et tourmentée qu'elle tomba dans une défaillance pour ainsi dire mortelle (Jug. XVI, 16).

            Les tendances tourmentent d'autant plus l'âme qu'elles sont plus vives; aussi l'infortunée subit autant de tourments qu'elle a de tendances; plus ses tendances sont nombreuses, plus nombreux aussi sont ses tourments. C'est ainsi que se réalise en elle, même dès cette vie, ce que l'Apocalypse dit de Babylone: « Plus elle s'est glorifiée et plus elle a vécu dans les délices, plus aussi vous devez lui donner de tourments et d'angoisses (Apoc. XVIII, 7). » Voyez quel est le tourment de celui qui est tombé aux mains de ses ennemis. Eh bien! Tel est le tourment et telle est l'affliction de l'âme qui se laisse entraîner par ses tendances. Nous en avons une image au livre des Juges. Nous y lisons que le vaillant Samson était fort, jouissait de la liberté et était Juge en Israël. Mais il tombe au pouvoir de ses ennemis qui lui enlèvent sa force, lui crèvent les yeux, l'obligent à tourner une meule de moulin, et ainsi l'affligent et le torturent à l'envi. Tel est le sort de l'âme chez qui les tendances sont vivantes et victorieuses; elles commencent par l'affaiblir et l'aveugler, comme nous allons le dire bientôt, puis elles l'affligent et la tourmentent en l'attachant à la meule de la concupiscence; les liens qui l'attachent de la sorte sont ceux même de ses tendances.

            Or Dieu a pitié de ces âmes qui, au prix de tant de fatigues et à si grands frais, cherchent à satisfaire la faim et la soif de leurs tendances dans les créatures. Il leur dit par la voix d'Isaïe: « Vous tous qui avez soif, venez à la source; et vous tous qui avez l'argent de la volonté propre, hâtez-vous de me faire vos achats et mangez, venez et achetez de mon vin et de mon lait, c'est-à-dire la paix et les douceurs spirituelles, sans me donner l'argent de votre propre volonté, ni même m'en donner l'intérêt, ni me payer par quelques travaux, comme vous le faites pour vos tendances. Pourquoi donnez-vous l'argent de votre propre volonté pour ce qui n'est pas du pain, je veux dire l'Esprit de Dieu? Pourquoi prenez-vous de la peine pour satisfaire vos tendances avec ce qui ne peut les rassasier? Venez, croyez-moi; vous aurez à manger le bien que vous désirez et votre âme aura des mets succulents pour se délecter (Is LV, 1-2 Ce passage n'est pas le texte pur de l'écrivain sacré, mais un commentaire de ce texte). » Or cette délectation indique que l'âme a rejeté la satisfaction que donnent toutes les créatures, car la créature tourmente, et l'Esprit de Dieu vivifie. Ainsi Notre-Seigneur nous appelle et nous dit dans saint Matthieu: « Venez à moi, vous tous qui êtes tourmentés et qui êtes accablés par le poids de vos soucis et de vos tendances; sortez-en, venez à moi, et je vous soulagerai; vous trouverez pour vos âmes le repos (Mat. XI, 28) » dont vous privent vos tendances qui sont une très lourde charge, comme le dit David: « Elles se sont appesanties sur moi comme un lourd fardeau (Ps. XXXVII, 5). »

CHAPITRE VIII

OÙ L'ON MONTRE  COMMENT LES TENDANCES

OBSCURCISSENT L'ÂME. ON LE PROUVE

PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ

DE LA SAINTE ÉCRITURE.

            Il y a un troisième mal causé par nos tendances à l'âme. Elles aveuglent l'âme et obscurcissent la raison. De même que les vapeurs obscurcissent l'air et interceptent les rayons du soleil, ou qu'un miroir terni ne peut reproduire nettement l'objet qui lui est présenté, ou qu'une eau bourbeuse ne peut reproduire les traits de celui qui s'y regarde, de même l'âme qui cède à ses tendances a son intelligence obscurcie; elle ne laisse pas le soleil de la raison naturelle ni le soleil surnaturel de la sagesse de Dieu l'investir et l'éclairer. Aussi le prophète royal a dit à ce propos: « Mes iniquités m'ont environné, et je n'ai pu voir la lumière (Ps. XXXIX, 13). » Par cela même que l'intelligence est obscurcie, la volonté est affaiblie et la mémoire est engourdie, en un mot le désordre s'est introduit dans les opérations de l'âme; car ces puissances dépendent dans leurs opérations de l'entendement: si l'entendement est aveuglé, les autres puissances ne peuvent être que dans le trouble et dans le désordre. Aussi David a-t-il dit: « Mon âme est dans un trouble profond (Ps. VI, 4) », ce qui revient à dire que ses puissances sont dans le désordre.

            Et, en effet, comme nous l'avons dit, l'entendement est aussi incapable de recevoir l'illumination de la sagesse de Dieu que l'air chargé de ténèbres l'est de recevoir la lumière du soleil. La volonté est aussi impuissante à aimer Dieu d'un amour pur que le miroir terni à réfléchir l'objet présent; la mémoire obscurcie par les ténèbres de ses tendances est encore moins apte à se pénétrer avec sérénité du souvenir de Dieu; pas plus que l'eau vaseuse ne peut rendre avec netteté les traits de celui qui s'y regarde.

            De plus, les tendances aveuglent et obscurcissent l'âme, parce que les tendances, comme telles, sont aveugles; par elles-mêmes elles ne comprennent rien, et la raison est toujours leur guide assuré. Aussi chaque fois que l'âme se laisse entraîner par ses tendances, elle s'aveugle; elle ressemble à celui qui voit et se laisse guider par celui qui ne voit pas: c'est absolument comme s'ils étaient aveugles tous les deux, et alors se réalise exactement ce que Notre-Seigneur dit dans saint Matthieu: « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV, 4). » Il sert de peu au petit papillon d'avoir des yeux, puisqu'il se laisse charmer par la beauté qui l'attire pour le consumer. Nous pouvons dire encore que celui qui se complaît dans ses tendances ressemble au poisson qui, ébloui par la lumière qu'on lui présente, ne voit pas les pièges que lui ont tendus les pêcheurs. C'est ce que David fait très bien comprendre, quand il dit de pareilles âmes: « La lumière a frappé leurs yeux, et elles n'ont plus vu le soleil (Ps. LVII, 9). » Nos tendances sont comme le feu dont la chaleur échauffe et la lumière fascine. Telle est leur action: elles enflamment la concupiscence et éblouissent si bien l'entendement qu'il ne voit plus la lumière qui lui est propre. Le motif pour lequel l'éblouissement a lieu, c'est que l'on met devant les yeux une lumière qui leur est étrangère, la puissance visuelle s'y attache et ne voit plus l'autre. De même les tendances; elles se mettent si près de l'âme et s'imposent tellement à son regard, que la pauvre âme s'y arrête et s'en nourrit; la lumière de la saine raison a été écartée, et l'âme ne la reverra pas, tant que l'éblouissement produit par ses tendances n'aura pas disparu.

            Aussi faut-il déplorer amèrement l'ignorance de certaines personnes; elles se chargent de pénitences et de pratiques, mais sans règle et sans autre ordre que celui de leur propre volonté. Elles y mettent leur confiance et s'imaginent que cette voie seule, sans la mortification de leurs autres tendances, suffira pour les acheminer à l'union de la divine Sagesse. Or il n'en sera pas ainsi tant qu'elles n'apportent pas toute leur diligence à mortifier toutes les autres tendances. Si elles y apportaient la moitié seulement de pareils efforts avec le soin voulu, elles profiteraient plus en un mois que par tous les autres exercices en plusieurs années. Il est nécessaire de travailler la terre pour qu'elle porte des fruits; sans cela elle ne produit que de mauvaises herbes; de même la mortification de nos tendances est nécessaire pour le progrès de l'âme. Sans cela, je ne crains pas de le dire, elle n'acquerra pas de perfection et ne grandira pas dans la connaissance de Dieu et d'elle-même; tout ce qu'elle pourra faire ne produira pas plus que la semence qui est jetée sur une terre non labourée. Par conséquent, l'âme restera dans les ténèbres et l'impuissance tant qu'elle n'aura pas mortifié ses tendances. Celles-ci sont pour l'âme ce que la cataracte ou un corps étranger est pour l'oeil: ils empêchent la vue jusqu'à ce qu'on les enlève.

            David a été frappé de l'aveuglement de ces âmes et des obstacles que leurs tendances opposent à la lumière de la vérité; il a vu combien Dieu en est irrité et il leur a adressé ces paroles: « Avant que vos épines, c'est-à-dire vos tendances, ne grandissent et se fortifient comme d'épais buissons, qui interceptent la vue de Dieu, le Seigneur se conduira avec vous comme avec les vivants; il coupe souvent le fil de leur vie au milieu de son cours, et il les engloutit dans sa colère (Ps. LVII, 10) ». Quand les tendances de l'âme sont encore vivantes et l'empêchent de comprendre la vérité surnaturelle, Dieu la frappe en cette vie et il la châtie dans l'autre vie en la vouant à l'expiation. Il est dit encore qu'il les consumera dans sa colère, parce que la souffrance endurée par l'âme lorsqu'elle se mortifie est un châtiment des ravages causés par ses tendances (Dans les éditions précédentes le texte était le suivant: « Dieu consumera dans sa colère ceux dont les tendances toujours vives empêchent de le connaître, ou bien il les châtie dans l'autre vie par les peines ou l'expiation du Purgatoire, ou il les châtie ici-bas soit par des souffrances et des épreuves pour les détacher de leurs tendances, soit par la mortification elle-même de leurs tendances. Il fait ainsi disparaître cette fausse lumière qui s'interpose entre lui et nous, qui nous éblouit et nous empêche de le connaître. La vue de l'entendement s'éclaircit alors, et les dommages occasionnés par nos tendances réparés. »).

            Oh! Si les hommes savaient de quel prix est cette lumière divine dont les prive l'aveuglement causé par leurs tendances et leurs attraits! S'ils savaient dans combien de maux et de dangers ils tombent chaque jour, en ne les mortifiant pas chaque jour! Il ne faut pas se prévaloir de la belle intelligence et des autres dons que l'on a reçus de Dieu pour s'imaginer que leurs attraits et leurs tendances ne produiront pas l'aveuglement ou l'obscurcissement, et ne les feront pas tomber peu à peu dans un état pire. Et, en effet, qui aurait pu croire qu'un homme aussi accompli, aussi sage et aussi riche des dons de Dieu que l'était Salomon devait en venir à un tel degré d'aveuglement et de faiblesse de volonté qu'il élèverait des autels à une foule d'idoles et les adorerait, bien qu'il fût déjà vieux (III Rois, XI, 4)? Et pour faire une telle chute, qu'a-t-il fallu? Il a suffi de l'affection qu'il portait à des femmes étrangères, et de sa négligence à mortifier ses tendances et les satisfactions de son coeur. Il reconnaît lui-même au livre de l'Ecclésiaste qu'il n'a rien refusé à son coeur (Eccl. II, 10). Sans doute, dans le principe il se conduisit avec prudence, mais il se laissa tellement entraîner par ses tendances parce qu'il ne les mortifiait pas, qu'elles finirent par obscurcir peu à peu et par aveugler son entendement: il en arriva à ce point qu'il éteignit complètement cette grande lumière, cette sagesse que Dieu lui avait donnée; et c'est ainsi que dans sa vieillesse il abandonna le Seigneur. Or quand les tendances exercèrent tant d'empire sur un homme qui connaissait à fond la distance qu'il y a entre le bien et le mal, quelle influence n'auront-elles pas sur nous, pauvres ignorants, si nous négligeons de les mortifier? Aussi, comme le Seigneur s'adressant à Jonas l'a dit des Ninivites: « Nous ne savons pas distinguer la main droite de la main gauche (Jonas, IV, 11). » A chaque pas, nous prenons le mal pour le bien, et le bien pour le mal; voilà ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Que sera-ce donc si nos tendances viennent s'ajouter aux ténèbres de notre nature? Il nous arrivera ce que dit Isaïe: « Nous avons longé la muraille, comme le font les aveugles, et nous avons marché à tâtons comme si nous n'avions point d'yeux; notre aveuglement est arrivé à tel point qu'en plein midi nous nous heurtons comme si nous étions dans les ténèbres (Is. LIX, 10) ». Celui, en effet, qui est aveuglé par ses tendances a ceci de particulier que, tout en se trouvant en pleine lumière de la vérité et de son devoir, il ne voit pas plus que s'il était dans les plus profondes ténèbres.

CHAPITRE IX

OU L'ON TRAITE DE  LA MANIÈRE DONT LES

TENDANCES SOUILLENT L'ÂME. ON LE

PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

            Le quatrième dommage que les tendances causent à l'âme consiste à la souiller et tacher; c'est ce que dit « l'Ecclésiastique » par cette parole: « Celui qui touche la poix en est souillé (Eccl. XIII, 1). » Or celui-là touche la poix qui se complaît dans quelque créature. Il faut noter que le Sage, par cette parole, compare les créatures à de la poix; car il y a plus de différences entre l'excellence de l'âme et toutes les créatures les plus riches qu'il n'y en a entre les plus purs diamants ou l'or fin et la poix. Mettez de l'or ou un diamant dans la poix bouillante, ils en seront aussitôt souillés et enduits selon le degré plus ou moins grand de chaleur de la poix. Ainsi l'âme qui se porte vers quelque créature en contracte la souillure et la tache. Il y a plus de différence entre l'âme et les autres créatures corporelles qu'entre une liqueur très limpide et une eau fangeuse. De même que cette liqueur serait toute troublée si on la mêlait à la fange, de même l'âme qui s'attache à la créature se souille, se rend semblable à elle. De même que les coups de pinceau imbibés de suie enlaidiraient le visage le plus beau et le plus parfait, de même les tendances désordonnées souillent et tachent l'âme qui en soi est une image de Dieu si belle et si parfaite. Aussi Jérémie, déplorant la dégradation et la laideur que ses tendances désordonnées lui ont causées, parle d'abord de sa beauté et ensuite de sa laideur en ces termes: « Ses cheveux étaient plus blancs que la neige, plus resplendissants que le lait, plus éclatants que l'ivoire antique, plus beaux que le saphir. Mais leur aspect a changé; ils sont devenus plus noirs que le charbon, et on ne les a plus reconnus sur les places publiques (Lament. IV, 7). » Les cheveux signifient ici les affections et les pensées de l'âme; quand elles sont dans l'ordre établi par Dieu, c'est-à-dire soumises à Dieu lui-même, elles sont plus blanches que la neige, plus pures que le lait, plus dorées que l'ivoire antique, plus belles que le saphir. Ces quatre qualités représentent toutes sortes de beautés et l'excellence de toutes les créatures corporelles; et au-dessus d'elles se trouvent la beauté et l'excellence de l'âme et de ses opérations, voilà pourquoi elle est comparée aux Nazaréens ou aux cheveux dont nous avons parlé; si les opérations de l'âme sont désordonnées et tournées vers un but opposé à la loi de Dieu, c'est-à-dire si elle est absorbée par les créatures, elle a, dit Jérémie, une face plus noire que le charbon.

            C'est ce mal, sans parler d'un autre plus grand encore que causent à la beauté de l'âme ses tendances désordonnées vers les choses du siècle. Cela est tellement vrai que si nous devions traiter expressément de la laideur et de la souillure où elles la réduisent, nous aurions beau nous représenter les toiles d'araignées, les reptiles, les cadavres, tout ce qu'il y a ici-bas d'immonde et de repoussant, nous ne trouverions aucun terme de comparaison.

            Sans doute, l'âme viciée par ses tendances n'en reste pas moins, quant à son être naturel, aussi parfaite que Dieu l'a créée, mais dans son être moral elle est devenue abominable, souillée, pleine de ténèbres, remplie de tous les maux que nous venons de décrire et de beaucoup d'autres encore. Il y a plus, n'aurait-elle qu'une seule tendance désordonnée, comme nous le dirons plus loin, et alors même qu'il ne s'agirait pas d'un péché mortel, cela suffirait pour la rendre tellement obscure, souillée et laide, qu'il lui serait absolument impossible de contracter quelque union avec Dieu (Les éditions anciennes mettaient: « contracter l'union parfaite avec Dieu »). Elle n'y parviendra pas tant qu'elle ne se sera pas mortifiée. Quelle ne sera pas, par conséquent, la laideur de l'âme qui est complètement entraînée par toutes ses passions et livrée à toutes ses tendances? Combien ne sera-t-elle pas éloignée de la pureté de Dieu? Les paroles ne sauraient expliquer, ni même la raison comprendre, la variété des impuretés que la variété des tendances cause à l'âme. Si on pouvait le dire et le faire comprendre, on serait étonné et touché de compassion en voyant comment chacune d'elles, selon sa qualité et son degré d'intensité, y met son empreinte et sa couche de souillure et de laideur, comme aussi il peut y avoir sous un seul aspect seulement tant de différences de souillures et dans chaque degré de souillure. L'âme du juste possède une seule perfection: la rectitude; elle est comblée de dons innombrables qui sont du plus haut prix, et d'une foule de vertus splendides; et cependant chacune d'elles diffère de l'autre, et a sa grâce spéciale, selon les affections diverses qui la portent vers Dieu; ainsi l'âme entraînée par des tendances diverses vers les créatures se couvre avec elles d'une variété innombrable de souillures et de laideurs.

            Cette variété de souillures est parfaitement figurée dans Ezéchiel. Il nous dit que Dieu lui montra, représentées sur le pourtour des murs de l'intérieur du Temple, toutes les sortes de reptiles qui rampent sur la terre ainsi que toutes les abominations des animaux impurs. Dieu dit alors à son Prophète: « Fils de l'homme, n'as-tu pas vu les abominations que commet chacun d'eux dans le secret de sa demeure? »

            Dieu commanda ensuite au prophète de pénétrer plus loin afin d'y voir des abominations plus grandes encore. Et le prophète raconte qu'il vit là des femmes assises pleurant Adonis, le dieu de leurs amours.

            Le Seigneur commanda encore au prophète d'avancer afin d'y voir des abominations plus grandes que les précédentes, et le prophète nous dit qu'il vit là vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au Temple (Ex. VIII, 10, 14, 16).

            Les différents reptiles et animaux impurs qui étaient représentés dans la première partie du Temple figurent les pensées et les idées que l'esprit se fait des choses basses de la terre et de toutes les créatures et qui, telles qu'elles sont, se peignent dans l'âme quand elle en embrasse son entendement qui est son premier appartement.

            Les femmes qui se trouvaient plus à l'intérieur du Temple où elles pleuraient leur dieu Adonis figurent les tendances qui sont dans la seconde puissance de l'âme, c'est-à-dire la volonté, et qui gémissent pour ainsi dire parce qu'elles désirent ce que convoite la volonté, c'est-à-dire les reptiles déjà représentés dans l'entendement.

            Les hommes que le prophète a vus dans la troisième partie du Temple figurent les représentations et les images des créatures que conserve et repasse en elle-même la mémoire, troisième puissance de l'âme. Ces représentations tournent le dos au Temple; cela veut dire que l'âme qui par ses puissances se porte pleinement et parfaitement à quelque objet terrestre, a, on peut bien le dire, le dos tourné au temple de Dieu, c'est-à-dire à la droite raison qui n'admet pas qu'une créature soit opposée à Dieu.

            Ce que nous avons dit jusqu'à présent suffit pour nous donner quelque idée du désordre causé dans l'âme par ses tendances.

            Si nous devions traiter en particulier de la laideur la plus minime que causent dans l'âme les imperfections et leurs variétés, de celle plus grande que causent les péchés véniels avec leurs nombreuses variétés, et enfin de celle que causent les tendances aux péchés mortels qui rendent l'âme totalement hideuse, nous n'en finirions plus; l'intelligence des anges même est incapable de le comprendre. Ce que je dis, et je le maintiens, c'est que toute tendance, si minime que soit l'imperfection vers laquelle elle se porte, est une tache et une souillure pour l'âme.

CHAPITRE X

OÙ L'ON MONTRE COMMENT LES TENDANCES

ATTIÉDISSENT ET AFFAIBLISSENT L'ÂME

DANS L'EXERCICE DE LA VERTU. ON LE

PROUVE PAR DES COMPARAISONS ET

L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

            Le cinquième dommage que les tendances causent à l'âme consiste à l'affaiblir et attiédir de telle sorte qu'elle n'a pas la force de suivre le sentier de la vertu et d'y persévérer. Par le fait même que la force de ses tendances se divise vers plusieurs objets, elle devient moins puissante que si elle était concentrée toute entière vers un seul; plus elle se divise, plus elle s'affaiblit pour chaque objet; aussi les philosophes disent que la force qui est une à plus de puissance que celle qui est divisée. Voilà pourquoi si la tendance de la volonté se porte vers quelque chose en dehors de la vertu, il est clair qu'elle deviendra plus faible pour pratiquer la vertu elle-même. L'âme qui éparpille sa volonté en objets frivoles est comme l'eau qui, trouvant une issue pour couler en bas, ne peut remonter et par suite n'est plus utile. C'est pourquoi le patriarche Jacob, comparant son fils Ruben à une eau répandue parce qu'il avait donné libre cours à ses tendances en commettant un certain péché, a dit: « Vous vous êtes répandu comme l'eau, vous ne croîtrez point (Gen. LIX, 4) ». C'est comme s'il avait dit: Parce que vous vous êtes répandu comme l'eau en suivant vos tendances, vous ne croîtrez pas en vertu.

            De même que l'eau bouillante qui n'est pas renfermée perd facilement sa chaleur, et que les essences aromatiques qui sont exposées à l'air perdent peu à peu leur arôme et la force de leurs parfums, de même l'âme qui ne concentre pas ses tendances dans la seule affection de Dieu perd son ardeur et sa vigueur pour la pratique de la vertu. David avait compris cette vérité quand s'adressant à Dieu, il lui dit: « Je conserverai ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) », c'est-à-dire: Je concentrerai la force de mes tendances pour vous seul.

            Les tendances affaiblissent encore la force de l'âme parce qu'elles sont pour elle ce que sont pour l'arbre les jeunes pousses et les rejetons qui, naissant tout autour, lui dérobent la sève et l'empêchent de produire des fruits abondants. C'est de ces âmes que Dieu parle lorsqu'il dit: « Malheur aux femmes qui seront enceintes ou nourrices dans ces jours-là (Mat. XXIV, 19). » Ainsi en est-il de nos tendances. Si on ne les mortifie pas, elles enlèveront peu à peu sa force à l'âme, et elles grandiront pour sa perte, comme les rejetons pour celle de l'arbre. Aussi Notre-Seigneur nous recommande dans l'Évangile d'avoir les reins ceints (Luc, XII, 35), c'est-à-dire d'avoir les tendances mortifiées.

            Les tendances ressemblent encore aux sangsues qui ne cessent de sucer le sang des veines. C'est ainsi que les appelle le Sage quand il dit: Les sangsues, c'est-à-dire les tendances, sont comme des enfants; elles répètent toujours: Donne, donne! (Pro. XXX, 15).

            Il est donc clair que les tendances ne procurent à l'âme aucun bien; elles lui ôtent plutôt celui qu'elle avait; quand on ne les mortifie pas, elles n'ont pas de repos qu'elles n'aient réalisé ce que font les petits de la vipère, qui grandissent peu à peu dans son sein, la rongent et lui donnent la mort tandis qu'eux-mêmes sont pleins de vie à ses côtés. Les tendances, quand elles ne sont pas mortifiées, en arrivent également à tuer la vie divine de l'âme; et elles seules vivent parce que l'âme ne les a pas détruites. Voilà pourquoi « l'Ecclésiastique » a dit: « Ôtez de moi la concupiscence de la chair (Eccl. XXIII, 6) ».

            Mais alors même que les tendances n'arriveraient pas à cette extrémité, c'est une chose digne de pitié que de voir dans quel état elles mettent la pauvre âme, et combien elles la rendent insupportable à elle-même, inutile au prochain, paresseuse et languissante au service de Dieu. Elles lui causent plus de lourdeur et de tristesse dans le chemin de la vertu qu'une humeur maligne n'occasionne de langueurs et de difficultés à la marche d'un infirme ou de dégoût pour sa nourriture. Ce qui ordinairement empêche beaucoup d'âmes d'avoir du zèle et de l'ardeur pour la pratique de la vertu, c'est qu'elles ont encore des tendances et des affections qui ne sont pas pures ni selon Dieu.

CHAPITRE XI

OÙ L'ON MONTRE ET OÙ L'ON PROUVE QU'IL

EST NÉCESSAIRE POUR ARRIVER À

L'UNION DIVINE QUE L'ÂME AIT MORTIFIÉ

TOUTES SES TENDANCES, SI PETITES QU'ELLES SOIENT.

            Il y a longtemps, ce me semble, que le lecteur désire me demander si, pour arriver à ce haut état de perfection, il est absolument nécessaire de commencer tout d'abord par la mortification complète de toutes nos tendances petites et grandes, ou s'il ne suffirait pas d'en mortifier quelques-unes et de laisser les autres, celles du moins qui paraîtraient de peu d'importance. Il semble dur, en effet, et très difficile d'arriver à une telle pureté et à un tel dépouillement, que l'on n'ait plus de volonté ni d'affection pour quoi que ce soit.

            A cette question nous répondons tout d'abord que sans doute nos tendances ne sont pas aussi préjudiciables les unes que les autres, et ne nuisent pas au même degré. Je parle des tendances volontaires, car les tendances naturelles n'empêchent que très peu l'union divine, ou même ne l'empêchent pas quand on n'y consent pas et qu'elles ne sont que des premiers mouvements. J'appelle tendances de la nature et de premiers mouvements toutes celles où la volonté, éclairée par la raison, n'a eu aucune part ni avant ni après les actes. Il est impossible de les faire disparaître et de les mortifier complètement en cette vie. Alors même qu'elles ne seraient pas mortifiées d'une façon absolue, elles ne constituent pas un obstacle à l'union divine. Elles peuvent fort bien exister dans notre nature, tandis que l'âme, dans sa partie raisonnable, en sera complètement maîtresse.

            Il peut même arriver parfois que l'âme soit par sa volonté élevée à une haute union de quiétude, tandis que les tendances se manifestent dans la partie sensitive; l'âme qui est en oraison n'en est nullement troublée dans sa partie supérieure. Quant aux tendances volontaires, qu'il s'agisse des plus graves qui portent aux péchés mortels, ou des moins graves qui portent aux péchés véniels, ou de celles moindres encore qui portent aux imperfections, si petites qu'elles soient, il faut les faire disparaître complètement; sans quoi l'âme est incapable d'arriver à l'union parfaite avec Dieu. En voici la raison. L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme est complètement en la volonté divine; il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine; aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine. Voilà pourquoi nous disons que, dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, n'en font plus qu'une, et que cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme. Or si l'âme s'attache à quelque imperfection que Dieu ne veut pas, elle n'est pas encore arrivée à avoir une seule volonté avec celle de Dieu. Elle voudrait, en effet, une chose que Dieu ne voudrait pas. Il est donc clair que, pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté, l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires, si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne jamais sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection, mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue. Je dis avec advertance, parce que sans qu'elle le remarque ou le comprenne, ou que cela dépende entièrement de sa bonne volonté, elle tombera souvent dans les imperfections, des péchés véniels ou ces tendances naturelles dont nous avons parlé. Il est écrit de ces fautes qui ne sont pas absolument volontaires, que le juste tombera sept fois le jour et se relèvera (Pro. XXIV, 16). Quant à nos tendances volontaires, il suffit, je le répète, qu'il y en ait même vers des choses très minimes, pour empêcher l'union divine; je parle de l'habitude qui n'a pas été mortifiée, et non de quelques actes concernant des objets différents qui ne procèdent pas d'une habitude déterminée et produisent moins d'inconvénients. L'âme cependant doit s'appliquer à les faire disparaître eux aussi, parce qu'ils procèdent également d'une habitude imparfaite. S'il s'agit de certaines habitudes d'imperfections volontaires que l'on n'achève jamais de surmonter, non seulement elles empêchent l'union divine, mais encore le progrès dans la perfection.

            Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la coutume de parler beaucoup, une petite attache, dont on ne veut jamais se défaire, à un objet quelconque, une personne, un vêtement, un livre, une cellule, tel genre de nourriture, certains petits entretiens, certains petits désirs de chercher de la sensualité, de savoir, d'entendre, ou choses semblables.

            Une seule de ces imperfections, si l'âme y est attachée ou en a l'habitude, lui cause autant de dommage pour son avancement et son progrès dans la vertu que si elle tombait chaque jour dans une foule d'imperfections et de péchés véniels, qui ne procéderaient pas de l'habitude d'une passion vicieuse. Elles lui sont moins nuisibles que ses attaches à un objet quelconque. Tant qu'elles les aura, elle ne pourra, si petite que soit l'imperfection, réaliser de progrès. Qu'importe que l'oiseau soit retenu par un fil léger ou une corde? Le fil qui le retient a beau être léger, l'oiseau y reste attaché comme à la corde, et tant qu'il ne l'aura pas rompu, il ne pourra voler. Sans doute ce fil léger est plus facile à rompre; mais si facile à rompre que soit ce fil, l'oiseau ne peut, tant qu'il ne l'a pas rompu, prendre son essor.

            Ainsi en est-il de l'âme qui est attachée à un objet quelconque. Quelle que soit sa vertu, elle n'arrivera pas à la liberté de l'union divine. Nos tendances et nos attaches ont la même propriété que la remora possède, dit-on, sur le navire: bien que ce soit un poisson très petit, s'il parvient à s'attacher au navire, il l'arrête et l'empêche de naviguer et d'arriver au port. C'est une pitié de voir certaines âmes; elles sont comme de riches navires, chargées de bonnes oeuvres et d'exercices spirituels, de vertus et de faveurs divines, mais elles n'ont pas le courage d'en finir avec un petit attrait, une légère attache ou affection, ce qui est tout un; aussi ne progresseront-elles pas; elles n'arriveront pas au port de la perfection. Et cependant que leur fallait-il pour cela? Il suffisait d'un bon coup d'aile pour achever de rompre le fil d'attache ou enlever cette remora à leurs tendances. Dieu les a déjà aidées à briser d'autres liens beaucoup plus forts des affections qu'elles portaient au péché et aux vanités. Aussi est-il vraiment déplorable de voir que pour une attache à un enfantillage que Dieu leur a laissé à vaincre par amour pour lui et qui n'est qu'un simple fil, un léger duvet, elles cessent d'avancer et n'arriveront jamais à ce bien incomparable de l'union avec Dieu. Il y a pire encore. Non seulement elles n'avancent pas, mais cette attache les fait aller à reculons, elles perdent ce qu'elles avaient acquis durant tant de temps et au prix des plus grandes fatigues. C'est une vérité bien connue: si l'on n'avance pas dans ce chemin spirituel en remportant des victoires, on recule; si l'on ne gagne pas, on perd.

            C'est ce que Notre-Seigneur a voulu nous signifier quand il a dit: « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi (Mat. XII, 30). » Celui qui n'a pas soin de réparer la petite fente d'un vase verra toute sa liqueur s'en échapper. « L'Ecclésiastique » nous donne cet enseignement: « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes (Eccl. XIX, 1). » Il nous dit de plus: « Une seule étincelle suffit pour allumer un grand feu (Ibid. XI, 34) ». De même une imperfection suffit pour en attirer une autre, et celle-ci d'autres encore. On ne verra jamais une âme qui a négligé de vaincre une tendance, qui n'en ait beaucoup d'autres provenant de la même faiblesse et imperfection qu'elle devait surmonter. Nous l'avons vu. Beaucoup de personnes favorisées de Dieu étaient parvenues à un très haut détachement et à une très grande liberté spirituelle; et par cela seul qu'elles ont commencé à se laisser aller à quelque petite attache, à un peu d'affection, sous prétexte de bien, de conversation et d'amitié, ont perdu peu à peu l'esprit de ferveur, le goût des choses de Dieu et l'amour de la solitude; elles ont perdu leur allégresse et leur constance dans les exercices spirituels; elles ne se sont point arrêtées qu'elles n'eussent tout perdu. Et pourquoi? Uniquement parce qu'elles n'ont pas dès le début mortifié le plaisir sensible, ni gardé leur coeur pour Dieu seul.

            Dans ce chemin il faut toujours marcher si l'on veut arriver. Cela veut dire qu'il faut toujours mortifier nos désirs, sans jamais les favoriser; si l'on ne se défait de tous, on n'atteindra jamais le terme. Le bois ne se transforme pas en feu s'il lui manque un seul degré de chaleur pour cela; de même l'âme ne se transformera pas parfaitement en Dieu tant qu'elle aura une seule imperfection, serait-elle quelque chose de moindre qu'une tendance volontaire (Il s'agit ici d'actes qui ne sont pas pleinement délibérés), comme nous l'expliquerons dans la Nuit de la foi.

            L'âme n'a qu'une volonté. Si elle l'engage ou l'applique à quelque chose de créé, elle perd sa liberté, sa force, son détachement et sa pureté, toutes choses qui sont requises pour arriver à la transformation en Dieu. Il nous est dit à ce propos au livre des Juges: « Un ange est venu et a dit aux enfants d'Israël que, puisqu'ils n'avaient pas exterminés ces ennemis, mais avaient au contraire fait alliance avec eux, on les laisserait au milieu d'eux comme ennemis, afin qu'ils fussent pour eux une occasion de chute et de ruine (Jug. II, 3). » C'est justement que Dieu en agit ainsi avec certaines âmes; il les a retirées des dangers du monde, il a mis à mort leurs péchés, qui étaient comme des géants, et vaincu la multitude de leurs ennemis, c'est-à-dire les occasions dangereuses où elles étaient dans le monde, et toutes ces faveurs n'avaient d'autre but que de les introduire avec plus de liberté dans cette terre promise de l'union divine. Malgré cela ces âmes se sont liées d'amitié et ont contracté des alliances avec ce petit peuple de leurs imperfections, qu'elles n'arrivent jamais à mortifier complètement; elles vivent dans la négligence et la tiédeur. Aussi Sa Majesté en est irritée et les laisse s'abandonner à leurs tendances qui chaque jour vont de mal en pis.

            Le livre de Josué nous fournit également une figure de cette vérité: Au moment où les Israélites allaient entrer en possession de la Terre promise, Dieu leur commanda de détruire si bien tout ce qu'il y avait dans la ville de Jéricho qu'ils ne devaient pas y laisser âme qui vive, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard, et de mettre à mort tous les animaux; quant au butin, on ne devait ni le prendre ni même le désirer (Jos. VI, 21). Cela nous donne à comprendre que, pour entrer dans la divine union, ce qui est dans l'âme, que ce soit peu ou beaucoup, petit ou grand, doit tout d'abord mourir, et que l'âme n'en conserve aucun désir, et en soit tellement détachée qu'elle soit comme une étrangère pour tout. C'est ce que nous enseigne saint Paul quand il dit aux Corinthiens: « Je vous le dis, mes frères, le temps est court; ce qui nous reste à faire et ce qui convient, c'est que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas; que ceux qui pleurent la perte des biens de ce monde soient comme s'ils ne pleuraient pas; que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils ne se réjouissaient pas; ceux qui achètent, comme s'ils n'en usaient pas (I Cor. VII, 29) ». Voilà ce que nous dit l'Apôtre. Il nous enseigne combien l'âme doit être libre de toute attache pour s'élever à Dieu.

CHAPITRE XII

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL FAUT

RÉPONDRE À UNE AUTRE QUESTION.

ON INDIQUE QUELLES SONT LES TENDANCES

QUI SUFFISENT POUR CAUSER

À L'ÂME LES DOMMAGES DONT

NOUS AVONS PARLÉ.

            Nous pourrions nous étendre sur cette matière de la Nuit des sens. Nous verrions qu'il y a beaucoup à dire sur les dommages qui proviennent de nos tendances, non seulement sous les rapports dont nous avons parlé, mais encore sous un grand nombre d'autres. Toutefois, ce que nous avons dit suffit pour le but que nous nous proposons. Il semble, en effet, que nous avons suffisamment expliqué pourquoi la mortification de nos tendances s'appelle une nuit, et combien il convient d'entrer dans cette nuit pour s'élever à Dieu. Mais, avant de montrer comment l'âme doit y entrer, et afin de terminer cette partie de notre étude, il reste à éclaircir un doute qui pourrait se présenter au lecteur sur ce que nous avons dit.

            Tout d'abord on peut se demander si une tendance quelconque suffit pour produire et causer dans l'âme les deux maux dont nous avons parlé, à savoir, un mal privatif, qui nous prive de la grâce de Dieu, et l'autre positif, qui produit cinq dommages principaux que nous avons exposés. On peut se demander, en second lieu, si une tendance, quelque petite qu'elle soit et de quelque sorte qu'on la suppose, est suffisante pour produire ces cinq dommages à la fois, ou bien si les unes en produisent un et les autres un autre: par exemple, celle-ci le tourment, celle-là la fatigue, ou les ténèbres...

            Je réponds à la première question. Le dommage privatif, qui consiste dans la privation de Dieu, vient seulement des tendances volontaires qui ont pour objet le péché mortel; ce sont elles qui le causent et le produisent totalement. Elles privent, en effet, l'âme de la grâce en cette vie, et dans l'autre elles la privent de la gloire céleste ou possession de Dieu.

            A la seconde question je réponds: Qu'il s'agisse de péché mortel, ou de péché véniel volontaire, ou d'imperfection, chacune de nos tendances est suffisante pour causer tous les dommages positifs réunis. Bien qu'ils soient privatifs d'une certaine manière, nous les appelons positifs parce qu'ils correspondent à la pente de l'âme vers la créature, tandis que les dommages privatifs correspondent à son éloignement de Dieu. Mais il y a une différence entre les tendances: celles qui ont pour objet le péché mortel causent d'une façon complète l'aveuglement, le tourment, la souillure, la faiblesse... Celles qui ont pour objet les péchés véniels ou l'imperfection évidente ne produisent pas ces maux dans ce degré absolu; elles ne privent pas l'âme de la grâce, ce qui la mettrait sous leur empire, car la mort de l'âme leur donne la vie. Elles produisent néanmoins quelque chose de ces maux, dans un degré moindre, et en proportion de leur lâcheté et de leur tiédeur; aussi plus une tendance a atténué la ferveur de la grâce, et plus elle lui cause d'aveuglement et d'impureté.

            Notons cependant que si chaque tendance produit tous ces préjudices que nous appelons positifs, elle en cause un d'une manière directe et principale et, les autres par voie de conséquence. Si la tendance sensuelle produit tous ces préjudices à la fois, il n'en est pas moins vrai que son effet propre et immédiat est de souiller l'âme et le corps. La tendance de l'avarice les produits également tous, mais elle engendre le chagrin d'une manière directe et immédiate. La passion de la vaine gloire, elle aussi, les produit tous, mais elle apporte immédiatement et directement l'aveuglement et les ténèbres. Ainsi la gourmandise engendre tous ces préjudices, mais son effet principal c'est la tiédeur dans la pratique de la vertu, et ainsi nous pouvons raisonner des autres tendances.

            Or, si tout acte volontaire d'une de nos tendances engendre tous ces effets réunis, c'est qu'il est directement contraire aux actes de la vertu opposée. Un acte de vertu, en effet, produit et engendre en même temps la suavité, la paix, la consolation, la lumière, la pureté et la force; et la tendance déréglée cause le tourment, la fatigue, la lassitude, l'aveuglement et la faiblesse. La pratique d'une vertu fait grandir toutes les autres; et de même un seul vice suffit pour faire grandir tous les autres et leurs effets. Tous ces préjudices ne se manifestent pas au moment même où la passion exerce son activité, car son attrait nous aveugle, mais, soit avant soit après, ses tristes effets se font sentir. Cette vérité est bien figurée par ce livret que l'ange, nous est-il raconté dans « l'Apocalypse », donna à manger à saint Jean, qui le trouva doux au palais, mais très aigre pour son estomac (Apoc. X, 9). La passion, au moment où elle s'exerce, est pleine de douceur et paraît bonne; c'est ensuite que l'âme ressent son amertume et ses tristes effets. Celui qui se laisse entraîner par elle pourra très bien en juger. Je n'ignore pas cependant qu'il y a des personnes tellement aveugles et insensibles qu'elles n'éprouvent point cette amertume. Elles ne songent pas à aller vers Dieu et, par suite, ne se préoccupent pas des obstacles qui les en séparent.

            Je ne traiterai pas ici des autres tendances de la nature qui ne sont pas volontaires, ni des pensées qui ne sont que des premiers mouvements, ni des autres tentations auxquelles on ne consent pas, car tout cela ne cause aucun des préjudices dont il a été question. Sans doute l'âme qui les éprouve pourra s'imaginer que la passion et le trouble où elle se trouve alors la souillent et l'obscurcissent; mais il n'en est rien; ce sont des effets tout contraires qui en résultent. En leur résistant, elle acquiert plus de force, de pureté, de lumière, de consolations, ainsi que beaucoup d'autres biens, comme Notre-Seigneur l'a enseigné à saint Paul en ces termes: « La vertu se perfectionne dans la faiblesse (II Cor. XII, 9). » Quant aux tendances volontaires, elles engendrent tous les maux dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore. Aussi les maîtres de la vie spirituelle doivent-ils mettre leur principale sollicitude à mortifier immédiatement toutes les tendances de leurs disciples, en les privant de la satisfaction de leurs désirs; et en les délivrant de toutes les misères dont nous avons parlé.

CHAPITRE XIII

OÙ L'ON TRAITE DE LA CONDUITE QUE

DOIT TENIR L'ÂME POUR ENTRER

DANS CETTE NUIT DES SENS.

            Il reste maintenant à donner quelques avis pour que l'âme puisse et sache entrer dans cette Nuit des sens. Pour cela il faut savoir que l'âme y entre ordinairement de deux manières: l'une est active, et l'autre passive. L'active comprend ce que l'âme (Les éditions précédentes ajoutaient ici ce membre de phrase: « ayudada de la gracia, aidée de la grâce » ) peut faire et fait en réalité par elle-même pour y entrer.

            Nous allons nous en occuper tout de suite dans les avis qui vont suivre. La passive comprend ce que l'âme ne fait pas par elle-même ni par sa propre industrie, mais ce que Dieu fait en elle (Les éditions précédentes ajoutaient ici ces mots: « con mas particulares auxilios, avec des secours plus particuliers » ), et alors elle est comme passive ( « ... consintiendo libremente, tout en donnant librement son consentement » ). Nous en traiterons dans le second Livre, lorsque nous parlerons des commençants. Comme nous nous occuperons alors, avec la grâce de Dieu, de donner de nombreux avis aux commençants à cause d'une foule d'imperfections où ils tombent ordinairement dans ce chemin, nous nous abstiendrons maintenant de leur en fournir beaucoup. D'ailleurs ce n'est pas précisément le lieu de leur en parler, puisque nous ne nous occupons maintenant que de savoir quels sont les motifs pour lesquels on appelle Nuit cette voie qui mène à l'union divine, ce qu'est cette Nuit elle-même et de combien de parties elle se compose. Néanmoins, pour ne pas paraître trop bref et ne pas priver les âmes de tout le profit désirable en ne leur donnant pas tout de suite quelques moyens ou avis propres à ceux qui marchent dans cette Nuit de leurs tendances, j'ai tenu à leur fournir ici la méthode abrégée qui va suivre. Je ferai de même à la fin des deux autres parties ou causes de cette Nuit que je me propose de traiter sans retard avec l'aide de Dieu.

            Ces avis qui suivent et qui concernent la manière de vaincre nos tendances sont, il est vrai, brefs et en petit nombre, mais, selon moi, ils sont aussi profitables et efficaces qu'ils sont concis. Voilà pourquoi celui qui voudra sincèrement les mettre en pratique n'a plus besoin d'en avoir d'autres. Ceux-ci, en effet, embrassent tous les autres réunis.

            Tout d'abord il faut avoir le désir habituel d'imiter le Christ en tout, de se conformer à sa vie qu'il faut bien considérer afin de savoir l'imiter et d'agir en tout comme lui même l'aurait fait.

            En second lieu, si l'on veut bien se conformer à cet avis, et s'il s'offre aux sens quelque plaisir qui ne soit purement pour l'honneur et la gloire de Dieu, il faut se mortifier et se renoncer par amour pour Jésus-Christ, qui, durant sa vie sur la terre, n'a jamais eu d'autre goût ni d'autre désir que de faire la volonté de son Père; c'est là ce qu'il appelait sa nourriture et son aliment.

            Voici un exemple: s'il se présente une occasion d'entendre avec plaisir des choses qui n'intéressent pas le service de Dieu, je refuserai d'y chercher mon plaisir et même de les entendre.

            Si j'éprouve du plaisir à regarder des choses qui ne me portent pas directement vers Dieu, je ne rechercherai point ce plaisir et je ne regarderai même pas ces objets.

            Il en sera de même pour les conversations, ou toutes les autres satisfactions qui se présenteraient. Nous devons donc mortifier tous nos sens, quand nous le pouvons bonnement, et si nous ne le pouvons pas, il suffit de ne pas se complaire dans l'attrait naturel que l'on éprouve et de le désavouer. De la sorte, on arrive bientôt à rendre les sens mortifiés et à renoncer à ses goûts; on vit comme dans la nuit, et, en peu de temps, on peut réaliser de grands progrès.

            Si nous voulons mortifier et apaiser les quatre passions de notre nature: la joie, l'espérance, la crainte et la douleur, puisque de leur concorde et pacification découlent les biens dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore, il faut employer ce qui est un remède total à tous ces maux, la source du vrai mérite et des grandes vertus.

            Que l'âme donc s'applique sans cesse non à ce qui est plus facile, mais à ce qui est plus difficile;

            Non à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît;

            Non à ce qui console, mais à ce qui est un sujet de désolation;

            Non à ce qui est repos, mais à ce qui donne du travail;

            Non à ce qui est plus, mais à ce qui est moins;

            Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir;

            Non à rechercher ce qu'il y a de meilleur dans les choses, mais ce qu'il y a de pire, et à désirer entrer pour l'amour du Christ dans un dénûment total, un parfait détachement et une pauvreté absolue par rapport à tout ce qu'il y a en ce monde. Il faut embrasser ces pratiques de tout coeur et s'appliquer à y assujettir la volonté. Celui qui s'y soumet avec amour, intelligence et discrétion, ne tardera pas à trouver beaucoup de délices et de consolations.

            Il suffit de se conformer fidèlement à ces pratiques pour entrer dans la Nuit des sens. Néanmoins, pour donner de plus amples explications, nous parlerons d'une autre sorte de pratiques qui apprennent à mortifier la concupiscence de la Chair, la concupiscence des yeux et la superbe de la vie, trois choses, au dire de saint Jean (Jean, II, 16), qui occupent le monde et d'où procèdent toutes les autres tendances.

            La première consiste à travailler au mépris de soi et à désirer que les autres nous méprisent; cette pratique est contre la concupiscence de la chair.

            La seconde consiste à parler de soi-même avec mépris et à travailler à ce que les autres en parlent de même; cette pratique est contre la concupiscence des yeux.

            La troisième consiste à avoir de bas sentiments de soi, à se mépriser et à désirer que les autres fassent de même; et cette pratique est contre la superbe de la vie.

            Pour terminer ces avis et ces règles de conduite dont nous venons de parler, il nous semble bon de rapporter ici les vers que nous avons placés à l'image de la Montagne représentée au commencement de ce livre. Ils renferment la doctrine nécessaire pour gravir cette montagne qui symbolise l'union parfaite avec Dieu. Mais s'ils s'adressent à la partie spirituelle et intérieure de l'âme, ils enseignent également à mortifier l'esprit d'imperfection de sa partie sensuelle et extérieure, comme l'indiquent les deux chemins placés de chaque côté de notre image qui figure la montagne de la perfection. C'est dans ce dernier sens que nous les prenons ici. Dans la seconde partie de cette Nuit nous les examinerons dans le sens spirituel.

            Voici ces avis:

  1. Pour arriver à goûter tout, veillez à n'avoir goût pour rien.
  2. Pour arriver à savoir tout, veillez à ne rien savoir de rien.
  3. Pour arriver à posséder tout, veillez à ne posséder quoi que ce soit.
  4. Pour arriver à être tout, veillez à n'être rien en rien.
  5. Pour arriver à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce que vous ne goûtez pas.
  6. Pour arriver à ce que vous ne savez pas, vous devez passer par où vous ne savez pas.
  7. Pour arriver à ce que vous ne possédez pas, vous devez passer par où vous ne possédez pas.
  8. Pour arriver à ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas.

MOYEN

DE NE PAS EMPÊCHER LE TOUT

  1. Quand vous voulez vous arrêter à quelque chose, vous cessez de vous abandonner au tout.
  2. Car pour venir du tout au tout, il faut se renoncer du tout au tout.
  3. Et quand vous viendrez à avoir tout, il faut l'avoir sans rien vouloir.
  4. Car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous n'avez pas purement en Dieu votre trésor.

            C'est dans ce dénûment que l'esprit trouve sa paix et son repos. Comme il ne désire rien, rien d'en haut ne le fatigue, rien d'en bas ne l'opprime, car il est dans le centre de son humilité; si au contraire il désire quelque chose, c'est cela même qui est pour lui fatigue et tourment.

CHAPITRE XIV

OÙ L'ON EXPLIQUE

LE SECOND VERS DE LA STROPHE:

Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour.

            Nous avons déjà expliqué le premier verset de cette strophe qui traite de la Nuit des sens; nous avons dit ce qu'il faut entendre par Nuit des sens, et pour quel motif on l'appelle nuit; nous avons montré également quel ordre et quelle conduite il faut suivre pour y entrer activement. L'ordre logique demande maintenant que nous parlions de ses propriétés et de ses effets, qui sont admirables; ils sont contenus dans les vers suivants de la strophe. Je les signalerai brièvement afin de les expliquer, comme je l'ai promis dans le prologue; puis je passerai immédiatement au second Livre, qui traite de l'autre partie de cette Nuit, c'est-à-dire de la Nuit de l'esprit.

            L'âme dit donc: « Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour », je passai et entrai dans la Nuit obscure des sens pour arriver à l'union avec le Bien-Aimé. En effet, pour surmonter toutes les tendances et mortifier l'attrait de toutes les créatures vers lesquelles la volonté est ordinairement attirée par son amour et son affection dans le but d'en jouir, il lui faut les ardeurs plus vives d'un amour plus profond: celui de son Époux. Quand elle met en lui sa joie et sa force, elle trouve assez de courage et de générosité pour rejeter et surmonter aisément tous les autres amours. Non seulement il faut, pour triompher de la force de ses tendances, avoir l'amour de son Époux, mais cet amour doit être enflammé et plein d'angoisses. Il arrive, en effet, comme l'expérience le prouve, que notre nature se porte ou est attirée si violemment vers les choses sensibles que, si sa partie spirituelle n'a pas un amour plus fort vers les choses surnaturelles, elle ne pourra secouer le joug de la nature et des sens, ni entrer dans la Nuit obscure des sens, ni avoir le courage de rester dans la nuit par rapport à toutes les choses créées, ou d'en priver toutes ses tendances.

            Qui dira ces angoisses multiples et si variées de l'amour qui animent les âmes au commencement de ce chemin de l'union? Qui dira leur empressement et leurs industries pour quitter cette demeure de leur propre volonté et entrer dans la nuit de la mortification des sens? Qui dira combien ces angoisses d'amour pour leur Époux leur font paraître faciles, doux même et savoureux tous les travaux et dangers de cette Nuit? Ce n'est pas le lieu d'en parler; d'ailleurs on ne saurait les exprimer. Mieux vaut les éprouver et les contempler que les décrire. Aussi nous allons passer à l'explication des autres vers dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XV

OÙ L'ON EXPLIQUE

LES ACTES VERS LA STROPHE.

Oh! l'heureux sort!

Je sortis sans être vue,

Tandis que ma demeure était déjà en paix.

            L'âme se sert d'une métaphore pour montrer le triste état de captivité où elle était; aussi elle regarde comme un heureux sort d'en avoir été délivrée sans qu'aucun de ses geôliers l'en empêchât. Par suite en effet du péché originel, l'âme est vraiment captive dans ce corps mortel, et y est assujettie à ses passions et aux tendances de sa nature. Une fois délivrée de leur tyrannie, elle proclame l'heureux sort qu'elle a de sortir sans être vue, c'est-à-dire sans en être empêchée ni retardée. Mais ce qui lui avait servi, c'est de sortir par une Nuit obscure, c'est-à-dire qu'elle avait renoncé à tous ses attraits et mortifié toutes ses tendances, comme nous l'avons dit. Cette réflexion: « tandis que ma demeure était déjà en paix », signifie que la partie sensitive, ou demeure de toutes les tendances, était en paix, parce qu'elle les avait déjà domptées et endormies. Et, en effet, tant que nos tendances ne sont pas endormies par la mortification des sens et que les sens ne sont pas en paix et n'ont pas cessé leur guerre à l'esprit, l'âme ne parviendra pas à cette véritable liberté qui lui permettrait de jouir de l'union avec son Bien-Aimé.

LIVRE DEUXIÈME

OÙ L'ON TRAITE DU MOYEN DE PARVENIR

IMMÉDIATEMENT À L'UNION DIVINE,

C'EST-À-DIRE DE LA FOI, ET DE LA

SECONDE PARTIE DE CETTE NUIT QUE

NOUS AVONS APPELÉE NUIT DE L'ESPRIT

QUI EST DANS CETTE SECONDE STROPHE:

 

J'étais dans les ténèbres et en sûreté,

Quand je sortis déguisée par l'escalier secret.

Oh! l'heureux sort!

J'étais dans les ténèbres et en cachette,

Quand ma demeure était déjà en paix.

 

EXPLICATION DE LA STROPHE

            Dans cette seconde strophe l'âme chante l'heureux sort qu'elle a eu de pratiquer le dénûment de l'esprit par rapport à toutes ses imperfections spirituelles et tendances égoïstes dans les choses spirituelles. Son sort a été d'autant plus heureux qu'il y avait plus de difficulté pour pacifier cette partie spirituelle de sa demeure et entrer dans ces ténèbres intérieures qui consistent dans le détachement spirituel par rapport à toutes les choses sensuelles et spirituelles; car l'âme n'a alors d'autre appui que la foi pure pour aller à Dieu. Aussi cette voie s'appelle escalier secret, et en effet tous les degrés et articles de la foi que l'âme suit sont secrets et cachés aux sens et à l'entendement. Voilà pourquoi l'âme est dans les ténèbres par rapport à la lumière naturelle des sens et de l'entendement; elle passe au-delà des limites de la nature et de la raison pour gravir ce divin escalier de la foi; par là elle arrive et pénètre jusqu'aux profondeurs de Dieu.

            Elle dit qu'elle était déguisée, parce que la foi qui l'a guidée dans son ascension lui a fait changer sa forme et sa manière d'être naturelle pour revêtir une forme divine. C'est grâce à cette transformation qu'elle n'a pas été reconnue ni retenue par les choses de la nature et de la raison ou par le démon. Aucun de ces trois ennemis ne peut lui nuire si elle marche par ce chemin de la foi. Il y a plus: l'âme alors est tellement cachée, protégée, et étrangère à tous les artifices du démon, qu'elle s'avance véritablement, comme le dit la strophe dans les ténèbres et en cachette, c'est-à-dire par rapport au démon, à qui la lumière de la foi est plus funeste que les plus épaisses ténèbres. Nous pouvons donc le dire, l'âme qui se guide par la lumière de la foi est cachée au démon et à l'abri de ses coups, comme nous le montrerons plus clairement dans la suite. Aussi chante-t-elle elle-même qu'elle est sortie dans les ténèbres et en sûreté. Celui qui a l'heureux sort de suivre le chemin obscur de la foi, et la choisit pour l'accompagner, lui pauvre aveugle, s'élève au-dessus de ses représentation naturelles et des raisonnements pour avancer en toute sécurité, comme nous l'avons dit.

            L'âme ajoute qu'elle est sortie par cette nuit de l'esprit;

quand sa demeure était déjà en paix,

c'est-à-dire quand sa partie raisonnable et spirituelle était déjà pacifiée. Lorsque l'âme, en effet, est sortie de sa demeure et est arrivée à l'union divine, c'est qu'elle tient dans la paix toutes les puissances naturelles, et sa partie spirituelle domine l'activité et l'inquiétude de ses sens. Elle ne dit donc pas qu'elle est sortie avec anxiété, comme dans la première Nuit des sens. Pourquoi? Parce que pour entrer dans la Nuit des sens et se dépouiller du sensible, il fallait qu'elle eût éprouvé les angoisses de l'amour sensible. Mais pour achever de pacifier la demeure de son esprit, il ne lui faut que fixer ses facultés, tous ses attraits et ses tendances spirituelles dans la foi pure. Cela fait, elle s'unit avec le Bien-Aimé par une union pleine de simplicité et la pureté d'amour et de ressemblance.

            Il faut remarquer, en outre, que dans la première strophe où elle parle de la partie sensitive, l'âme dit qu'elle est sortie par une nuit obscure; mais ici où elle parle de la partie spirituelle, elle dit qu'elle est sortie dans les ténèbres; au milieu de la nuit, si grande que soit l'obscurité, on y voit encore un peu; mais quand l'obscurité est complète, on ne voit plus rien. Ainsi dans la nuit des sens il y a encore une certaine lumière, car l'entendement et la raison ne sont pas frappés de cécité. Mais la nuit de l'esprit, qui est la foi, prive de toute lumière et l'entendement et les sens. Aussi l'âme qui est dans cette nuit dit qu'elle s'avançait dans les ténèbres et en sûreté, ce qu'elle ne disait pas dans la nuit des sens. Moins l'âme agit en vertu de ses aptitudes personnelles, plus sa marche est sûre, car plus elle agit par la foi. C'est là ce que nous expliquerons longuement dans ce livre, où nous parlerons de choses très importantes pour la véritable spiritualité. Il est vrai qu'elles offrent quelque obscurité, mais elles s'enchaînent si bien les unes aux autres qu'elles s'éclairent mutuellement et que, à mon avis, on les comprendra très bien.

CHAPITRE I

OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DE LA SECONDE

PARTIE, OU DE LA CAUSE DE CETTE

NUIT QUI EST LA FOI. ON PROUVE PAR

DEUX RAISONS QU'ELLE EST PLUS OBSCURE

QUE LA PREMIÈRE ET LA TROISIÈME.

            Nous allons parler maintenant de la seconde partie de cette nuit qui est la foi. Elle est, comme nous l'avons dit, le moyen admirable que nous avons pour parvenir à notre fin qui est Dieu; et Dieu étant naturellement pour l'âme la cause ou la troisième partie de cette nuit, la foi qui se trouve au milieu est comparée au milieu de la nuit. Nous pouvons donc dire que pour l'âme cette nuit est plus obscure que la première, et d'une certaine manière plus obscure aussi que la troisième. La première, ou la nuit des sens, est comparée au crépuscule, c'est-à-dire au moment où tous les objets matériels se dérobent à la vue; voilà pourquoi elle n'est pas aussi éloignée de la lumière que le milieu de la nuit. La troisième partie ou l'aurore, étant déjà proche de la lumière du jour, n'est pas aussi obscure que l'est le milieu de la nuit: car elle précède immédiatement le rayonnement et l'éclat de la lumière du jour, et elle est comparée à Dieu même. A la vérité, si nous nous mettons au point de vue naturel, Dieu est pour l'âme comme une nuit aussi obscure que la foi. Néanmoins, lorsque l'âme a traversé ces trois sortes de nuit, Dieu l'éclaire surnaturellement des rayons de sa lumière, et d'une manière plus élevée, transcendante et expérimentale. C'est le commencement de l'union parfaite, qui a lieu une fois qu'elle a passé la troisième nuit; aussi on peut dire qu'elle est moins obscure que la seconde nuit; mais elle est également plus obscure que la première, car celle-ci a rapport à la partie inférieure de l'homme, celle des sens, qui par conséquent est plus extérieure. La seconde nuit, celle de la foi, a rapport à la partie supérieure de l'homme ou partie raisonnable; elle est par conséquent plus intérieure et plus obscure dès lors qu'elle prive l'âme de la lumière de la raison ou, pour mieux m'exprimer, qu'elle l'aveugle. C'est donc à bon droit qu'elle est comparée au milieu de la nuit, parce que c'est la partie la plus centrale et la plus obscure de la nuit.

            Nous allons maintenant prouver comment cette seconde partie où la foi est une nuit pour l'esprit, comme la première en est une pour les sens. Nous dirons ensuite les obstacles que la foi rencontre et la part d'activité qu'elle doit elle même mettre en oeuvre pour y entrer. Quant à son état passif, c'est-à-dire à ce que Dieu opère sans son concours pour l'y introduire, nous en parlerons dans le troisième livre, quand nous aurons traité de l'état passif de la première nuit dans le second livre, comme nous l'avons dit et promis.

CHAPITRE II

COMMENT LA FOI

EST UNE NUIT OBSCURE POUR L'ÂME.

            La foi, disent les théologiens, est une habitude de l'âme, certaine et obscure en même temps. Elle est obscure parce qu'elle nous fait croire des vérités révélées par Dieu même, qui sont au-dessus de toute lumière naturelle et excèdent incomparablement la portée de tout entendement humain. De là vient que cette lumière de la foi est pour l'âme comme une obscurité profonde, parce que le plus absorbe le moins et lui est supérieur. La lumière du soleil éclipse toutes les autres lumières, celles-ci ne paraissent plus quand celle-là brille et s'impose à notre puissance visuelle; aussi son éclat, au lieu de favoriser la vue, éblouit plutôt parce qu'il est excessif et trop disproportionné avec la puissance visuelle. Ainsi en est-il de la foi: sa lumière, par son excès, opprime et éblouit la lumière de notre entendement; de lui même il ne s'étend qu'à la science purement naturelle, bien qu'il ait une aptitude pour l'acte surnaturel quand il plaira à Notre-Seigneur de l'y élever. Il ne peut donc rien savoir de lui-même, si ce n'est par la voie naturelle: c'est là la seule connaissance qu'il obtient par les seuls sens; mais pour cela il lui faut les images et figures des objets présents par eux-mêmes ou leur ressemblance; sans cela il n'aurait aucune connaissance, car, disent les philosophes: « Ab objecto et potentia paritur notitia: De l'objet présent et de la faculté naît la connaissance. » Voilà pourquoi si on racontait à quelqu'un des choses dont il n'aurait jamais entendu parler, et dont il n'aurait jamais vu la ressemblance, il n'en aura pas plus d'idée que si on ne lui avait jamais rien dit. Si par exemple on racontait à quelqu'un qu'il y a, dans une certaine île, un animal qu'il n'a jamais vu, et si on ne lui signale pas quelque trait de ressemblance de cet animal avec d'autres animaux qu'il a vus, il n'en aurait pas plus de connaissance ni d'idée qu'auparavant, malgré tout ce qu'on pourrait lui en dire. Voici encore un autre exemple qui fera mieux comprendre ma pensée. Si vous vous adressez à un aveugle-né, qui par conséquent n'a jamais vu de couleurs, et si vous lui dites comment est la couleur blanche et la couleur jaune, vous aurez beau lui donner des explications, il ne vous comprendra nullement, parce qu'il n'a jamais vu ces couleurs ni quelque chose de semblable qui lui permette d'en juger. Tout ce qu'il retiendra, ce sera le nom de ces couleurs, parce qu'il peut le percevoir par l'ouïe; quant à leur forme ou leur figure, il lui sera impossible de s'en former une idée, parce qu'il ne l'a jamais vue.

            Ces comparaisons nous représentent, quoique d'une manière imparfaite, ce que la foi est pour l'âme. Elle nous dit des choses que nous n'avons jamais vues ni comprises, soit en elles-mêmes, soit dans des objets qui leur ressembleraient, puisqu'il n'y en a pas. Nous ne pouvons donc en avoir aucune lumière par notre science naturelle, car ce qu'elle nous dit n'a aucun rapport avec nos sens. Nous les connaissons par l'ouïe; nous croyons ce qu'on nous enseigne et nous y soumettons aveuglément notre lumière naturelle. Car, comme le dit saint Paul, « la foi vient de l'audition, et l'audition de la parole du Christ (Rom. X, 17) ». C'est comme s'il disait: La foi n'est pas une science qui s'acquiert par un sens quelconque; elle n'est que l'acquiescement de l'âme à ce qui lui vient par l'ouïe.

            Il y a plus: la foi dépasse de beaucoup ce que les exemples précédents nous ont donné à comprendre. Non seulement elle ne produit ni l'évidence ni la science, mais, je le répète, elle excède et dépasse toutes les connaissances et toutes les sciences, afin qu'on puisse bien juger d'elle dans la contemplation parfaite. Les autres sciences s'acquièrent avec la lumière de l'entendement, celle de la foi s'acquiert sans cette lumière; il faut même faire le sacrifice de cette lumière particulière pour ne point perdre celle de la foi. Isaïe a dit en effet: Si non credideritis, non intelligetis: « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. (Is. VI, 3) »

            Il est donc clair que la foi est une nuit obscure pour l'âme, et c'est ainsi qu'elle l'éclaire, et plus elle la plonge dans les ténèbres, plus elle lui donne sa lumière. C'est en l'aveuglant au point de vue naturel qu'elle lui donne sa lumière, selon la parole d'Isaïe: Si vous ne croyez pas, c'est-à-dire, si vous n'êtes pas dans les ténèbres, vous ne comprendrez pas; cela veut dire: vous n'aurez pas la lumière ni la connaissance élevée et surnaturelle de la vérité.

            C'est ainsi que nous voyons une figure de la foi dans cette nuée qui séparait les enfants d'Isarël des Égyptiens au moment d'entrer dans la mer Rouge et dont la sainte Écriture nous dit: « C'était une nuée ténébreuse, mais elle éclairait cependant la nuit (Ex. XIV, 20). » Phénomène admirable! Tout en étant ténébreuse, elle éclairait la nuit! Cela nous signifie la foi qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l'âme (qui est elle-même nuit, puisque en présence de la foi elle est privée de sa lumière naturelle et aveuglée); mais la foi éclaire avec ses ténèbres les ténèbres de l'âme; il convenait que le maître qui est la foi fût en rapport avec le disciple qui est l'âme. Car l'homme qui est dans les ténèbres ne pouvait être convenablement éclairé que par d'autres ténèbres, comme nous l'enseigne le Psalmiste en ces termes: « Le jour annonce la parole au jour, et la nuit transmet la science à la nuit (Ps. XVIII, 3). » Pour parler plus clairement, cela veut dire que le jour c'est Dieu lui-même dans la bienheureuse patrie où il est comme un jour pour les anges et les saints, qui à leur tour deviennent jours aussi dans le reflet de la divine lumière. Il leur dit et communique la divine parole, qui est sont Fils, afin qu'ils le connaissent et en jouissent. La nuit, c'est la foi dans l'Église militante où il fait encore nuit. Elle communique la science à l'Église, et par suite à chaque âme qui est nuit elle aussi, puisqu'elle ne jouit pas de la vision béatifique de l'éternelle sagesse, et qu'en présence de la foi, elle est privée de sa lumière naturelle.

            De là il faut déduire que la foi qui est une nuit obscure éclaire l'âme qui est dans l'obscurité, et c'est ainsi que se vérifie ce que David dit à ce propos: Et nox illuminatio mea in déliciis meis: « La nuit sera ma lumière au milieu de mes délices (Ps. CXXXVIII, 11) », ce qui équivaut à dire: Dans les délices de ma pure contemplation et de mon union avec Dieu, la nuit de la foi sera mon guide. Cela nous fait comprendre clairement que l'âme doit être dans les ténèbres (au point de vue naturel) pour avoir la lumière qui la guidera dans cette voie de l'union avec Dieu.

CHAPITRE III

CE CHAPITRE MONTRE D'UNE FAÇON

GÉNÉRALE COMMENT L'ÂME, AUTANT

QUE CELA DÉPEND D'ELLE, DOIT

SE TENIR DANS LES TÉNÈBRES DE

LA FOI POUR ÊTRE BIEN GUIDÉE

JUSQU'À LA PLUS HAUTE CONTEMPLATION.

            On commence à comprendre un peu, je crois, comment la foi est une nuit obscure pour l'âme, et comment l'âme doit être sous le rapport de sa lumière naturelle, dans l'obscurité, pour se laisser guider par la foi au terme élevé de l'union. Mais pour qu'elle sache se conduire alors, il convient d'expliquer maintenant un peu dans le détail cette obscurité de l'âme, et cet abîme de la foi où elle pénètre. Aussi ce chapitre sera-t-il consacré à en parler d'une façon générale et, ensuite, Dieu aidant, nous verrons quelle doit être sa conduite pour ne pas s'égarer, ni contrarier l'action d'un guide tel que la foi.

            Je dis donc que, pour se laisser guider sûrement par la foi à cet état de contemplation, l'âme non seulement doit se tenir dans l'obscurité dans cette partie d'elle-même qui a rapport avec les créatures et le temporel, c'est-à-dire sa partie sensitive et inférieure, comme nous l'avons déjà dit, mais aussi dans cette partie qui a rapport à Dieu et aux choses spirituelles, c'est-à-dire sa partie raisonnable et supérieure dont nous nous occupons maintenant.

            Pour arriver à la transformation surnaturelle, il est clair que l'âme doit être dans les ténèbres et se soustraire à tout ce qui concerne sa vie naturelle tant sensitive que raisonnable. Le mot surnaturel signifie ce qui est au-dessus de la nature; par conséquent ce qui est naturel est en bas. Mais, comme la transformation en Dieu ne dépend ni des sens ni de l'habileté humaine, l'âme doit se dépouiller complètement et volontairement de tout ce qu'elle peut contenir d'affection aux choses d'en haut ou d'en bas; elle le fera dans toute la mesure où cela dépend d'elle; et alors qui empêchera Dieu d'agir en toute liberté dans cette âme soumise, dépouillée, anéantie?

            Le dépouillement devra être complet et s'étendre à tout ce qu'elle pourrait contenir. Voilà pourquoi, alors même qu'elle acquerrait peu à peu des faveurs surnaturelles, elle devrait toujours veiller à se considérer comme si elle en était dénuée, à se tenir dans les ténèbres comme l'aveugle, en s'appuyant sur la foi obscure, qui est sa lumière et son guide, et nullement sur ce qu'elle peut entendre, goûter, sentir ou imaginer, car tout cela n'est que ténèbres capables de l'égarer ou de la retarder; mais la foi est au-dessus de nos connaissances, de nos goûts, de nos sentiments et de nos imaginations. Si elle ne devient pas aveugle par rapport à ces choses, et cela d'une façon totale, elle n'arrivera jamais à ce bien surnaturel que nous enseigne la foi. Celui qui n'est pas complètement aveugle ne se laisse pas conduire  facilement par son guide. Pour peu qu'il y voie, il s'imagine qu'il vaut mieux prendre le premier chemin qui se présente parce qu'il n'en voit pas de meilleur: aussi il risque d'égarer son guide qui voit mieux que lui; car enfin il peut commander plus que son guide. Il en est de même de l'âme. Si elle s'appuie sur quelqu'une de ses connaissances ou quelqu'un de ses goûts et de ses sentiments pour Dieu, quelque excellents d'ailleurs qu'ils soient, ce sera toujours peu de chose et bien peu proportionné à ce qu'est Dieu; on se trompe facilement en suivant un tel chemin et l'on retarde la marche en avant, parce que l'âme ne se conforme pas aveuglément à la foi qui est son vrai guide. C'est là ce que saint Paul veut nous dire par ces termes: Credere enim oportet accendentum ad Deum quia est: « Celui qui veut s'approcher de Dieu doit croire qu'il est (Heb. XI, 6). » C'est comme s'il disait: Que celui qui aspire à s'unir à Dieu ne s'appuie pas sur ses connaissances, qu'il ne s'attache pas à ses goûts, ni à ses sentiments, ni à son imagination, mais qu'il croie que Dieu est, ce qui ne peut être saisi ni par l'entendement, ni par ses tendances, ni par l'imagination, ni par un sens quelconque, ni être connu ici-bas tel qu'il est, car tout ce qu'il peut y avoir de plus élevé sur cette terre dans nos sentiments, dans nos connaissances, dans nos attraits, est à une distance infinie de ce que Dieu est en lui-même, et de ce que sera pour nous la pure possession de Dieu. Isaïe et saint Paul ont dit: Neque oculus vidit, neque auris audivit, nec in cor hominis ascendit quae praeparavit Deus iis qui diligunt illum: « Ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, l'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu son coeur ne l'a point goûté, et son intelligence ne saurait le concevoir (Le Saint ne cite littéralement que saint Paul. –  Isaïe, LXIV,4, dit: Oculus non vidit, Deus, absque te quae praeparasti expectantibus te. –  Saint Paul (I ad Cor., II, 9) dit comme nous le marquons dans le texte.) ». L'âme aura beau prétendre s'unir parfaitement ici-bas par la grâce à Celui à qui elle doit être unie dans la gloire du ciel; saint Paul nous dit ici: l'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu, son coeur de chair ne l'a point goûté. Il est donc clair que, pour arriver ici-bas à s'unir parfaitement à lui par la grâce et l'amour, l'âme doit être dans l'obscurité par rapport à tout ce que l'oeil peut voir, l'ouïe entendre, l'imagination représenter et le coeur percevoir. Elle se met donc dans un grand embarras, quand, pour arriver à cet état élevé d'union avec Dieu, elle s'attache à quelque pensée, à un goût ou imagination, à son jugement, à ses désirs, à sa manière d'agir ou à toute oeuvre ou chose personnelle, et qu'elle ne sait pas s'en délivrer et dépouiller complètement. Nous l'avons déjà dit: le terme où elle tend est au-dessus de tout cela et dépasse tout ce qu'elle pourrait connaître et goûter de plus sublime. Voilà pourquoi, passant par-dessus tout, elle doit s'appliquer à ne rien savoir. Aussi dans cette voie, quitter son chemin, c'est trouver le chemin véritable, ou mieux, passer au terme et laisser le moyen, c'est pénétrer dans le terme qui est sans mesure, je veux dire en Dieu lui-même. Car l'âme qui arrive à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui soient propres; elle ne s'y attache pas et ne peut s'y attacher. Je veux dire qu'elle ne s'attache plus à ses manières d'entendre, de goûter et de sentir, bien qu'elle les possède toutes; elle est comme celui qui, n'ayant rien, possède tout éminemment. Elle a le courage de franchir les limites naturelles de ses facultés intérieures et extérieures, aussi entre-t-elle pleinement dans le surnaturel qui n'a ni limite ni mesure, mais qui renferme tout en substance. Pour en arriver là, il faut sortir de l'état naturel, sortir de soi, s'éloigner de ce qui est bas pour arriver à ce qui dépasse toutes les hauteurs. Aussi, se transportant au-delà de tout ce qu'elle peut savoir ou comprendre spirituellement et naturellement, elle doit désirer ardemment parvenir à ce qu'elle ne peut connaître en cette vie ni goûter dans son coeur. Elle laisse derrière elle tout ce qu'elle goûte et ressent ou peut goûter et ressentir ici-bas dans sa partie spirituelle et sensitive, et brûle d'arriver à ce qui surpasse tout sentiment et toute joie. Si elle veut demeurer libre et dégagée de toute créature pour parvenir à un tel but, elle ne doit point s'éprendre des impressions qu'elle recevra dans sa partie spirituelle et sensitive, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous traiterons ce point en particulier; et elle n'en fera aucun cas.

            Plus elle pense à ce qu'elle entend, à ce qu'elle goûte ou imagine, plus elle l'estime, que ce soit spirituel ou non; et plus par conséquent elle enlève de son estime pour le souverain Bien, plus aussi elle retarde sa marche vers lui. Au contraire, moins elle se préoccupe de tout ce qu'elle peut avoir, si précieux que ce soit, et plus elle s'approche du souverain Bien et lui réserve son estime; plus aussi par conséquent elle s'en rapproche.

            Marchant ainsi dans la nuit, elle s'avance à grands pas vers l'union avec Dieu par la foi, qui, tout obscure qu'elle est, lui donne son admirable lumière. Il est évident que si elle voulait voir Dieu par ses forces naturelles, elle tomberait dans un aveuglement plus profond que celui qui ouvre les yeux pour contempler la splendeur du soleil.

            Voilà pourquoi celui qui suit ce chemin ne verra la lumière qu'en aveuglant ses puissances, comme Notre-Seigneur nous l'enseigne dans l'Évangile en ces termes: In judicium ego in hunc mundum veni, ut qui non vident, videant, et qui vident, caeci fiant: « Je suis venu en ce monde afin que par un juste jugement ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Jean, IX, 39). » Ces paroles doivent s'entendre à la lettre de ce chemin spirituel dont nous parlons. Il faut donc savoir que l'âme qui est dans les ténèbres, et s'aveugle par rapport à toutes ses lumières propres et naturelles, sera éclairée surnaturellement. Celle au contraire qui voudra s'appuyer sur quelque lumière personnelle se mettra dans les ténèbres toujours plus profondes et se retardera dans le chemin de l'union.

            Pour procéder avec plus de clarté, il me semble nécessaire d'expliquer dans le chapitre suivant ce que nous entendons par cette union de l'âme avec Dieu dont nous nous entretenons. Ce point, une fois bien compris, donnera une lumière très vive sur les questions dont nous aurons à parler désormais; il me semble que c'est bien le moment de traiter cette question, et ce ne sera pas inutile, quoique nous devions interrompre le fil de notre discours, dès lors que nous donnerons par là plus de lumière à notre sujet lui-même. Ce chapitre sera donc comme une sorte de parenthèse. Et immédiatement après nous reviendrons à parler des trois puissances de l'âme considérées dans leurs rapports avec les trois vertus théologales, dans cette seconde nuit spirituelle.

CHAPITRE IV

OÙ L'ON EXPLIQUE PAR UNE COMPARAISON

CE QUE C'EST QUE L'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU.

            Ce qui précède nous a déjà donné quelque idée de ce qu'il faut entendre ici par l'union de l'âme avec Dieu, et nous aidera à comprendre mieux ce que nous devons dire. Mon  but, en ce moment, n'est pas d'en expliquer les diverses parties; je n'en finirai plus si j'entreprenais d'exposer quelle est l'union de l'entendement, ou de la volonté, ou de la mémoire, ou encore l'union transitoire ou permanente de ces puissances, ou quelle est la totale union, soit transitoire, soit permanente; je parlerai d'ailleurs, à chaque pas, tantôt de l'une, tantôt de l'autre. Mais, pour le moment cela importe peu pour faire comprendre ma pensée. Mieux vaudra l'exposer à l'endroit voulu, quand je traiterai le sujet et que nous présenterons un exemple vivant à l'appui de la théorie; on comprendra mieux alors et on saisira mieux les détails, et on pourra mieux en juger. Je ne veux, pour le moment, parler que de l'union totale et permanente, selon la substance de l'âme et ses puissances et quant à l'habitude obscure de l'union, parce que quant à l'acte nous le dirons ensuite avec l'aide de Dieu; nous verrons comment nous n'avons et nous ne pouvons avoir d'union permanente dans nos puissances sur cette terre, mais seulement une union transitoire.

            Et d'abord pour comprendre quelle est cette union dont nous parlons, il faut savoir que Dieu se trouve dans chaque âme, serait-ce celle du plus grand pécheur du monde, qu'il y demeure, et qu'il l'assiste substantiellement. Cette sorte d'union existe toujours entre Dieu et toutes les créatures, puisqu'il leur conserve l'être qu'elles possèdent; et s'il ne leur était pas présent de cette manière-là, elles tomberaient dans le néant, et cesseraient d'exister. Quand donc nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui existe en fait avec toutes les créatures, mais l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation en lui par amour, qui n'existe pas toujours, mais seulement quand il y a ressemblance par amour; voilà pourquoi cette union s'appelle union de ressemblance. Celle-là s'appelle union substantielle, essentielle ou naturelle; celle-ci au contraire s'appelle surnaturelle; elle a lieu quand les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, sont d'accord entre elles et que l'une n'a rien qui répugne l'autre. Quand donc l'âme rejette complètement ce qui en elle répugne ou n'est pas conforme à la volonté de Dieu, elle est transformée en Dieu par amour.

            Ce dépouillement doit s'entendre non seulement des actes qui répugnent à Dieu, mais encore des tendances habituelles; aussi l'âme doit-elle repousser non seulement les actes volontaires des imperfections, mais elle doit réduire à néant les tendances de toutes ses imperfections. Toutes les créatures, toutes leurs actions, leurs habiletés, ne peuvent atteindre Dieu ni s'élever jusqu'à lui; aussi l'âme doit-elle se dépouiller de tout créé, de ses actions et habiletés, c'est-à-dire de sa manière de juger, de goûter, de sentir; c'est dégagée de tout ce qui n'est pas semblable ou conforme à Dieu, qu'elle arrive à recevoir sa ressemblance avec Dieu; il n'y a plus rien en elle qui ne soit la volonté de Dieu, et elle est transformée en lui.

            Sans doute, comme nous l'avons dit, Dieu est toujours présent dans l'âme pour lui donner et lui conserver son être naturel par la vertu de sa puissance, mais il ne lui communique pas toujours l'être surnaturel. Celui-ci ne se donne que par l'amour et la grâce, et toutes les âmes ne sont pas en état de grâce; celles qui y sont ne la possèdent pas au même degré: les unes ont moins d'amour, les autres en ont plus. Une âme est d'autant plus unie à Dieu qu'elle est plus élevée en amour, ou qu'elle conforme mieux sa volonté avec celle de Dieu. Celle dont la volonté est totalement conforme et semblable à celle de Dieu est aussi celle qui est totalement unie à Dieu et transformée surnaturellement en Lui.

            D'où il suit, comme nous l'avons dit, que plus l'âme se tourne vers la créature ou ses qualités personnelles par attrait et par affection, moins elle a de disposition à l'union divine, parce qu'elle ne donne pas entièrement à Dieu le moyen de la transformer surnaturellement. L'âme n'a besoin que de se dépouiller de ces oppositions et dissemblances naturelles pour que Dieu, qui communique  déjà naturellement à elle par la nature, se communique à elle surnaturellement par la grâce. C'est là ce que saint Jean a voulu nous faire comprendre quand il a dit: Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt (Jean, I, 13). C'est comme s'il avait dit: il a donné le pouvoir de devenir ses enfants, c'est-à-dire de pouvoir être transformés en lui, seulement à ceux qui ne sont pas nés du sang, ni des dispositions naturelles et corporelles, ni de la volonté de la chair, c'est-à-dire de la liberté, ou de la capacité ou aptitude naturelle, ni surtout de la volonté de l'homme; et par là on entend toutes les manières humaines de juger et de comprendre d'après la raison seule; à aucun de ces derniers, il n'a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu parfaits, mais à ceux qui sont nés de Dieu, c'est-à-dire à ceux qui ont pris une nouvelle naissance dans la grâce, après être morts tout d'abord à tout ce qui constitue le vieil homme, s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes jusqu'au surnaturel, en recevant de Dieu cette régénération et filiation qui surpasse tout ce que l'on peut concevoir. Aussi saint Jean dit ailleurs: Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritus Sancto, non potest introire in regnum Dei (Jean III, 5). Cela veut dire: Celui qui ne reçoit pas de l'Esprit-Saint une nouvelle naissance ne pourra pas voir le royaume de Dieu, qui est l'état de perfection. Recevoir parfaitement du Saint-Esprit une nouvelle naissance ici-bas, c'est posséder une âme très semblable à Dieu par la pureté, sans qu'il y ait le plus petit mélange d'imperfection; c'est ainsi que peut s'accomplir la pure transformation de l'âme en Dieu; elle participe à la nature de Dieu par son union avec lui, bien que cette union ne soit pas essentielle.

            Prenons une comparaison pour jeter plus de jour sur cette vérité. Voici le rayon du soleil qui donne sur une vitre; or si la vitre a quelques taches ou quelques nuages, il ne peut l'éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de toutes taches et bien limpide; il l'éclairera même d'autant moins qu'elle sera moins dépouillée des voiles qui la recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la vitre, en effet, était tout entière pure et limpide, le rayon l'éclairerait et la pénétrerait si bien qu'elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans soute la vitre, tout en ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant nous pouvons dire qu'elle est rayon ou lumière par participation.

            Ainsi en est-il de l'âme. Elle est toujours, au point de vue naturel, investie de la lumière divine de l'être infini. Cette lumière même demeure en elle, comme nous l'avons dit. Or si l'âme se met dans les dispositions voulues, c'est-à-dire si elle se purifie de toutes les taches ou souillures formées par les créatures, si par conséquent elle met sa volonté en accord parfait avec celle de Dieu, car l'amour que l'on a pour Dieu consiste à se dépouiller de tout ce qui n'est pas lui, l'âme devient immédiatement toute illuminé et transformée en Dieu. Dieu lui communique si bien son être surnaturel qu'elle semble Dieu lui-même; selle possède ce que Dieu possède; l'union provenant de cette souveraine faveur est telle que toutes les choses de l'âme ne font qu'un avec les choses de Dieu, l'âme paraît être Dieu plutôt qu'âme; elle est Dieu par participation. Sans doute, elle conserve son être naturel, aussi distinct de Dieu qu'auparavant malgré sa transformation, comme la vitre est distincte du rayon tout en étant éclairée par lui.

            De là il suit clairement que le moyen pour l'âme de parvenir à l'union divine, comme nous l'avons dit, ne consiste pas dans ses pensées, dans ses goûts, dans ses sentiments, ou son imagination qui cherche à se représenter Dieu d'après un mode naturel ou dans un procédé quelconque, mais il consiste dans la pureté et l'amour, c'est-à-dire dans le dépouillement et l'abnégation de tout en vue de Dieu seul. Mais comme il ne peut y avoir de transformation parfaite s'il n'y a pas une pureté parfaite, l'illumination et l'union de l'âme avec Dieu seront plus ou moins grandes et en rapport avec sa pureté. Or, cette union, je le répète, ne sera pas absolument parfaite, tant que l'âme ne sera pas complètement purifiée et limpide.

            Voici une autre comparaison qui fera bien comprendre cette vérité. Représentez-vous un tableau achevé, renfermant une foule des détails les plus parfaits, et rehaussé des émaux les plus délicats et les plus fins; quelques-uns même sont tellement parfaits qu'on ne peut guère en apprécier la finesse et l'excellence. Or supposez quelqu'un qui a une vue peu claire et imparfaite, il n'y découvrira que peu de beautés et de perfections; celui qui l'aura meilleure, en découvrira davantage; et enfin celui dont la puissance sera plus excellente, les verra encore mieux; car dans ce tableau il y a tant à voir, que, malgré tout ce qu'on a pu y admirer de merveilleux, il y aura toujours beaucoup plus à contempler.

            Ainsi, pouvons-nous le dire, en est-il des âmes lorsqu'elles sont éclairées par Dieu et transformées en lui.

            Sans doute une âme arrive à l'union d'après le degré plus ou moins grand de ses aptitudes, et ce degré n'est pas le même pour toutes. Il dépend de la grâce que Dieu accorde à chacune; et il est semblable à celui des saints qui voient Dieu dans le ciel. Les uns le voient d'une manière plus parfaite que les autres; mais tous le voient; tous sont contents et heureux, parce que leur capacité dépend des mérites plus ou moins grands qu'ils ont acquis durant leur vie mortelle. Aussi, de même que nous rencontrons sur la terre certaines âmes qui jouissent d'une égale paix et tranquillité dans leur état de perfection et que chacune d'elles est satisfaite, cependant l'une d'elles peut être beaucoup plus élevée que les autres dans son union avec Dieu; mais toutes sont également satisfaites, parce que la capacité de chacune d'elles est remplie. Quant à l'âme qui n'arrive pas à une pureté conforme à la capacité que Dieu lui a donnée, elle ne parviendra jamais à la satisfaction véritable; elle n'a pas encore opéré dans ses puissances le dépouillement et le vide qui sont exigés pour la pure union avec Dieu.

CHAPITRE V

OÙ L'ON MONTRE COMMENT CE SONT LES TROIS

VERTUS THÉOLOGALES QUI DOIVENT

PERFECTIONNER LES TROIS PUISSANCES

DE L'ÂME, ET COMMENT ELLES Y

ÉTABLISSENT LE VIDE ET LES TÉNÈBRES.

            Nous allons traiter maintenant du moyen d'introduire les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, dans la nuit obscure spirituelle qui mène à l'union divine. Mais il faut tout d'abord montrer, dans ce chapitre, comment les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, qui ont rapport aux trois facultés susdites comme étant leur propre objet surnaturel et par lesquelles l'âme s'unit à Dieu dans ses puissances, font, chacune dans la puissance qui lui correspond, le même vide et la même obscurité: la foi dans l'entendement, l'espérance dans la mémoire, et la charité dans la volonté. Nous verrons ensuite comment l'entendement doit se perfectionner dans les ténèbres de la foi, la mémoire par le vide de l'espérance, et la volonté par la privation et le dénûment de toute affection pour s'unir à Dieu.

            Cela fait, on verra clairement combien il est nécessaire à l'âme, pour qu'elle marche avec sécurité dans ce chemin spirituel, de passer par cette nuit obscure en s'appuyant sur ces trois vertus qui la dégagent de toutes les choses créées et la mettent dans la nuit à leur sujet. Nous l'avons déjà dit, l'âme ne s'unit pas à Dieu sur cette terre par ce qu'elle peut entendre, goûter, imaginer ou sentir de quelque manière que ce soit, mais seulement par la foi qui correspond à l'entendement, par l'espérance qui correspond à la mémoire, et par la charité qui correspond à la volonté. Ces trois vertus font, nous l'avons dit, le vide dans nos puissances: la foi fait le vide dans l'entendement pour l'obscurcir et l'empêcher de comprendre; l'espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé; et la charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à ce qui n'est pas Dieu. La foi, nous le savons en effet, nous parle de choses que nous ne pouvons comprendre à l'aide de la raison et de la lumière naturelle. Aussi saint Paul a dit: Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium (Heb. XI, 1). La foi est la substance des choses que nous espérons, et bien que l'entendement y adhère avec fermeté et certitude, elles ne sont pas dans le champ de celles qu'il découvre, parce que, s'il les découvrait, ce ne serait plus la foi. Car bien que la foi donne la certitude à l'entendement, elle ne lui rend pas l'objet manifeste, elle le laisse au contraire dans l'obscurité. Quant à l'espérance, il n'y a pas de doute qu'elle ne mette aussi la mémoire dans le vide et les ténèbres par rapport aux choses de la terre et du ciel; car l'espérance se porte toujours vers les objets qu'elle ne possède pas et si elle les possédait, ce ne serait plus l'espérance. Aussi saint Paul dit-il: Spes autem quae videtur, non est spes; nam quod videt quis, quid sperat? « L'espérance d'un bien qui se voit n'est plus l'espérance, car ce que l'on voit, ce que l'on possède, comment l'espère-t-on? (Rom. VIII, 24) » Cette vertu fait donc aussi le vide dans la mémoire, car elle a pour objet ce que l'on ne possède pas et non ce que l'on possède. La charité à son tour fait dans la volonté le vide par rapport à toutes les choses créées, puisqu'elle nous oblige à aimer Dieu au-dessus de tout. Cela n'a lieu qu'en arrachant notre affection à toutes les créatures pour la reporter complètement sur Dieu. Voilà pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ nous dit dans saint Luc: Qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus esse discipulus: « Celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède par la volonté, ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 33). » C'est ainsi que ces trois vertus théologales mettent l'âme dans l'obscurité et le vide par rapport à toutes les choses créées.

            Il est bon de rappeler ici cette parabole que notre Rédempteur nous donne dans saint Luc, d'un ami qui devait aller au milieu de la nuit demander trois pains à son ami (Luc, XI, 5). Ces trois pains signifient les trois vertus théologales; or il nous dit que l'ami demanda les trois pains au milieu de la nuit: cela signifie que c'est par l'obscurité et par la nuit où elle mettra ses puissances que l'âme doit acquérir ces trois vertus et s'y perfectionner.

            Au chapitre VIè d'Isaïe nous lisons que les deux séraphins que le prophète vit de chaque côté du trône de Dieu avaient chacun six ailes. Avec deux d'entre elles ils se couvraient les pieds, ce qui signifie l'aveuglement et l'abnégation où il faut mettre les affections de la volonté par rapport à tout le créé pour la porter vers Dieu; avec deux autres ailes, ils se couvraient le visage, pour signifier les ténèbres de l'entendement en présence de Dieu; et enfin avec les deux autres ils volaient, ce qui signifie le vol de l'espérance qui se dirige vers les biens qu'elle ne possède pas, et s'élève au-dessus de tout ce que l'on peut posséder ici-bas et là-haut en dehors de Dieu.

            Les trois puissances de l'âme doivent donc tendre à ces trois vertus, et chacune d'elles à sa vertu respective; il faut les mettre dans le dénûment et l'obscurité par rapport à tout ce qui serait étranger à ces vertus.

            Telle est la nuit spirituelle que nous avons appelée active parce que l'âme fait ce qui dépend d'elle pour y pénétrer. Aussi, de même que nous avons, en parlant de la nuit des sens, montré le moyen de dégager les puissances sensitives de leur attrait pour les objets sensibles, afin que l'âme sorte de ses limites naturelles et arrive à la vie de foi, de même, avec l'aide de Dieu, nous donnerons dans cette nuit spirituelle le moyen de dégager et de purifier les puissances spirituelles de tout ce qui n'est pas Dieu et de les établir dans la nuit de ces trois vertus, qui, je le répète, sont le moyen et la disposition nécessaire pour l'union de l'âme avec Dieu. Par là elle sera dans une sécurité complète contre les artifices du démon, contre la puissance de l'amour-propre et ses ramifications si subtiles qu'elles jettent d'ordinaire dans l'illusion les âmes adonnées à la spiritualité et les retardent dans leur marche. Elles ne savent pas, en effet, se dépouiller de tout créé et se diriger d'après ces trois vertus. Aussi n'arrivent-elles jamais à acquérir la substance même du bien spirituel et sa pureté; elles ne marchent pas par un chemin aussi direct et aussi court qu'elles le pourraient.

            Il faut observer que maintenant je m'adresse d'une manière spéciale à ceux qui ont commencé à entrer dans l'état de contemplation. Car pour ceux qui débutent, il faut traiter ce point un peu plus au long, comme nous le verrons lorsque nous nous occuperons de leurs dispositions.

CHAPITRE VI

OÙ L'ON MONTRE COMMENT EST ÉTROITE LA

VOIE QUI MÈNE À LA VIE, ET QUELS DOIVENT

ÊTRE LE DÉNÛMENT ET LE

DÉTACHEMENT DE CEUX QUI ONT À LA

SUIVRE. ON COMMENCE À PARLER DE

LA NUIT DE L'ENTENDEMENT.

            Pour traiter maintenant du dénûment et de la pureté des trois puissances de l'âme, il faudrait plus de science et plus de lumière que je n'en ai. Il s'agit, en effet, de bien faire comprendre aux personnes adonnées à la spiritualité combien est étroit ce chemin qui, au dire de Notre-Seigneur, mène à la vie; une fois bien persuadées de cette vérité, elles ne s'étonneraient plus du vide et du dénûment où nous devons laisser les puissances de l'âme durant cette nuit de l'esprit dont nous nous occupons. Voilà pourquoi il faut bien considérer les paroles de Notre-Seigneur qui sont rapportées dans saint Matthieu sur ce chemin et que nous allons appliquer à cette nuit obscure et à ce chemin élevé de la perfection. Voici ces paroles: Quam angusta porta et arcta via est, quae ducit ad vitam, et pauci sunt qui inveniunt eam! : « Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui mène à la vie! Et qu'il y en a peu qui la trouvent! (Mat. VII, 14) ». Il faut bien noter qu'à l'autorité de cette parole s'ajoute l'exclamation emphatique exprimée par la particule combien. C'est comme si Notre-Seigneur avait dit: En vérité elle est très étroite cette voie, et beaucoup plus même que vous ne pensez. Il faut remarquer en outre qu'il dit tout d'abord que la porte est étroite; il nous fait entendre par là que pour entrer par cette porte qui est le Christ, et le commencement du chemin, l'âme doit avant tout mortifier sa volonté et la dépouiller de toutes les choses sensuelles et temporelles, et aimer Dieu au-dessus de tout. Cette opération s'accomplit dans la nuit des sens dont nous avons parlé.

            Il ajoute aussitôt: il est resserré le chemin, c'est-à-dire celui de la perfection, pour nous faire comprendre que celui qui marche par ce chemin de la perfection, non seulement doit entrer par la porte étroite en se séparant de tout ce qui est sensible, mais il faut en outre se mortifier, se détacher, se purifier dans la partie spirituelle. Ce qu'il dit de la porte étroite, nous pouvons le rapporter à la partie sensitive de l'homme, et ce qu'il dit du chemin qui est resserré, nous pouvons l'entendre de la partie spirituelle ou raisonnable. Quand il ajoute qu'il y en a peu à trouver ce chemin, nous devons en remarquer la cause: c'est qu'il y en a bien peu qui sachent et veuillent entrer dans cet extrême dénûment et ce vide de l'esprit qui est nécessaire. Ce chemin de la haute Montagne de la perfection est escarpé, il est étroit; il ne veut que des voyageurs qui n'ont aucune charge dans la partie inférieure, et aucune gêne dans la partie supérieure. Puisque l'on n'a d'autre but que de rechercher Dieu et de le posséder, c'est vers Dieu seul que l'on doit tendre.

            On le voit clairement, non seulement l'âme doit être débarrassée de toute affection vers les créatures, mais elle doit être dégagée et détachée de tout obstacle qui lui viendrait de sa partie spirituelle. Aussi Notre-Seigneur, pour nous enseigner ce chemin, nous expose dans saint Marc une doctrine admirable qui est d'autant moins mise en pratique par les personnes spirituelles qu'elle leur est plus nécessaire. Elle est, en effet, si nécessaire et convient si bien à notre sujet que je la rapporterai ici et en donnerai le sens vrai et spirituel. Voici cette doctrine: Si quis vult me sequi, deneget semetipsum; et tollat crucem suam et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam; qui autem perdiderit animam suam propter me... salvam faciet eam: « Si quelqu'un veut suivre mon chemin, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Parce que celui qui veut sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra par amour pour moi... la sauvera. (Marc VIII, 34-35) »

            Oh! Que ne puis-je en ce moment faire comprendre, pratiquer et goûter ce que renferme cette doctrine si profonde de Notre-Seigneur! Il nous dit de nous renoncer, pour que les personnes adonnées à la spiritualité voient combien la conduite qu'il leur convient d'avoir dans ce chemin est différente de celle que beaucoup s'imaginent. Les uns se figurent qu'il leur suffit de garder une certaine solitude et d'opérer quelques réformes dans leur vie; d'autres se contentent de quelques exercices de vertus; ils persévèrent dans l'oraison, s'adonnent à la mortification; mais ils n'arrivent pas au dénûment, à  cette pauvreté, à cette abnégation, à cette pureté spirituelle – ce qui est tout un – que nous demande ici Notre-Seigneur. Car ils cherchent encore à entretenir leur nature dans les consolations et les sentiments spirituels, au lieu de se renoncer et de se dépouiller en tout par amour pour Dieu. Ils pensent qu'il suffit de la retirer des biens du monde, sans la jeter dans l'annihilation et la tenir à l'abri de toute propriété spirituelle.

            Il résulte de là que si se présente l'occasion d'accomplir un acte de vertu solide et parfait, qui consiste dans le renoncement absolu à toute suavité au service de Dieu, dans la sécheresse, le dégoût, les travaux, en un mot tout ce qui constitue la croix purement spirituelle, le dénûment et la pauvreté d'esprit du Sauveur, ces personnes s'en détournent comme de la mort. Ce qu'elles cherchent uniquement, ce sont les douceurs au service de Dieu, ses communications suaves et pleines d'attraits; cela n'est pas le renoncement à soi-même, ni la nudité d'esprit, mais plutôt la gourmandise spirituelle.

            Par là, elles se rendent ennemies de la croix du Christ; car l'âme vraiment spirituelle cherche en Dieu ce qu'il y a d'insipide plutôt que ce qu'il y a de savoureux pour sa nature; elle se porte vers la souffrance plutôt que vers les consolations, plutôt vers la privation de tout bien par amour pour Dieu, qu'à la possession d'un bien quelconque; vers les aridités et les afflictions, plutôt que vers les suaves communications. Elle sait que de la sorte elle suit le Christ et renonce à elle-même, tandis que si on agit différemment on se recherche peut-être soi-même en Dieu, ce qui est très contraire à l'amour: car se rechercher soi-même  en Dieu, c'est rechercher les joies et les délices de Dieu; au contraire, rechercher Dieu pour lui-même, ce n'est pas seulement vouloir manquer de tout par amour pour Dieu, mais c'est, par amour pour le Christ, choisir tout ce qu'il y a de plus insipide soit de la part de Dieu, soit de la part du monde, et c'est en cela que consiste le véritable amour de Dieu.

            Oh! Qui pourrait faire comprendre jusqu'à quel degré Notre-Seigneur veut que ce renoncement parvienne! Il faut certainement qu'il soit comme une mort, un anéantissement volontaire par rapport à tout ce qui est du temps, de la nature et de l'esprit: et là est la source de tous les biens, comme Notre-Seigneur le déclare par ces paroles: Celui qui voudra sauver son âme, la perdra, c'est-à-dire celui qui voudra posséder ou rechercher quelque chose pour lui-même, le perdra. Mais celui qui perdra son âme par amour pour moi, la trouvera (Jean, XII, 25), c'est-à-dire celui qui par amour pour le Christ renonce à tout ce que sa volonté peut désirer ou goûter, et choisit de préférence ce qui se rapproche le plus de la Croix (ce que Notre-Seigneur appelle, dans saint Jean, haïr son âme), celui-là la trouvera.

            Tel est l'enseignement que le Sauveur donné à ces deux disciples qui lui demandaient d'être assis à sa droite et à sa gauche: il ne leur donne aucun espoir de parvenir à la gloire qu'ils convoitent; il leur offre le calice qu'il doit boire lui-même comme un bien plus précieux et plus sûr ici-bas que toutes les jouissances (Mat. XX, 22). Ce calice c'est la mort à la nature que l'on dépouille et mortifie afin de pouvoir marcher par ce chemin étroit, en tout ce qui concerne la partie sensitive, comme nous l'avons dit, et en tout ce qui concerne l'esprit, comme nous le dirons maintenant, c'est-à-dire ses pensées, ses goûts, ses sentiments spirituels.

            De la sorte, l'âme est dégagée sous les deux rapports, mais même sous le second rapport, le spirituel, elle ne trouve plus d'obstacle à suivre le chemin étroit car, ainsi que le dit le Sauveur, il n'y a plus que le renoncement avec la Croix qui est le bâton sur lequel elle s'appuie et avec lequel sa marche devient merveilleusement facile et aisée. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Mon joug est suave et mon fardeau léger (Mat. XI, 30) », c'est-à-dire ma Croix est douce à porter.

            Si l'homme, en effet, se détermine à prendre ce joug et à porter cette Croix, s'il se décide résolument à vouloir trouver et supporter par amour pour Dieu toutes sortes de travaux, il trouvera en tous une facilité et une suavité merveilleuse pour suivre ce chemin, dès lors qu'il est dénué de tout et ne désire rien. Mais s'il prétend avoir la moindre propriété dans une chose qui ait rapport à Dieu ou à la créature, il n'est pas dans le dénûment et le renoncement absolu; dès lors il ne peut entrer dans le sentier étroit ni le gravir. Voilà pourquoi je voudrai convaincre les personnes adonnées à la spiritualité que ce chemin qui mène à Dieu ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni dans les méthodes, les exercices ou les goûts, bien que cela soit, d'une certaine manière, nécessaire aux commençants; mais dans une seule chose indispensable, celle de savoir se renoncer véritablement à l'intérieur et à l'extérieur, et de se dévouer à la souffrance par amour pour le Christ et à la mort complète de soi-même. En étant fidèle à cet exercice, on acquiert tous les autres biens. Si on le néglige, quand il est le fondement et la racine des vertus, et si l'on prend d'autres moyens, on ne s'attache qu'à ce qui est accessoire et l'on n'avance pas, alors même que l'on serait favorisé des plus hautes lumières et que l'on serait en communication avec les anges. On ne réalise de progrès qu'en imitant le Christ; il est la voie, la vérité, la vie; personne ne va au Père si ce n'est par lui, comme il le proclame lui-même. Il dit aussi ailleurs: « Je suis la porte; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé (Jean XIV, 6; X, 9) ». Voilà pourquoi je ne regarde pas comme bon l'esprit qui veut marcher par la voix douce et facile ou refuse d'imiter le Christ.

            J'ai dit que le Christ est la voie et que cette voie est la mort à notre nature tant spirituelle que sensible. Je veux l'expliquer maintenant à l'exemple du Christ, qui est notre modèle et notre lumière.

            Tout d'abord, il est certain qu'il mourut aux sens d'une manière morale pendant sa vie et d'une manière naturelle à la fin de sa vie. Comme il l'affirme, il n'a pas eu, dans le cours de sa vie, où reposer sa tête (Mat. VIII, 20). A sa mort ce fut de même; il est certain qu'alors il fut aussi abandonné et comme anéanti dans son âme. Son Père le laissa sans aucune consolation et sans nul secours; il l'abandonna à la sécheresse la plus profonde; voilà pourquoi il ne put s'empêcher de s'écrier à la Croix: Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? (Mat. XXVII, 46) » Ce fut l'abandon le plus grand et le plus sensible qu'il eût jamais éprouvé dans sa vie. Mais c'est alors aussi qu'il opérait la plus grande oeuvre de sa vie, celle qui surpassait tous les miracles et les prodiges qu'il avait jamais accomplis sur la terre et au ciel, je veux dire la réconciliation du genre humain et son union à Dieu par la grâce. Cette oeuvre s'accomplissait au temps et au moment où le Sauveur était le plus complètement anéanti. Il l'était, en effet, dans sa réputation vis-à-vis des hommes, qui, le voyant expirer sur le bois de la Croix, non seulement ne lui donnaient pas la moindre marque d'estime, mais l'accablaient de leurs moqueries; il l'était dans sa nature, puisque par elle il s'anéantissait dans la mort; il l'était vis-à-vis de son Père, qui, loin de lui accorder un secours, une consolation, le délaissa et l'obligea à payer intégralement la dette de l'homme pour le réconcilier à Dieu. Il resta ainsi comme détruit et réduit à néant. Voilà pourquoi David, parlant en son nom, a dit: Ad nihilum redactus sum et nescivi (Ps. LXXII, 22; « J'ai été réduit au néant, et je l'ignorais »).

            L'homme spirituel doit comprendre par là le mystère de la porte et du chemin, c'est-à-dire du Christ par qui il faut passer pour s'unir à Dieu; il doit savoir que plus il s'anéantira par amour pour Dieu, dans ses deux parties sensitive et spirituelle, plus aussi il s'unira à Dieu et plus son oeuvre sera grande. Quand il arrivera à ce degré où il sera réduit à rien, et dans la suprême humiliation, son âme alors achèvera son union spirituelle avec Dieu. C'est là l'état le plus glorieux et le plus élevé auquel on puisse parvenir en cette vie. L'union ne consiste donc point dans les jouissances, dans les consolations, dans les sentiments spirituels, mais dans la mort réelle de la Croix au point de vue sensitif et spirituel, intérieur et extérieur.

            Je ne veux par parler plus longuement de ce sujet, malgré mon désir de le continuer, car je vois que Jésus-Christ est très peu connu de ceux qui se croient ses amis. On les voit, en effet, rechercher en lui les douceurs et les consolations et s'aimer beaucoup eux-même, au lieu de rechercher ses amertumes et ses anéantissements, ce qui serait la marque de l'amour qu'ils lui portent; je dis cela de ceux qui se croient ses amis. Quant à ceux qui vivent loin de lui et sont séparés de lui, à ces grands, à ces savants, à ces potentats, et aux autres qui vivent au milieu du monde, préoccupés de satisfaire leurs ambitions et leurs désirs de grandeurs, comment pourrions-nous dire qu'ils connaissent le Christ? Leur fin, si bonne qu'elle soit, sera remplie d'amertume. Il n'est pas question d'eux dans cet écrit; mais au jour du jugement il en sera parlé. Car c'est à eux tout d'abord qu'il convenait d'adresser cette parole de Dieu, puisque leur science et leur haute situation les mettaient en évidence.

            Nous nous adresserons maintenant à l'homme spirituel, et en particulier à celui que Dieu a daigné élever à l'état de contemplation. Je l'ai déjà dit, c'est avec lui que je m'entretiens. Nous verrons comment il doit se diriger vers Dieu par la foi, en purifiant son entendement de tout ce qui lui serait contraire, et en se mortifiant pour passer par la porte étroite de la contemplation obscure.

CHAPITRE VII

CE CHAPITRE MONTRE D'UNE MANIÈRE

GÉNÉRALE COMMENT NULLE CRÉATURE

NI CONNAISSANCE INTELLECTUELLE NE

PEUVENT ÊTRE UN MOYEN PROCHAIN

À L'UNION AVEC DIEU.

            La foi est le moyen propre et proportionné à l'union de l'âme avec Dieu. Avant d'en parler, il convient de prouver comment il n'y a rien dans les objets créés, ni dans nos pensées, qui puisse servir à l'entendement de moyen propre pour s'unir à Dieu, et comment tout ce à quoi l'entendement peut atteindre ne peut que lui créer des obstacles au lieu de l'aider, s'il veut s'y attacher. Dans le présent chapitre, nous prouverons cette vérité d'une façon générale, et ensuite nous parlerons dans le détail de toutes les connaissances que l'entendement peut acquérir par le moyen de ses sens intérieurs et extérieurs, ainsi que des dommages ou inconvénients qui peuvent en résulter s'il ne s'attache au moyen véritable, celui de la foi.

            Il faut savoir, d'après une règle de philosophie, que tout moyen doit être proportionné à sa fin, c'est-à-dire doit avoir avec elle la convenance et les rapports qui suffisent à obtenir le but qu'on poursuit. Voici un exemple. Si quelqu'un veut aller à la ville, il doit nécessairement passer par le chemin qui y conduit, car ce chemin est le moyen qui le met en rapport avec la ville. Autre exemple. Vous voulez allumer du bois; mais il est nécessaire que la chaleur, qui est le moyen, dispose le bois par autant de degrés qu'il en faut pour le rendre peu à peu semblable au feu. Si l'on voulait allumer le bois par un autre moyen que celui qui lui est propre, par exemple avec l'air, l'eau, la terre, on n'y pourrait jamais réussir, comme on n'arriverait jamais à la ville si l'on ne prenait le chemin qui y conduit. De même, pour que l'entendement puisse s'unir à Dieu, autant qu'il le peut ici-bas, il doit nécessairement prendre le moyen propre à cette union, celui qui le rapproche le plus de Dieu par la ressemblance.

            Or nous devons remarquer que, parmi toutes les créatures supérieures et inférieures, il n'y en a aucune qui soit un moyen prochain d'union à Dieu ou qui ait de la ressemblance avec son être. Sans doute, comme disent les théologiens, toutes les créatures ont un certain rapport avec Dieu et retracent plus ou moins quelques vestiges de son être, selon le degré de perfection de leur nature; mais entre Dieu et elles il n'y a aucun rapport, aucune ressemblance essentielle. Au contraire, la distance qu'il y a entre Dieu et elles est infinie; voilà pourquoi l'entendement ne peut pas s'unir parfaitement à Dieu par le moyen des créatures, tant du ciel que de la terre, parce qu'il n'y a pas une ressemblance suffisante. David, parlant des créatures célestes, a dit: « Seigneur, il n'y a personne de semblable à vous parmi les dieux (Ps. LXXXV, 8) »; entendant par dieux les saints anges et les âmes saintes. Il dit ailleurs: Deus, in sancto via tua; quis Deus magnus sicut Deus noster? « Ô Dieu, votre voie est une voie de sainteté; où y a-t-il un Dieu comme notre Dieu? (Ps. LXXVI, 14) » C'est comme s'il disait: La voie pour aller à vous, ô Dieu, est une voie sainte, c'est-à-dire une voie de pure foi. Car où trouver un Dieu aussi grand? C'est-à-dire où trouver un ange d'une nature aussi élevée? Ou un saint aussi rempli de gloire et aussi grand, qui soit une voie convenable et proportionnée pour aller à vous? Le même prophète, parlant en même temps des choses terrestres et célestes, a dit: « Très haut est le Seigneur, et il voit les choses d'en bas; c'est de loin qu'il connaît les choses élevées (Ps. CXXXVII, 6) ». Comme s'il disait: Étant très élevé dans son être, il voit que toutes les choses de la terre sont bien basses comparées à sa nature sublime; quant aux choses élevées, ou créatures célestes, il les voit et connaît comme étant très éloignées de lui. En définitive, toutes les créatures ne peuvent servir de moyen proportionné pour que l'entendement s'approche parfaitement de Dieu.

            De même, tout ce que l'imagination peut produire et l'entendement concevoir ne saurait être un moyen prochain pour l'union avec Dieu. Nous mettant au point de vue naturel, l'entendement est incapable de concevoir autre chose que ce qui tombe sous les formes ou figures qui nous viennent par les sens du corps; or ces choses comme nous l'avons déjà dit, ne peuvent non plus servir de moyen pour l'union et, par suite, notre intelligence naturelle y est également impuissante. Si nous parlons de notre intelligence surnaturelle, autant qu'on peut l'avoir en cette vie, nous devons savoir que notre entendement, tant qu'il est dans la prison du corps, n'a ni disposition ni capacité pour recevoir la claire connaissance de Dieu, car cette connaissance n'est pas de la condition présente; il faut mourir ou en être privé. Aussi, quant Moïse demanda à Dieu cette claire connaissance, il lui fut répondu en ces termes qu'il ne pourrait l'avoir: « Aucun homme ne me verra et vivra (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi saint Jean dit: « Personne n'a jamais vu Dieu (Jean, I, 18). » Saint Paul et Isaïe disent: « L'oeil ne l'a point vu, l'oreille ne l'a point entendu, et le coeur de l'homme ne l'a point pressenti. (Act. VII, 32). » Tel est le motif pour lequel Moïse n'osait regarder le buisson ardent, où Dieu manifestait sa présence. Il savait que, malgré le profond sentiment de respect qui l'animait pour Dieu, son entendement était incapable de contempler Dieu comme il convenait.

            Il est raconté d'Élie qu'étant au sommet de la montagne, il se couvrit le visage en présence de Dieu (III Rois, XIX, 13); cela signifie qu'il mettait son entendement dans les ténèbres, parce qu'il n'osait pas employer un moyen si bas pour contempler un objet si élevé. Il comprenait parfaitement que tout ce qu'il pouvait considérer ou comprendre était très éloigné et très différent de Dieu.

            Il n'y a donc aucune connaissance ni conception surnaturelle qui puisse, dans notre condition mortelle, servir de moyen prochain pour cette haute union d'amour de l'âme avec Dieu. Tout ce que l'entendement peut connaître, tout ce que la volonté peut goûter, tout ce que l'imagination peut inventer, n'a, nous le répétons, de ressemblance ni de proportion avec Dieu. C'est ce que le prophète Isaïe nous donne admirablement à entendre quand il nous dit: « A quoi avez-vous pu comparer Dieu? Quelle image ferez-vous qui lui ressemble? Est-ce que par hasard celui qui travaille le fer pourrait vous en fabriquer une image? Ou celui qui travaille l'or vous en faire une statue en or, ou celui qui travaille l'argent vous le représenter avec des lames d'argent ? (Is. XL, 18-19) « Par l'ouvrier sur le fer, on désigne l'entendement dont l'office est de former les connaissances et de les dépouiller du fer des images représentatives et imaginatives. Par l'ouvrier sur l'or, on désigne la volonté dont le propre est de recevoir la figure et la forme des délices que lui cause son amour. Par l'ouvrier sur l'argent, qui, avons-nous dit, est incapable de représenter Dieu avec les lames d'argent, on entend la mémoire et l'imagination, dont on peut dire à bon droit que leurs connaissances et leurs fictions sont semblables à des lames d'argent. Tout cela revient à dire que ni l'entendement ne pourra avec ses connaissances comprendre quelque chose de semblable à Dieu, ni la volonté ne pourra goûter des délices et suavités comparables à celles de Dieu, ni la mémoire ne pourra mettre dans son imagination des connaissances et des images qui en approchent. Il est donc clair qu'aucune de ces connaissances ne saurait donner à l'entendement le moyen immédiat d'aller à Dieu. Pour approcher de Dieu, il doit plutôt faire abnégation de ses lumières que chercher à s'en servir, se mettre dans l'obscurité et les ténèbres qu'ouvrir les yeux afin d'arriver au rayon divin. Voilà pourquoi la contemplation, à l'aide de laquelle l'entendement reçoit la lumière divine, s'appelle théologie mystique, c'est-à-dire sagesse cachée de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement lui-même qui la reçoit. Saint Denys l'appelle rayon de ténèbres. Le prophète Baruch a dit d'elle: « Il n'est personne qui connaisse la route de la sagesse et qui puisse en découvrir les sentiers (Bar. III, 23). » Aussi l'entendement, pour s'unir à Dieu, doit se dépouiller de toutes les lumières qu'il peut acquérir par lui-même. Aristote nous dit que les yeux des chauves-souris en présence du soleil sont complètement aveuglés; or il en est de même de notre entendement: quand il se trouve en présence de cette très haute lumière divine, il est complètement aveuglé; il ajoute même que plus les choses de Dieu sont élevées et lumineuses en elle-mêmes, plus elles sont inconnues et obscures pour nous. C'est là aussi ce que l'Apôtre assure quand il dit: Ce qu'il y a de plus élevé en Dieu est ce qui est moins connu des hommes.

            Nous n'en finirions plus sur ce sujet, si nous voulions rapporter toutes les autorités et toutes les raisons par lesquelles on prouve clairement qu'il n'y a aucune chose créée, ni aucune pensée humaine, qui puisse aider l'entendement à s'élever jusqu'à ce haut Seigneur. Il faut savoir, au contraire, que si l'entendement veut profiter de toutes les choses créées, ou de quelques-unes d'entre elles comme d'un moyen prochain à l'union divine, il y trouvera non seulement un obstacle pour gravir cette haute montagne, mais encore l'occasion de tomber dans une foule d'erreurs et d'illusions.

CHAPITRE VIII

COMMENT LA FOI EST POUR

L'ENTENDEMENT LE MOYEN PROPRE

ET PROPORTIONNÉ QUI CONDUIT

L'ÂME À L'UNION DIVINE DE L'AMOUR.

            D'après ce qui précède, l'entendement doit, pour se préparer à l'union divine, être dégagé et purifié de tout ce qui peut lui venir par les sens, dépouillé de tout ce qu'il pourrait connaître clairement, placé dans un calme profond, exempt de toute activité naturelle, en un mot établi dans la foi. Elle seule est le moyen prochain et proportionné pour l'union de l'âme à Dieu, car la ressemblance qu'il y a entre elle et Dieu est si grande qu'il n'y a pas d'autre différence qu'entre voir Dieu et croire en Dieu. Dieu est infini, elle nous le propose infini; Dieu est Trinité en personnes et Unité en nature, et c'est ainsi que la foi nous le propose. Dieu est ténèbres pour notre entendement. La foi est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste à l'âme dans cette divine lumière qui surpasse tout entendement. Aussi plus une âme a de foi, plus elle est unie à Dieu.

            Telle est la vérité qu'exprimait saint Paul dans le texte déjà cité: « Celui qui veut s'unir à Dieu doit commencer par croire qu'il est (Heb. XI, 6) », c'est-à-dire par cheminer vers lui par la foi. L'entendement doit donc être dans les ténèbres et l'obscurité, pour se conduire uniquement par la foi, car c'est à la faveur de ces ténèbres qu'il s'unit à Dieu, et c'est dans l'obscurité de la foi que Dieu se trouve caché. David dit de même: « L'obscurité était sous ses pieds; il s'est élevé au-dessus des chérubins, et il a volé sur les ailes des vents. Il a pris les ténèbres pour sa retraite; autour de lui il a placé comme une tente l'eau ténébreuse des nuées du ciel (Ps. XVII, 10). » Or cette obscurité qu'il a placée sous ses pieds, ces ténèbres qu'il a choisies pour retraite, cette nuée ténébreuse qui l'entoure comme une tente, tout cela indique l'obscurité de la foi où il se trouve renfermé. Quand on dit qu'il s'élève au-dessus des chérubins et qu'il vole sur les ailes des vents, on donne à entendre qu'il plane au-dessus de tout entendement. Les chérubins, en effet, signifient les esprits qui voient et qui contemplent; les ailes des vents signifient les connaissances subtiles et élevées, ainsi que les conceptions des esprits. Comme l'Être divin les domine toutes, il n'est aucune créature qui par elle-même puisse l'atteindre.

            Nous avons une figure de cette vérité dans la sainte Écriture. Quand Salomon eut achevé de bâtir le Temple Dieu y descendit dans une nuée et remplit le lieu saint d'une telle obscurité que les enfants d'Israël ne pouvaient rien voir. Salomon dit alors: « Le Seigneur a promis de demeurer dans la nuée (I Rois VIII, 12). » C'est également au milieu de la nuée où il se dérobait que Dieu apparut à Moïse sur la montagne. Toutes les fois que Dieu a fait des apparitions solennelles, il s'est montré dans la nuée, comme on le voit encore au livre de Job, qui nous raconte que Dieu lui parla au sein d'une nuée obscure (Job, XXXVIII, 1; XL, 1). Ces ténèbres signifient toutes l'obscurité de la foi sous laquelle s'enveloppe la Divinité pour se communiquer à l'âme. Cette obscurité cessera lorsque, comme dit saint Paul, sera achevé ce qui est imparfait, quand les ténèbres de la foi disparaîtront, et que viendra ce qui est parfait (I Cor. XIII, 10), c'est-à-dire la lumière de Dieu. Nous avons une image de cette vérité dans l'armée de Gédéon. Tous les soldats portaient des torches enflammées à la main, et ils ne les voyaient pas parce qu'ils les tenaient cachées dans des vases; mais dès que les vases furent brisés, la lumière apparut. Ainsi en est-il de la foi, dont ces vases sont la figure. Elle contient en elle-même la divine lumière, c'est-à-dire la vérité essentielle qui est Dieu; mais dès que le vase de la foi sera brisé au terme de cette vie mortelle, alors apparaîtra la lumière et la gloire de la Divinité qu'elle renferme en soi.

            Il est donc clair que l'âme qui veut sur cette terre s'unir à Dieu et s'entretenir immédiatement avec lui doit nécessairement entrer dans ces ténèbres où Dieu avait promis à Salomon de demeurer; elle doit se tenir près de ce nuage ténébreux où il daigna révéler ses secrets à Job; elle doit porter dans ses mains les vases mystérieux de Gédéon. Cela signifie qu'il faut agir à la lumière obscure de la foi, dans l'union à Dieu par amour, et quand le vase de cette vie qui recouvre la lumière de la foi sera brisé, on verra Dieu face à face dans la gloire.

            Il me reste maintenant à parler en détail des diverses connaissances et conceptions que l'entendement peut acquérir ainsi que des obstacles et des dommages qu'elles peuvent engendrer dans ce chemin de la foi. Nous dirons, en outre, comment l'âme doit se conduire alors pour que ces connaissances, qui viennent des sens ou de l'esprit, lui soient profitables et non nuisibles.

CHAPITRE IX

OÙ L'ON MARQUE QUELLE DISTICTION IL Y

A ENTRE LES DIVERSES CONCEPTIONS

ET CONNAISSANCES DE L'ENTENDEMENT.

            Ayant à traiter en particulier du profit ou du dommage que les conceptions et connaissances de l'entendement peuvent causer à l'âme par rapport à la foi, qui est, comme nous l'avons dit, le moyen qui dispose à l'union divine, il est nécessaire d'établir ici quelle distinction il y a entre toutes ces connaissances naturelles et surnaturelles qu'il peut acquérir. Nous en traiterons ensuite avec ordre et séparément, de façon à diriger l'entendement au milieu de cette obscurité et de cette nuit de la foi. Cette distinction va se faire avec brièveté.

            Il faut savoir qu'il y a deux voies par lesquelles l'entendement reçoit ses connaissances et ses conceptions: l'une est naturelle, et l'autre surnaturelle. La naturelle embrasse tout ce que l'entendement est capable de comprendre, soit par les sens du corps, soit par ses propres ressources. La surnaturelle contient tout ce qu'il comprend au-dessus de sa capacité et aptitude naturelle; et ces connaissances surnaturelles sont ou corporelles ou spirituelles. Les corporelles sont de deux sortes: les unes lui viennent par la voie des sens corporels extérieurs, les autres par la voie des sens corporels intérieurs, avec tout ce que l'imagination peut saisir, imaginer et inventer. Les spirituelles sont aussi de deux sortes: les unes sont distinctes et particulières, les autres, confuses, obscures et générales. Parmi les connaissances distinctes et particulières il y a quatre sortes de connaissances particulières qui se communiquent à l'esprit sans l'intermédiaire d'aucun sens corporel: ce sont les visions, les révélations, les paroles et les sentiments spirituels. La connaissance obscure et générale n'a qu'une seule espèce c'est la contemplation obtenue par la foi, et c'est en elle que nous devons placer l'âme, en l'y acheminant par toutes les autres connaissances. Nous commencerons par lui parler des premières, et lui indiquerons comment elle doit s'en dégager.

CHAPITRE X

DE L'OBSTACLE ET DU DOMMAGE PROVENANT

DES CONNAISSANCES QUE L'ENTENDEMENT

REÇOIT SURNATURELLEMENT

PAR LES SENS CORPORELS EXTÉRIEURS.

DE LA CONDUITE DE L'ÂME À LEUR ÉGARD.

            Les premières connaissances dont nous avons parlé dans le chapitre précédent sont celles que l'entendement acquiert par la voie naturelle. Nous en avons déjà parlé au Livre premier, où se trouve tracée la route à suivre dans la nuit des sens; nous n'en dirons rien ici, puisque les enseignements donnés alors sur ce point pour diriger l'âme sont suffisants.

            Dans le présent chapitre, nous parlerons seulement des connaissances et conceptions qui viennent surnaturellement par la voie des sens corporels extérieurs: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le tact. Les personnes adonnées à la spiritualité peuvent avoir dans tous leurs sens et ont souvent des représentations qui leur viennent d'une manière surnaturelle. Ainsi la vue perçoit des figures et des personnages de l'autre vie, des saints, et des anges bons ou mauvais, certaines  lumières ou splendeurs extraordinaires. L'ouïe perçoit des paroles extraordinaires prononcées par des personnages qu'on voit ou par d'autres qu'on ne voit pas. L'odorat perçoit parfois des parfums très suaves d'une façon sensible, sans qu'on en connaisse la provenance. Le goût perçoit les saveurs les plus exquises, et le tact éprouve tant de jouissance en certaines circonstances que le bonheur semble pénétrer jusqu'à la moelle des os  rajeunir le corps et le plonger au milieu des délices. Cette faveur ressemble à l'autre qu'on appelle l'onction de l'esprit, qui vient, en effet, de l'esprit et se répand dans tous les membres des âmes pures. Cette suavité des sens est très ordinaire chez les personnes adonnées à la spiritualité, car elle provient de l'affection et de la dévotion sensible de l'esprit, mais elle est plus ou moins grande dans chaque âme.

            Or il faut savoir que si tous ces effets qui peuvent se produire dans les sens corporels ont Dieu pour auteur, on ne doit jamais les regarder avec sécurité et les accepter; il faut plutôt les fuir complètement, sans même chercher à examiner s'ils procèdent du bon ou du mauvais principe. D'ailleurs, plus ils sont extérieurs et corporels, moins il est certain qu'ils viennent de Dieu. Il est plus naturel que Dieu se communique  à l'esprit, et c'est ce qu'il fait ordinairement. Cette voie est plus sûre et plus avantageuse pour l'âme que celle des sens, où il y a ordinairement beaucoup de dangers et d'illusions. En effet, dans ces sortes de faveurs le sens corporel se fait juge et appréciateur des choses spirituelles, en s'imaginant qu'elles sont comme il les éprouve; et cependant il y a autant de différence entre les unes et les autres qu'entre le corps et l'âme, ou entre la sensualité et la raison. Le sens corporel est aussi ignorant des choses raisonnables, je veux dire spirituelles, que la bête de somme l'est des choses raisonnables; il l'est même davantage. Il se trompe donc beaucoup celui qui estime ces sortes de faveurs, et il se met dans un très grand danger de tomber dans l'illusion; du moins il mettra en lui un empêchement absolu à devenir vraiment spirituel. Toutes ces faveurs corporelles dont nous avons parlé n'ont aucun rapport avec les choses spirituelles; voilà pourquoi il faut toujours craindre qu'elles ne viennent du démon plutôt que de Dieu. Le démon, en effet, a plus de prise sur la partie qui est extérieure et corporelle, et il lui est plus facile de tromper sur ce point que dans la partie plus intérieure.

            J'ajoute que plus ces formes et ces manifestations corporelles sont extérieures, et moins elles profitent à l'âme et à l'esprit, à cause de la distance et de la disproportion énorme qu'il y a entre ce qui est corporel et ce qui est spirituel. Lors même  qu'elles produiraient quelque bon effet spirituel, comme cela arrive toujours quand elles ont Dieu pour auteur, cet effet cependant est toujours bien moindre que si ces mêmes manifestations étaient plus spirituelles et intérieures. Aussi, elles engendrent plus aisément l'occasion de tomber dans l'erreur, la présomption et la vanité. Comme elles sont si palpables et si matérielles, elles émeuvent profondément les sens, et il semble à l'âme qu'elles sont d'autant plus précieuses qu'elles sont plus sensibles; elle les suit et abandonne le guide sûr de la foi: elle s'imagine que cette lumière est le guide et le moyen qui la fera parvenir au but désiré, à l'union divine; elle s'éloigne d'autant plus du moyen et de la lumière de la foi, qu'elle fait plus de cas de pareilles manifestations.

            Il y a plus. Quand l'âme se voit l'objet de telles manifestations extraordinaires, elle en conçoit très souvent une certaine satisfaction d'elle-même et s'imagine être quelque chose devant Dieu. Or cela est contre l'humilité. Le démon, en outre, sait très bien lui suggérer une secrète satisfaction d'elle-même, mais qui parfois est très manifeste: voilà pourquoi il produit parfois ces effets dans les sens; il montre à l'oeil des figures de saints et des splendeurs merveilleuses; il fait entendre à l'ouïe des paroles très flatteuses; il fait sentir des parfums très suaves; il flatte le palais de douceurs exquises, et le tact de grandes délices. Son but par là est de tromper les âmes et de les entraîner dans une foule de maux.

            Ainsi faut-il toujours repousser ces représentations et ces communications sensibles. Supposé que quelques-une viennent de Dieu, on ne lui fait pas injure en les repoussant et en ne les voulant pas, et on ne manque pas pour cela de recevoir l'effet et le fruit que Dieu se proposait de produire dans l'âme par leur moyen. La raison est la suivante. La vision corporelle, ou la communication extraordinaire, affecte un sens quelconque, ou même les sens intérieurs. Si ce phénomène vient de Dieu, il produit, à l'instant où il se manifeste et se sent, son premier effet dans l'esprit; l'âme n'a même pas le temps de délibérer pour le vouloir ou pour le rejeter. De même que Dieu produit ces phénomènes surnaturels sans que l'âme y ait apporté tant soit peu de concours ou d'aptitude, de même c'est sans aucune coopération de sa part qu'il produit l'effet qu'il a eu en vue par ce moyen. C'est une chose qui s'accomplit et se réalise passivement dans l'esprit; il ne s'agit pas de vouloir ou non, pour que la chose soit ou ne soit pas. De même que si on jetait du feu sur quelqu'un dont le corps est nu, il lui servirait de rien de ne pas vouloir être brûlé; le feu aura forcément son effet. Ainsi en est-il des visions et des représentations qui viennent de Dieu: elles produisent leur effet premièrement et principalement dans l'âme avant de les produire dans le corps, alors même que l'âme ne les voudrait pas. Ainsi encore les représentations qui viennent du démon, sans que l'âme y consente, produisent en elle le trouble et la sécheresse, la présomption et la vanité spirituelle, mais elles n'ont pas autant d'efficacité pour le mal que celles de Dieu pour le bien. Celles qui viennent du démon peuvent seulement susciter des premiers mouvements dans la volonté, mais non aller au-delà si elle résiste; l'inquiétude qu'elles apportent n'est pas de longue durée si par son peu de vigilance et de courage l'âme ne lui permet de durer davantage. Quant aux manifestations qui viennent de Dieu, elles pénètrent intimement l'âme, elles inclinent la volonté à aimer, elles produisent leur effet; et voudrait-elle y résister, qu'elle ne le pourrait, pas plus que la vitre ne peut s'opposer au rayon du soleil qui l'illumine. Voilà pourquoi l'âme ne doit jamais avoir la prétention de se complaire dans ces manifestations, alors même, je le répète, quelles viendraient de Dieu. Car si elle s'y complaît, il en résulte six inconvénients:

            Tout d'abord, la perfection de la foi qui doit régir l'âme est amoindrie, et c'est déroger grandement à ses lois que d'adhérer aux manifestations extraordinaires qui se produisent dans les sens; comme nous l'avons dit, la foi est au-dessus de tous les sens. Voilà pourquoi l'âme qui ne ferme pas les yeux à tout ce qui lui vient par les sens s'éloigne du moyen qui la conduisait à l'union divine.

            Secondement, ces communications sont un obstacle pour l'esprit si on ne les rejette pas, car l'âme s'y arrête et l'esprit ne prend pas son essor vers l'invisible. C'est là l'un des motifs pour lesquels Notre-Seigneur déclara à ses disciples qu'il leur convenait d'être privés de sa présence pour que le Saint-Esprit vînt en eux. C'est pour cette raison également qu'i ne permit pas à Madeleine de toucher ses pieds après sa résurrection; il voulait l'affermir davantage dans la foi.

            Troisièmement, l'âme apporte peu à peu un sentiment de propriété à ces communications; elle ne marche pas dans la voie du renoncement et du dénûment spirituel.

            Quatrièmement, l'âme perd insensiblement l'effet spirituel que ces communications causent dans son intérieur; elle s'attache à ce qu'elles ont de sensible, à ce qu'il y a de moins important, et par conséquent, elle ne reçoit pas aussi abondamment qu'elle le pourrait l'effet spirituel qui est le but de ces communications, car cet effet se produit et se conserve d'autant plus que l'on renonce davantage aux choses sensibles qui sont si éloignées de ce qui est purement spirituel.

            Cinquièmement, elle perd peu à peu les faveurs de Dieu, parce qu'elle y apporte l'esprit de propriété et n'en profite pas comme il faut. Or les recevoir avec esprit de propriété et ne pas les mettre à profit, c'est vouloir s'en rendre maître, tandis que Dieu ne les accorde pas pour qu'on les recherche; et jamais on ne doit croire qu'elles sont de Dieu. (Au lieu de mettre: nunca, jamais, les anciennes éditions mettaient facilmente: on ne doit pas croire facilement qu'elles viennent de Dieu. – Il est certain que le mot facilmente donne à la phrase un sens qui semble plus conforme à la doctrine générale du Saint et même à ce qu'il nous dit à la fin de ce chapitre. Néanmoins le mot jamais peut très bien être entendu dans ce sens que l'âme par elle-même, par son jugement propre, ne doit jamais croire que ces faveurs sont de Dieu; ce qui ne l'empêchera pas d'en avoir la certitude morale après avoir consulté un directeur prudent et éclairé.)

            Sixièmement. Quand l'âme recherche ces communications, elle ouvre la porte au démon, qui la trompera dans des communications semblables qu'il sait très bien simuler et travestir et faire paraître comme venant de Dieu. Car il peut, comme nous le dit l'Apôtre, se transfigurer en ange de lumière (II Cor. XI, 14).

            Il convient donc à l'âme de les repousser les yeux fermés, sans examiner d'où elles proviennent. Sans cela elle se prêtera si bien à celles du démon et lui donnera à lui-même tant de prise que, loin de recevoir celles de Dieu, elle recevrait celles du démon, et celles-ci deviendraient si nombreuses que, celles de Dieu venant à cesser, tout ce qui se passerait alors ne serait que l'oeuvre du démon, sans que Dieu y fût pour rien. C'est ce qui est arrivé à beaucoup d'âmes imprudentes et ignorantes. Elles se comportaient avec tant de sécurité au milieu de ces manifestations, qu'il a été très difficile de ramener un grand nombre d'elles à chercher Dieu dans la pureté de la foi. Beaucoup d'entre elles n'ont même pu être ramenées dans la bonne voie, car les illusions du démon avaient produit en elles de profondes racines.

            Il est donc sage de fermer la porte à toutes ces manifestations et de les rejeter toutes (Les éditions précédentes, au lieu du mot negar, mettaient le mot temer: les craindre toutes). Si elles sont mauvaise, on repousse, par le fait même, les pièges du démon; si elles sont bonnes, on écarte les obstacles à la foi, et ainsi on recueille le fruit qu'elles doivent produire. De même que Dieu enlève peu à peu les bonnes parce qu'on s'y complaît, qu'on y apporte un esprit de propriété et qu'on n'en profite pas comme il le faudrait, de même le démon insinue les siennes et les multiplie, parce que l'âme lui en donne l'occasion et la facilité. Quand l'âme les rejette et y est opposée, le démon, voyant qu'il ne peut plus lui nuire, cesse peu à peu son action. Dieu, au contraire, donne à l'âme humble et détachée de tout, des faveurs toujours plus nombreuses et plus élevées. Il la place et établit sur beaucoup de choses, comme le serviteur qui a été fidèle en de petites choses: Quia super pauca fuisti fidelis, super multa te constituam (Mat. XXV, 21).

            Si l'âme est fidèle et détachée, le Seigneur ne s'arrêtera pas à de pareilles faveurs; il élèvera l'âme de degré en degré jusqu'à l'union divine, jusqu'à la transformation en lui. Il l'éprouve et l'élève peu à peu. Il lui donne tout d'abord des faveurs très extérieures et d'un ordre infime, sensible et conforme à son peu de perfection. Si elle se conduit comme elle le doit, si elle prend cette première nourriture avec sobriété, pour en retirer la force et la substance, il lui offrira un aliment plus abondant et plus exquis. Si elle remporte la victoire sur le démon dans ce premier état, elle passera au second; si elle remporte encore la victoire dans le second, elle montera au troisième, et, avançant toujours, elle franchira les sept demeures, qui sont les sept degrés de l'amour, jusqu'à ce que l'Époux l'introduise dans le cellier où se trouve le vin de la charité parfaite.

            Heureuse l'âme qui saura combattre cette bête de l'Apocalypse aux sept têtes qui sont opposées aux sept degrés de l'amour, en faisant la guerre à chacun d'eux et en luttant contre l'âme dans chacune des sept demeures où elle s'exerce à acquérir chaque degré d'amour de Dieu! A coup sûr, si elle est fidèle à combattre dans chacun de ces degrés et remporte la victoire, elle méritera de passer de degré en degré, ou d'une demeure à une autre, jusqu'à la dernière, après avoir coupé à la bête les sept têtes avec lesquelles elle lui livrait les plus furieux combats. Saint Jean dit même qu'il lui a été permis de faire la guerre aux Saints (Apoc. XIII, 7), et de pouvoir les vaincre dans chacun des sept degrés d'amour, en y mettant toutes les armes et munitions nécessaires.

            Il est donc très fâcheux de voir un grand nombre de personnes qui, après avoir commencé le combat de la vie spirituelle contre la bête, ne sont pas encore capables de lui trancher la première tête par le renoncement à toutes les choses sensuelles du monde. Il est très fâcheux encore de constater que quelques-uns, après avoir pratiqué ce renoncement et coupé à la bête la première tête, ne lui coupent pas la seconde, en renonçant aux visions sensibles dont nous nous occupons actuellement. Ce qui est plus triste encore, c'est que quelques-uns, après avoir réussi à couper à la bête non seulement la première et la seconde tête, mais même la troisième, en mortifiant leurs sens intérieurs, après avoir dépassé l'état de simple méditation et être parvenus plus loin encore, se laissent, au moment où ils allaient entrer dans la pureté de l'esprit, vaincre par la bête qui se relève de nouveau contre eux, recouvre toutes ses têtes jusqu'à la première et rend leur état pire qu'il n'était avant leur chute, car la bête prend alors avec elle sept autres esprits plus mauvais encore.

            L'homme spirituel doit donc repousser toutes ces représentations et ces jouissances corporelles qui ont lieu dans les sens extérieurs, s'il veut trancher la première et la seconde tête de la bête; il entrera dans la première et la seconde demeure de l'amour par une foi vive; il ne se préoccupera et ne s'embarrassera pas de ce qui est accordé aux sens, car c'est là ce qui déroge le plus à la foi.

            Il est donc clair que ces visions et représentations sensibles ne sauraient être  un moyen pour parvenir à l'union divine. Elles n'ont aucune proportion avec Dieu; et c'est là une des raisons pour lesquelles Notre-Seigneur Jésus-Christ ne voulait pas être touché par Madeleine et l'apôtre saint Thomas. Aussi le démon est-il très satisfait quand il rencontre une âme qui désire des révélations ou s'y porte. Il a alors une occasion facile de lui suggérer ses erreurs et de la détourner de la foi autant qu'il le pourra. Car, ainsi que je l'ai dit, cette âme qui désire les révélations se met dans une disposition très contraire à la foi et s'attire beaucoup de tentations et de dangers.

            Si je me suis étendu quelque peu sur ces visions extérieures, c'est dans le but de donner quelque lumière sur les autres manifestations dont nous allons nous occuper maintenant. Il y aurait tant à dire sur ce point, que je n'en finirais plus. Et c'est vraiment en dire trop peu, à mon avis, que de se contenter seulement d'ajouter qu'il faut bien veiller à ne jamais admettre ces communications, si ce n'est dans quelques cas, fort rares d'ailleurs, après les avoir soumises à l'examen d'un homme qui se recommande par la doctrine, la piété et l'expérience. Or même dans ce cas, il ne faut jamais les désirer.

CHAPITRE XI

OÙ L'ON TRAITE DES VISIONS IMAGINAIRES

ET NATURELLES. ON DIT CE QU'ELLES

SONT ET L'ON PROUVE COMMENT ELLES

NE PEUVENT ÊTRE UN MOYEN CONVENABLE

POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE.

ON MONTRE ENFIN LES DOMMAGES

QU'IL Y A À NE PAS SAVOIR S'EN DÉGAGER À TEMPS.

            Avant de parler des visions imaginaires qui ont coutume de se présenter surnaturellement aux ses intérieurs, qui sont l'imagination et la fantaisie, il convient, pour procéder avec ordre, de parler ici des perceptions naturelles de ce même sens intérieur corporel. Nous procéderons ainsi du moins au plus, de ce qui est plus extérieur à ce qui est plus intérieur, et nous arriverons ainsi jusqu'au recueillement intime où l'âme s'unit à Dieu.

            Nous avons parlé du détachement de l'âme par rapport aux communications naturelles des objets extérieurs et par conséquent des forces naturelles de nos tendances: tel a été l'objet du premier livre, où nous avons traité de la Nuit des sens. Aussitôt après, nous avons commencé à parler en particulier du détachement de l'âme par rapport aux communications extérieures surnaturelles, qui se produisent dans les sens extérieurs, comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent; notre but dans ce second livre est d'introduire l'âme dans la nuit de l'esprit.

            Or l'objet qui se présente à nous tout d'abord, c'est le sens intérieur corporel, c'est-à-dire l'imagination et la fantaisie. Nous devons également dépouiller ce sens de toutes les formes et conceptions imaginaires qu'il peut naturellement avoir; nous devons prouver, en outre, comment il est impossible à l'âme d'arriver à l'union divine tant qu'elle ne cessera pas d'agir d'après ces connaissances, car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et immédiat pour l'amener à l'union.

            Il faut donc savoir que les sens dont nous nous occupons ici en particulier sont les deux sens corporels intérieurs, qu'on appelle l'imagination et la fantaisie. Ils sont ordonnés l'un à l'autre et se prêtent un mutuel concours.

            L'un produit une sorte de raisonnement imparfait, l'autre forme l'image conforme à l'objet représenté. Mais pour le but que nous nous proposons, parler de l'un c'est parler de l'autre. Aussi, quand nous ne les nommerons pas en particulier, il est convenu que ce que nous dirons de l'un s'entend aussi de l'autre, et que nous parlons indifféremment des deux.

            Cela posé, nous disons que tout ce que les sens peuvent recevoir ou fabriquer s'appelle imagination ou fantaisie; ce sont des formes qui, sous l'image ou la figure d'un corps, se représentent aux sens. Ces formes peuvent être de deux sortes. Les unes sont surnaturelles; elles n'ont pas besoin du concours des sens pour être représentées et sont représentées en eux passivement; nous les appelons visions imaginaires qui viennent par la voie surnaturelle, nous en parlerons plus tard. Les autres sont naturelles; ce sont celles que les sens peuvent produire à l'aide de leur activité personnelle par des formes, figures ou images. C'est à ces deux puissances que se réfère la méditation, qui est un acte discursif aidé par les images, formes et figures qui sont fabriquées et formées dans les sens. Il en est ainsi quand nous nous représentons Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié, attaché à la colonne ou souffrant dans une autre scène de sa Passion, quand nous considérons Dieu assis sur son trône et environné d'une grande majesté, ou encore quand nous nous imaginons la gloire du ciel comme une lumière incomparable, ou quoi que ce soit d'humain ou de divin.

            Or l'âme doit rejeter toutes ces imaginations ou représentations et demeurer dans l'obscurité par rapport à ce sens intérieur si elle veut parvenir à l'union divine. Elle n'ont en effet aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu, et n'ont pas plus de puissance que les représentations corporelles qui proviennent des cinq sens extérieurs. La raison, la voici: l'imagination ne peut rien produire ou représenter en dehors de ce que les sens extérieurs, par exemple la vue, l'ouïe..., ont expérimenté. Tout au plus peut-elle former une ressemblance des choses vues, entendues ou senties, et encore cette ressemblance ne s'élève pas à une entité plus grande et plus importante que celle reçue par les sens. On a beau, en effet, imaginer des palais de diamants ou des montagnes d'or, parce que l'on aura vu de l'or et des diamants, tout cela est en réalité inférieur à l'essence d'un peu d'or et de diamant, malgré la quantité et la splendeur de la chose imaginée. Et comme toutes les choses créées, ainsi que nous l'avons dit, ne peuvent avoir la moindre proportion avec l'être de Dieu, il s'ensuit que toutes les images qu'on en formera ne peuvent servir de moyen proche à l'union divine; nous le répétons, elles seraient plutôt un obstacle. Ceux donc qui se représentent Dieu sous quelqu'une de ces images, ou celle d'un feu dévorant, d'une lumière éclatante ou de quelque autre forme, et qui croient par là acquérir quelque ressemblance avec lui, s'en éloignent au contraire beaucoup. Sans doute les commençants ont besoin de ces considérations, de ces représentations, et de ces sortes de méditations pour enflammer peu à peu leur amour et donner à l'âme un aliment par le moyen des sens, comme nous le dirons dans la suite. Elles leur servent donc comme d'un moyen éloigné de s'unir à Dieu; c'est par là que passent d'ordinaire les âmes pour arriver au terme et à la demeure du repos spirituel. Mais elles doivent se contenter d'y passer et veiller à ne pas s'y fixer, parce qu'alors elles n'arriveraient jamais au terme qui n'a aucun rapport avec ces moyens éloignés et n'a rien à voir avec eux. Ces moyens sont comme les degrés de l'escalier: ils n'ont rien qui ressemble au terme, à la demeure qui est au sommet; ils ne sont que des moyens pour y monter; si celui qui monte ne les laisse pas derrière lui, les uns après les autres jusqu'au dernier, il n'arrivera pas, il ne parviendra pas à cette demeure où il n'y a plus à monter et où tout est paisible. De même, l'âme qui, dès cette vie veut parvenir à l'union avec Celui qui est notre repos souverain et notre Bien suprême, doit passer par tous les degrés des considérations, des représentations et des connaissances, et s'en défaire, car elles n'ont aucune ressemblance ou proportion avec le terme avec lequel elles conduisent, c'est-à-dire avec Dieu. Aussi saint Paul dit-il dans les Actes des Apôtres « Non debemus aestimare auro, aut argento, aut lapidi sculputurae artis, et cogitationis hominis, Divinum esse similie: Nous ne devons pas penser que l'Être divin est semblable à l'or, à l'argent ou à la pierre précieuse bien travaillée, ou à l'imagination de l'homme (Act. XVII, 2). » Voilà pourquoi beaucoup de personnes qui sont adonnées à la spiritualité se trompent étrangement. Elles se sont exercées à s'approcher de Dieu par le moyen des images, des représentations et des méditations, comme il convient à des commençants; or Dieu veut les appeler à des biens plus élevés qui sont intérieurs et invisibles; dans ce but, il les prive du goût et de la saveur qu'elles trouvaient dans la méditation discursive; et elles n'en finissent plus; elles n'ont ni courage ni savoir-faire pour se dégager de ces manières grossières et palpables auxquelles elles sont habituées; elles travaillent même à les conserver; elles veulent comme précédemment se servir encore des considérations et de la méditation, et s'imaginent qu'il en doit être toujours ainsi. Cette méthode leur donne beaucoup de peine, mais leur procure très peu de suavité et même ne leur en procure aucune; par là, au contraire, elles augmentent d'autant plus la sécheresse, la fatigue et l'inquiétude, qu'elles recherchent davantage la suavité première qu'il n'y a plus espoir de recouvrer. Comme nous l'avons dit, l'âme ne goûte plus cette nourriture si sensible; il lui en faut une autre plus délicate, plus intérieure, moins sensible, qui ne consiste plus dans le travail de l'imagination mais dans le repos et la quiétude, et cette nourriture est plus spirituelle. Plus l'âme, en effet, se spiritualise, plus elle diminue les actes particuliers de ses puissances. Elle se concentre dans un seul acte général et pur, et alors ses puissances abandonnent la voie qui l'avait amenée à cet état. C'est ainsi que cessent de marcher et s'arrêtent les pieds à la fin de la course; car si le voyageur devait toujours marcher, il n'arriverait jamais. Si tout n'était que moyen, où et quand jouirait-on de la fin et du terme?

            C'est donc une chose digne de pitié d'en voir un grand nombre qui, voulant le repos et le calme de la quiétude intérieure pour y goûter la paix et s'y nourrir de Dieu, troublent leur âme, la ramènent dehors à ce qui est plus extérieur, l'obligent à recommencer sans motif le chemin déjà parcouru, quittent ce but, ce terme où elle se reposait déjà, et reprennent le chemin des considérations qui l'y avaient amenée. Ce n'est pas sans dégoût et sans répugnance qu'elle s'y résigne. Elle préférerait rester dans cette paix inexprimable comme dans son centre; et elle gémit comme cet homme qui, à force de travail, est parvenu au lieu de son repos et qu'on oblige à reprendre le travail. Malheureusement ces personnes ne comprennent pas le mystère de cette nouveauté; elles s'imaginent qu'elles sont dans l'oisiveté et qu'elles ne font rien; elles ne consentent pas à laisser leur âme tranquille, elles s'efforcent de la conduire toujours dans la voie des considérations et de la méditation discursive. Elles ne font que tomber dans une sécheresse plus grande, et c'est en vain qu'elles s'efforcent de trouver de la suavité dans un aliment qui n'en a plus pour elles. On peut bien leur appliquer le proverbe: Plus il gèle, plus l'on souffre du froid. Plus elles persévèrent dans cette conduite, et plus leur état empire, parce qu'elles sortent leur âme de la paix de l'esprit; elles laissent le plus pour le moins; elles recommencent le chemin déjà parcouru et veulent refaire ce qui était déjà fait.

            A ces personnes il faut dire qu'elles apprennent à garder la quiétude de l'esprit dans une considération et contemplation pleine d'amour pour Dieu, et à ne se préoccuper ni de leur imagination ni de ce qu'elle fait. C'est ici, nous le répétons, que les puissances de l'âme sont dans le repos; elles n'agissent pas; si parfois elles montrent quelque activité, ce n'est pas avec effort, ni à l'aide de discours préparés, mais avec la suavité de l'amour et sous l'impulsion de Dieu plutôt que de leur propre habileté, comme nous le verrons plus loin.

            Pour le moment, ce que nous avons dit suffit pour montrer comment il convient et comment il est nécessaire à ceux qui veulent progresser, de savoir se détacher à temps de toutes ces méthodes, sortes d'oraison ou représentations imaginaires, et lorsque le demande et le requiert le progrès de l'état où ils se trouvent. Afin que l'on comprenne l'époque, le moment opportun, nous donnerons quelques signes; l'homme adonné à la spiritualité qui les découvrira en soi comprendra que le moment et l'heure ont sonné où il peut librement se servir du moyen indiqué et cesser de marcher par la voie du raisonnement et du travail de l'imagination. (Les anciennes éditions commençaient ici le chapitre XIII. Le P. Silverio fait de même).

            Pour que cette doctrine ne reste pas confuse, il convient de montrer à quel temps, à quelle époque, l'homme, adonné à la spiritualité, doit abandonner l'oraison discursive qu'il fait au moyen des représentations, images, formes et figures dont nous avons parlé; car il ne doit les abandonner ni plus tôt, ni plus tard que ne le demandent les dispositions de son âme. S'il convient de les quitter à temps pour qu'elles n'empêchent pas l'âme d'aller à Dieu, il est également nécessaire de ne pas abandonner avant le temps la méditation imaginaire, sous peine de retourner en arrière. Sans doute, les opérations de ces puissances ne sont pas un moyen proche d'union à Dieu pour ceux qui sont déjà avancés, elles servent cependant aux commençants de moyens éloignés pour disposer et préparer leur esprit par les sens aux choses spirituelles; elles servent également à écarter en passant toutes les autres formes ou images grossières, matérielles, mondaines, naturelles.

            Nous donnerons donc ici quelques signes ou marques que l'homme adonné à la spiritualité doit découvrir en soi pour juger s'il convient ou non de laisser ces formes à un moment donné.

            Les signes que l'homme adonné à la spiritualité doit découvrir en soi pour abandonner la méditation discursive sont au nombre de trois.

            Premier signe. L'âme découvre qu'il lui est désormais impossible de méditer et de se servir de l'imagination; elle n'y puise aucun goût comme précédemment. Elle trouve, au contraire, de la sécheresse dans ce qui auparavant captivait habituellement ses sens et lui procurait de la suavité. Mais tant qu'elle y trouvera du goût et qu'elle pourra se servir de la méditation discursive, elle ne doit pas s'en éloigner, et elle y restera jusqu'à ce que son âme soit placée dans la paix et la quiétude dont nous parlerons quand il sera question du troisième signe.

            Second signe. L'âme n'éprouve aucune envie d'appliquer son imagination et ses sens à d'autres objets particuliers, soit extérieurs, soit intérieurs. Je ne dis pas qu'elle doive constater alors que son imagination ne va plus ici ou là, car cette faculté a coutume d'être vagabonde, même quand l'âme jouit d'un profond recueillement; mais je dis qu'il s'agit du moment où l'âme n'a plus envie d'appliquer à dessein son imagination sur ces objets.

            Troisième signe. Ce troisième signe est le plus certain. L'âme se plaît à se trouver seule avec Dieu, à le regarder avec amour sans s'occuper d'aucune considération particulière; elle jouit de la paix intérieure, du calme, et du repos; elle ne produit aucun acte des puissances ni de la mémoire, ni de l'intelligence, ni de la volonté; je parle d'actes au moins raisonnés qui passent d'une idée à une autre; elle a seulement cette connaissance ou attention générale et amoureuse dont nous avons parlé, mais sans avoir l'intelligence particulière d'un autre objet.

            L'âme adonnée à la spiritualité doit reconnaître en elle au moins ces trois signes réunis pour se décider en toute sécurité à abandonner l'état de méditation discursive et sensitive et entrer dans celui de contemplation et de pur esprit. Il ne lui suffit pas d'avoir le premier seul, sans le second. Car il pourrait se faire que l'impuissance de se représenter et de méditer les choses de Dieu comme précédemment vînt de ses distractions ou de son peu de recueillement. Il faut donc qu'elle découvre en elle le second signe, c'est-à-dire qu'elle n'éprouve aucune envie, aucun désir de s'occuper d'autres choses étrangères: quand, en effet, l'impuissance de fixer l'imagination et les sens dans les choses de Dieu procède de la distraction ou de la tiédeur, l'âme éprouve aussitôt le désir et l'envie de s'occuper d'autres choses différentes, et trouve des prétextes pour abandonner l'oraison.

            Il ne suffit pas, non plus, de découvrir en soi le premier et le second signe, il faut avoir simultanément le troisième. Si, en effet, l'âme constate qu'elle ne peut discourir sur les choses de Dieu ni y penser et que, de plus, elle n'a pas envie de s'occuper de choses différentes, cet état pourrait procéder de la mélancolie ou de quelque autre humeur provenant de la tête ou du coeur; cette humeur, en effet, cause ordinairement dans nos sens une sorte d'enivrement ou suspension des facultés, de telle sorte que l'on ne pense à rien; on ne songe qu'à goûter les charmes de cet assoupissement. Pour se prémunir de pareille illusion, l'âme doit constater qu'elle possède le troisième signe, qui consiste dans la connaissance et l'attention amoureuse de Dieu qui, comme nous l'avons dit, lui communiquent la paix.

            Il est vrai que, dans les commencements de cet état, on ne s'aperçoit presque pas de cette connaissance amoureuse, et cela pour deux raisons: la première, parce que, dans les débuts, cette connaissance amoureuse est ordinairement très subtile et délicate et presque insensible; la seconde, parce que l'âme, ayant été habituée à l'autre exercice, celui de la méditation qui est totalement sensible, ne comprend pas ou presque pas cette connaissance insensible, nouvelle pour elle et purement spirituelle. Cela lui arrive surtout lorsque, par suite de cette ignorance, elle ne garde pas le repos et s'efforce de continuer son premier état qui était plus sensible; aussi, bien qu'elle se trouve dans une paix intérieure pleine d'amour, plus abondante, elle n'arrive pas à s'en rendre compte et à en jouir. Toutefois, plus elle s'habituera à se tenir dans le calme, plus aussi elle le sentira et plus elle goûtera cette connaissance générale et amoureuse de Dieu; elle s'y plaira plus que dans toutes les choses créées, parce qu'elle y trouvera la paix et le repos, la saveur et les délices, sans qu'il lui en coûte de fatigue.

            Pour donner plus de clarté à cette pensée, nous en exposerons au chapitre suivant les causes ou les motifs, et nous verrons ainsi que les trois signes dont nous avons parlé sont nécessaires pour passer à l'état de contemplation surnaturelle.

CHAPITRE XII

ON PROUVE LA

CONVENANCE DES SIGNES

DONT IL A ÉTÉ QUESTION, ET ON

MONTRE LA NÉCESSITÉ POUR L'ÂME

DE LES CONSTATER EN ELLE-MÊME

POUR MONTER PLUS HAUT.

            Il faut savoir, au sujet du premier signe dont nous avons parlé, que l'âme adonnée à la spiritualité qui doit entrer dans la voie de l'esprit, c'est-à-dire la contemplation, doit abandonner la voie imaginaire ou de méditation sensible, lorsqu'elle n'y trouve plus aucun goût et qu'elle est dans l'impossibilité de discourir. Il y a à cela deux raisons, qui n'en forment pour ainsi dire qu'une seule. La première, c'est que l'âme a déjà reçu d'une certaine manière tout le bien spirituel qu'elle devait trouver dans les choses de Dieu par la voie de la méditation et du raisonnement. La marque consiste en ce qu'elle ne peut plus comme précédemment ni méditer, ni faire de raisonnement, ni y trouver du goût ou de la suavité; car elle n'était pas encore arrivée jusqu'alors à l'esprit qu'il y avait là pour elle. D'ordinaire, en effet, chaque fois que l'âme reçoit quelque nouveau bien spirituel, elle le goûte au moins spirituellement et dans le moyen qui le lui communique et lui est utile; sans cela, ce serait une merveille qu'il lui fût de quelque utilité. Elle ne trouve pas dans sa cause cet attrait et cette saveur qu'elle éprouve lorsqu'elle le reçoit. Et alors se vérifie l'axiome des philosophes: Quod sapit, nutrit: ce qui a de la saveur fortifie et donne de l'embonpoint. Aussi Job a-t-il dit: Numquid... poterit comedi insulsum, quod non est sale conditum? « Est-ce que l'on peut manger ce qui est fade et nullement assaisonné de sel? (Job, VI, 6) ».

            Telle est la cause pour laquelle l'âme ne peut plus méditer ni discourir comme précédemment: le peu de goût que l'esprit y trouve et le peu de fruit qu'il en tire.

            Le second motif vient de ce que l'âme possède déjà l'esprit de la méditation substantiellement et habituellement. Il faut savoir que la fin de la méditation et du discours dans les choses de Dieu est d'arriver à quelque connaissance et amour de Dieu; or chaque fois que l'âme produit ce fruit par la méditation, elle accomplit un acte, et de même que, dans tous les genres la multiplicité des actes finit par engendrer dans l'âme l'habitude, de même les actes multipliés de ces connaissances pleines d'amour de Dieu que l'âme a produits arrivent à en former l'habitude. Dieu a coutume, de son côté, de produire ce résultat en beaucoup d'âmes, sans l'intermédiaire de ces actes, ou du moins d'un grand nombre d'entre eux; il les met tout de suite dans la contemplation et dans l'amour.

            Ainsi ce que précédemment l'âme obtenait parfois à l'aide de la méditation sur des connaissances particulières est, comme nous l'avons dit, devenu par l'usage une habitude et s'est changé en une connaissance amoureuse de Dieu qui est générale, sans rien de distinct ni de particulier comme avant. Aussi, dès que l'âme se met en oraison, elle ressemble à celui qui a l'eau à sa portée; il se désaltère avec plaisir sans qu'il lui en coûte le moindre travail et qu'il soit nécessaire d'amener l'eau spirituelle par les moyens précédents, c'est-à-dire les raisonnements, les représentations et les images. Dès qu'elle se met en présence de Dieu, elle possède la connaissance de Dieu confuse, amoureuse, pleine de paix et de calme, et boit les eaux de la sagesse, de l'amour et de la suavité. Voilà pourquoi elle éprouve beaucoup de peine et de répugnance lorsqu'on veut que, dans cet état de paix, elle s'applique à la méditation et aux connaissances particulières. Il lui arrive comme à l'enfant que l'on force à abandonner le sein où il prend le lait qui y est déjà amené, pour l'obliger à l'y attirer par la pression et le mouvement des mains. Il ressemble encore à celui qui, goûtant d'un fruit après en avoir ôté l'écorce, se voit obligé de le laisser pour recommencer à lui enlever la même écorce, qui n'existe plus; et ainsi il ne pourrait plus savourer le fruit qu'il avait en main. Ne serait-il pas semblable à celui qui abandonne la proie qu'il possède, pour courir après celle qu'il ne possède pas?

            Telle est la conduite d'un grand nombre d'âmes qui commencent à entrer dans cet état. Elles s'imaginent que toute leur occupation doit consister à raisonner et à se représenter quelques particularités des choses de Dieu par des figures et des images, quand c'est là l'écorce de la vie spirituelle. Elles n'y trouvent point cette quiétude pleine d'amour substantielle à laquelle elles aspirent; elles ne comprennent rien à ce qui se passe; elles se croient perdues et se figurent perdre le temps; et alors elles recherchent de nouveau l'écorce de la vie spirituelle, c'est-à-dire les raisonnements; mais elles ne la trouvent plus, parce que cette écorce a disparu; et ainsi elles ne jouissent point du fruit en lui-même de la contemplation, ni même de son écorce qui est la méditation. Alors elles se troublent à la pensée qu'elles vont à reculons et qu'elles se perdent. Et, en vérité, elles se perdent, mais ce n'est pas de la manière qu'elles pensent. Elles se perdent en effet, par rapport à leurs propres sens et à leur première manière de sentir et de comprendre les choses; car par là elles gagnent le fruit spirituel qu'on est en train de leur donner; et moins elles comprennent ce qui se passe, plus elles entrent dans la nuit de l'esprit dont il est question dans ce livre et par laquelle elles doivent passer pour s'unir à Dieu, qui surpasse toute connaissance.

            Il y a peu à dire du second signe. On voit avec évidence qu'il est impossible à l'âme de goûter alors les imaginations étrangères et mondaines, dès lors qu'elle ne goûte pas les choses de Dieu qui sont plus conformes à son état, et cela pour les motifs dont nous avons parlé. Toutefois, ainsi que nous l'avons dit, l'imagination a coutume, au milieu de ce recueillement, d'aller et de venir, elle se laisse à sa mobilité naturelle, sans que l'âme s'y plaise ou y consente; elle en éprouve plutôt de la peine en se voyant troublée dans sa paix et sa tranquillité.

            Il convient et il est nécessaire, pour pouvoir abandonner la méditation, d'avoir le troisième signe dont nous avons parlé et qui consiste dans une connaissance et vue générale ou amoureuse de Dieu. Toutefois il ne semble pas nécessaire d'insister ici, dès lors que nous en avons déjà parlé un peu à l'occasion du premier signe, et que nous en traiterons expressément lorsqu'il sera question de cette connaissance générale et confuse, c'est-à-dire après que nous aurons achevé tout ce qui concerne les conceptions particulières de l'entendement.

            Pour le moment, nous donnerons une seule raison qui montre avec évidence comment le contemplatif doit, dans le cas où il lui faut abandonner la voie de la méditation et du raisonnement, avoir nécessairement cette connaissance ou vue amoureuse de Dieu d'une façon générale; car si l'âme n'avait pas alors cette connaissance et cette présence de Dieu, il s'ensuivrait qu'elle ne ferait rien et qu'elle n'aurait rien: et, en effet, après avoir abandonné la méditation qui l'aide à discourir par ses puissances sensitives, s'il lui manque aussi la contemplation, ou connaissance générale dont nous avons parlé et où elle tient en activité ses puissances spirituelles, la mémoire, l'entendement et la volonté, qui sont déjà unies dans cette connaissance toute faite et possédée, elle serait nécessairement privée de tout exercice par rapport à Dieu; car l'âme ne peut agir, ni recevoir, ni conserver ce qu'elle a acquis, si ce n'est par la voie de ces deux puissances sensitives et spirituelles.

            Par le moyen des puissances sensitives, nous l'avons vu, elle peut discourir, chercher, acquérir la connaissance des choses; par le moyen des puissances spirituelles elle peut se réjouir dans l'objet de ces connaissances déjà reçues, sans que ses puissances exercent encore leur travail, leur recherche, ou leur raisonnement.

            Ainsi donc, la différence qu'il y a entre l'exercice des puissances dans l'un  et l'autre état, est celle qui existe entre travailler à une oeuvre et jouir de l'oeuvre faite, ou encore entre recevoir et profiter de ce que l'on a reçu, ou entre se fatiguer à suivre un chemin et se reposer au terme de ce chemin, ou, si l'on veut, entre préparer un mets et manger et savourer le mets déjà préparé et mastiqué.

            Si l'âme n'est nullement occupée sous aucun de ces deux rapports, si elle n'agit pas à l'aide de ses puissances sensitives dans la méditation ou le raisonnement, ou à l'aide de ses puissances spirituelles dans la contemplation et connaissance simple dont nous avons parlé et dans laquelle elle jouit d'un bien reçu et acquis, en un mot, si elle ne se sert nullement de ses puissances, on ne voit pas où ni comment on pourrait dire qu'elle est occupée. Il est donc nécessaire pour elle de posséder cette connaissance générale avant d'abandonner la voie de méditation ou de raisonnement.

            Il faut savoir ici que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois très subtile et très délicate, surtout quand elle est plus pure, plus simple, plus parfaite, plus spirituelle, plus intérieure; aussi l'âme, tout en s'en occupant, ne la voit pas et ne la sent pas. Cela arrive surtout, nous le répétons, quand cette connaissance est en soi plus lumineuse, plus pure, plus simple et plus parfaite; et elle l'est d'autant plus que l'âme qui la reçoit est plus pure et plus dégagée des autres notions et connaissances particulières où pouvaient avoir prise l'entendement et le sens. Aussi l'âme manquant des connaissances qui sont fournies par l'entendement et le sens selon leur capacité habituelle, ne les sent plus; elle n'a plus sa sensibilité accoutumée. C'est là le motif pour lequel, bien que cette connaissance soit plus pure, plus simple, plus parfaite, elle est moins sentie de l'entendement et lui paraît plus obscure. Au contraire, quand elle se trouve dans un entendement moins pur et moins simple, elle lui paraît plus claire et plus importante; parce qu'elle est alors investie, mélangée, enveloppée de quelques formes intelligibles, il est plus facile à l'entendement et aux sens de s'y arrêter.

            Une comparaison fera mieux comprendre cette pensée. Voici un rayon de soleil qui entre par la fenêtre d'un appartement; or plus ce rayon est rempli d'atomes et de grains de poussières, plus aussi il est palpable, sensible et perceptible au sens de la vue. Mais il est évident que ce rayon est aussi moins pur, moins lumineux, moins simple, moins parfait, dès lors qu'il est rempli de tant de grains de poussière et d'atomes. Nous voyons, en outre, que plus le rayon est pur et dégagé de cette poussière et de ces atomes, moins il est palpable, et plus il paraît obscur à l'oeil matériel; plus il est pur, et plus il paraît obscur et insaisissable. Si ce rayon était complètement pur et dégagé de tous ces atomes et de toute cette poussière même la plus subtile, il serait alors tout à fait obscur et imperceptible pour l'oeil, qui n'y trouverait plus rien des objets visibles; l'oeil n'aurait plus d'objets visibles où s'arrêter, parce que la lumière n'est pas l'objet de la vue, mais un moyen de voir l'objet visible. Aussi, quand il n'y a point d'objets sur lesquels la lumière ou le rayon puissent se refléter, on ne voit ni cette lumière, ni ce rayon. Si un rayon, par exemple, entre par une fenêtre et sort par l'autre sans rencontrer quelque objet qui fasse corps, il semble bien qu'on ne verra rien. Et cependant le rayon serait en soi plus pur et plus limpide que quand il est tout enveloppé d'atomes visibles et qu'il se voit et se fait sentir plus lumineux.

            Ainsi en est-il de la lumière spirituelle par rapport à l'entendement, qui est la vue de l'âme. Cette connaissance générale, cette lumière surnaturelle dont nous parlons, se communique avec tant de pureté et de simplicité, et dans un dégagement et éloignement si complet de toutes formes intelligibles qui sont les objets propres de l'entendement, que l'entendement ne la sent pas, ne la voit pas. Parfois même, au contraire, quand cette connaissance est plus pure, elle aveugle l'entendement, parce qu'elle le prive de ses lumières habituelles, de ses représentations ou images, et alors il se rend bien compte des ténèbres où il se trouve.

            Mais quand cette lumière divine ne se communique pas à l'âme avec tant de force, elle ne sent pas les ténèbres, elle ne voit pas la lumière; elle ne perçoit rien de ses connaissances d'ici-bas et de là-haut ;(Les anciennes éditions donnaient à cette phrase un sens tout différent: « Tambien esta divina luz embiste con tanta fuerza en el alma... Quand cette divine lumière se communique à l'âme avec beaucoup de force. » Le texte nouveau dit: « no embiste: Quand cette divine lumière ne se communique pas avec tant de force. » Ce texte, conforme aux manuscrits, est d'ailleurs en rapport parfait avec la doctrine de l'auteur. – Le P. Silverio donne également ce texte: no embiste.) aussi elle se trouve parfois comme dans un oubli si profond qu'elle ne sait ensuite ni où elle était, ni ce qu'elle a fait: la notion du temps semble avoir disparu pour elle. Il peut donc arriver et il arrive que l'âme passe de longues heures dans cet oubli et, quand elle revient à elle-même, il lui semble que cet oubli n'a duré qu'un moment, ou un rien de temps. La cause de cet oubli vient de la pureté et de la simplicité de la connaissance dont nous avons parlé. Et comme cette connaissance est pure et limpide, elle fait que l'âme à laquelle elle se communique est simple, pure, limpide, dégagée de toutes les conceptions ou images des sens et de la mémoire par lesquelles elle agissait dans le temps, et elle laisse l'âme dans l'oubli et en dehors de la notion du temps. Cette oraison, si longtemps qu'elle dure, nous le répétons, semble de très courte durée à l'âme, car elle a été unie à Dieu par son intelligence dégagée de tout créé et par suite indépendante du temps; telle est l'oraison dont il est dit qu'elle pénètre les cieux, parce qu'elle n'est pas dans le temps. Elle pénètre les cieux, parce que l'âme alors est unie à Dieu par son intelligence devenue céleste; aussi cette connaissance laisse-t-elle dans l'âme, quand elle revient à elle-même, les effets qu'elle y a produits sans qu'elle s'en aperçoive et qui sont l'élévation de l'esprit à l'intelligence céleste des choses de Dieu, le détachement et l'éloignement de toutes les choses de la terre, de leurs formes, figures et jusqu'à leur souvenir.

            C'est là ce que David affirme lui être arrivé quand, revenu à lui-même après un semblable oubli, il a dit: Vigilavi et factus sum sicut solitarius in tecto: « A mon réveil, je me suis trouvé comme le passereau solitaire sur le toit (Ps. CI, 8). » Il se dit solitaire, parce qu'il est étranger à toutes les choses de la terre, et en est dégagé. Il habite sur le toit, parce que son esprit est élevé très haut. Aussi l'âme est-elle comme une personne qui ignore toutes les choses de la terre; elle ne connaît que Dieu, et ne sait même pas comment elle le connaît. L'Épouse déclare, au livre des Cantiques, un des effets produits en elle par ce sommeil ou cet oubli, c'est-à-dire l'absence de connaissance, quand elle dit, au moment où elle recevait cette faveur: « Nescivi: je ne savais (Cant. VI, 11) » d'où me venait cette faveur. Bien qu'il semble alors à l'âme qui reçoit cette connaissance qu'elle ne fait rien, qu'elle n'est occupée à rien, parce qu'elle n'agit point à l'aide de ses sens et de ses puissances, elle ne doit pas s'imaginer qu'elle se perd; loin de là. Sans doute, l'harmonie des puissances de l'âme est suspendue, mais son intelligence est dans l'état dont nous avons parlé. Voilà pourquoi l'Épouse des Cantiques se répondit à elle-même dans sa sagesse pour résoudre cette difficulté: Ego dormio, et cor meum vigilat: « Bien que je dorme » selon mon état naturel, en cessant d'agir, « cependant mon coeur veille (Ibid. V, 2) », parce qu'il est élevé surnaturellement à une connaissance surnaturelle. La preuve à laquelle on peut reconnaître que l'âme est occupée à cette connaissance secrète consiste en ce qu'elle ne goûte aucun plaisir dans les objets créés inférieurs ou supérieurs.

            Il ne faut cependant s'imaginer que cette connaissance, étant ce que nous avons dit, doive nécessairement causer cet oubli. Cela arrive seulement quand Dieu éloigne spécialement l'âme de l'exercice de toutes ses puissances naturelles et spirituelles. Ce phénomène est même le moins fréquent, parce que ce n'est pas toujours que cette connaissance occupe l'âme tout entière. Pour que cette connaissance suffise dans le cas dont nous parlons, il suffit que l'entendement soit dégagé de toute connaissance particulière, soit de l'ordre temporel, soit de l'ordre spirituel, et n'ait aucun désir de s'occuper des objets créés, comme nous l'avons dit, parce que c'est le signe que l'âme est alors occupée.

            Ce signe doit exister pour comprendre que l'âme est dans cet oubli, quand cette connaissance ne s'applique et ne se communique qu'à l'entendement, c'est-à-dire quand parfois l'âme ne la voit pas. Quand, en effet, elle se communique en même temps à la volonté, ce qui arrive presque toujours, l'âme ne manque pas de comprendre plus ou moins, si elle veut y faire attention, qu'elle est occupée de cette connaissance et s'en entretient. Elle le reconnaît à cette suavité pleine d'amour qui en découle, sans qu'elle sache ni comprenne d'une manière particulière ce qu'elle aime. C'est pour ce motif qu'elle appelle générale cette connaissance pleine d'amour. Car, de même qu'elle l'est dans l'entendement en se communiquant à lui d'une manière obscure, de même aussi elle l'est dans la volonté en lui communiquant l'amour et la suavité d'une façon confuse, sans qu'elle sache distinctement ce qu'elle aime.

            Cela suffit maintenant pour comprendre comment il convient à l'âme d'être occupée dans cette connaissance avant d'abandonner l'oraison discursive. Elle doit donc s'assurer que, tout en ne paraissant rien faire, elle est occupée utilement, dès lors qu'elle découvre en elle les signes dont nous avons parlé. Cela suffit, en outre, pour comprendre comment, par la comparaison dont nous nous sommes servi, ce n'est point parce que cette lumière se représente à l'entendement plus compréhensible et plus palpable qu'elle doit être plus claire, plus élevée, plus pure; elle ressemble au rayon de soleil, que est d'autant plus sensible à l'oeil, qu'il est plus rempli d'atomes.

            Il est donc clair, comme l'expriment Aristote et les théologiens, que plus la lumière divine est élevée et excellente, et plus elle est obscure pour notre entendement.

            Il y aurait beaucoup à dire sur cette divine connaissance considérée en elle-même ou dans les effets qu'elle produit chez les contemplatifs. Mais nous renvoyons ce sujet à la place qui lui convient. Il n'y avait même pas lieu d'en parler si longuement que nous venons de le faire, mais il était à craindre que cette doctrine demeurât encore plus confuse qu'elle ne l'est maintenant, car, il faut l'avouer, elle l'est encore beaucoup. Rien d'étonnant. C'est, en effet, une matière dont on traite bien rarement d'une façon explicite soit de vive voix soit écrit; de plus, elle est par elle-même si extraordinaire et si obscure! A ces difficultés s'ajoutent encore celles de la pauvreté de mon style et de mon peu de savoir. Aussi, je ne me flatte pas de savoir me faire comprendre. Bien des fois je constate que je m'étends trop longuement et que je sors des limites voulues pour l'endroit où je suis ou le point de doctrine en question. (Le reste du chapitre ne se trouve pas dans les mss. A et B. Il peut se faire qu'il ait été ajouté au texte.) Néanmoins j'avoue que je le fais parfois à dessein; car ce qui n'est pas compris quand on le présente avec certaines raisons, l'est peut-être mieux quand on l'expose avec d'autres arguments. Il me semble, en outre, qu'en agissant ainsi j'ai donné un peu de lumière sur le sujet que je dois traiter. Aussi il me semble bon, pour terminer cette question, de ne pas manquer de répondre à une difficulté qui peut surgir au sujet de la durée de cette connaissance générale; c'est ce que je vais faire rapidement dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XIII

OÙ L'ON MONTRE A CEUX QUI PROGRESSENT

ET COMMENÇENT À ENTRER DANS

CETTE CONNAISSANCE GÉNÉRALE DE

LA CONTEMPLATION, COMMENT IL LEUR

CONVIENT PARFOIS DE SE SERVIR

DE LA MÉDITATION DISCURSIVE ET

DE LEURS FACULTÉS NATURELLES

            Il peut surgir une difficulté au sujet de ce que nous avons dit. La voici. Est-ce que ceux qui progressent, je veux dire ceux que Dieu commence à placer dans cette connaissance surnaturelle de contemplation dont nous nous sommes occupés, ne doivent plus, par le fait même qu'il commencent à l'avoir, se servir jamais de la méditation ordinaire, des raisonnements et des représentations naturelles? A cela on répond comme il suit. On ne prétend pas que ceux qui commencent à avoir cette connaissance amoureuse et simple n'aient plus en général à recourir jamais à la méditation ni à la rechercher. Dans les débuts, en effet, ils ne possèdent pas cette connaissance à un degré assez parfait pour pouvoir en user dès qu'ils le veulent; de même ils ne sont pas encore si éloignés de la voie de la méditation, qu'ils ne puissent pas méditer et discourir quelquefois comme auparavant, en se servant des images et des représentations et y trouver quelque nouveau profit. Au contraire, quand, dans ces débuts, ils verront, d'après les signes dont nous avons parlé, que l'âme n'est pas occupée paisiblement dans cette connaissance, on devra profiter de la méditation discursive, jusqu'à ce que l'on ait acquis l'habitude de contempler d'une façon quelque peu parfaite; ce sera quand, toutes les fois que l'on voudrait méditer, on se trouvera tout de suite favorisé de cette paisible connaissance, sans pouvoir méditer ni en avoir la moindre envie, ainsi que nous l'avons dit; car tant que l'on ne sera pas arrivé à cet état, qui est celui des âmes déjà avancées, il y a un mélange de l'une et l'autre voie. Aussi, arrivera-t-il souvent que l'âme se trouvera dans cette contemplation paisible et amoureuse, sans y avoir travaillé à l'aide de ses puissances; mais souvent aussi elle devra s'aider doucement et modérément du discours pour y entrer: et une fois qu'elle y est parvenue, comme nous l'avons dit, elle ne doit plus se servir de ses puissances. Alors, en effet, il est plutôt vrai de dire que l'on agit en elle, et que la lumière et la suavité de l'amour s'y trouvent, sans qu'elle y concoure autrement que par une attention amoureuse pour Dieu, et sans qu'elle veuille éprouver ou voir quoi que ce soit sinon se laisser conduire par Dieu. Ainsi donc, c'est passivement que Dieu se communique alors, comme celui qui a les yeux ouverts reçoit passivement la lumière [et n'a pas autre chose à faire que de tenir les yeux ouverts pour la recevoir. Quand on dit qu'elle reçoit la lumière qui lui est communiquée surnaturellement, on veut dire qu'elle comprend passivement; quand on dit qu'elle n'agit pas, ce n'est pas qu'elle ne comprenne pas, mais parce qu'elle comprend ce qui ne lui a coûté aucun effort de son industrie personnelle; elle ne fait que recevoir ce qu'on lui donne, comme cela arrive dans les illuminations, révélations ou inspirations divines. Bien que la volonté reçoive librement cette connaissance générale et confuse de Dieu] (ce passage entre crochets ne se trouve dans aucun manuscrit. Il est donné seulement par le P. André de l'Incarnation, qui en affirme l'authenticité, sans indiquer cependant à quel manuscrit il l'emprunte. Cf. P. Gerardo..., t. III, ap. III.), il est nécessaire seulement pour recevoir plus simplement et plus abondamment cette divine lumière, que l'âme ne se mêle pas d'interposer d'autres lumières plus palpables provenant d'autres connaissances, formes ou images d'un raisonnement quelconque, car rien de cela ne ressemble à cette lumière délicate et subtile de Dieu. Voilà pourquoi si l'âme voulait alors se livrer à l'intelligence et à la méditation d'objets particuliers, quelque spirituels qu'ils fussent d'ailleurs, elle serait un obstacle à cette lumière générale de l'esprit divin qui est si délicate et si subtile; ce serait comme des nuages qu'elle lui opposerait; elle ressemblerait à celui à qui on aurait posé un objet devant les yeux et qui  ne pourrait voir la lumière qui est au-delà de cet objet.

            Il est donc clair que si l'âme se purifie entièrement et se dégage de toutes les représentations ou images, elle s'établira dans cette lumière pure et simple et s'y transformera en s'élevant à l'état de perfection. En effet, cette lumière ne manque jamais à l'âme; et si elle ne l'investit pas, c'est que l'âme est couverte et enveloppée par les images et le voile des créatures. Qu'elle enlève ces obstacles, complètement comme nous le dirons plus tard, et elle se trouvera dans le dénûment complet et la pauvreté d'esprit; devenue simple et pure, elle se transformera aussitôt dans la simple et pure Sagesse divine, qui n'est autre que le Fils de Dieu. Car le naturel disparaissant dans l'âme embrasée d'amour, le divin lui est aussitôt infusé, d'une manière naturelle et surnaturellement, pour qu'il n'y ait pas de vide dans la nature.

            L'homme adonné à la vie spirituelle doit donc se tenir dans une attention amoureuse pour Dieu et conserver dans la paix son entendement, lorsqu'il en peut méditer, alors même qu'il lui semblerait ne rien faire. C'est ainsi que peu à peu et promptement il goûtera le repos et la paix de Dieu, recevra des connaissances de Dieu admirable et élevées, qui seront accompagnées d'amour. Mais qu'il veille à ne pas interposer des considérations, des images,  des méditations, ou quelques raisonnements, pour ne pas troubler l'âme et la priver du contentement et de la paix dont elle jouit; ce serait la jeter dans l'agitation et la gêne. Et si, comme nous l'avons dit, il a du scrupule à la pensée qu'il ne fait rien, il doit savoir que ce n'est pas peu de chose que de pacifier son âme, de l'établir dans son repos et dans une paix exempte de tout travail et de toute préoccupation. C'est là ce que le Seigneur nous demande par cette parole de David. « Vacate, et didete quoniam ego sum Deus: Apprenez à être dégagés de tout (intérieurement et extérieurement), et vous verrez que je suis votre Dieu (Ps. XLV, 11). »

CHAPITRE XIV

OÙ L'ON PARLE DE CONCEPTIONS IMAGINAIRES

QUI SE FORMENT SURNATURELLEMENT

DANS L'IMAGINATION; ON

MONTRE COMMENT ELLES NE PEUVENT

PAS SERVIR À L'ÂME DE MOYEN

PROCHAIN POUR SON UNION AVEC DIEU.

            Après avoir parlé des représentations que l'âme peut recevoir naturellement en elle-même, et sur lesquelles s'exercent, à l'aide du raisonnement l'imagination et la fantaisie, il convient ici de traiter des perceptions surnaturelles que l'on appelle visions imaginaires. Ces visions, en effet, étant comprises sous le nom d'images, formes et figures, appartiennent également à l'imagination, au même titre que les perceptions naturelles. Or il faut savoir que sous ce nom de visions imaginaires nous voulons comprendre toutes les choses qui peuvent se représenter surnaturellement à l'imagination sous le nom d'images, formes, figures ou apparences, et cela d'une manière plus parfaite, plus vive que toutes les conceptions qui viennent par la voie connaturelle des sens. Car toutes les conceptions et formes qui viennent par les cinq sens corporels et se fixent dans l'âme par la voie naturelle peuvent aussi lui venir par la voie surnaturelle et lui être communiquées sans le secours d'aucun sens extérieur.

            En effet, ce sens de l'imagination uni à la mémoire est comme une sorte d'archives ou de réservoir pour l'entendement où sont reçues toutes les formes et images intelligibles. Comme un miroir, il les garde en lui-même, après les avoir reçues par la voie des cinq sens, ou, nous le répétons, par la voie surnaturelle; et ainsi il les représente à l'entendement; l'entendement alors les considère et en juge. Son pouvoir va plus loin; il peut encore composer et former d'autres images semblables à celles qui lui sont fournies là.

            Il faut donc savoir que, de même que les cinq sens extérieurs proposent et représentent naturellement les images et formes des objets aux sens intérieurs, de même Dieu peut, nous le répétons, surnaturellement et sans le secours des sens extérieurs, représenter les mêmes images ou les mêmes formes, et de beaucoup plus belles encore et plus parfaites; le démon le peut aussi.

            Aussi, à l'aide de ces images, Dieu révèle souvent à l'âme beaucoup de choses. Il lui enseigne une sagesse profonde, comme on le voit à chaque pas dans la sainte Écriture, Isaïe, par exemple, a vu Dieu dans sa gloire sous la forme d'une nuée qui remplissait le Temple, ou des Séraphins qui, de leurs ailes, se couvraient la face et les pieds (Is. VI, 4). Jérémie fut instruit à son tour par le symbole de la verge qui veillait (Jér. I, 11); Daniel, par une foule de visions... (Dan. VII, 10).

            le démon, de son côté, cherche à tromper l'âme par des représentations qui sont bonnes en apparence. Nous le voyons, au livre des Rois, lorsqu'il trompa tous les prophètes d'Achab. Il représenta à leur imagination des cornes avec lesquelles, affirmait-il, Achab devait détruire les Assyriens; or c'était là un mensonge (I Rois, XXII, 11). Telles sont, en outre, les visions qu'eut la femme de Pilate, pour qu'on ne condamnât pas Notre-Seigneur Jésus-Christ (Mat. XXVII, 19). Il y a beaucoup d'autres passages de l'Écriture où l'on voit comment, dans ce miroir de la fantaisie ou imagination, ces visions imaginaires arrivent aux âmes avancées plus fréquemment que les visions extérieures et corporelles. Or nous le répétons, elles ne se différencient pas de celles qui entrent par la voie des sens extérieurs quant à la forme et à la représentation; mais si nous considérons l'effet qu'elles produisent et la perfection qu'elles causent, il y a une grande différence. Elles sont plus subtiles, et produisent dans l'âme une action plus profonde, parce que, en même temps qu'elles sont surnaturelles, elles sont aussi plus intérieures que les surnaturelles qui viennent par les sens extérieurs.

            Cela ne veut pas dire pourtant que certaines de ces visions corporelles extérieures ne produisent pas plus d'effet. Car enfin Dieu fait ses communications comme il lui plaît. Mais nous parlons de ce que ces visions sont par elles-mêmes, parce qu'elles sont plus spirituelles.

            Ce sens de l'imagination et de la fantaisie est celui où le démon a coutume de tendre ses pièges de l'ordre naturel ou de l'ordre surnaturel (Ce terme n'est plus employé aujourd'hui par les théologiens quand il s'agit de l'action du démon; il est remplacé par le mot préternaturel). Il est comme une porte qui donne entrée dans l'âme, et, comme nous l'avons dit, il est pour l'entendement, le port où il vient prendre et laisser ce qui lui convient, comme la place de ses provisions. Voilà pourquoi Dieu et aussi le démon viennent là pour y apporter les plus belles images naturelles, ainsi que nous l'avons dit, et les présenter à l'entendement. Cependant Dieu a également d'autres moyens d'instruire l'âme, puisqu'il y habite, et qu'il peut produire le même résultat par lui-même et par tout autre moyen.

            Je ne m'arrête pas à décrire les marques auxquelles on reconnaît les visions qui viennent de Dieu ou non; telle n'est pas mon intention en ce moment. Je veux seulement montrer que l'entendement doit veiller à ce que les visions bonnes qui viennent de Dieu ne soient pas pour lui un embarras ou un obstacle à l'union de l'âme avec la divine Sagesse, comme aussi à ce que les mauvaises ne le jettent pas dans l'illusion.

            Voilà pourquoi je déclare que toutes ces conceptions et visions imaginaires, ou représentations quelconques, qui se présentent sous une forme, figure ou connaissance particulière, qu'elles soient fausses et viennent du démon, ou qu'elles soient véritables et viennent de Dieu, ne doivent pas être pour l'entendement un embarras ou un appât. L'âme ne doit pas non plus chercher à se les procurer, ou à les retenir afin d'être dégagée, détachée, pure, simple, sans aucune forme ou modalité, comme le requiert l'union divine. La raison, la voici. Toutes les formes dont nous avons parlé sont représentées, comme nous l'avons vu, sous certaines conceptions d'un ordre restreint; mais la Sagesse divine, à laquelle l'entendement doit s'unir, n'a ni forme, ni mode spécial; elle est sans limite et n'est pas enfermée dans les bornes d'une connaissance distincte et particulière, parce qu'elle est totalement pure et simple.

            Or si l'on veut unir ces deux extrêmes, l'âme humaine et la divine Sagesse, il faut nécessairement qu'il y ait entre elles une certaine ressemblance; voilà pourquoi l'âme doit être de son côté pure et simple, non limitée ni liée à quelque connaissance particulière, ni modifiée par des limites de formes, d'apparence ou d'images. Dieu, en effet, ne tombe pas sous le concept de formes ou d'images, ni d'une intelligence particulière; d'un autre côté, l'âme, pour s'unir à Dieu, ne doit pas être assujettie à une forme ou connaissance particulière. Or, qu'il n'y ait en Dieu aucun rapport avec les formes ou images particulières, c'est ce que l'Écriture nous donne bien à comprendre dans le « Deutéronome »; Vocem verborum ejus audistis, et forman penitus non vidistis: « Vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n'avez point vu la forme de son être (Deut. IV, 12). » Mais elle ajoute qu'il n'y avait là que ténèbres, nuées et obscurité, c'est-à-dire cette connaissance confuse et obscure dont nous avons parlé et dans laquelle l'âme s'unit à Dieu. Plus loin encore elle dit: Non vidistis aliquam similitudinem in die qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis: « Vous n'avez pas vu quelque ressemblance de Dieu, le jour où le Seigneur vous a parlé au milieu des flammes sur la montagne Horeb (Ibid. IV, 15). » Or que l'âme ne puisse pas arriver à la hauteur de Dieu, autant que cela est possible ici-bas, par le moyen des figures et des images, c'est encore ce que la sainte Écriture nous dit au livre des « Nombres ». Dieu, en effet, y reproche à Aaron et Marie d'avoir murmuré contre Moïse, leur frère, et veut leur montrer le haut état d'union et d'intimité avec lui où il l'avait placé. Aussi leur dit-il: Si quis fuerit inter vos propheta Domini, in visione apparebo ei, vel per somnium loquar ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est; ore enim ad os loquor ei et palam, et non per oenigmata et figuras Dominum videt: « Si parmi vous il y a quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai dans quelque vision ou représentation, ou bien je lui parlerai en songe. Mais il n'y a personne comme mon serviteur Moïse; il est le plus fidèle qui soit dans toute ma maison; c'est bouche à bouche que je lui parle, et il voit le Seigneur non par le moyen des comparaisons, de figures ou d'images, mais à découvert (Nomb. XII, 6-8). » Ce texte nous fait clairement comprendre que, dans ce haut état d'union par l'amour dont nous nous occupons, Dieu ne se communique pas à l'âme par l'intermédiaire de quelque voile, d'une vision imaginaire, d'une figure ou ressemblance; car il ne doit pas y en avoir; il ne se communique que bouche à bouche, c'est-à-dire que l'essence pure et simple de Dieu, qui est comme sa bouche par l'amour, se communique à l'essence pure et simple de l'âme par sa volonté, qui est comme sa bouche par l'amour. Aussi, pour arriver à cette union de Dieu si parfaite, l'âme doit veiller à ne s'attacher en rien à ces visions imaginaires, formes, représentations ou connaissances particulières; car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et prochain pour atteindre un tel but; elles y seraient plutôt un obstacle; voilà pourquoi l'âme doit s'en détacher et s'appliquer à les fuir.

            Si parfois elle devait les accepter et estimer, ce serait à cause des avantages et des bons effets que les visions véritables opèrent en elle; et encore dans ce cas elle devrait ne pas les accepter, et il lui est avantageux de les refuser toujours. En effet, le bien que peuvent produire ces visions imaginaires, comme aussi les visions corporelles extérieures dont nous avons parlé, c'est de lui communiquer quelque connaissance nouvelle, un peu plus d'amour et de suavité au service de Dieu. Or pour produire cet effet, il n'est pas nécessaire que l'âme veuille les accepter, comme nous l'avons déjà dit. Les visions le produisent au moment même où elles sont présentes à l'imagination; elles confèrent et infusent à l'âme les connaissances, l'amour et la suavité qu'il plaît à Dieu. Cet effet a lieu non seulement d'une façon simultanée, mais d'une façon principale; dans le même temps où elles apparaissent, leur effet est produit passivement dans l'âme, qui ne pourrait l'empêcher alors même qu'elle le voudrait, de même qu'elle a été impuissante à l'acquérir bien qu'elle ait dû travailler à s'y disposer.

            Considérons la vitre. Elle ne peut pas empêcher le rayon de soleil de la pénétrer; elle le reçoit passivement dès lors qu'elle lui offre la limpidité requise, sans qu'il y ait d'autre diligence ou d'autre travail. Ainsi en est-il de l'âme. Elle ne peut pas, alors même qu'elle le voudrait, manquer de recevoir les influences et les communications de ces visions, toute résistance de sa part serait inutile; car les visions infuses surnaturelles s'imposent à la volonté qui résiste, pourvu qu'elle soit humble et pleine d'amour; elles ne trouvent d'obstacle que lorsqu'il y a de l'impureté et de l'imperfection, de même que les taches de la vitre l'empêchent de recevoir la clarté du soleil.

            Il s'ensuit clairement que si une âme dégage sa volonté et ses affections des taches causées par ces conceptions, images et figures où sont enveloppées les communications spirituelles dont il a été question, non seulement elle ne se prive pas de ces faveurs et de ces biens, mais elle se dispose au contraire beaucoup mieux à les recevoir avec abondance, clarté, liberté d'esprit et simplicité, quand elle laisse à part ces connaissances, car ce ne sont là que les enveloppes et les voiles qui en recouvrent la partie la plus spirituelle.

            Quand l'âme, au contraire, veut s'y complaire, ces visions occupent les sens et l'esprit, de telle sorte qu'elle n'a plus la simplicité et la liberté pour recevoir la faveur surnaturelle; elle est occupée à l'écorce, et par conséquent l'entendement n'a plus la liberté nécessaire pour recevoir le fruit même de cette faveur.

            Il suit de là que si l'âme veut alors accepter ces visions et en faire cas, elle se met dans l'embarras et se contente de ce qu'il y a de moins important dans ces visions, c'est-à-dire de tout ce qu'elle peut en saisir ou comprendre, soit comme forme, image ou connaissance particulière. Quant à la partie principale, en effet, ou faveur spirituelle qui lui est infuse, elle est incapable de la saisir ou de la comprendre; elle ne sait ce qu'elle est, elle ne le pourrait dire, parce que c'est une faveur purement spirituelle. Ce qu'elle parvient seulement à en connaître, nous le répétons, c'est l'accessoire qui s'adapte à sa manière de voir, ou les formes sensibles. Voilà pourquoi je dis que c'est passivement et sans qu'elle mette en activité son entendement, sans même qu'elle sache s'en servir, que lui sont communiquées ces visions qu'elle ne pourrait ni comprendre ni imaginer. L'âme doit dont toujours se détourner de toutes ces visions qui peuvent frapper sa vue ou son ouïe d'une manière distincte, qui lui sont communiquées par les sens et ne sont pas un fondement ni une sécurité pour la foi. Elle doit porter son attention sur ce qui ne se voit pas et ne tombe pas sous les sens, mais sur ce qui relève de l'esprit et n'est pas susceptible d'une figure sensible. En un mot, c'est par la foi qu'elle s'élève à l'union; car, nous l'avons dit, la foi est le véritable moyen.

            Aussi l'âme tirera-t-elle profit de ces visions dans ce qu'elles ont de substantiel, quand, prenant pour guide la foi, elle saura se détacher complètement de ce qu'il y a en elle de sensible et de ce qui est offert de connaissance particulière, quand enfin elle usera bien du but pour lequel Dieu les confère. Elle doit les rejeter, car, ainsi que nous l'avons dit en parlant des visions corporelles, Dieu ne les donne pas pour que l'âme veuille les rechercher ou s'y attacher.

            Mais ici surgit un doute. Le voici. S'il est vrai que Dieu n'accorde pas les visions surnaturelles, pour que l'âme s'applique à les recevoir, à s'y attacher ou à en faire cas, pourquoi les lui donne-t-il? Car elle peut y trouver beaucoup d'erreurs et de dangers; du moins elle est exposée aux inconvénients dont nous parlons et qui sont un obstacle à son avancement; et surtout Dieu ne peut-il pas lui donner et communiquer spirituellement et en substance ce qu'il lui communique d'une manière sensible par les visions et les images sensibles?

            Nous répondrons à cette difficulté, car il s'agit d'une question très importante et très nécessaire, à mon avis, tant pour les personnes adonnées à la vie spirituelle que pour les directeurs. On montrera le but ou la fin que Dieu se propose; c'est parce que beaucoup l'ignorent, qu'ils ne savent ni se guider eux-mêmes ni guider les autres vers l'union divine.

            Ils s'imaginent, en effet, que, par le fait même que l'on reconnaît que ces visions sont véritables et viennent de Dieu, il faut les admettre et s'y attacher en toute sécurité. Ils ne voient pas que l'âme y trouvera aussi un esprit de propriété, de l'attachement et des embarras comme dans les choses du monde, si elle ne sait pas les rejeter également. Voilà pourquoi ils croient bon d'accepter les unes et de rejeter les autres; ils se mettent, eux et les autres, dans de grandes difficultés et de grands dangers de ne pouvoir discerner les visions vraies des visions fausses. Dieu ne leur impose point ce travail; il ne leur prescrit pas non plus d'exposer les âmes pures et simples à ce danger et aux difficultés de ce discernement. Ils ont une doctrine saine et sûre, la foi; c'est par elle qu'ils doivent réaliser des progrès. Pour cela, il est nécessaire de fermer les yeux à tout ce qui vient des sens, ainsi qu'aux connaissances claires d'objets particuliers. Saint Pierre était absolument certain d'avoir eu une vision de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ à sa Transfiguration, et cependant, après l'avoir racontée dans sa seconde Épître canonique, il ne la donne pas comme le principal témoignage de son assurance, et pour recommander sa foi, il ajoute: Et habemus fimiorem propheticum sermonem; cui benefacitis attendentes, quasi lucernae lucenti in caliginoso loco: « Nous avons un témoignage plus sûr » que cette vision du Thabor, « ce sont les paroles des prophètes, auxquelles vous faites bien de vous attacher comme au flambeau qui brille dans un lieu obscur (II Pier.  I. 19) ».

            Cette comparaison, si nous y réfléchissons bien, renferme la doctrine que nous enseignons. Quand nous disons qu'il faut suivre la lumière de la foi enseignée par les prophètes comme le flambeau qui brille dans un lieu obscur, nous disons que nous devons nous tenir dans l'obscurité, les yeux fermés à toutes les lumières d'ici-bas, et que, au milieu de cette obscurité, seule la foi, qui elle aussi est obscure, est le flambeau que nous devons suivre. Si nous voulons nous attacher aux autres lumières ou connaissances claires et particulières, par le fait même nous cessons de nous attacher à la lumière obscure de la foi qui ne nous donne plus sa lumière dans ce lieu obscur dont parle saint Pierre; ce lieu obscur signifie l'entendement qui est le chandelier sur lequel repose le flambeau de la foi; il doit rester dans l'obscurité jusqu'à ce que lui apparaisse dans l'autre vie le jour de la claire vision de Dieu, ou bien dans cette vie celui de sa transformation et union avec Dieu vers qui l'âme s'achemine.

CHAPITRE XV

OÙ L'ON MONTRE DANS QUEL BUT ET POUR

QUELS MOTIFS DIEU CONFÈRE À

L'ÂME LES BIENS SPIRITUELS PAR

LE MOYEN DES SENS. ON RÉPOND

AU DOUTE DONT IL A ÉTÉ QUESTION.

            Il y a beaucoup à dire sur le but et les motifs pour lesquels Dieu confère ces visions. Il veut élever l'âme de sa bassesse jusqu'à cette union avec lui dont parlent tous les livres de spiritualité. Tel est aussi le sujet que nous allons élucider dans ce traité. Mais dans le présent chapitre nous traiterons uniquement de ce qui suffit pour répondre à notre doute qui est ainsi formulé: Puisque dans ces visions surnaturelles il y a tant de dangers pour l'âme et tant d'obstacles qui l'empêchent  de réaliser des progrès, comme nous l'avons dit, pourquoi Dieu, qui est la Sagesse même, et dont le désir est d'éloigner des âmes toute occasion de chute et toute embûche, leur communique-t-il et leur offre-t-il ces visions?

            Pour répondre à cette question, posons d'abord trois principes fondamentaux. Le premier se tire de l'épîte de saint Paul aux Romains. Il y dit: Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt: « Ce qui existe a été ordonné par Dieu (Rom. XIII, 1). » Le second est pris au livre de la Sagesse, où l'Esprit-Saint nous dit: Disponit omnia suaviter, comme s'il disait: La sagesse de Dieu, bien qu'elle atteigne d'une fin à l'autre, c'est-à-dire d'une extrémité à l'autre, dispose toutes choses avec suavité (Sag. VIII, 1). Le troisième, qui nous est fourni par les théologiens, est conçu en ces termes: Deus omnia movet secundum modum eorum. Cela veut dire: « Dieu meut tous les êtres selon le mode de leur nature. »

            D'après ces principes fondamentaux, il est clair que pour mouvoir l'âme et l'élever de la profondeur et de l'extrémité de sa bassesse, à l'autre profondeur et extrémité de sa grandeur dans l'union avec lui-même, Dieu doit agir avec ordre, avec suavité et selon la nature de cette même âme.

            Or le mode ou le moyen par lequel l'âme se procure les connaissances, n'est autre que celui des formes ou images des choses créées; elle connaît et elle apprend par les sens. Voilà pourquoi quand Dieu veut la conduire à la connaissance suprême, il doit, pour agir avec suavité, commencer par la mouvoir dès l'extrême bassesse des sens et l'élever graduellement selon sa nature jusqu'à l'autre extrémité, celle de la sagesse spirituelle, qui ne tombe plus sous les sens.

            Il la soulève donc tout d'abord en l'instruisant par des formes, des images ou des moyens sensibles, et, selon son mode de comprendre, par des voies naturelles ou surnaturelles, par des méditations discursives jusqu'à la souveraine grandeur de son esprit.

            Telle est la cause pour laquelle Dieu lui donne des visions, des représentations, des images et autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles. Cela ne veut pas dire que Dieu ne voudrait pas lui donner immédiatement et dès le premier acte la substance spirituelle elle-même, si les deux extrêmes, l'humain et le divin, le sens et l'esprit, pouvaient par voie ordinaire se joindre et s'unir à la suite d'un seul acte, sans en faire intervenir une foule d'autres qui s'enchaînent avec ordre et suavité et servent de fondements et de disposition pour les autres. C'est ainsi qu'il en est des agents naturels; les premiers servent aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite.

            C'est ainsi également que Dieu perfectionne l'homme, selon la nature même de l'homme. Il commence par ce qu'il y a de plus bas et de plus extérieur, afin de l'élever jusqu'au degré le plus haut et le plus intérieur. Il le perfectionne donc tout d'abord dans les sens du corps; il le porte à faire bon usage des objets de l'ordre naturel qui sont parfaits et extérieurs, comme entendre un sermon, assister à la messe, voir des choses saintes; il le porte en outre à mortifier le goût dans le manger, et à mortifier le toucher par les saintes rigueurs de la pénitence. Lorsque les sens sont quelque peu disposés, il les perfectionne encore d'ordinaire; il leur accorde quelques faveurs surnaturelles et quelques délices pour les affermir davantage dans le bien, et leur offre quelques communications surnaturelles, comme, par exemple, des visions de saints ou de choses saintes et corporelles, des parfums et des paroles très suaves, ou une très grande satisfaction dans le toucher. Par là les sens se confirment beaucoup dans la vertu et détournent les tendances de leur pente au mal. De plus, les sens corporels intérieurs dont nous avons parlé, l'imagination et la fantaisie, se perfectionnent simultanément et s'habituent au bien par des considérations, méditations ou saints discours, et tout cela contribue à instruire l'esprit.

            Lorsque l'âme est ainsi disposée par cet exercice naturel, Dieu a coutume de l'éclairer et de la spiritualiser davantage par quelques visions surnaturelles qui sont celles que nous appelons ici imaginaires et qui, nous l'avons déjà dit, produisent de grands fruits dans l'esprit; car les unes et les autres lui enlèvent graduellement quelque chose de sa grossièreté et le perfectionnent, bien que très lentement.

            C'est ainsi que Dieu élève peu à peu l'âme; il la fait passer de degré en degré jusqu'à ce qu'il y a de plus intérieur. Il n'est pas toujours nécessaire que cet ordre progressif du premier au dernier degré soit suivi avec toute l'exactitude dont nous venons de parler. Car parfois Dieu se sert de certains moyens et non des autres, il passe du plus intérieur au moins intérieur, ou il accorde ses faveurs tout à la fois; il agit comme il voit que cela convient pour le bien de l'âme, ou comme il veut la favoriser; mais la voie ordinaire est celle que nous venons de dire.

            C'est donc de cette manière que Dieu procède ordinairement pour instruire l'âme et la rendre spirituelle. Il commence par lui communiquer la vie spirituelle par les choses les plus extérieures, les plus palpables, les plus accommodées aux sens; il agit d'après la petitesse de l'âme et son peu de capacité. C'est par l'intermédiaire de cette écorce des choses sensibles, qui en soit sont bonnes, qu'il la meut à produire des actes particuliers, afin qu'à chaque fois elle reçoive de nouvelles communications spirituelles. Par là elle arrivera à contracter l'habitude de ce qui est spirituel et arrivera à ce qu'il y a de plus substantiel dans cette vie de l'esprit, qui est complètement détachée des sens; mais, comme nous l'avons dit, elle ne peut y arriver que peu à peu, et selon son mode d'agir, par le moyen des sens auxquels elle est toujours liée et attachée. Voilà pourquoi, à mesure qu'elle se rapproche davantage de la vie de l'esprit dans ses rapports avec Dieu, elle se dépouille et se détache des moyens sensibles qui sont la méditation raisonnée et la méditation imaginaire. Par conséquent, lorsqu'elle sera parvenue à traiter avec Dieu d'une façon parfaitement spirituelle, elle sera nécessairement affranchie de tout ce qui peut tomber sous les sens dans ses rapports avec Dieu.

            Ainsi nous voyons que plus une chose s'approche d'un extrême, plus elle s'éloigne de l'autre et lui devient étrangère; et si elle est parfaitement attachée à l'un d'eux, c'est qu'elle est complètement séparée de l'autre. De là cet adage communément admis dans la vie spirituelle: Gustato spiritu, desipit omnis caro: Une fois que l'âme a goûté les douceurs de l'esprit, tout ce qui vient de la chair lui est insipide, c'est-à-dire qu'elle ne tire ni profit ni goût de ces voies de la chair, ou opérations des sens dans le domaine spirituel. Cela est évident. Car si la faveur est spirituelle, elle ne tombe déjà plus sous les sens; mais si la faveur est de telle sorte qu'elle peut être saisie par les sens, elle n'est plus purement spirituelle. Plus elle peut-être perçue par les sens et les facultés naturelles, et moins elle est spirituelle et surnaturelle, comme nous l'avons dit. Voilà pourquoi l'homme adonné à la spiritualité qui est déjà parfait ne fait plus de cas des sens, ne reçoit rien par leur intermédiaire, ne s'en sert plus et n'a plus besoin de s'en servir comme d'un moyen principal dans ses rapports avec Dieu, ainsi qu'il le faisait précédemment avant d'avoir grandi dans la vie spirituelle. C'est là ce que saint Paul dit aux Corinthiens: Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quae erant parvuli: « Quand je n'étais qu'un petit enfant, je parlais comme un petit enfant, je sentais, je raisonnais comme un petit enfant. Mais depuis que je suis devenu un homme j'ai abandonné ce qui était de l'enfant (I Cor. XIII, 11). » Comme nous l'avons déjà dit, les choses qui affectent les sens et les connaissances que l'esprit en retire sont des exercices d'enfant. Aussi l'âme qui veut toujours s'y attacher et ne plus s'en affranchir ne cessera jamais d'être comme un tout petit enfant; elle parlera toujours de Dieu comme un enfant; elle connaîtra Dieu comme un enfant; elle pensera à Dieu comme un enfant. Et parce qu'elle s'attache à l'écorce, aux sens, ce qui est le propre des enfants, elle n'arrivera jamais à la substance de l'esprit, ce qui est le propre de l'homme parfait. Voilà pourquoi l'âme qui veut grandir ne doit pas rechercher les révélations dont nous avons parlé, alors même que Dieu en serait l'auteur; elle est dans le cas de l'enfant qui doit abandonner le sein maternel pour habituer son palais à une nourriture plus substantielle et plus forte. Mais, me direz-vous tout de suite: Faudra-t-il donc que l'âme, quand elle est toute petite encore, veuille recevoir ces révélations, mais qu'elle les abandonne lorsqu'elle est déjà plus grande, ainsi qu'il est nécessaire à l'enfant de vouloir prendre le sein pour se sustenter, jusqu'à ce que, étant devenu plus grand, il puisse le laisser? A cela je réponds. S'il s'agit de la méditation et de l'exercice du discours naturel, où l'âme commence à chercher Dieu, il est vrai que l'âme ne doit pas abandonner ce moyen sensible de se sustenter, elle doit le garder jusqu'au temps et au moment où elle pourra le laisser, c'est-à-dire lorsque Dieu l'introduit dans des rapports avec lui plus spirituels, ou dans la contemplation, comme nous l'avons dit dans le chapitre onzième de ce livre.

            Mais quand il s'agit des visions imaginaires ou autres communications surnaturelles qui peuvent tomber sous le sens indépendamment de la volonté de l'homme, je dis que toujours, en tous temps, que l'on soit dans l'état de perfection ou dans un état moins élevé, l'âme ne doit pas les rechercher, alors même qu'elles viendraient à Dieu, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, comme nous l'avons dit, c'est que ces vision produisent passivement leur effet, sans que l'âme puisse l'empêcher, bien qu'elle puisse empêcher et empêche la vision elle-même, ainsi que cela arrive très souvent, et par conséquent ce second effet que la vision devait causer dans l'âme se produit en elle d'une façon plus substantielle par une autre voie. Car nous le répétons, l'âme ne peut pas empêcher les biens que Dieu veut lui communiquer, à moins que ce ne soit par quelque imperfection ou quelque attache. Or quand elle renonce à ces visions avec humilité et respect, elle n'apporte ni imperfection ni attache; au contraire, elle montre son désintéressement et son abnégation, et c'est là la meilleure disposition pour arriver à l'union avec Dieu.

            En second lieu l'âme l'âme se délivre par là du danger et de la fatigue qu'il y a à discerner quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises visions, à reconnaître si c'est un ange de lumière ou un ange des ténèbres qui apparaît. Cela ne procure aucun profit, mais fait perdre le temps, crée des embarras pour l'âme, la jette dans l'occasion d'une foule d'imperfections, l'expose à ne plus avancer, l'occupe en choses qui ne sont pas de son état, quand elle devrait se dégager de ces détails de visions et de connaissances particulières, comme nous l'avons dit des visions corporelles et de celle dont nous parlons, et comme il en sera encore question. Que l'on soit donc bien persuadé de cette vérité: si Notre-Seigneur ne devait pas élever l'âme d'après la nature de cette même âme, comme nous le prétendons ici, il ne lui communiquerait jamais l'abondance de son esprit par ces moyens si étroits de formes, de figures, de connaissances particulières, où il ne lui donne que des miettes pour la sustenter. Voilà pourquoi David a dit: Mittit crystallum suam sicut buccellas: « Il n'a donné sa sagesse (Ps. CXLVII, 17. P. Silverio ' Envio su sabiduria... ') que par parcelles. » Aussi est-il profondément triste que l'âme, dont la capacité est pour ainsi dire infinie, ne reçoive sa nourriture par les sens qu'en petites quantités, à cause de l'infirmité de son esprit et de son inaptitude sensuelle. C'est pour cela aussi saint Paul avait tant de chagrin de ce peu de disposition et de cette inaptitude à recevoir les dons spirituels. Il disait en effet, en s'adressant aux Corinthiens: Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tamquam parvulis in Christo, lac vobis potum dedi non escam; nondum enim poteratis; sed nec nunc quidem potestis; adhuc enim carnales estis; « Quant à moi, mes frères, lorsque je suis venu vers vous, je n'ai pu vous parler comme à des gens spirituels, mais comme à des gens charnels; car vous ne pouviez pas recevoir encore le langage de l'esprit, et vous ne le pouvez même pas maintenant, puisque vous êtes toujours charnels (I Cor. III, 2) », aussi vous ai-je donné comme à des enfants dans le Christ du lait à boire, et non une nourriture solide à manger.

            Il faut donc savoir que l'âme ne doit pas s'arrêter à cette écorce des images et des objets qui lui sont présentés surnaturellement. Telle sera sa conduite d'abord quand il s'agit de ce qui lui vient par les sens extérieurs, comme les entretiens, les paroles qui frappent l'ouïe, les visions de Saints, les spectacles splendides qui frappent la vue, les parfums qui flattent l'odorat, les goûts et les suavités qui charment le palais ou les autres jouissances qui s'adressent au tact, toutes sensations qui découlent ordinairement de l'esprit et qui sont plus ordinaires encore chez les spirituels. Mais elle ne s'arrêtera pas non plus dans une vision quelconque des sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires et intérieures. Il faut plutôt qu'elle s'en éloigne complètement; elle ne doit s'arrêter qu'à l'esprit bon qui les produit, et s'appliquer à le conserver avec un zèle désintéressé dans tout ce qui touche au service de Dieu, sans s'occuper de ces représentations imaginaires, et sans y rechercher quelque goût sensible. De la sorte on ne retire de ces communications que le fruit que Dieu avait en vue, c'est-à-dire l'esprit de dévotion; il ne le donne pas pour une autre fin principale. On laisse en même temps ce qu'il ne donnerait pas, si on pouvait, comme nous l'avons dit, recevoir le résultat spirituel sans ces communications qui viennent par les sens.

CHAPITRE XVI

ON PARLE DU TORT QUE PEUVENT FAIRE AUX

ÂMES QUELQUES DIRECTEURS SPIRITUELS,

PARCE QU'ILS NE LES CONDUISENT

PAS COMME IL FAUT AU MILIEU

DE CES VISIONS DONT NOUS AVONS

PARLÉ. ON MONTRE EN OUTRE COMMENT

CES VISIONS, BIEN QU'ELLES

VIENNENT DE DIEU, PEUVENT JETER DANS L'ILLUSION.

            Dans cette question des visions, nous ne pouvons pas observer la brièveté que nous désirerions, tant la matière est abondante. Aussi, bien que nous ayons dit en substance ce qui est nécessaire pour faire comprendre à l'homme adonné à la spiritualité comment il doit se conduire au milieu de ces visions, et au directeur qui le guide comment il doit le traiter alors, il ne sera pas inutile d'exposer un peu plus cette doctrine. De la sorte nous ferons connaître plus clairement les dommages qui découlent soit pour les âmes spirituelles, soit pour les directeurs, quand ils ajoutent trop de crédulité à ces visions, alors même qu'elles viennent de Dieu.

            Le motif qui me porte en ce moment à m'étendre un peu sur ce point, c'est le peu de prudence que j'ai cru remarquer dans quelques maîtres de la vie spirituelle. Ils mettent leur confiance dans ces communications surnaturelles; ils les croient bonnes et venant de Dieu, et en arrivent les uns et les autres à tomber dans de grandes erreurs et à se montrer très incapables. Ils justifient la sentence du Seigneur qui dit: Caecus autem si caeco ducatum praestet, ambo in foveam cadunt: « Si un aveugle conduit un aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV,14). » Il ne dit pas qu'ils tomberont mais qu'ils tombent: car il n'est pas nécessaire qu'il y ait chute d'erreur pour qu'ils tombent; le seul fait d'avoir la prétention de se conduire l'un l'autre est déjà une erreur, et ainsi on peut dire qu'au moins en cela seul ils tombent.

            Tout d'abord, il y en a quelques-uns qui se conduisent de telle sorte et de telle manière avec les âmes sujettes à ces visions qu'ils les jettent dans l'illusion ou le trouble, ou ne les conduisent point par la voie de l'humilité, ou les aident d'une certaine manière à faire grand cas de ces visions, ce qui est cause qu'elles ne marchent pas dans un esprit de foi pur et parfait. Ils ne les élèvent pas dans la foi, ils ne les fortifient pas dans la foi; ils se livrent à une foule d'entretiens sur ces visions. Par là ils leur donnent à comprendre qu'ils en font quelque estime, ou même beaucoup de cas; par suite les âmes fond de même: elles restent attachées à ces communications; elles ne se tiennent pas sur le fondement de la foi, ni dans ce vide, ce dénûment, ce détachement de tout qui est indispensable pour prendre le vol sur les hauteurs d'une foi obscure. Ces inconvénients proviennent de l'attitude et du langage que l'âme découvre dans son directeur sur ce point. Je ne sais comment elle a, en outre, une facilité extrême à estimer ces visions qui sont au-dessus de son pouvoir et à détourner ses regards de l'abîme de la foi. La cause de cette facilité doit venir de ce qu'elle en est toute occupée. Comme il s'agit de communications qui viennent par les sens et que la nature y est portée, comme de plus elle y trouve de la saveur et est disposée à ces connaissances de choses particulières et sensibles, il lui suffit de voir son confesseur ou toute autre personne leur donner quelque estime ou valeur pour que non seulement elle fasse de même, mais encore pour les désirer avec plus d'ardeur; et sans s'en apercevoir elle se nourrit de ces visions avec plus d'avidité, elle s'y porte davantage et s'en saisit comme d'une proie.

            De là découlent au moins une foule d'imperfections. L'âme n'est plus aussi humble; elle songe que cela est quelque chose, qu'elle est l'objet de quelque faveur, que Dieu fait cas d'elle; elle est contente et un peu satisfaite d'elle-même, et cela est contraire à l'humilité. Bientôt, le démon arrive; il augmente secrètement cette disposition sans qu'elle s'en aperçoive; il commence à lui suggérer des pensées de curiosité sur les autres; ont-ils de ces faveurs, ou non? Sont-ce les même, on non? Et cette disposition est contraire à la sainte simplicité et à la solitude intérieure.

            Outre ces dommages et celui de ne pas grandir dans la foi si on ne s'écarte pas de ces réflexions, comme aussi outre les inconvénients moins palpables et moins sensibles que ceux dont nous venons de parler, il y en a d'autres dans cette méthode qui sont plus subtils et plus odieux aux regards du Seigneur, parce que l'âme n'est pas détachée de tout. Mais laissons ce sujet pour le moment, nous le reprendrons lorsque nous parlerons du vice de la gourmandise spirituelle et des six autres vices capitaux. Nous donnerons alors, Dieu aidant, beaucoup d'explications sur ces taches subtiles et difficiles à saisir qui souillent l'esprit, parce qu'on ne sait pas diriger l'âme dans le dénûment.

            Pour le moment je me contente de montrer quelle est la conduite de certains confesseurs qui ne savent pas bien diriger les âmes. A coup sûr, je voudrais savoir m'expliquer. Je comprends, qu'il est difficile de dire comment l'esprit du disciple se forme d'une manière secrète et intime sur le modèle de son maître spirituel. Je redoute aussi d'aborder cette matière si vaste, parce qu'il semble qu'on ne peut expliquer un point concernant le disciple sans expliquer celui qui concerne le maître. D'ailleurs, comme il s'agit de choses spirituelles, les mêmes phénomènes se manifestent chez l'un et chez l'autre.

            Je vais donc réaliser ma promesse. Il me semble, et il en est vraiment de la sorte, que si le père spirituel est porté aux visions, s'il en ressent beaucoup d'impression, s'il y trouve du goût et de l'attrait, il ne pourra manquer d'imprimer à son insu dans l'esprit du disciple ce même goût, ce même attrait, à moins que le disciple ne soit plus avancé que son maître. Mais, le serait-il en effet, il pourra en recevoir de très grands dommages, s'il reste sous sa conduite.

            L'inclination que le père spirituel a pour ces visions, et le goût qu'il leur porte, font qu'il les estime d'une certaine manière; s'il n'y veille avec le plus grand soin, il ne pourra manquer d'en donner des marques et de manifester ses propres sentiments au disciple; or si ce dernier a la même inclination d'esprit, il ne pourra, à mon avis, manquer d'avoir comme lui la plus grande estime pour ces visions.

            Mais ne nous lançons pas dans un sujet si ardu. Parlons maintenant du confesseur, porté ou non à ces visions, qui n'a pas la prudence nécessaire pour en détourner son disciple et le porter à s'en détacher, mais qui au contraire s'en entretient avec lui, en fait l'objet principal de ses conversations avec lui, comme nous l'avons dit, et lui donne les marques auxquelles on reconnaît les bonnes et les mauvaises visions. Sans doute cette science est bonne; mais il n'y a pas lieu de jeter l'âme dans cette occupation, ce souci, ce danger, à moins de quelque pressante nécessité, comme nous l'avons dit plus haut. Quand, au contraire, on fait peu de cas de ces visions, quand on les repousse, on évite tous ces inconvénients, et on accomplit ce qu'il faut.

            Il y a plus. Lorsque ces directeurs voient que ces âmes ont de telles communications avec Dieu, ils leur demandent de supplier Dieu de leur révéler tel ou tel secret les concernant eux-mêmes ou d'autres; et ces âmes ont la folie de leur obéir, à la pensée qu'il est licite de savoir les choses par cette voie. Ces directeurs eux-mêmes pensent que, puisque Dieu veut révéler ou dire quelque chose par un moyen surnaturel, comme cela lui plaît et pour le but qu'il se propose, il est aussi permis de le désirer et même de le lui demander. Si parfois Dieu exauce leur demande, ils en prennent l'assurance pour d'autres circonstances; ils s'imaginent que Dieu est content de cela et le veut; mais en réalité, Dieu ne l'a pas pour agréable et ne le veut pas. Quant à eux, ils agissent souvent et croient selon qu'il leur a été révélé ou répondu. Comme ils sont très affectionnés à cette manière de traiter avec Dieu, ils s'y attachent beaucoup et leur volonté y trouve naturellement son repos. Dès lors leur goût est un goût naturel, et naturellement selon leur manière de comprendre il est satisfait. Mais dans ce que les âmes disent, il y a très souvent des erreurs, et alors les confesseurs voient que les faits ne sont pas conformes à ce qu'ils avaient compris. Ils s'en étonnent et aussitôt ils se demandent si ces révélations venaient de Dieu ou non, puisque l'événement ne correspond pas à leur manière de voir.

            Ils pensaient d'abord deux choses: la première c'est que la révélation venait de Dieu, tant ils y trouvaient plaisir; mais ce contentement peut très bien venir de leur nature qui était portée à ces communications, comme nous l'avons dit. La seconde, c'est que la révélation, venant de Dieu, devait se réaliser comme ils l'avaient imaginé ou pensé. Et c'est là une grande illusion. Car les révélations ou les paroles de Dieu ne se vérifient pas toujours comme les hommes se l'imaginent ou selon le sens des mots. Voilà pourquoi on ne doit pas s'y fier ni les croire aveuglément, alors même qu'il s'agirait de révélations, de réponses ou de paroles de Dieu. Car seraient-elles certaines et vraies en soi, elles ne le sont pas toujours dans leurs causes ni dans la manière dont nous les comprenons, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. Nous dirons également comment Dieu, tout en répondant parfois surnaturellement aux demandes qui lui sont adressées, n'aime pas ce procédé, et comment il montre alors son irritation.

CHAPITRE XVII

OÙ L'ON MONTRE ET ON PROUVE COMMENT

LES VISIONS ET RÉVÉLATIONS, QUI

VIENNENT DE DIEU ET SONT VRAIES

EN SOI, PEUVENT NOUS JETER DANS

L'ILLUSION. ON LE PROUVE PAR

L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

            Pour deux raisons, avons-nous dit, les visions et les paroles de Dieu, tout en étant véritables et toujours certaines en soi, ne le sont pas toujours par rapport à nous: la première, à cause de notre manière défectueuse de les comprendre; et la seconde, à cause de leurs motifs ou fondements qui sont variables (Les précédentes éditions portaient ici le texte suivant: « que son comminatorias y como condicionales. Si esto no se enmendare o si aquello se hiciere, aunque la locucion en lo que suena sea absoluta; las cuales dos cosas probaremos con algunas autoridades divinas: et la seconde vient de la dépendance qu'elles ont de ce qui les cause, dépendance qui les rend comminatoires et conditionnelles. Aussi faut-il sous-entendre: si on ne s'amende pas de tel vice, ou si telle chose se fait, bien que la parole prise en elle-même soit absolue. Ce sont ces deux motifs que nous allons prouver par l'autorité de la sainte Écriture. »). Quant à la première raison, il est clair que ces révélations ne sont pas toujours et n'arrivent pas toujours selon notre manière de les comprendre. La cause, c'est que Dieu, étant un abîme d'immensité et de profondeur, donne ordinairement à ses prophéties, paroles ou révélations d'autres conceptions que les nôtres et un sens bien différent de celui que nous comprenons en général; ces révélations sont en elles-mêmes d'autant plus vraies et plus certaines qu'elles nous le paraissent moins. C'est là ce que nous voyons à chaque pas dans la sainte Écriture. Nous y lisons, en effet, que beaucoup de prophéties et de paroles adressées par Dieu à un grand nombre de personnages de l'antiquité ne se réalisaient pas comme ils l'espéraient, parce qu'ils les comprenaient à leur manière et trop littéralement. C'est ce que nous constaterons avec évidence par l'autorité de la sainte Écriture.

            Au livre de la Genèse, Dieu dit à Abraham, après l'avoir amené au pays de Chanaan: « Je te donnerai cette terre (Gen. XV, 7). » Comme cette promesse lui était souvent renouvelée, et qu'Abraham, étant déjà vieux, n'en voyait pas la réalisation, il répliqua un jour à Dieu, qui lui parlait encore dans le même sens: « Mais comment et par quel signe pourrai-je savoir que je dois posséder cette terre? (Ibid. XV, 8) » Unde scire possum quod possessurus sum eam? Alors Dieu lui révéla que ce ne serait pas lui personnellement qui la posséderait mais plutôt ses enfants au bout de quatre cents ans. A cette parole Abraham comprit enfin la promesse qui était très vraie en soi; car Dieu, en donnant cette terre à ses enfants par amour pour lui, la lui donnait pour ainsi dire à lui-même. Mais le patriarche se trompait tout d'abord dans l'interprétation de la promesse; s'il avait agi alors d'après le sens qu'il donnait à la prophétie, il aurait pu se tromper grandement, puisque la promesse ne devait pas se réaliser de son temps; et ceux qui l'auraient vu mourir alors, après lui avoir entendu dire que Dieu la lui avait promise, auraient été troublés dans leur foi et se seraient imaginé que la prophétie était fausse.

            Un fait semblable arriva à son petit-fils Jacob, à l'époque où Joseph l'appela en Égypte à cause de la famine qui désolait le pays de Chanaan. Lorsqu'il était en route, Dieu lui apparut et lui dit: Noli timere, descende in Aegiptum. Ego descendam tecum illuc... Et ego inde adducam te revertentem: « Jacob ne crains pas, descends en Égypte; j'y descendrai avec toi, et quand tu sortiras, c'est moi-même qui t'en tirera et serai ton guide (Gen. XLVI, 3-4). » Or l'événement ne se réalisa pas comme ces paroles semblent naturellement l'annoncer. Nous savons, en effet, que le saint vieillard Jacob mourut en Égypte et n'en sortit point vivant. La promesse devait s'accomplir dans ses enfants, que Dieu retira de l'Égypte beaucoup d'années plus tard et à qui il servit de guide dans le chemin. On voit donc clairement que quiconque ayant eu connaissance de la promesse de Dieu à Jocob aurait pu regarder comme certain que Jacob, étant entré personnellement et vivant en Égypte par l'ordre de Dieu et sous sa protection, devait aussi personnellement en sortir vivant. C'était en effet de la même manière et dans la même forme que Dieu lui avait annoncé la sortie d'Égypte et le secours qu'il lui assurait. On se serait donc trompé et on aurait été étonné quand, le voyant mourir en Égypte, on aurait vu que la promesse ne se réalisait pas comme on l'espérait. Aussi, bien que les paroles de Dieu soient très véritables en elles-mêmes, elles peuvent nous occasionner beaucoup d'illusions.

            Nous lisons également dans les Juges que toutes les tribus d'Israël se réuniront pour combattre la tribu de Benjamin et la punir d'un certain crime dont elle s'était rendue coupable. Dieu leur ayant donné un chef pour faire cette guerre, les Israélites considérèrent la victoire comme absolument certaine. Mais ils furent battus et perdirent vingt mille des leurs; aussi ils furent tout étonnés et passèrent tout le jour à pleurer devant le Seigneur; ils ne comprenaient pas pourquoi ils avaient été battus après avoir été assurés de la victoire. Ils demandèrent à Dieu s'ils devaient combattre de nouveau; et il leur fut répondu qu'ils devaient de nouveau livrer la bataille contre Benjamin. Comme ils étaient assurés cette fois de la victoire, ils combattirent avec le plus grand courage, mais ils furent encore vaincus et perdirent dix-huit mille hommes. Dans la confusion extrême où ils se trouvaient, ils ne savaient plus que faire; ils voyaient que Dieu leur commandait de combattre, et ils étaient toujours défaits, surtout quand ils dépassaient de beaucoup leurs adversaires en nombre et en force, car les soldats de la tribu de Benjamin n'étaient que vingt-cinq mille sept cents, tandis qu'eux-mêmes étaient quatre cent mille. Ils se trompaient donc dans la manière d'interpréter la parole de Dieu, qui pourtant n'était pas trompeuse. Dieu, en effet, ne leur avait pas dit qu'ils seraient vainqueurs, mais qu'ils devaient combattre: et par ces défaites il voulait les punir d'une certaine négligence et de leur présomption en les humiliant. Quand à la fin, Dieu leur répondu qu'ils vaincraient, ils remportèrent en effet la victoire à force de courage et d'efforts. (Jud. XX, 11) ».

            C'est de cette manière et de beaucoup d'autres que les âmes se trompent au sujet des révélations et des paroles de Dieu; elles les prennent trop à la lettre et n'en considèrent que l'écorce. Or, comme on l'a déjà donné à comprendre, le but principal de Dieu dans ces communications est de donner, de communiquer le fruit spirituel qui est renfermé dans ces paroles; et c'est là ce qu'il est très difficile de comprendre; car ce fruit est beaucoup plus abondant que celui de la lettre; il est bien plus extraordinaire et en dépasse toutes les limites. Voilà pourquoi celui qui veut s'attacher à la lettre de la révélation, à la forme ou à l'image sensible de la vision, ne peut manquer de tomber dans une grande illusion, et de se trouver ensuite tout honteux et couvert de confusion; il s'est laissé guider par les sens, au lieu de se détacher du sensible pour se disposer à recevoir les lumières de l'Esprit de Dieu. Saint Paul l'a dit: Littera enim occidit, spiritus autem vivificat: « La lettre tue, mais l'esprit vivifie (I Cor. III, 6). » Aussi faut-il dans des cas de ce genre, renoncer à la lettre qui frappe les sens, et demeurer dans l'obscurité de la foi, c'est là l'esprit vivificateur que les sens ne peuvent percevoir.

            Un grand nombre des enfants d'Israël n'entendaient qu'à la lettre les paroles et les prophéties de leurs prophètes. Voyant ensuite qu'elles ne se réalisaient pas comme ils l'avaient espéré, ils en faisaient peu de cas et n'y ajoutaient pas foi. Il y eut même parmi eux un diction populaire, qui était pour ainsi dire passé en proverbe et par lequel on se moquait des prophéties. Isaïe s'en plaint lorsqu'il dit: Quem docebit scientiam? Et quem intelligere faciet auditum? Ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus. Quia manda, remanda, manda, remanda, expecta, reexpecta, expecta, reexpecta, modicum ibi, modiucum ibi. In loquela enim labii, et lingua altera loquetur ad populum istum: « A qui Dieu donnera-t-il la science? A qui fera-t-il entendre sa prophétie et sa parole? Ce sera à ceux qui ne se nourrissent plus de lait, et qui ne connaissent plus le sein maternel. Car tous disent: promets et promets encore, espère et espère encore, espère et promets encore, espère et espère encore, espère et espère encore, un peu ici, et un peu là. Dieu parlera de ses lèvres et dans une autre langue à ce peuple (Is. XXVIII, 9-11). » Par ces paroles Isaïe fait comprendre clairement que les enfants d'Israël se riaient de ses prophéties et lui disaient sa dérision par ce proverbe: Espère et espère encore, montrant par là que les prophéties ne s'accomplissaient jamais. Ils étaient, en effet, attachés au sens littéral, qui n'est que comme le lait pour les enfants, et à leur sens propre, qui est comme le sein dont ils se sont éloignés et qui est en opposition avec la grandeur de la science de l'esprit. Voilà ce que le prophète dit: « A qui Dieu enseignera-t-il la sagesse de ses prophéties? A qui fera-t-il comprendre sa doctrine, si ce n'est à ceux qui sont déjà sevrés du lait de la lettre et éloignés du sein de leurs propres sens? » car les autres ne comprennent pas les prophéties; ils ne s'attachent qu'au lait de l'écorce et de la lettre et au sein de leurs propres sens. Ils disent en effet: Promets et promets encore; espère et espère encore... Car Dieu doit leur parler dans un sens qui n'est pas le leur et dans un langage différent du leur. Il ne faut donc point considérer alors notre sens personnel et notre langage; ne savons-nous pas que la parole de Dieu a une signification spirituelle bien différente de notre manière de comprendre et présente des difficultés? Cela est tellement vrai que Jérémie lui-même, tout prophète de Dieu qu'il était, en voyant combien la signification des paroles de Dieu était différente de celle que les hommes leur attribuaient, semble lui aussi, s'y être mépris. Il prend la défense du peuple et il dit: Heu, heu, heu, Domine Deus, ergone decepisti populum istum et Jérusalem, dicens: Pax erit vobis; et ecce pervenit gladius usque ad animam? « Hélas! Hélas! Hélas! Seigneur Dieu, est-ce que vous n'avez pas trompé ce peuple et la ville de Jérusalem, en leur disant: « Vous aurez la paix! Et le glaive transperce jusqu'à leur âme ? (Jer. IV, 10) » Or, la paix que Dieu leur promettait était celle qui devait s'établir entre lui et l'homme par le moyen du Messie qu'il allait leur envoyer, tandis qu'eux songeaient à une paix temporelle. Aussi quand ils avaient des guerres et des souffrances, il leur arrivait le contraire de ce qu'ils avaient espéré. Et ils disaient, comme le rapporte encore Jérémie: Expectavimus pacem, et non erat bonum: « Nous avons attendu la paix, et ils ne nous est rien venu de bon (Ibid, VIII, 15). » Il leur était donc impossible de ne pas tomber dans l'illusion, en se guidant uniquement d'après le sens littéral et grammatical de la prophétie. Et en effet, quel est celui qui ne serait pas confondu et dans l'illusion s'il interprétait à la lettre cette prophétie que David fait du Christ dans tout le psaume LXXI, et surtout quand il dit: Dominabitur a mari usque ad mare, et a flumine usque ad terminos orbis terrarum: « Il dominera d'une mer à l'autre, et du fleuve (Le Jourdain) jusqu'aux confins de l'univers (Ps. LXXI, 8) »; et quand il dit plus loin: Liberabit pauperem a potente, et pauperem cui non erat adjutor: « Il délivrera le pauvre des mains du puissant; il délivrera le pauvre qui était sans soutien ?  (Ps. LXXI, 12) » Et cependant on l'a vu ensuite naître dans l'abaissement, vivre dans la pauvreté, expirer misérablement. Et non seulement il ne s'est pas emparé temporairement du domaine de la terre durant sa vie, mais il s'est soumis à des  gens vils, jusqu'à ce qu'enfin il soit mort sous le gouvernement de Ponce Pilate. Non seulement il n'a pas délivré ses disciples de la main des puissants de la terre, mais il les a laissés mettre à mort et persécuter pour son nom.

            Ces prophéties doivent donc s'entendre de Jésus-Christ dans leur sens spirituel, et ce sens est très véritable. Jésus-Christ, en effet, est le Seigneur non seulement de la terre, mais encore du ciel, puisqu'il est Dieu. Quant aux pauvres qui devaient le suivre, non seulement il devait les racheter et les délivrer de la main et du pouvoir du démon, qui est ce puissant contre lequel ils n'avaient personne pour les aider, mais il devait les faire héritiers du royaume des cieux. Ainsi donc, Dieu vise dans ses prophéties sur le Christ et ses disciples la partie principale, c'est-à-dire le royaume éternel, et l'éternelle liberté des hommes; les Juifs, au contraire, considérant les prophéties à leur manière dans un sens moins important et dont Dieu fait peu de cas, imaginaient le Christ avec une domination temporelle et une liberté temporelle, toutes choses qui, aux yeux de Dieu, ne méritent le nom ni de royaume ni de liberté; ils s'aveuglaient par la grossière apparence de la lettre; ils n'en comprenaient ni l'esprit ni la vérité, et ils en vinrent à mettre à mort leur Dieu et leur Seigneur, comme le dit saint Paul: Qui enim habitabant Jerusalem et principes ejus, hunc ignorantes, et voces prophetarum, quae per omne sabebatum leguntur, judicantes impleverunt: « Les habitants de Jérusalem et les principaux de la ville, ne sachant qui il était, et ignorant le sens des prophéties qui se lisent chaque sabbat, les ont accomplies en le condamnant (Act. XIII, 27). »

            Cette difficulté de comprendre les paroles de Dieu comme il faut, allait si loin que ses disciples eux-mêmes, qui l'accompagnaient, étaient dans l'illusion. Nous en avons un exemple dans ces deux disciples qui, après sa mort, se rendaient au village d'Emmaüs tristes et découragés et disaient: Nos autem sperabamus quia ipse esset redempturus Israel: « Nous espérions que ce serait lui qui rachèterait Israël (Luc XXIV, 21). » Eux aussi imaginaient une rédemption et une domination temporelle. Or Notre-Seigneur Jésus-Christ leur apparut; il leur reprocha leur folie et leur dureté de coeur à croire aux événements prédits par les prophètes. Et même à l'époque de son départ pour le ciel, quelques-uns de ses disciples étaient encore dans cette ignorance et, l'interrogeant, lui dirent: Domine, si in tempore hoc restitues regnum Israël: « Seigneur, est-ce maintenant que vous allez rétablir le royaume d'Israël? (Act. I, 6) »

            Le Saint-Esprit révèle donc beaucoup de choses auxquelles il attache un sens différent de celui que les hommes comprennent. C'est ce qui arriva lorsqu'il fit dire par Caïphe au sujet du Christ: « Il convient qu'un homme meurt pour que toute la nation ne périsse pas (Jean XVIII, 14). » Or, ces paroles Caïphe ne les disait pas de lui-même. Il leur donnait un sens, et l'Esprit-Saint en avait un tout différent.

            Il est donc évident que, même quand les paroles et les révélations viennent de Dieu, nous ne pouvons pas mettre en elles une sécurité absolue, parce que nous pouvons nous tromper souvent et très facilement dans la manière de les comprendre. Toutes, en effet, sont un abîme insondable de profondeur spirituelle. Vouloir les limiter à ce que nous en comprenons et à ce que nos sens peuvent en concevoir, ce n'est pas autre chose que vouloir prendre avec la main l'air et les atomes qui s'y trouvent; or l'air s'échappe de la main, et nous n'étreignons que le vide.

            Aussi le maître spirituel doit-il s'appliquer à ce que l'esprit de son disciple ne s'arrête pas à vouloir faire cas de toutes ces connaissances surnaturelles. Ce ne sont là pour l'esprit que des atomes, et son disciple n'aurait que des atomes et ne recevrait rien de spirituel. Il doit le détourner de toutes ces visions et de toutes ces paroles surnaturelles; il le portera à demeurer libre, à s'établir dans l'obscurité de la foi; c'est alors qu'il recevra l'abondance de l'esprit surnaturel, et par conséquent la sagesse et l'intelligence vraie des paroles de Dieu. Il est impossible, en effet, à l'homme s'il n'est pas spirituel, d'apprécier les choses de Dieu, ni même de les entendre d'une façon raisonnable; et alors il n'est pas spirituel, s'il les juge d'après son propre sens. Aussi, quoiqu'elles lui viennent par les sens, il ne les comprends pas. Saint Paul a dit: Animalis autem homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei; stultitia enim est illi, et non potest intelligere quia spiritualiter examinatur. Spritualis autem judicat omnia: « L'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu; elles lui paraissent une folie, et il ne peut les comprendre parce que c'est spirituellement qu'on peut en juger. Mais l'homme spirituel juge de tout. (I Cor. II, 14-15) » Par homme animal, on entend ici celui qui use seulement du témoignage des sens; l'homme spirituel est celui qui ne s'attache pas à ses sens et ne les prend pas pour guides. C'est donc une témérité d'oser traiter avec Dieu par cette voie des communications surnaturelles et d'en laisser aux sens la liberté.

            Afin de mieux faire comprendre cette doctrine, nous allons donner quelques exemples. Voici un saint qui est très affligé parce qu'il est persécuté par ses ennemis, et Dieu lui dit: Je te délivrerai de tous tes ennemis. Cette prophétie peut être très vraie en soi, et malgré cela le saint peut-être voit ses ennemis l'emporter et il meurt entre leur mains. Et ainsi celui qui aurait entendu cette prophétie dans un sens temporel eût été dans l'erreur, car Dieu peut avoir en vue la vraie et la principale délivrance, la victoire, c'est-à-dire le salut. L'âme alors possède la délivrance et la victoire contre tous ses ennemis, d'une manière bien plus réelle et plus élevée que si elle en avait été délivrée ici-bas. Une telle prophétie était donc beaucoup plus réelle et plus féconde en bienfaits que l'homme n'aurait pu l'imaginer, s'il l'avait rapportée à la vie présente. Dieu, en effet, vise toujours dans ses paroles au sens le plus important et le plus avantageux; l'homme, au contraire, peut les entendre à sa manière et dans un sens moins important, et il tombe dans l'erreur.

            C'est ce que nous voyons dans cette prophétie que David fit au sujet du Christ: Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos: « Tu gouverneras les nations avec une verge de fer, et tu les briseras comme un vase d'argile (Ps. II, 9). » Dieu parle ainsi dans le sens de sa souveraineté principale et parfaite, c'est-à-dire de sa royauté éternelle qui, en effet, s'est réalisée, et non de sa royauté moins importante, ou temporelle qui ne s'est pas accomplie durant la vie temporelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

            Prenons un autre exemple. Voici une âme qui est embrasée du désir de souffrir le martyre. Peut-être que Dieu lui dira: Oui, tu seras martyre, et il la remplit intérieurement d'une grande consolation et de la confiance qu'elle sera martyre; or il peut se faire qu'elle ne meure pas martyre, et cependant la prophétie sera très véritable. Mais comment ne s'accomplit-elle pas ainsi que l'âme l'attendait? Elle s'accomplira dans le sens principal et essentiel qu'elle renfermait. Dieu lui donnera assez d'amour pour qu'elle mérite la gloire essentielle du martyre; il la fera martyre d'amour, il la fera passer par une suite d'épreuves dont la durée sera plus pénible que la mort, et de la sorte lui conférera véritablement la grâce qu'elle désirait formellement et qu'il lui avait promise. Le désir formel de l'âme, en effet, n'était point d'endurer ce genre de mort, mais de glorifier Dieu par le martyre et de lui témoigner son amour comme on le fait dans le martyre. Car ce genre de mort en soi n'a aucune valeur, s'il n'est pas accompagné de l'amour de Dieu; et Dieu a d'autres moyens de donner d'une façon beaucoup plu parfaite l'amour, la générosité et le mérite qui sont renfermés dans le martyre. Aussi, bien qu'elle ne meure pas martyre, elle peut être très satisfaite, car Dieu lui a donné ce qu'elle désirait. De tels désirs, en effet, et autres semblables, quand ils proviennent d'un amour ardent, ne se réalisent peut-être pas de la façon que l'on a pensée et imaginée; mais ils s'accomplissent d'une autre manière qui est bien plus excellente et plus glorieuse pour Dieu qu'on n'aurait su le demander. Voilà pourquoi David a dit: Desiderium pauperum exaudivit Dominus: « Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres (Ps. IX, 17). » La Sagesse divine a dit au livre des Proverbes: Desiderium suum justis dabitur: « Il donnera aux justes l'accomplissement de leurs désirs (Pro. X, 24). » Nous voyons qu'un grand nombre de Saints ont désiré accomplir beaucoup de choses pour Dieu, et cependant leurs désirs ne se sont pas réalisés dans cette vie. Or il est de foi que Dieu, étant juste et véridique, les a exaucés parfaitement dans l'autre. Et s'il en est vraiment ainsi, il sera vrai également que Dieu leur a promis d'exaucer leurs voeux dès cette vie, bien que ce ne soit pas de la manière qu'ils se l'imaginaient.

            C'est de cette manière et de beaucoup d'autres que les paroles et les visions de Dieu peuvent être véritables et certaines, bien que nous nous trompions à leur sujet, car nous ne savons pas comprendre le sens profond et principal que Dieu se propose et qu'il a en vue. Ce qu'il y a donc de mieux et de plus sûr, c'est de porter les âmes à fuir prudemment de telles communications surnaturelles, et de les habituer, comme nous l'avons dit, à rechercher la pureté dans le dénûment spirituel et l'obscurité de la foi; c'est là le chemin qui mène à l'union avec Dieu.

CHAPITRE XVIII

OÙ L'ON PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA

SAINTE ÉCRITURE QUE LES RÉVÉLATIONS

ET LES PAROLES DIVINES,

BIEN QUE TOUJOURS VRAIES EN

ELLES-MÊMES, NE SONT PAS TOUJOURS

CERTAINES DANS LEURS PROPRES CAUSES.

            Il nous faut exposer maintenant la seconde cause pour laquelle les visions et les paroles qui nous viennent de Dieu, bien que toujours vraies en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines par rapport à nous. La raison en vient des causes et des motifs sur lesquels elles se fondent. Souvent, en effet, Dieu dit des choses qui sont fondées sur les créatures ou les effets qu'elles produisent et qui sont variables ou même peuvent faire défaut; il en résulte que les paroles qui reposent sur ce fondement peuvent aussi être variables et ne point se réaliser; quand, en effet, une chose dépend d'une autre, si l'une vient à manquer, l'autre manque aussi. Supposez que Dieu dise: D'ici à un an j'enverrai tel fléau à ce royaume. La cause qui sert de fondement à cette menace vient d'une certaine offense qui a été commise contre Dieu dans ce royaume. Or si l'offense vient à cesser ou à se modifier, le châtiment peut lui aussi être suspendu ou se modifier. Cependant la menace était véritable; elle était fondée sur une faute actuelle; et, si la faute avait duré, la menace eût été exécutée. Ce sont là des menaces ou des révélations que l'on appelle comminatoires ou conditionnelles.

            C'est ce qui est arrivé à la ville de Ninive. Dieu commanda au prophète Jonas d'aller de sa part lui annoncer cette menace: Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur: « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite (Jonas, III,4). » Cependant cette prophétie ne s'est pas accomplie, parce que la cause pour laquelle elle avait été faite vint à cesser. Les Ninivites, au lieu de persévérer dans leurs péchés, en firent pénitence; sans cela, la menace eût été exécutée.

            Au troisième livre des Rois, nous lisons que, le roi Achab ayant commis un grand crime, Dieu lui fit annoncer qu'un grand châtiment allait tomber sur sa personne, sur sa maison et sur son royaume. Or Achab, en signe de repentir, déchire aussitôt ses vêtements, prie en silence, se livre au jeûne, dort sur la dure, se montre triste et humilié. Dieu alors lui fait dire aussitôt par le même prophète: Quia igitur humiliatus est mei causa, non inducam malum in diebus ejus sed in diebus filii sui: « Puisque Achab s'est humilié par amour pour moi, je n'enverrai pas de châtiments durant sa vie, mais sous le règne de son fils (I Rois, XXI, 29). » Par là, nous voyons comment, Achab ayant changé de conduite et modifié ses dispositions, Dieu de son côté modifia la sentence qu'il avait portée.

            Nous pouvons donc affirmer ce que nous avons déjà dit: Dieu fait une révélation, ou parle d'une façon très affirmative. Il annonce quelque bien ou quelque mal qui arrivera à cette âme ou à d'autres; mais cette prophétie peut se modifier plus ou moins, ou même elle ne se réalisera point, s'il y a changement ou modification de sentiments dans l'âme ou la cause qui en est l'objet et que Dieu a en vue. La prophétie ne s'accomplira donc pas comme on l'attendait; bien souvent même on en ignorera le motif, qui restera le secret de Dieu.

            Il arrive encore souvent que Dieu dit, enseigne et promet, non pour qu'on le comprenne alors ou qu'on le possède, mais pour qu'on le comprenne plus tard, lorsqu'il conviendra d'en avoir l'intelligence ou qu'on en recevra l'effet. Telle a été la conduite de Notre-Seigneur avec ses disciples. Il leur faisait entendre beaucoup de paraboles et de sentences mystérieuses dont ils n'eurent point l'intelligence si ce n'est à l'époque où ils devaient les prêcher, quand ils reçurent le Saint-Esprit, dont Notre-Seigneur Jésus-Christ leur avait dit qu'il leur ferait comprendre tout ce que lui-même leur avait enseigné dans le cours de sa vie. Saint Jean, parlant de l'entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem, dit: Haec non cognoverunt discipuli ejus primum, sed quando glorificatus est Jesus, tunc recordati sunt quia haec erant scripta de eo: « Les disciples ne comprirent pas ce qui se passait alors; mais lorsque Jésus eut été glorifié, ils se rappelèrent la prophétie qui l'avait annoncé (Jean, XII, 16). » Il y a donc bien des choses divines et très particulières qui peuvent se passer dans une âme, et que ni elle ni son directeur ne comprendront, si ce n'est à une certaine époque.

            Nous lisons encore au premier livre des Rois que Dieu, irrité contre Héli, prêtre d'Israël, parce qu'il ne punissait pas ses fils de leurs péchés, lui envoya dire par Samuel ces paroles entre autres: Loquens locutus sum ut domus tua et domus patris tui ministraret in conspectu meo usque in sempiternum. Nunc autem dicit Dominus: Absit hoc a me, sed quicumque glorificaverit me, glorificabo eum: « En vérité, je l'ai dit, ta maison et la maison de ton père devaient à jamais remplir devant ma face l'office sacerdotal; mais loin de moi ce projet. Je ne le maintiendrai pas (I Rois II, 30). » Cet office du sacerdoce consistait à rendre gloire et honneur à Dieu; c'est dans ce but que Dieu avait promis au père d'héli que le sacerdoce resterait à jamais dans sa famille, mais c'était à la condition qu'on y fût fidèle. Or Héli manque de zèle pour la gloire de Dieu. Dieu lui-même lui fait savoir qu'il s'en plaint; qu'il honore plus ses fils que Dieu lui-même en dissimulant leurs péchés pour ne pas les humilier. Et ainsi ne se réalisa donc point la promesse de Dieu, qui devait durer toujours, mais à la condition que les descendants de la maison d'Héli fussent toujours fidèles à servir Dieu avec zèle.

            Ainsi donc il ne faut pas croire que les paroles et les révélations qui viennent de Dieu, et sont vraies en soi doivent infailliblement s'accomplir selon la rigueur des termes qui les expriment, surtout quand, d'après la providence de Dieu, elles sont liées aux causes humaines qui, comme nous l'avons dit, peuvent varier, changer ou disparaître. Mais quand est-ce que ces paroles dépendent des causes humaines? Dieu s'en réserve le secret; il ne le révèle pas toujours. Il communique parfois sa parole ou sa révélation, mais il ne dira rien des circonstances où elles devront se réaliser. Telle est la conduite qu'il suivit à l'égard des Ninivites. Il leur annonce d'une manière absolue qu'au bout de quarante jours leur ville sera détruite (Jon. III, 4). D'autres fois il manifeste les circonstances de la prophétie; c'est ce qu'il fit quand il dit à Roboam: « Si tu gardes mes commandements comme mon serviteur David, je serai aussi avec toi comme avec lui: j'élèverai ta maison comme j'ai élevé la sienne (I Rois, XI, 38). » Mais qu'il manifeste ou non les conditions de ces prophéties, on ne doit pas s'imaginer avoir l'intelligence de ces prophéties; il n'est pas possible non plus de comprendre les vérités cachées dans la parole de Dieu ni les sens multiples qu'elle peut avoir. Lui est au-dessus de tous les cieux, et il parle des profondeurs de l'éternité; et nous, nous ne sommes pas des aveugles vivant sur cette terre; nous ne comprenons que les choses de la chair et du temps. Voilà ce que le Sage a compris; il a dit: Deus enim in caelo, et tu super terram, idcirco sint pauci sermones tui: « Dieu est au ciel, et toi, tu es sur la terre; voilà pourquoi tu dois veiller à parler peu (Eccl. V, 1). »

            On me dira peut-être: Mais si nous ne devons pas comprendre ces révélations, ni nous en occuper, pourquoi Dieu nous les communique-t-il? Nous l'avons dit déjà, chaque révélation est comprise au temps fixé par celui qui l'a faite; elle sera comprise de celui à qui il voudra en donner l'intelligence, et alors on en verra la convenance, car Dieu ne fait rien sans motif, et en dehors de la vérité. Il faut donc bien se persuader que l'on n'arrivera jamais à comprendre et à saisir les divers sens renfermés dans les paroles et les révélations divines; se baser sur leurs apparences, c'est s'exposer à beaucoup d'erreurs et de déceptions. Voilà ce que savaient très bien les prophètes qui annonçaient la parole de Dieu. L'accomplissement de leur mission leur attirait les plus grandes épreuves de la part du peuple. Car, ainsi que nous l'avons dit, beaucoup de Juifs ne voyaient pas les prophéties se réaliser selon le sens des paroles qu'ils entendaient, et ils en tiraient un motif pour tourner en dérision les prophètes et se moquer d'eux. Jérémie en vint même jusqu'à dire: « Ils se moquent de moi tout le long du jour; tous me tournent en dérision et me méprisent, parce qu'il y a déjà longtemps que je crie contre leur malice et que j'annonce leur destruction; la parole de Dieu est devenue pour moi un sujet constant d'opprobres et de railleries. Ainsi ai-je dit: Je ne veux plus me souvenir des paroles de Dieu, je ne veux plus parler en son nom (Jer. XX, 7-9) ». Ces paroles nous montrent que si le prophète parle avec résignation et nous peint la faiblesse de l'homme qui ne comprend pas les voies et les secrets de Dieu, il donne bien à comprendre également quelle différence il y a entre l'accomplissement des paroles divines et le sens qu'on leur donne communément. C'est pour ce motif que les saints prophètes passaient pour des séducteurs; ils avaient tant à souffrir à l'occasion de leurs prophéties, que le même Jérémie a dit dans un autre endroit: Formido et laqueus facta est nobis vaticinatio et contritio: « La prophétie est devenue pour nous une frayeur, un piège et une affliction (Lament. III, 47). »

            C'est pour ce motif que Jonas fuyait quand Dieu l'envoyait prêcher la destruction de Ninive. Il savait que l'homme comprend diversement les paroles de Dieu et leurs causes. Aussi, afin de n'être pas tourné en dérision si la prophétie ne s'accomplissait pas, il fuyait pour ne point prophétiser. Il attendit donc en dehors de la ville les quarante jours qu'il avait prédits, pour voir si la prophétie s'accomplissait. Voyant qu'elle ne s'accomplissait pas, il tomba dans une si profonde tristesse qu'il dit à Dieu: Obsecro, Domine, numquid non hoc est verbum meum, cum adhuc essem in terra mea? Propter hoc praeoccupavi ut fugerem in Tharsis: « Je vous le demande, Seigneur, n'est-ce pas là ce que je disais lorsque j'étais dans mon pays? Voilà ce que j'avais prévu, et c'est pour cela que je fuyais vers Tarse (Jonas, IV, 2). » Et le saint, en proie à son chagrin, demanda à Dieu de le retirer du monde.

            Pourquoi donc nous étonner si, parmi les prophéties ou les révélations que Dieu fait aux âmes, il y en a qui ne se réalisent pas dans le sens où on les comprend? Dieu affirme par exemple à une âme ou lui révèle qu'elle ou une autre recevra telle récompense ou sera châtiée; cette prophétie est fondée sur certains actes par lesquels cette âme ou une autre procurent la gloire de Dieu ou l'offensent; mais si ces âmes persévèrent dans cet état, la prophétie, nous le répétons, se réalisera; il n'est pas certain, toutefois qu'elle s'accomplisse à la lettre, parce qu'il n'est pas certain que ces âmes garderont les mêmes dispositions. Aussi ne faut-il jamais s'assurer ni affirmer que l'on comprend bien la prophétie. La foi seule est notre guide.

CHAPITRE XIX

 ON MONTRE QUE DIEU, TOUT EN RÉPONDANT

A CE QU'ON LUI DEMANDE PARFOIS,

N'AIME PAS QU'ON TRAITE DE

CETTE MANIÈRE AVEC LUI; ON PROUVE

QUE S'IL RÉPOND PAR CONDESCENDANCE,

IL SE MONTRE SOUVENT IRRITÉ.

            Certaines personnes adonnées à la spiritualité approuvent, nous l'avons dit, la curiosité qui porte des âmes à avoir quelques connaissances par la voie surnaturelle; elles s'imaginent que si Dieu répond parfois à leurs suppliques, c'est que ce moyen est bon et que Dieu l'a pour agréable. Sans doute Dieu leur répond; mais ce moyen n'est pas bon et Dieu ne l'a pas pour agréable; au contraire, il le désapprouve; bien plus, il en est fâché et irrité très souvent. En voici la raison. Il n'est permis à aucune créature de sortir des bornes naturelles que Dieu lui a fixées pour se diriger. Or il a donné à l'homme des lois naturelles et raisonnables; l'homme n'a donc pas le droit de vouloir en sortir; il ne doit pas non plus chercher à vérifier ou connaître certaines choses par une voie surnaturelle. Ce serait sortir des lois naturelles, et par conséquent ce n'est pas licite. Dieu ne peut pas l'approuver; il en est plutôt offensé, comme il l'est de tout ce qui est illicite. Le roi Achab le savait bien. Isaïe lui dit cependant de la part de Dieu qu'il devait demander quelque miracle; mais il refusa; il dit au contraire; Non petam et non tentabo Dominum: « Je n'en demanderai pas et je ne tenterai pas le Seigneur (Is. VII, 12). » C'est tenter Dieu, en effet, que de vouloir traiter avec lui par des voies extraordinaires, comme sont les voies surnaturelles.

            Vous me direz: Mais s'il en est de la sorte, si Dieu ne l'a pas pour agréable, pourquoi répond-il dans certaines circonstances? A cela je dis tout d'abord que c'est quelquefois le démon qui répond. Mais quand c'est Dieu, il agit ainsi par condescendance pour la faiblesse de l'âme qui veut marcher par cette voie. Il veut l'empêcher de se décourager, de retourner en arrière, de s'imaginer qu'il est mécontent d'elle et de tomber dans une trop grande tentation. Il a encore d'autres fins connues de lui seul, et basées sur la faiblesse de cette âme; il juge donc convenable de lui répondre et de se montrer condescendant.

            Il agit également de cette sorte à l'égard de beaucoup d'âmes faibles et jeunes encore. Il leur donne des attraits et des douceurs très sensibles à son service, comme nous l'avons dit. Cette condescendance ne prouve pas qu'il aime et approuve qu'on traite avec lui de cette manière et par cette voie. Nous l'avons dit déjà, Dieu donne à chaque âme selon les dispositions où elle se trouve. Il est comme la source où chacun puise selon la capacité du vaisseau qu'il porte, et parfois il laisse puiser en lui par des canaux extraordinaires. Il ne s'ensuit pas pour cela qu'il soit licite de se servir de ces moyens; c'est à Dieu seul qu'il appartient de donner l'eau de la source, puisqu'il est le maître, quand il veut, à qui il veut et pour le but qu'il se propose, sans que la créature y ait aucun droit. Nous disons donc de nouveau: Si Dieu daigne parfois condescendre aux désirs et aux prières de certaines âmes, c'est parce qu'elles sont bonnes et simples. Il ne veut pas manquer de les secourir pour ne pas les attrister. Mais cela ne veut pas dire qu'il approuve leur procédé.

            Voici une comparaison qui fera mieux comprendre cette vérité. Un père de famille a sur sa table des aliments nombreux et variés, tous meilleurs les uns que les autres. Un de ses enfants lui demande de prendre de tel mets; ce n'est pas le meilleur, mais c'est le premier qui se présente à son regard, et il lui plaît de prendre de celui-là plutôt que d'un autre. Le père comprend que s'il lui donnait à manger du meilleur mets, il ne le prendrait pas, parce qu'il ne veut que celui qu'il demande et aucun autre: il le laisse faire avec regret, pour que cet enfant ne reste pas sans manger et plongé dans la tristesse.

            Telle est la conduite que tint le Seigneur avec les enfants d'Israël qui lui demandèrent un roi. Il le leur donna à contre-coeur, parce que ce n'était pas un avantage pour eux. Il dit donc à Samuel: Audi vocem populi... non enim te objecerunt, sed me, ne regnem super eos: « Écoutez la voix de ce peuple; donne-leur le roi qu'ils te demandent. Ce n'est pas toi qu'ils ont rejeté, mais moi, afin que je ne règne pas sur eux (I Rois, VIII, 7). »

            C'est ainsi que Dieu se montre condescendant à l'égard de certaines âmes. Il leur accorde ce qui n'est pas le meilleur pour elles, parce qu'elles ne veulent pas ou ne savent pas marcher par une autre voie. Quand parfois elles obtiennent des tendresses ou des suavités spirituelles ou sensibles, comme nous l'avons dit, Dieu les leur accorde parce qu'elles ne sont pas préparées à cette nourriture forte et solide qui se trouve dans les souffrances et la croix de son Fils qu'il voudrait les voir désirer au-dessus de tout.

            Cependant, je regarde comme plus préjudiciable à l'âme la recherche de certaines connaissances par voie surnaturelle, que celle de certaines douceurs spirituelles sensibles. Je ne vois pas en effet comment l'âme qui les recherche peut être exempte de faute, au moins vénielle, malgré toutes ses bonnes intentions et toute sa perfection. J'en dis autant du directeur qui lui commandait ou la laisserait libre d'agir ainsi. Il n'y a pas, en effet, la moindre nécessité d'agir ainsi. Nous avons la raison naturelle, la loi, la doctrine de l'Évangile, qui sont très suffisantes pour nous guider; il n'y a pas de difficultés ni d'obstacles qu'on ne puisse surmonter par ces moyens ou auxquels on ne puisse remédier selon le bon plaisir de Dieu et le bien des âmes. Cela est tellement vrai, il est tellement nécessaire que nous nous servions de la raison et des enseignements de l'Évangile, que si on venait, conformément ou non à nos vues, nous proposer certaines communications par une voie surnaturelle, nous ne devrions les recevoir que si elles étaient bien conformes à la raison et à l'enseignement de l'Évangile. Dans ce cas on les accepterait non parce qu'elles viennent par révélation, mais parce qu'elles sont conformes à la raison, et on laisserait de côté tout sentiment relatif à la révélation. Même dans ce cas, il faut considérer et examiner le cas avec beaucoup plus de soin que s'il n'y avait pas eu de révélation, car le démon propose souvent des choses véritables et futures, qui sont conformes à la raison, dans le but de nous séduire. Il résulte de là qu'au milieu de nos nécessités, de nos travaux et de nos difficultés, nous n'avons pas de fondements meilleurs et plus sûrs que l'oraison, et l'espérance que Dieu nous aidera par les moyens qu'il jugera convenables.

            Tel est le conseil qui nous est donné par la sainte Écriture. Nous y lisons que le roi Josaphat, étant tombé dans l'affliction la plus profonde parce qu'il se trouvait entouré d'une foule d'ennemis, se mit en oraison et dit à Dieu: Cum ignoremus quid agere debeamus, hoc solum habemus residui, ut oculos nostros dirigamus ad te: « Quand les moyens font défaut et que la raison ne voit comment elle pourra surmonter les difficultés, nous n'avons plus qu'à lever les yeux vers vous (II Paral. XX, 12) », pour que vous daigniez suppléer à notre impuissance comme il vous sera le plus agréable.

            Bien que Dieu réponde aussi parfois à une telle prétention, il s'en montre aussi quelquefois irrité. Ce que nous avons dit suffirait à le prouver, mais il ne sera pas inutile de le montrer encore par quelque autorités de la sainte Écriture.

            Il nous est dit au premier livre des Rois que Saül désirait que le prophète Samuel, qui était déjà mort, vînt lui parler, et le prophète en effet lui apparut. Cependant Dieu manifesta son mécontentement; le prophète Samuel lui en fit aussitôt le reproche et lui dit: Quare inquietasti me, ut suscitarer? : « Pourquoi êtres-vous venu troubler mon repos et m'obliger à ressusciter ? (I Rois, XXVIII, 3; 15) »

            Nous savons, en outre, que Dieu, tout en répondant aux enfants d'Israël qui réclamaient des viandes, ne manqua pas d'être fort irrité contre eux, puisqu'il leur envoya aussitôt le feu du ciel pour les châtier, comme on le lit au livre des Nombres, et comme le raconte David en ces termes: Adhuc escae eorum erant in ore ipsorum, et ira Dei ascendit super eos: « Les viandes qu'ils avaient demandées étaient encore dans leurs bouches quand la colère de Dieu fondit sur eux (Ps. LXXVII, 30-31). »

            Nous lisons aussi au livre des Nombres que Dieu ne manqua pas de se fâcher contre le prophète Balaam parce qu'il était allé trouver les Madianites à l'appel de leur roi Balac. Or Dieu lui avait dit qu'il pouvait y aller, parce qu'il l'avait désiré et demandé. Et cependant, lorsqu'il était déjà en chemin, l'ange du Seigneur lui apparut l'épée à la main et, le menaçant de mort, il lui dit: Perversa est via tua, mihique contraria: « La voie que tu suis est mauvaise, et elle est contraire à ma volonté (Nomb. XXII, 20). » C'est pour ce motif qu'il voulait le frapper de mort.

            Ces exemples et beaucoup d'autres nous montrent comment Dieu condescend aux désirs des âmes, bien qu'il en soit irrité. On pourrait multiplier les témoignages et les exemples que Dieu nous donne de cette assertion dans la sainte Écriture. Mais ce serait superflu, puisqu'il s'agit d'une vérité aussi manifeste. J'ajoute seulement qu'il est très dangereux, et beaucoup plus dangereux même que je ne saurais le dire, que de vouloir traiter avec Dieu par de tels moyens. Quant à celui qui s'y attache, il ne peut manquer de se tromper beaucoup et de tomber souvent dans une confusion extrême. Celui qui en aura fait cas me comprendra par sa propre expérience.

            D'ailleurs, outre la difficulté qu'il y a à ne pas se tromper dans l'intelligence des paroles et des visions qui viennent de Dieu, il y en a ordinairement beaucoup parmi elles qui viennent du démon. D'une façon générale, le démon imite les procédés et les rapports de Dieu avec l'âme; il singe si bien ces communications, pour s'insinuer près d'elle, comme le loup ravisseur revêtu de la peau de brebis qui entre dans le troupeau, qu'on a peine à le reconnaître. Il dit, en effet, beaucoup de choses qui sont vraies et conformes à la raison, ou qui se réalisent. Il est donc très facile de s'y tromper; on se persuade que, puisque ces révélations se sont vérifiées, ce qui est annoncé se vérifiera encore et par conséquent ne peut venir que de Dieu. On ignore, en effet, qu'il est très facile au démon, vu la lumière naturelle si grande dont il est doué, de connaître dans leurs causes, soit en totalité, soit en partie, les événements passés ou futurs; aussi réussit-il très souvent à prédire l'avenir. Dès lors que le démon a une intelligence très vive, il peut très facilement prédire que tel effet découlera de telle cause, bien qu'il se trompe parfois, parce que toutes les causes dépendent de la volonté de Dieu. Prenons un exemple. Le démon prévoit, par la disposition de la terre, de l'air et du soleil, et de leur mouvement, qu'à telle époque la peste éclatera, que dans telle région elle exercera plus de ravages, et dans telle autre moins. Voilà donc la peste connue dans sa cause. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le démon le révèle à une âme et lui dise que d'ici à un an, ou à six mois, la peste va éclater? Et la prophétie se vérifiera; et ce sera une prophétie du démon.

            Il peut de même connaître les tremblements de terre. Il voit que la terre amasse de l'air dans ses cavités, et il dit: A telle époque il y aura un tremblement de terre. Or ce n'est là qu'une connaissance naturelle. Il suffit, pour l'avoir, de posséder son âme à l'abri des passions, comme le dit Boëce: Si vis claro lumine cernere verum, gaudia pelle, timorem spemque fugato, ne dolor adsit: « Si tu veux à l'aide de la clarté naturelle connaître le vrai, chasse loin de toi la joie et la crainte, l'espérance et la douleur (Ed. Migne, T. LXXV, p. 122). »

            On peut aussi connaître les événements surnaturels dans leurs causes par la providence divine, qui est infiniment juste et pourvoit d'une façon absolument certaine à ce qu'exigent les causes bonnes ou mauvaises posées par les enfants des hommes.

            On peut savoir clairement par la voie ordinaire que telle ou telle personne, telle ou telle ville, ou un sujet quelconque, arrivera à telle ou telle nécessité, tel ou tel état de malice; que Dieu, d'après le cours ordinaire de sa justice et de sa providence, doit intervenir d'une manière qui convienne et soit conforme à la cause, châtier ou récompenser comme le réclame la cause. Et alors on peut dire: A telle époque Dieu vous accordera telle faveur ou agira de telle sorte à votre égard, ou tel événement vous arrivera.

            C'est là ce que sainte Judith fit entendre à Holopherne. Pour lui persuader que les enfants d'Israël devaient nécessairement être détruits, elle lui raconta tout d'abord les nombreux péchés qu'ils avaient commis et leur mauvaise conduite. Elle lui dit ensuite Ego quoniam haec faciunt, certum est quod in perditionem dabuntur, ce qui signifie: « Puisqu'ils se rendent coupables de telles fautes, il est certain qu'ils seront détruits (Jud. XI, 12). » Ceci nous montre que le châtiment est connu dans sa cause. C'est comme si l'on disait: Il est certain que des péchés de cette sorte doivent provoquer tels châtiments de Dieu qui est infiniment juste. La Sagesse divine s'exprime de même: « Chacun est puni par où il a péché (Sag. XI, 17). » Or le démon peut avoir cette connaissance, non seulement par son intelligence naturelle, mais encore par son expérience; car il a vu Dieu produire ces effets; il peut donc les annoncer à l'avance et parfois même les annoncer avec certitude.

            Le saint homme Tobie connut dans sa cause le châtiment qui menaçait la ville de Ninive. Voilà pourquoi il prévint son fils qu'à l'heure où lui et sa mère mourraient il devait sortir de cette ville, parce qu'elle serait détruite. Video enim quia iniquitas ejus finem dabit ei. Comme s'il avait dit: Je vois clairement que sa malice doit être la cause de son châtiment, et ce châtiment sera sa fin et sa destruction complète (Tob. XIV, 13).

            Or cet événement, le démon et Tobie pouvaient le prévoir, non seulement par l'iniquité de la ville, mais encore par leur expérience. Ils voyaient en effet que cette ville commettait les crimes pour lesquels Dieu avait déjà détruit le monde par le déluge ainsi que les Sodomites qui périrent dans le feu. Cependant j'ajoute que Tobbie avait connu l'événement par l'Esprit-Saint.

            Le démon peut connaître en outre que naturellement Pierre ne peut pas vivre plus de tant d'années, et le prédire à l'avance; ainsi en est-il de beaucoup d'autres événements. Il y a pour cela mille moyens qu'on n'en finirait plus d'exposer. On ne saurait même commencer à en parler, tant ils sont compliqués et subtils; son but est de nous tromper. Nous ne pouvons nous en préserver qu'en fuyant toutes les révélations, visions et paroles surnaturelles. C'est donc à bon endroit que  Dieu se fâche contre celui qui s'y complaît. Il voit que c'est de la témérité que de s'engager dans une voie où il y a tant de dangers, de présomption, de curiosité, d'orgueil, et où se rencontrent la source et le fondement de la vaine gloire, le mépris des choses de Dieu et enfin la cause d'une foule de maux où un grand nombre sont tombés. Ces âmes en viennent à irriter tellement Dieu, qu'il les laisse à dessein tomber dans l'erreur, l'illusion, l'aveuglement d'esprit, et abandonner les règles ordinaires de la vie pour se livrer à leurs fantaisies et à leurs caprices. C'est là ce qu'a dit le prophète Isaïe: Dominus miscuit in medio ejus spiritum vertiginis: « Le Seigneur a répandu au milieu d'eux l'esprit de vertige (Is. XIX, 14) », de trouble et de confusion, ce qui signifie, dans le langage ordinaire, un esprit qui comprend tout au rebours. Or cette parole d'Isaïe convient parfaitement à notre sujet: il s'adresse, en effet, à ceux qui voulaient connaître l'avenir par des visions surnaturelles. Voilà pourquoi il dit que Dieu leur a donné un esprit qui leur fait comprendre les choses au rebours. Ce n'est pas que Dieu l'ait voulu réellement ainsi et leur ait donné positivement cet esprit d'erreur; ce sont eux plutôt qui ont voulu s'immiscer dans des mystères qu'ils ne pouvaient naturellement pas comprendre. Dans son indignation, il les a laissés s'égarer; il ne leur a pas donné sa lumière pour les éclairer dans une voie où il ne voulait pas qu'ils s'engagent. Le prophète en disant que Dieu leur a donné cet esprit d'erreur, veut dire qu'il a agi d'une manière privative. C'est de cette sorte que Dieu est cause de ce mal; il est cause privative, qui consiste à priver de sa lumière et de sa faveur, d'où il suit infailliblement qu'on tombe dans l'erreur.

            C'est ainsi que Dieu permet au démon d'aveugler et de tromper un grand nombre d'âmes à cause de leurs péchés et de leur présomption; le démon réussit à capter leur crédulité; on le prend pour un bon esprit. Cela est tellement vrai que, malgré tous les efforts qui sont faits pour les désabuser, on ne saurait les tirer de leur illusion. Dieu permet qu'ils soient imbus de cet esprit qui consiste à comprendre les choses à rebours. C'est là ce qui est arrivé, comme nous le lisons, aux prophètes du roi Achab. Dieu les a laissés se tromper par l'esprit de mensonge, et avait donné pouvoir sur eux au démon quand il lui a dit: Decipies et praevalebis; egredere, et fac ita: « Tu les tromperas et tu prévaudras contre eux, va et agis ainsi (I Rois, XXII, 22). » Or le démon arriva si bien à tromper les prophètes et le roi qu'ils ne voulurent pas écouter le prophète Michée, qui, lui, annonçait la vérité et leur disait des choses tout opposées à celles des autres. Or cela venait de ce que Dieu les avait laissés tomber dans l'aveuglement, à cause de leur attachement à leur volonté propre; ils voulaient que les événements leur arrivent et que Dieu leur réponde conformément à leurs attraits et à leurs désirs. C'était un moyen et une disposition qui devait nécessairement porter Dieu à les laisser formellement dans l'aveuglement et l'illusion. C'est là ce que dit Ezéchiel quand il parle contre celui qui, entraîné par l'esprit d'ambition et de curiosité, veut connaître les événements par des moyens surnaturels: « Lorsque cet homme s'adressera au prophète pour m'interroger par son intermédiaire, moi le Seigneur, je lui répondrai directement, je prendrai mon visage irrité contre lui, et si le prophète se trompe dans sa réponse, c'est moi le Seigneur, qui aurai trompé le prophète (Ez. XIV, 7-9) ». Il faut entendre cette parole dans ce sens que Dieu ne donne pas sa faveur, et que par suite on tombe dans l'illusion. C'est là ce que veut dire cette parole: Moi le Seigneur, je lui répondrai par moi-même dans ma colère. Dieu alors retire de cette âme sa grâce et sa faveur; il suit de là nécessairement qu'elle tombera dans l'erreur; elle n'a pas le secours de Dieu. Voilà pourquoi le démon s'empresse de répondre à son désir et à son attrait; il fait ce qu'elle souhaite; et elle en reçoit des réponses et des communications qui correspondent à sa volonté; elle tombe dans une profonde illusion (Le P. Siverion donne ici quelques lignes que le P. Gérard n'a pas conservées dans son texte: « Il semble que nous nous sommes quelque peu égarés du projet indiqué en tête de ce chapitre, qui était de prouver comment Dieu, même s'il répond, se plaint quelquefois. Mais si l'on regarde bien, tout ce que nous avons dit... »).

            Tout ce que nous avons dit tendait à prouver le sujet que nous avions en vue. Tout y montre que Dieu voit avec déplaisir que l'âme recherche les ténèbres, je veux dire les visions, car elle donne prise par là à toutes les illusions où elle tombe.

CHAPITRE XX

ON RÉPOND À UN DOUTE ET ON MONTRE COMMENT

SOUS LA LOI NOUVELLE IL N'EST

PAS PERMIS, COMME SOUS LA LOI ANCIENNE,

D'INTERROGER DIEU PAR VOIE

SURNATURELLE. CETTE QUESTION,

TRÈS INTÉRESSANTE POUR L'INTELLIGENCE

DES MYSTÈRES DE NOTRE SAINTE FOI,

EST PROUVÉE PAR UN TEXTE DE

SAINT PAUL QUI S'APPLIQUE  A NOTRE SUJET.

            Les doutes qui surgissent autour de nous, ne nous permettent pas d'avancer aussi rapidement que nous le voudrions. Car si nous les soulevons, nous sommes nécessairement obligés de les dissiper, afin que la vérité de la doctrine demeure dans toute sa simplicité et toute sa force. D'ailleurs, il y a un bien dans ces doutes; car s'ils ralentissent quelque peu notre marche en avant, ils nous servent aussi à donner à notre sujet plus de développement doctrinal et plus de lumière; il en sera ainsi du doute dont il est question.

            Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu'il est contre la volonté de Dieu de rechercher des connaissances particulières par la voie surnaturelle des vision, paroles, etc. Nous avons vu, d'autre part, dans le même chapitre, et d'après les témoignages de la sainte Écriture que nous y avons rapportés, que des rapports de cette sorte avec Dieu étaient permis sous la Loi ancienne. Non seulement ils étaient permis, mais ils étaient même commandés; et quand les enfants d'Israël ne lui obéissaient pas sur ce point, Dieu le leur reprochait. C'est ce que l'on voit dans Isaïe, où Dieu leur reprocha vivement de ne l'avoir pas consulté quand ils pensaient descendre en Égypte, et leur dit Qui ambulatis ut descendatis in Aegyptum, et os meum non interrogatis: « Vous ne m'avez pas demandé tout d'abord ce qui convenait (Is. XXX, 2). »

            Nous lisons de même dans Josué que, les mêmes enfants d'Israël ayant été trompés par les Gabaonites, l'Esprit leur rappelle leur faute en ces termes: Susceperunt igitur de cibariis eorum, et os Domini non interrogaverunt: « Ils ont reçu de leurs vivres, et ils n'ont pas consulté le Seigneur (Jos. IX, 14). »

            Nous voyons encore dans la sainte Écriture que Moïse consultait souvent le Seigneur. Le roi David et tous les rois d'Israël faisaient de même quand une guerre ou quelque difficulté surgissait; telle était aussi la coutume des prêtres et des prophètes de la Loi ancienne. Dieu leur répondait; il s'entretenait avec eux; il ne se fâchait pas; cette manière d'agir avec lui était agréable à ses yeux; si on ne l'eût pas suivie, c'eût été une faute, voilà la vérité.

            Pourquoi donc maintenant sous la Loi nouvelle, sous la Loi de grâce, ne serait-il plus permis de faire comme alors? A cette question il faut répondre: La cause principale pour laquelle étaient permises sous la Loi ancienne les demandes que l'on adressait à Dieu et pour laquelle il convenait aux prophètes et aux prêtres de désirer des visions et des révélations divines, c'est que la foi n'était pas encore fondée ni la loi évangélique établie. Il fallait que l'on s'adressât à Dieu directement et que Dieu répondît, par des paroles, des visions ou des révélations, par des figures ou des images, ou enfin par beaucoup d'autres manières de nous faire connaître la vérité. Toutes ses réponses, en effet, paroles, oeuvres ou révélations, avaient pour but les mystères de la foi, la concernaient ou s'y rapportaient. Or, les choses de la foi ne viennent pas de l'homme; elles viennent de la bouche de Dieu; il les a exprimées lui-même par sa bouche. Il fallait donc, comme nous l'avons dit, les demander à la bouche même de Dieu. Voilà pourquoi il blâmait les enfants d'Israël qui ne le consultaient pas pour avoir son avis et diriger les faits et les événements vers la foi qu'ils n'avaient pas encore, parce qu'elle n'était pas fondée.

            Mais aujourd'hui que la foi est fondée sur le Christ et que la loi évangélique est manifestée dans cette ère de la grâce qu'il nous a donnée, il n'y a plus de motif pour que nous l'interrogions comme avant, ni pour qu'il nous parle ou nous réponde comme alors. Dès lors qu'il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, il n'a pas d'autre parole à nous donner. Il nous a tout dit à la fois et d'un seul coup en cette seule Parole; il n'a donc plus à nous parler. Tel est le sens de ce texte par lequel saint Paul veut engager les Hébreux à se séparer de ces anciennes pratiques et manières de traiter avec Dieu qui étaient en usage sous la loi de Moïse et à jeter les yeux sur le Christ seulement: Multifariam multisque modis olim Deus loquens patribus in prophetis; novissime diebus istis locutus est nobis in Filio: « Ce que Dieu, dit-il, a révélé à nos pères en divers temps et de diverses manières par l'intermédiaire des prophètes, il l'a dit maintenant et tout à la fois en ces derniers jours par son Fils (Heb. I, 1-2). » L'Apôtre nous donne à entendre par là que Dieu s'est fait comme muet; il n'a plus rien à dire; car ce qu'il disait par parties aux prophètes, il l'a dit tout entier dans son Fils, en nous donnant ce tout qu'est son Fils. Voilà pourquoi celui qui voudrait maintenant l'interroger, ou désirerait une vision ou une révélation, non seulement ferait une folie, mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas les yeux uniquement sur le Christ, sans chercher autre chose ou quelque nouveauté. Dieu pourrait en effet lui répondre de la sorte: Si je t'ai déjà tout dit dans ma parole, qui est mon Fils, je n'ai maintenant plus rien à te révéler ou à te répondre qui soit plus que lui. Fixe ton regard uniquement sur lui; c'est en lui que j'ai tout déposé, paroles et révélations; en lui tu trouveras même plus que tu ne demandes et que tu ne désires. Tu me demandes des paroles, des révélations ou des visions, en un mot des choses particulières; mais si tu fixes les yeux sur lui, tu trouveras tout cela d'une façon complète, parce qu'il est toute ma parole, toute ma réponse, toute ma vision, toute ma révélation. Or, je te l'ai déjà dit, répondu, manifesté, révélé, quand je te l'ai donné pour frère, pour maître, pour compagnon, pour rançon, pour récompense. Le jour où je suis descendu avec mon Esprit sur lui au Thabor, j'ai dit: Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi bene complacui, ipsum audite: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances; écoutez-le (Mat. XVII, 5). » Depuis lors, j'ai laissé de côté toutes ces sortes d'enseignements et toutes ces réponses, et je les lui ai remises; écoutez-le, parce que je n'ai plus de foi à vous révéler, ni plus de vérités à vous manifester. Quand précédemment je parlais, c'était pour vous promettre le Christ; quand on m'adressait des questions, c'était des questions qui regardaient la demande et l'espérance du Christ où l'on devait trouver tous les biens, comme le donne à entendre toute la doctrine des Évangélistes et des Apôtres. Mais maintenant si quelqu'un vient m'interroger comme on le faisait alors et me demande quelque vision ou quelque révélation, c'est en quelque sorte me demander encore le Christ ou me demander plus de foi que je n'en ai donné: de la sorte, il offenserait profondément mon Fils bien-aimé, parce que non seulement il montrerait par là qu'il n'a pas foi en lui, mais encore il l'obligerait une autre fois à s'incarner, à recommencer sa vie et à mourir. Vous ne trouverez rien de quoi me demander, ni de quoi satisfaire vos désirs de révélations et de visions. Regardez-y bien. Vous trouverez que j'ai fait et donné par lui beaucoup plus que ce que vous demandez.

            Si vous désirez que je vous réponde par quelques paroles de consolation, considérez comment mon Fils m'a obéi et a été affligé par amour pour moi, et vous entendrez par combien de paroles il vous répondra. Voulez-vous que Dieu vous explique certains événements mystérieux, ou certaines choses cachées: fixez seulement les yeux sur lui, et vous y trouverez les mystères les plus profonds, les trésors de la sagesse et des merveilles divines qui sont renfermées en lui, comme l'Apôtre le dit: In quo sunt omnes thesauri sapientiae et scientiae absconditi: « En lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu (Col. II, 3). » Ces trésors de sagesse seront pour vous beaucoup plus profonds, plus doux et plus utiles que tout ce que vous désirez savoir. Voilà pourquoi l'Apôtre se glorifiait en ces termes: « Je n'ai pas donné à entendre que je savais autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié (I Cor. II, 2). » : Non enim judicavi me scire aliquid inter vos nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum.

            Si vous voulez encore d'autres visions ou révélations divines ou corporelles, regardez toujours dans son Humanité, et vous trouverez dans cette Humanité beaucoup plus que vous ne pensez, parce que l'apôtre saint Paul dit encore: In ipso inhabitat omnis plenitudo Divinitatis corporaliter: « En lui habite corporellement la plénitude de la Divinité (Col. II, 9). »

            Il ne convient donc pas d'adresser à Dieu des demandes de cette sorte; il n'est pas nécessaire qu'il parle encore, car en achevant de nous révéler toute la foi dans son Christ, il n'y a plus d'autre objet de la foi à révéler, et il n'y en aura jamais. Celui qui voudrait recevoir encore par la voie surnaturelle certaines communications surnaturelles semblerait accuser Dieu de ne pas nous avoir donné en son Fils tout ce qui nous était nécessaire, comme nous l'avons dit. Supposé même qu'il agisse ainsi tout en ayant la foi, et en croyant ses enseignements, il manifeste un esprit de curiosité et l'imperfection de sa foi. Ce n'est donc point de cette curiosité qu'il faut attendre un enseignement doctrinal ou une communication par voie surnaturelle. A l'heure où le Christ expira sur la Croix, et dit: Consummatum est: « Tout est consommé (Jean, XIX, 30) », non seulement ont pris fin toutes ces communications surnaturelles, mais encore toutes les cérémonies et tous les rites de la Loi ancienne.

            Ainsi donc nous devons nous guider en tout d'après la doctrine du Christ Notre-Seigneur, fait Homme pour nous, de son Église, de ses ministres qui nous parlent d'une manière humaine et visible. Par cette voie nous trouverons le remède à nos ignorances et à nos faiblesses spirituelles; par cette voie nous trouverons des secours abondants pour tous nos besoins. Tout ce qui sort de cette voie ou s'en écarte, non seulement est de la curiosité, mais encore une grande présomption. On ne doit rien croire de ce qui vient par voie surnaturelle, si ce n'est, je le répète, l'enseignement de Jésus-Christ fait Homme, et celui de ses ministres qui sont hommes aussi. Cela est tellement vrai que saint Paul a dit: Sed licet... Angelus de caelo evangelizet vobis, praeter quam quod evangelizavimus vobis, anathema sit: « Si quelque ange du ciel venait vous évangéliser autrement que nous, hommes, nous vous avons évangélisé, qu'il soit maudit et excommunié (Gal. I, 8). »

            Il est donc vrai que nous devons toujours nous en tenir à ce que le Christ nous a enseigné. Tout le reste n'est rien; et nous ne devons pas le croire s'il n'est pas conforme à son enseignement. Il travaille donc inutilement celui qui veut aujourd'hui traiter avec Dieu comme on le faisait sous l'ancienne Loi. D'ailleurs, même alors il n'était pas permis au premier venu d'adresser des demandes à Dieu; Dieu, de son côté, ne répondait pas à tout le monde, mais seulement aux prêtres et aux prophètes; c'est de leur bouche que le peuple devait connaître sa loi et ses enseignements. Et si quelqu'un voulait savoir de Dieu quelque chose, il le demandait par l'intermédiaire du prêtre ou du prophète, et non directement par lui-même. Si parfois David a demandé directement quelque chose à Dieu, c'est qu'il était prophète; or, même alors, il ne le faisait pas sans revêtir l'habit sacerdotal, comme on le voit dans le livre des Rois, où il dit au prêtre Abimélec: Applica ad me ephod: « Donnez-moi l'éphod (I Rois, XXIII, 9). » Et l'éphod était un des ornements les plus importants du pontife, et ce n'était qu'après s'en être revêtu qu'il consultait Dieu. D'autres fois encore, David consultait Dieu par l'intermédiaire de Nathan et des autres prophètes. C'est donc sur la parole des prophètes et des pontifes que l'on devait croire comme venant de Dieu les révélations qui étaient faites, et non point sur le jugement personnel. Ce que Dieu disait alors n'avait donc ni force ni autorité et ne pouvait inspirer une créance absolue tant qu'il n'était pas sanctionné par les pontifes et les prophètes. Dieu, en effet, aime tant à voir l'homme gouverné et dirigé par un autre homme semblable à lui, et selon la raison naturelle, qu'il veut absolument que ce qu'il nous communique surnaturellement nous ne le donnions à comprendre, ou nous n'y donnions entière créance, ou n'ait de force et de sécurité en nous, qu'après avoir passé par ce canal humain de la bouche de l'homme. Chaque fois qu'il dit ou révèle quelque chose à l'âme il le fait en inclinant cette âme à s'en rapporter à qui il convient. Jusqu'alors, il n'a pas coutume de lui donner une pleine assurance sur la révélation; il veut que l'homme la reçoive d'un autre homme semblable à lui.

            C'est précisément ce qui est arrivé au capitaine Gédéon, comme nous le lisons au livre des Juges. Dieu lui avait répété souvent qu'il triompherait des Madianites; et il restait toujours dans le doute et dans la crainte; or il garda cette faiblesse jusqu'au jour  où il apprit de la bouche des hommes ce que Dieu lui avait annoncé directement. Aussi arriva-t-il que Dieu, pour dissiper ses craintes, lui dit: Surge et descende in castra... et cum audieris quid loquantur, tunc confortabuntur manus tuae et securior ad castra descendes: « Lève-toi et va au camp des ennemis... lorsque tu auras entendu leurs paroles, tes bras deviendront plus forts pour accomplir ce que je t'ai dit et tu descendras avec plus de sécurité pour combattre (Jug. VII, 9-11). » L'événement justifia cette prédiction. Ayant entendu un Madianite raconter à un autre comment il avait rêvé que Gédéon les mettrait en déroute, celui-ci sentit son courage se ranimer et, plein de joie, commença le combat. Cet exemple nous montre que Dieu ne voulut pas lui donner directement une complète assurance; il ne la lui donna par voie surnaturelle que lorsqu'elle eut été confirmée par voie naturelle.

            Ce qui arriva à ce sujet à Moïse est encore bien plus frappant. Dieu lui avait commandé d'aller délivrer les enfants d'Israël; il avait fortement motivé cet ordre; il l'avait même confirmé par le prodige en changeant sa verge en serpent comme aussi en couvrant et en guérissant subitement sa main de la lèpre. Néanmoins Moïse restait si hésitant, irrésolu et timide, que Dieu se fâcha, et encore il ne parvient pas à cette foi inébranlable qui était nécessaire dans ce cas; il fallut que Dieu relevât son courage en lui donnant son frère Aaron. Il lui dit en effet: Aaron frater tuus Levites scio quod eloquens sit; ecce ipse egreditur in occursum tuum, vidensque laetabitur corde. Loquere ad eum et pone verba mea in ore ejus, et ego ero in ore tuo et in ore illius: « Je sais que ton frère Aaron, le lévite, est un homme éloquent; voici qu'il vient à ta rencontre et ton coeur tressaillira de joie. Parle-lui, fais-lui connaître mes ordres, et moi je serai sur tes lèvres et sur les siennes, afin que vous vous encouragiez mutuellement (Ex. IV, 14). » Et entendant ces paroles, Moïse reprit aussitôt courage et confiance à la pensée d'être soutenu par les conseils de son frère. C'est, en effet, le propre d'une âme vraiment humble de ne pas oser traiter seule à seul avec Dieu, et de ne trouver de sécurité que dans la direction et le conseil de son semblable. Dieu, d'ailleurs, le veut ainsi; car là où les âmes s'unissent pour rechercher la vérité, il se trouve lui aussi pour la leur manifester et les en convaincre par des raisons naturelles. C'est ainsi, comme il l'affirme, qu'il devait agir avec Moïse et Aaron, en dirigeant les lèvres de l'un et de l'autre. Voilà pourquoi il a dit aussi dans l'Évangile: Ubi enim sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum: « Là où deux ou trois sont réunis pour examiner ce qui concerne davantage l'honneur et la gloire de mon nom, je suis au milieu d'eux (Mat. XVIII, 20) », c'est-à-dire pour les éclairer, et confirmer dans leurs coeurs les vérités divines. Notons bien que Dieu ne dit pas: là où un seul se trouvera, je me trouverai, moi aussi; mais il dit: là où il y en aura au moins deux; il veut nous faire comprendre qu'il ne veut pas que personne adhère de lui-même aux communications qu'il croit recevoir de Dieu, s'y attache ou s'y appuie sans le conseil et la direction de l'Église ou de ses ministres. Celui qui est seul n'a pas Dieu avec lui pour l'éclairer et pour affermir la vérité dans son coeur; il est sans force et sans ardeur pour la vérité.

            Voilà pourquoi « l'Ecclésiaste » renchérit encore sur ce que nous disons, dans ce texte: Vae soli, quia cum ceciderit, non habet sublevantem se. Et si dormierint duo, fovebuntur mutuo: unum, quomodo calefiet? Et si quisquam praevaluerit contra unum, duo resistunt ei: Malheur à celui qui est seul! Car, s'il vient à tomber, il n'a personne pour le relever. Si deux dorment ensemble, ils se réchaufferont mutuellement (Eccl. IV, 10-12), c'est-à-dire par le feu de la charité de Dieu qui est au milieu d'eux. Comment un seul pourrait-il se réchauffer? C'est-à-dire comment pourrait-il n'être pas froid dans les choses de Dieu? Et si quelqu'un peut avoir l'avantage et prévaloir sur un homme seul, c'est-à-dire si le démon prévaut contre ceux qui veulent se diriger par eux-mêmes dans les choses de Dieu, deux réunis lui résisteront, c'est-à-dire le disciple et le maître qui s'unissent pour connaître la vérité et s'y conformer. L'homme, tant qu'il est seul, se sent ordinairement faible et sans force au regard de la vérité, alors même qu'il l'aurait reçue de Dieu. Cela est tellement vrai que saint Paul, qui depuis longtemps prêchait l'Évangile qu'il disait avoir appris, non de l'homme, mais de Dieu, n'eut pas de repos jusqu'au jour où il en conféra avec saint Pierre et les Apôtres. Il disait en effet: Ne forte in vacuum currerem aut cucurrissem: « C'est de peur que je ne vienne à courir ou que je n'eusse déjà couru en vain (Gal. II, 2). » Il ne se regardait pas comme rassuré, tant qu'il n'avait pas reçu d'un homme la sécurité. Voilà donc, ô Paul, une chose digne d'admiration: celui qui vous a révélé l'Évangile que vous prêchiez ne pouvait-il donc pas, par lui-même, vous tranquilliser contre les fautes que vous auriez pu commettre dans la prédication de la vérité? De là, il suit clairement que l'on ne saurait se fier aux communications que Dieu nous révèle, tant que l'on ne suit pas l'ordre dont nous parlons. Supposons une personne qui en a la certitude, comme saint Paul l'avait au sujet de l'Évangile, puisqu'il avait déjà commencé à le prêcher, supposons en outre que la révélation vient de Dieu, on peut néanmoins se tromper à son sujet ou dans ce qui s'y rattache. Dieu, en effet, tout en découvrant une chose, ne manifeste pas toujours l'autre; très souvent même il dit une chose, mais il n'indique pas le moyen de l'exécuter. Ordinairement, en effet, tout ce qui peut s'accomplir par l'industrie de l'homme ou ses conseils, il ne le fait pas lui-même, il n'en parle pas, malgré les rapports intimes et prolongés qu'il a eus avec une âme. Saint Paul le savait très bien: car, ainsi que nous l'avons dit, malgré la certitude où il était que Dieu lui avait révélé l'Évangile, il alla en conférer avec les Apôtres.

            Cette vérité est très évidente dans « l'Exode » où nous voyons que Dieu, qui s'entretenait si familièrement avec Moïse, ne lui a jamais donné par lui-même le conseil de Jéthro son beau-père, c'est-à-dire qu'il devait se choisir d'autres juges pour l'aider dans ses fonctions, afin que le peuple ne fût pas obligé de l'attendre du matin jusqu'au soir (Ex. XVIII, 21-22). Ce conseil Dieu l'approuva; mais il ne l'avait pas révélé lui-même à Moïse, car c'était une mesure et un conseil que la raison humaine pouvait découvrir. Ainsi en est-il de toutes les particularités qui dans les visions et communications de Dieu sont à la portée de la prudence et de la sagesse de l'homme. Dieu n'a pas coutume de les révéler; il veut, au contraire, que l'on profite toujours de ce moyen dans toute la mesure du possible. C'est par là qu'il faut les régler toutes, sauf les vérités de foi; celles-ci, en effet, sont supérieures à toute intelligence, à toute raison, bien qu'elles ne leur soient point contraires. Si donc une personne est certaine que Dieu et les Saints s'entretiennent souvent avec elle d'une manière intime, elle ne doit pas s'imaginer qu'ils vont par le fait même lui dire ou manifester les fautes qu'elle commet sur certains points quand elle peut les connaître par une autre voie.

            On ne doit donc jamais être dans une assurance complète. Nous lisons aux Actes des Apôtres que saint Pierre, bien que prince de l'Église, et instruit directement par Dieu, se trompait en maintenant une certaine cérémonie chez les Gentils; et cependant Dieu gardait le silence; enfin Paul le reprit comme il le raconte lui-même en ces termes: Sed cum vidissem quod non recte ambularent ad veritam Evangelii, dixi Caephae coram omnibus: Si tu cum Judaeus sis, gentiliter vivis, et non judaice, quomodo Gentes coegis judaizare?: « Quand je vis que les disciples ne marchaient pas avec droiture et d'une manière conforme à la vérité de l'Évangile, je dis à Pierre devant tout le monde: Si vous, qui êtes Juif d'origine, vous vivez à la manière des Gentils, et non à celle des Juifs, comment usez-vous de ruse pour contraindre les Gentils à se conformer au judaïsme? (Gal. II, 14) » Or Dieu n'a pas montré par lui-même cette faute à Pierre; cette simulation était du domaine de la raison, et Pierre pouvait le connaître par la voie de la raison.

            Au jour du jugement, Dieu punira beaucoup de fautes et de péchés d'un grand nombre d'âmes avec lesquelles il avait eu des rapports intimes et auxquelles il avait accordé des lumières spéciales et de la vertu; mettant leur confiance dans cette familiarité qu'elles avaient avec Dieu et dans les faveurs qu'elles en recevaient, elles ont négligé leurs devoirs qu'elles connaissaient bien.

            Aussi, comme le dit Notre-Seigneur Jésus Christ dans l'Évangile, ces âmes seront alors remplies d'étonnement et diront: Domine, Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus, et in nomine tuo daemonia ejecimus, et in nomine tuo vitutes multas fecimus? « Seigneur, Seigneur, est-ce que nous n'avons pas annoncé en votre nom les prophéties que vous nous avez communiquées? Est-ce que nous n'avons pas encore en votre nom chassé et repoussé les démons? Est-ce que nous n'avons pas en votre nom opéré beaucoup de miracles et de prodiges? » Et Notre-Seigneur dit qu'il leur répondra en ces termes: Et tunc confitebor illis quia nunquam novi vos; discedite a me omnes qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité; je ne vous ai jamais connus (Mat. VII, 22-23). »

            De ce nombre était Balaam et d'autres semblables. Dieu leur parlait et leur accordait des faveurs, et néanmoins ils restaient pécheurs. Le Seigneur adressera aussi des réprimandes aux élus ses amis, avec lesquels il avait traité avec familiarité sur la terre; il leur reprochera leurs fautes et leurs négligences dont il ne devait pas nécessairement les prévenir par lui-même, puisque sa loi et la raison naturelle qu'il leur avait données leur suffisaient.

            Pour terminer ce sujet, je dis, conformément à ce qui précède, que quelque communication que reçoive une âme et de quelque manière que ce soit, par voie surnaturelle, elle doit l'exposer tout de suite avec clarté, précision, perfection, simplicité et en toute vérité à son directeur spirituel. Il lui semblera peut-être qu'il n'y a pas de motif d'en rendre compte à son directeur, ou de perdre le temps à lui en parler, puisque, comme nous l'avons dit, quand l'âme les repousse et n'en fait pas cas, ou ne les admet pas, elle est en sûreté, surtout quand il s'agit de visions, révélations ou autres communications surnaturelles qui ou bien sont claires ou bien n'offrent pas d'intérêt; néanmoins, il est très nécessaire d'en parler au directeur alors même qu'on ne le croirait pas utile, et cela pour trois motifs.

            Le premier, c'est que, comme nous l'avons dit, Dieu communique beaucoup de choses dont l'effet, la force, la lumière, la sécurité ne se font pas sentir complètement à l'âme, tant qu'elle ne s'en est pas, je le répète, entretenue avec celui que Dieu lui-même a voulu et établi comme son juge spirituel. A lui appartient le pouvoir de la lier ou délier, d'approuver ou de désapprouver ce qui se passe en elle, comme nous l'avons montré déjà par l'autorité de l'Écriture. L'expérience de tous les jours en est la preuve. Nous voyons, en effet, des âmes humbles qui sont favorisées de ces communications surnaturelles. Or c'est après en avoir parlé à qui de droit qu'elles demeurent toutes satisfaites, pleines de force, de lumière et de sécurité; quelques-unes, qui, avant d'en avoir parlé à leur directeur, les avaient regardées avec indifférence ou comme une chose étrangère, les considèrent  alors comme un don qui leur est fait de nouveau.

            Le second motif, c'est que l'âme a ordinairement besoin de recevoir un enseignement sur les choses qui se passent en elle, afin que dans cette voie où elle se trouve elle pratique le dénûment et la pauvreté spirituelle de la Nuit obscure. Si elle est privée de cet enseignement, et si même elle repousse les communications surnaturelles, elle tombera peu à peu et sans s'en apercevoir dans l'ignorance des voies spirituelles et s'accoutumera à la voie des sens, où se passent en partie ces communications particulières.

            Le troisième motif, c'est pour que l'âme demeure dans l'humilité, la dépendance et la mortification. Il convient qu'elle rende compte de toutes ces communications à son directeur, alors même qu'elle n'en ferait aucun cas et les regarderait comme non avenues. Certaines personnes, en effet, éprouvent une vive répugnance à cette ouverture; il leur semble que ce n'est rien, et ne savent ce qu'en pensera leur directeur auquel elles en parleront; c'est là une marque de peu d'humilité. Voilà pourquoi il faut que ces personnes s'assujettissent à les dire. D'autres personnes éprouvent une grande confusion à les exposer, dans la crainte qu'on ne découvre en elles des faveurs qui les fassent passer pour saintes, ou pour d'autres motifs encore; voilà pourquoi elles ne croient pas devoir en parler; d'ailleurs elles n'en font pas cas; or c'est précisément pour ce fait même qu'il convient qu'elles sachent se mortifier et parler, jusqu'à ce que par l'humiliation elles arrivent à être humbles, simples, ouvertes, disposées à parler au directeur, et qu'ensuite elles aillent à lui sans difficulté.

            Il nous faut donner ici un avertissement au sujet de ce que nous avons dit. Nous avons montré une grande rigueur pour que les âmes repoussent ces communications surnaturelles, et pour que les confesseurs ne favorisent point qu'elles aient des entretiens sur ces matières; mais par ailleurs les directeurs spirituels se tromperaient s'ils témoignaient à ce sujet du dégoût, de l'éloignement, du mépris; ce serait pour ces âmes l'occasion de se replier sur elles-mêmes; on fermerait la porte à l'ouverture de conscience dont elles ont besoin, et elles n'oseraient plus leur rien manifester et seraient exposées à une foule d'inconvénients. Nous le répétons, ces communications surnaturelles sont un moyen; et puisqu'elles sont un moyen ou une voie par où Dieu les mène, il n'y a pas lieu de le dédaigner; il ne faut ni s'en étonner, ni s'en scandaliser. Il faut plutôt agir avec beaucoup de bonté et de calme, encourager ces âmes, leur faciliter l'ouverture de conscience, et au besoin la leur imposer par un précepte, car elles éprouvent parfois une difficulté très grande à s'y résigner. Le directeur s'appliquera à les conduire dans la voie de la foi; il leur enseignera simplement à détourner les regards de toutes ces manifestations surnaturelles, il leur montrera comment on en détache les tendances et l'esprit pour réaliser des progrès; enfin il leur donnera à entendre que devant Dieu une seule action, un seul acte de volonté fait par charité a plus de prix que toutes les visions, révélations ou communications qui peuvent venir du Ciel, car en ces choses il n'y a ni mérite, ni démérite. Il leur exposera en outre comment beaucoup d'âmes qui ne jouissent d'aucune  de ces manifestations sont incomparablement plus parfaites que d'autres qui en sont largement favorisées.

CHAPITRE XXI

OÙ L'ON COMMENCE A PARLER DES CONNAISSANCES

DE L'ENTENDEMENT QUI SONT

PUREMENT SPIRITUELLES. ON EN  DÉCRIT LA NATURE.

            La doctrine que nous avons donnée sur les connaissances de l'entendement qui nous viennent par la voie des sens est très laconique, vu ce qu'il y aurait à dire. Néanmoins, je n'ai pas voulu m'étendre davantage sur ce sujet, car, pour atteindre le but que je me propose ici, qui est d'en détacher l'entendement et de l'introduire dans la Nuit de la foi, je comprends même que j'ai été trop long.

            Nous allons donc parler maintenant des quatre genres de connaissances purement spirituelles de l'entendement, qui sont, avons-nous dit au chapitre IX, les visions, les révélations, les paroles et les sentiments spirituels. Nous les appelons purement spirituelles, car, à la différence des connaissances corporelles et imaginaires, elles ne se communiquent pas à l'entendement par la voie des sens corporels; mais sans qu'il y ait une intervention quelconque d'un sens corporel extérieur ou intérieur, elles s'offrent à l'entendement clairement et distinctement par voie surnaturelle d'une manière passive, sans que l'âme pose un acte quelconque ou agisse personnellement et se conduise d'une manière active et comme par elle-même.

            Il faut donc savoir, pour parler dans un sens large et général, que ces quatre connaissances peuvent toutes s'appeler visions de l'âme; car lorsqu'on parle de l'âme, comprendre et voir sont une seule et même chose. Dès lors, en effet, que ces quatre connaissances sont du domaine intelligible et appartiennent à l'entendement, elles sont aussi visibles spirituellement. L'intelligence qui s'en forme dans l'entendement peut s'appeler vision intellectuelle. Tous les objets des autres sens qui peuvent être perçus par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le tact, sont du domaine de l'entendement en tant qu'ils sont vrais ou faux; et si tout ce que voient les yeux du corps leur cause une vision corporelle, tout ce qui est intelligible aux yeux spirituels de l'âme ou à l'entendement lui cause une vision spirituelle. Car, nous le répétons, pour lui, comprendre et voir sont une même chose. Ainsi donc ces quatre connaissances, nous pouvons, pour parler d'une manière générale, les appeler des visions; tandis que nous ne pouvons nous exprimer ainsi quand il s'agit des autres sens, car l'objet de l'un n'est pas le même que l'objet de l'autre. Mais comme ces connaissances se présentent à l'âme sous une forme analogue à celle qui frappe les autres sens, il en résulte, pour employer le langage propre et spécifique, que nous appelons visions ce que l'entendement perçoit sous forme de vue, car il peut voir les choses spirituelles, comme les yeux du corps voient les choses corporelles. Ce qu'il perçoit comme s'il l'apprenait ou comme s'il s'agissait d'une chose nouvelle, à l'instar de l'ouïe qui entend des choses qu'il n'avait jamais entendues, nous l'appelons révélations; ce qu'il connaît comme en l'entendant, nous l'appelons locution; ce qu'il connaît enfin d'une manière analogue à celle des autres sens, comme, par exemple, une odeur suave et spirituelle, un goût spirituel, un plaisir spirituel que l'âme peut goûter surnaturellement, nous l'appelons sentiment spirituel. De toutes ces conceptions, comme nous l'avons dit, l'entendement tire une connaissance ou vision spirituelle, qui est indépendante de toute représentation, forme, image, figure imaginaire ou représentation naturelle; toutes ces communications se produisent dans l'âme immédiatement par une voie surnaturelle, par un moyen surnaturel. Or on agira à leur égard comme nous avons dit qu'il faut faire à l'égard des connaissances corporelles et imaginaires; il convient d'en détacher l'entendement et de le diriger et conduire par leur moyen à travers la nuit spirituelle de la foi jusqu'à l'union divine et substantielle de l'amour de Dieu. Sans cela sa marche serait embarrassée et entravée dans ce chemin d'isolement et de détachement qui lui est nécessaire en tout. Sans doute ces connaissances sont plus nobles, plus utiles et beaucoup plus sûres que les connaissances corporelles et imaginaires; comme elles sont déjà intérieures et purement spirituelles, le démon y a moins de prise; l'âme les reçoit d'une manière plus pure et plus subtile, sans aucun travail de sa part ni de l'imagination, ou du moins sans coopération active. Néanmoins, si l'entendement n'avait soin de se surveiller, il pourrait encore trouver des obstacles sur ce chemin et tomber dans une foule d'erreurs.

            Nous pourrions d'une certaine manière terminer en même temps ces quatre sortes de connaissances. Ce serait de donner pour toutes à la fois le conseil que nous donnons pour toutes les autres, de ne point les rechercher et de ne point les accepter. Néanmoins, afin de mieux éclairer la route à suivre, et comme il y a certaines choses spéciales à dire sur chacune d'elles, il est bon d'en parler séparément. Nous commencerons donc par les premières, qui sont les visions spirituelles ou intellectuelles.

CHAPITRE XXII

OÙ L'ON TRAITE DE DEUX SORTES DE

VISIONS SPIRITUELLES

QUI VIENNENT PAR LA  VOIE SURNATURELLE.

            Nous allons parler maintenant d'une manière spéciale des visions spirituelles qui se forment dans l'entendement sans l'intermédiaire d'un sens corporel quelconque. Ces visions sont de deux sortes: il y a les visions des substances corporelles, et les visions des substances simples et immatérielles. Les premières concernent toutes les choses matérielles qu'il y a au ciel et sur la terre; l'âme peut les voir, tout en étant dans son corps, par le moyen d'une certaine lumière surnaturelle qui lui vient de Dieu et lui permet de voir les choses absentes du ciel et de la terre. C'est ce que saint Jean a vu, comme nous le lisons dans « l'Apocalypse » (Apoc. XXI, q. s. v.), où il nous fait la description et nous raconte la beauté de la Jérusalem céleste dont il a eu la vision. On lit également que saint Benoît a été favorisé d'une vision spirituelle où le monde tout entier lui a été dévoilé. Cette vision, dit saint Thomas dans ses Quodlibet (Quodlibet I), consistait dans une lumière qui, comme nous l'avons dit, lui venait d'en haut.

            Les autres visions des substances immatérielles ne peuvent avoir lieu, même avec le secours de cette lumière dérivée de Dieu, dont nous parlons; il faut alors une lumière plus élevée que l'on appelle la lumière de gloire. Ces visions des substances immatérielles, comme l'être de Dieu, les anges et les âmes, ne sont  pas proprement de cette vie et ne peuvent avoir lieu tant que nous sommes dans un corps mortel. Car si Dieu voulait les communiquer à l'âme selon leur mode d'être essentiel, l'âme quitterait son corps et cesserait sa vie mortelle d'ici-bas. Voilà pourquoi Dieu dit à Moïse qui lui demandait de voir son Essence: Non videbit me homo et vivet: « L'homme ne peut pas me voir sans cesser de vivre (Ex. XXXIII, 20). » Aussi les enfants d'Israël, à la pensée qu'ils devaient voir Dieu ou qu'ils l'avaient vu, lui ou un ange, craignaient de mourir, comme on le voit au livre de l'Exode où, remplis de terreur, ils dirent à Moïse: Non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur (Ex. XX, 19). C'est comme s'ils avaient dit: Que Dieu ne se communique pas à nous d'une façon manifeste. Nous lisons également au livre des Juges, que Manué, père de Samson, qui avait vu l'essence d'un ange sous la figure d'un jeune homme de la plus grande beauté, dit à sa femme qui avait eu la même vision: Morte moriemur, quia vidimus Dominus: « Nous allons mourir, puisque nous avons vu le Seigneur (Jug. XIII, 22). »

            Ainsi donc des visions de cette sorte ne sont pas compatibles avec notre existence sur la terre, si ce n'est très rarement et en passant, et encore Dieu doit-il alors veiller à soutenir les conditions de la vie naturelle, puisqu'il en retire totalement l'esprit et que l'âme n'anime plus le corps. C'est pour cela que saint Paul, ayant eu des visions de cette sorte et vu, au troisième ciel, des substances simples, s'écrie: Sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit: C'est-à-dire: J'ai été élevé à ces visions, et il ajoute que quand il en fut favorisé, il ne sait pas s'il était dans son corps ou non, mais que Dieu le sait (II Cor. XII, 2). Cela nous montre clairement que l'Apôtre a subi dans sa vie naturelle une transformation merveilleuse dont le mode à Dieu pour auteur.

            De même, quand Dieu, comme on le croit, communiqua à Moïse la vision de son essence, il lui dit, comme on nous le raconte, qu'il allait le mettre dans le creux du rocher, que là il le protégerait, le couvrirait de sa droite et le soutiendrait pour l'empêcher de mourir lorsque sa gloire viendrait à passer (Ex. XXXIII, 22-23). Ce passage rapide de la gloire de Dieu signifie la vision transitoire qu'il donne de lui-même à Moïse, pendant qu'il le couvre de sa droite pour lui conserver la vie naturelle.

            Mais ces visions si substantielles qui furent accordées à saint Paul, à Moïse et à Élie qui se couvrit le visage au souffle suave de Dieu, bien que ce fût transitoire, sont très rares; elle n'arrivent presque jamais, et ne sont accordées qu'à un très petit nombre. Dieu ne les réserve qu'à ceux qui sont des sources de son esprit dans l'Église et embrasés du zèle de sa loi, comme le furent les trois personnages dont nous venons de parler.

            Bien que, d'après les lois ordinaires, l'entendement ne puisse pas avoir ces visions des substances spirituelles d'une manière claire et évidente ici-bas, elles peuvent cependant être senties dans la substance de l'âme moyennant une connaissance pleine d'amour qui est accompagnée de touches divines et d'une ineffable union. Cette faveur se rattache aux sentiments spirituels dont nous parlerons plus tard, avec l'aide de Dieu. Notre but est de conduire l'âme à l'union divine, à l'union avec l'essence divine; nous en parlerons lorsque nous traiterons de l'intelligence mystique, de la connaissance confuse et obscure de Dieu dont nous avons encore à parler. Nous verrons là comment, à l'aide de cette connaissance amoureuse et obscure, l'âme s'unit à Dieu dans un degré sublime et vraiment divin; car cette connaissance obscure et amoureuse, qui n'est autre que la foi, est d'une certaine manière ici-bas par rapport à l'union divine comme la lumière de gloire est dans l'autre vie par rapport à la claire vision de Dieu.

            Aussi allons-nous parler maintenant des visions des substances corporelles qui sont communiquées spirituellement à l'âme et ressemblent aux visions corporelles. De même en effet que les yeux du corps voient les objets corporels à l'aide de la lumière naturelle, de même l'entendement, éclairé de cette lumière surnaturelle dont il a été question, voit intérieurement ces mêmes objets naturels, et d'autres encore s'il plaît à Dieu. Toutefois il y a une différence dans le degré et le mode de vision, car les visions spirituelles et intellectuelles sont plus claires et plus subtiles que les visions corporelles. Lorsque Dieu veut accorder à l'âme une faveur de cette sorte, il lui communique cette lumière surnaturelle dont nous parlons, à l'aide de laquelle elle voit avec la plus grande facilité et clarté ce que Dieu veut lui montrer soit du ciel, soit de la terre; et alors, que l'objet soit absent ou présent, il n'y a point d'obstacle pour elle. On dirait parfois que c'est comme si, une porte s'ouvrant, une lumière splendide apparaissait, semblable à un éclair qui, au milieu d'une nuit profonde, manifeste subitement les objets d'une manière claire et distincte, pour les laisser tout de suite dans leur obscurité, bien que leurs formes et leurs images restent gravées dans l'imagination. Tel est le phénomène qui se produit dans l'âme d'une manière beaucoup plus parfaite. Car ces visions s'impriment parfois si profondément dans son esprit à l'aide de ce flambeau, que chaque fois qu'elle y revient avec la lumière de Dieu, elle les voit en elles-mêmes, comme la première fois. L'âme est comme un miroir, où, chaque fois qu'elle y regarde, elle voit les images qui y sont représentées. Ces visions sont de telle sorte que les images des choses que l'âme a vues une fois ne s'effacent jamais, bien que parfois elles apparaissent plus éloignées.

            Voici les effets qu'elles produisent dans l'âme. Elles lui donnent la quiétude, la lumière, une joie qui semble propre à l'état de gloire, la suavité, l'amour, l'humilité, l'attrait vers Dieu, l'élévation de l'esprit en Dieu; ces effets sont plus ou moins profonds; parfois ils sont plus marqués dans une vertu que dans une autre, selon l'esprit avec lequel on les reçoit et selon le bon plaisir de Dieu.

            Le démon peut lui aussi produire et contrefaire ces visions dans l'âme. Il se sert de quelque lumière naturelle et de l'imagination; par une suggestion naturelle il éclaire l'esprit sur les objets présents ou éloignés. Aussi, pour expliquer ce passage où saint Matthieu raconte que le démon montra au Christ tous ces royaumes du monde et leur gloire: ostendit ei omnia regna mundi (Mat. IV, 8), plusieurs docteurs assurent qu'il le fit par suggestion spirituelle (St Thomas IIIe q. 41, a. 2, ad. 3 m. et Abul. in IV Mat.). Il n'était pas possible, en effet, qu'il donnât à des yeux corporels un spectacle aussi étendu et montrât tous les royaumes du monde et leur gloire. Toutefois il y a une très grande différence entre les visions qui viennent du démon et celles qui ont Dieu pour auteur. Les effets produits par les visions démoniaques dans l'âme ne ressemblent nullement à ceux des visions qui viennent de Dieu; celles-là engendrent l'aridité dans les rapports de l'âme avec Dieu, la portent à s'estimer, lui suggèrent de faire quelque cas de ces visions; elles ne produisent nullement la douceur de l'humilité et l'amour de Dieu. De plus, les objets de ces visions ne se gravent pas dans l'âme avec la clarté des autres. Loin d'avoir de la durée, elles s'effacent promptement, excepté le cas où l'âme leur accorde une grande estime, car alors l'affection qu'elle leur porte fait naturellement qu'elle en garde le souvenir; mais c'est un souvenir très aride qui ne produit nullement cet amour et cette humilité qui découlent du souvenir des visions divines.

            Ces visions, dès lors qu'elles ont pour objet des créatures avec lesquelles Dieu n'a aucune ressemblance, aucune proportion ou communication essentielle, ne peuvent être pour l'entendement un moyen prochain de l'union essentielle avec Dieu. Aussi convient-il à l'âme de se tenir à leur égard d'une manière négative, comme à l'égard de celles dont nous avons parlé, si elle veut progresser avec le moyen prochain qui est celui de la foi. Elle doit donc se garder de faire comme une réserve ou un trésor de toutes ces formes de visions qui demeurent imprimées en elle, ne point chercher à s'y attacher. Si elle s'arrête à ces formes et images de personnages qui sont gravées dans son imagination, elle y trouvera un obstacle et n'ira pas à Dieu par la voie du renoncement absolu; si, au contraire, ces formes se reproduisaient toujours en elle, l'âme n'en recevrait pas un grand dommage si elle n'en faisait aucun cas.

            Sains doute le souvenir de ces visions excite dans l'âme quelque amour de Dieu et la porte à la contemplation; mais ce qui la stimule surtout et l'élève, c'est que, sans connaître le mode et la source de son avancement, elle marche dans la voie obscure de la foi pure et du détachement de toutes ces visions. Il arrive de la sorte que l'âme est toute embrasée d'un amour très pur pour Dieu et qu'elle en ignore la source et le motif. La raison en est que plus sa foi s'est enracinée et développée par ce dénûment, ces ténèbres et ce détachement de tout, en un mot par cette pauvreté spirituelle, plus aussi s'est enraciné et développé en elle l'amour de Dieu. Ainsi donc, plus l'âme s'applique à demeurer dans la nuit et le néant par rapport à toutes les choses extérieures et intérieures qui peuvent lui être communiquées, plus aussi elle avance dans la foi et par conséquent dans l'espérance et dans la charité, vu que ces trois vertus théologales marchent unies. Parfois cet amour n'est pas compris et l'âme ne le sent pas. D'ailleurs il n'a pas son siège dans les sens et ne produit pas de suavité; il réside dans l'âme et se manifeste par sa force; il suscite plus de courage et d'ardeur que précédemment; parfois cependant il rejaillit sur la partie sensible par des effets pleins de tendresse et de douceur.

            Ainsi donc, pour arriver à cet amour, à cette allégresse, à cette joie que de semblables visions produisent et causent, il convient que l'âme ait assez de force et de mortification pour vouloir demeurer dans le dénûment et la nuit à leur égard; de la sorte elle établit cet amour et cette joie sur ce qu'elle ne voit pas et ne sent pas, et qu'elle ne peut ni voir ni sentir en cette vie, c'est-à-dire sur Dieu qui est incompréhensible et au-dessus de tout. Voilà pourquoi nous devons aller à lui par le détachement de tout. Sans cela, et supposé même que l'âme ait assez d'habileté,  d'humilité et de force pour que le démon ne puisse, à l'occasion de ces visions, la tromper et la faire tomber dans quelque présomption, comme il a coutume de le faire, il ne permettra pas à l'âme de progresser, parce qu'il s'opposera à la nudité spirituelle, à la pauvreté d'esprit, au détachement de la foi, toutes choses qui sont requises, comme nous l'avons dit, pour l'union de l'âme avec Dieu.

            Mais comme la doctrine concernant ces visions intellectuelles est la même que celle des visions et appréhensions surnaturelles des sens que nous avons exposée aux chapitres XIX et XX, nous ne nous attarderons pas davantage ici à les expliquer.

CHAPITRE XXIII

OÙ L'ON TRAITE DES RÉVÉLATIONS. ON DIT CE QU'ELLES

SONT ET ON EXPOSE UNE DISTINCTION.

            L'ordre que nous suivons nous amène à parler maintenant de la seconde sorte de connaissances spirituelles que nous avons appelées déjà révélations, et dont quelques-unes appartiennent proprement à l'esprit de prophétie.

            Et tout d'abord il faut savoir que la révélation n'est pas autre chose que la découverte de quelque vérité cachée, ou la manifestation de quelque secret ou mystère. Ainsi par exemple, Dieu fait comprendre à l'âme une chose; il lui manifeste une vérité; il lui découvre certaines de ses oeuvres passées, présentes ou futures.

            Cela posé, nous pouvons dire qu'il y a deux sortes de révélations. Les unes consistent dans la manifestation de certaines vérités à l'entendement; et on les appelle proprement des connaissances ou des vues intellectuelles; les autres consistent dans la manifestation de secrets, et celles-ci s'appellent proprement, et à plus juste titre que les autres, des révélations; les premières, en effet, ne peuvent pas, à rigoureusement parler, s'appeler des révélations, parce qu'elles consistent dans la connaissance de la vérité dépouillée de tous ses accidents, que Dieu donne à l'âme sur les choses temporelles ou spirituelles d'une manière claire et manifeste. J'ai voulu en traiter sous le nom de révélation, d'abord parce qu'il a beaucoup de rapprochement et de rapport avec elles et ensuite pour ne point multiplier les divisions. Cela dit, nous pouvons fort bien distinguer maintenant les révélations en deux genres de connaissances; nous les appelleront les unes connaissances intellectuelles, et les autres manifestations des secrets et des mystères de Dieu. Nous en parlerons en deux chapitres le plus brièvement possible; et nous commencerons par les connaissances intellectuelles.

CHAPITRE XXIV

OÙ L'ON PARLE DES CONNAISSANCES DES VÉRITÉS

PERÇUES EN ELLES-MÊMES PAR

L'ENTENDEMENT. ON DIT QU'ELLES SONT

DE DEUX SORTES ET ON EXPLIQUE

LA CONDUITE DE L'ÂME À LEUR ÉGARD.

            Pour parler convenablement de cette connaissance des vérités en elles-mêmes qui est perçue par l'entendement, il faut que Dieu me prenne la main et dirige ma plume. Vous saurez, en effet, cher lecteur, que toute parole est impuissante à dire ce qu'elles sont en elles-mêmes par rapport à l'âme. D'ailleurs mon intention n'est pas d'en parler ici d'une manière explicite. Mon but est seulement de montrer comment l'âme doit s'ingénier pour s'en servir et tendre à l'union divine. Qu'on me permette donc d'en parler brièvement et de dire en peu de mots ce qui utile à mon but.

            Ce genre de visions, ou pour mieux dire, de connaissances des vérités en elles-mêmes est très différent de celui dont nous venons de parler au chapitre XXII. Il ne ressemble pas à la vue que l'entendement a des choses temporelles, je veux dire corporelles; il consiste à comprendre et à voir avec l'entendement les vérités de Dieu ou des créatures, et d'une manière qui surpasse ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, et cela est très conforme à l'esprit de prophétie dont nous parlerons peut-être plus tard. Il faut donc remarquer que ce genre de connaissances se divise en deux catégories: les unes ont pour objet le Créateur, les autres les créatures, ainsi que nous l'avons dit. Les unes et les autres sont pleines de délices pour l'âme, mais les délices causées par celles qui ont Dieu pour objet sont telles qu'on ne sait à quoi les comparer; aucune expression, aucun terme ne pourrait en donner une idée; ces connaissances étant des connaissances de Dieu lui-même, les délices qu'elle produisent sont aussi les délices de Dieu lui-même. Comme nous l'enseigne David: Non est qui similis sit tibi: « Il n'y a rien qui soit semblable à vous, ô mon Dieu (Ps. XXXIX, 6). » Ces connaissances ayant Dieu pour objet, sont en effet accordées directement; elles donnent le sentiment le plus profond de quelque attribut de Dieu, de sa toute-puissance, ou de sa force, ou de sa bonté, ou de sa douceur; chaque fois qu'il se fait sentir à l'âme, il y grave ce qu'elle éprouve. Comme il s'agit ici de la pure contemplation, l'âme voit clairement qu'il n'y a aucun moyen de pouvoir en dire quelque chose, si ce n'est en quelques termes généraux que lui arrache l'abondance des délices et du bonheur qu'elle éprouve alors, mais qui sont impuissants à faire comprendre ce qu'elle a goûté et ressenti.

            Aussi David, après avoir éprouvé quelque chose de cette faveur, n'en parle qu'en termes vagues et généraux: Judicia Domini vera, justificata in semetipsa Desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum, et dulciora super mel et favum: « Les jugements que nous nous formons de Dieu, c'est-à-dire les vertus et les attributs que nous reconnaissons en Dieu, sont vrais et se manifestent par eux-mêmes; ils sont plus désirables que l'or et que les pierres les plus précieuses, ils sont plus doux que le miel le plus pur (Ps. XVIII, 10-11). »

            Moïse, comme nous le lisons, ayant été élevé à une très haute connaissance de Dieu lui donna une fois de lui-même lorsqu'il passa devant lui, n'exprima cet état que par ces termes généraux dont nous avons parlé; aussi, élevé à cette connaissance, il se prosterna au moment où le Seigneur passait et s'écria: Dominator, Domine Deus, misericors et clemens, et multae miserationis ac verax. Qui custodis misericordiam in millia: « Dominateur, Seigneur Dieu, miséricordieux et clément, patient et plein de miséricorde, et véritable, qui gardez à des milliers de créatures les miséricordes que vous avez promises (Ex. XXXIV, 6-7). » Par là nous voyons que, dans l'impuissance d'exprimer ce qu'il avait connu de Dieu dans cette seule connaissance, il le dit et le répète par toutes ces expressions générales. Si parfois l'âme élevée à ces hautes connaissances fait entendre des paroles , elle voit bien qu'elle n'a rien dit de ce qu'elle a éprouvé; elle comprend qu'il n'y a aucune parole qui soit capable de l'exprimer.

            De même, saint Paul, favorisé de cette haute connaissance de Dieu, ne se préoccupe pas d'en parler; il dit seulement qu'il n'est pas permis à l'homme de traiter ce sujet (II Cor. XII, 4).

            Ces connaissances divines, ou connaissances qui ont Dieu pour objet, ne sont jamais restreintes à des choses particulières. Dès lors qu'elles regardent le principe souverain, on n'en peut rien dire de particulier; j'excepte le cas où on le pourrait d'une certaine manière quand il s'agit de quelque vérité concernant un objet inférieur à Dieu que l'on connaîtrait alors en même temps; mais s'il s'agit des connaissances divines elles-mêmes, cela est absolument impossible.

            Or ces hautes connaissances pleines d'amour ne peuvent être accordées qu'à l'âme parvenue à l'union avec Dieu; car elles sont cette union même; cette union consiste à les posséder par une certaine touche qui se fait de l'âme à la divinité; et ainsi c'est Dieu lui-même qui est alors senti et goûté; cette union n'est pas claire et manifeste comme dans la gloire; mais la touche de cette connaissance et suavité est si élevée et si profonde qu'elle pénètre la substance de l'âme. Le démon est impuissant à s'immiscer dans une pareille faveur ou à produire quelque chose de semblable, puisque rien n'en approche et ne saurait lui être comparé; il ne peut non plus infuser de pareilles jouissances et de pareils délices. Ces connaissances ont le goût de l'essence divine et de la vie éternelle, et le démon n'a pas le pouvoir de singer une faveur si élevée. Il pourrait cependant en simuler quelque apparence en représentant à l'âme certaines grandeurs ou majestés qui l'impressionneraient vivement, en cherchant à lui persuader que c'est là une faveur de Dieu, mais son intervention n'entre pas dans la substance de l'âme, ne la renouvelle pas et ne l'enflamme pas subitement d'amour comme le font les connaissances de Dieu.

            Il y a, en effet, certaines connaissances, certaines touches surnaturelles que Dieu produit dans la substance de l'âme, et celles-là l'enrichissent de telle sorte, que non seulement une seule d'entre elles suffit pour la délivrer complètement de toutes les imperfections dont elle n'avait pu se corriger dans tout le cours de sa vie, mais pour la combler de biens et de vertus célestes. Ces touches divines sont si pleines de saveurs et de délices intimes que, pour une seule d'entre elles, l'âme se trouverait bien payée de tous les travaux de la vie, si nombreux qu'ils fussent. Elle demeure en outre animée d'un tel courage et d'une telle ardeur de souffrir beaucoup pour Dieu que ce lui est un tourment particulier de voir le peu qu'elle souffre.

            De si hautes connaissances ne peuvent pas parvenir à l'âme par quelque comparaison ou imagination de sa part, comme nous l'avons dit. Ces connaissances dépassent de pareils moyens, et Dieu les produit dans l'âme sans qu'elle y concoure par son habileté. Aussi est-ce parfois quand elle y pense le moins et qu'elle est le plus éloignée d'y prétendre qu'elle a coutume de recevoir ces touches célestes que lui impriment certains souvenirs ineffables de Dieu. Parfois ces souvenirs se réveillent subitement en elle à la seule pensée de choses même de très minime importance; ils se font sentir avec tant d'efficacité que parfois ce n'est pas seulement l'âme mais le corps qui en tressaille de joie. D'autres fois ils se font sentir quand l'esprit se trouve dans un calme profond: il n'y a pas de tressaillement, mais un sentiment élevé d'allégresse et un rafraîchissement pour l'esprit. D'autres fois ces faveurs arrivent à l'occasion d'une parole de la sainte Écriture que l'on a dite ou entendue, ou à l'occasion de tout autre chose, mais elles n'ont pas toujours la même efficacité et ne se font pas sentir avec la même puissance; souvent en effet elles sont très faibles, mais, si faibles qu'elles soient, une seule de ces réminiscences ou de ces touches divines est plus précieuse pour l'âme qu'un grand nombre de connaissances ou de considérations sur les créatures et les oeuvres de Dieu.

            Comme ces connaissances sont données à l'âme à l'improviste, ainsi que nous l'avons dit, et sans le concours de sa volonté, elle n'a rien à faire soit pour les vouloir soit pour les refuser. Elle n'a qu'à se tenir humble, et à être détachée à leur égard; Dieu fera son oeuvre quand il voudra et comme il voudra.

            Je ne dis pas cependant qu'il faille se conduire négativement à l'égard de ces connaissances, comme à l'égard des autres connaissances; car, nous l'avons dit, elles font partie de l'union divine vers laquelle nous conduisons l'âme. C'est dans ce but que nous lui enseignons à se dépouiller et à se détacher de toutes les autres connaissances; et le moyen que nous devons employer pour les obtenir de Dieu, c'est d'être humble, de souffrir par amour pour Dieu avec patience et d'être désintéressé par rapport à toute récompense. Ces faveurs, en effet, ne s'accordent pas à l'âme qui n'est pas détachée; elles proviennent de l'amour tout particulier de Dieu parce que l'âme lui porte à lui-même un amour absolument désintéressé. C'est là ce que le Seigneur a voulu signifier quand il nous dit dans saint Jean: Qui autem diligit me, diligetur a Patre meo, et ego diligam eum et minifestabo ei meipsum: « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, je l'aimerai et je me manifesterai moi-même à lui (Jean, XIV, 21). » Ces paroles renferment les connaissances et les touches dont nous parlons, et par lesquelles Dieu se manifeste à l'âme qui s'approche de lui et qui l'aime véritablement.

            La seconde espèce de connaissances, de visions, ou de vérités intérieures, est très différente de celles dont nous venons de parler, parce qu'elle se rapporte à des objets inférieurs à Dieu. Elle regarde la connaissance de la vérité des choses en soi, des faits et des événements qui se passent parmi les hommes. Cette connaissance est de telle sorte que les vérités connues alors se gravent d'une manière admirable dans le plus intime de l'âme sans le concours d'une parole étrangère. Viendrait-on à lui dire le contraire, elle ne pourrait, malgré ses efforts, y donner son assentiment intérieur, parce que son esprit voit alors, outre cette connaissance, quelque chose qu'il lui représente en même temps. Elle le voit pour ainsi dire dans toute sa clarté. Cette vue, avons-nous dit, appartient à l'esprit de prophétie, ou à ce don que saint Paul appelle le don de discernement des esprits (I Cor. XII, 10). Cependant, bien que l'âme regarde cette connaissance comme absolument certaine et vraie, ainsi que nous l'avons dit, et ne puisse pas ne pas avoir cette persuasion intime qu'elle reçoit passivement, elle ne doit pas pour cela manquer d'ajouter foi à son maître spirituel et de soumettre sa raison à ce qu'il lui dira et commandera, alors même que ce serait complètement opposé à ce qu'elle éprouve. De la sorte elle marche dans le sentier de foi qui la conduira à l'union divine; tel est le but où elle doit tendre plus par la foi que par le raisonnement.

            Nous avons de cette double connaissance des témoignages très clairs dans la sainte Écriture. Le Sage, parlant de la connaissance particulière que l'on peut avoir des choses, dit ces paroles: « Dieu m'a donné la science vraie des choses; il a voulu que je connaisse la disposition du globe terrestre et la vertu des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, ainsi que les changements de saisons, le cours de l'année, la disposition des étoiles, la nature des animaux, les moeurs des bêtes sauvages, la force des vents, les pensées des hommes, la diversité des plantes et des arbres et la propriété de leurs racines, en un mot j'ai appris tout ce qu'il y a de caché et d'inconnu; et je l'ai appris, parce que la Sagesse, qui est l'auteur de toutes les choses créées, me l'a fait connaître (Sag. VII, 21). »

            Sans doute cette connaissance de toutes choses dont parle ici le Sage et que Dieu lui donna était infuse et générale, mais cette citation prouve suffisamment la réalité de toutes les connaissances particulières que Dieu infuse, quand il lui plaît, par voie surnaturelle. Il ne donne pas la science générale et habituelle de ces objets, comme il le fit pour Salomon, mais il découvre peu à peu, de temps en temps, certaines vérités au sujet de ces choses créées dont le Sage vient de nous parler. Il est  vrai cependant que Dieu accorde à beaucoup d'âmes des habitudes infuses par rapport à une foule de choses, bien que ces habitudes ne soient jamais aussi générales qu'elles ne l'étaient chez Salomon. Ces habitudes varient selon la diversité des dons que Dieu accorde et que saint Paul énumère; parmi ces dons il place la sagesse, la science, la foi, la prophétie, l'intelligence des langues, l'interprétation des paroles (I Cor. XII, 8 sv.). Toutes ces connaissances sont des habitudes infuses que Dieu donne gratuitement à qui il veut, d'une manière naturelle ou surnaturelle; il l'a fait d'une manière naturelle à Balaam et à d'autres prophètes idolâtres ainsi qu'à beaucoup de sibylles à qui il a conféré le don de prophétie; il l'a fait d'une manière surnaturelle aux saints Apôtres et Prophètes et à d'autres Saints.

            Mais outre ces habitudes ou grâces gratuites qui sont accordées, nous disons qu'il y a des personnes parfaites, ou du moins qui font des progrès dans la perfection, et qui reçoivent très ordinairement des illustrations et des connaissances sur les choses présentes ou absentes. Cette faveur leur vient par une lumière qui se communique à leur esprit déjà éclairé et purifié. Nous pouvons bien appliquer ici cette parole des Proverbes: Quomodo in aquis resplendent vultus prospicientium, sic corda hominum manifesta sunt prudentibus: « Comme on voit se refléter dans l'eau le visage et la forme de ceux qui s'y regardent, ainsi le coeur de l'homme se montre à celui qui est prudent (Pro. XXVII, 19) », c'est-à-dire à celui qui possède déjà la sagesse des Saints que la sainte Écriture appelle prudence.

            De plus, ces esprits ainsi purifiés connaissent parfois d'autres vérités: ce n'est pas cependant toujours quand ils le veulent; car cela est le partage seulement des âmes qui en ont l'habitude infuse, et encore ne l'ont-elles pas toujours en tout, puisque ces faveurs dépendent du bon plaisir de Dieu.

            Néanmoins nous devons savoir que ceux dont l'esprit est complètement purifié peuvent les uns plus que les autres, mais, avec la plus grande facilité et comme naturellement, connaître ce qu'il y a dans le coeur ou les pensées intimes, les inclinations et les qualités des autres. Ils le connaissent par des indices extérieurs, même très minimes; comme les paroles, les mouvements et autres signes. De même que le démon a ce pouvoir, parce qu'il est esprit, de même aussi l'homme spirituel le possède selon cette parole de l'Apôtre: Spiritualis autem judicat omnia: « L'homme spirituel juge de tout (I Cor. II, 15). » Il dit encore: Spiritus omnia scrutatur, etiam profunda Dei: « L'esprit pénètre tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu (Ibid. II, 10). » Sans doute les personnes spirituelles ne peuvent pas naturellement connaître les pensées, ni le fond des coeurs, mais, aidées de la lumière surnaturelle, elles peuvent le découvrir dans les indices extérieurs. Elles peuvent, il est vrai, se tromper souvent en suivant ces indices, mais ordinairement elles sont dans le vrai. Toutefois il ne faut pas se fier à ce moyen de connaissance, car le démon s'y insinue d'une manière spéciale et avec beaucoup de subtilité, comme nous le dirons bientôt. Voilà pourquoi on doit renoncer à ces connaissances et illustrations.

            Quant aux faits et aux événements qui se passent parmi les hommes, le spirituel peut aussi en avoir connaissance, alors même qu'ils seraient éloignés. Nous en avons un exemple au quatrième livre des Rois. Giezi, serviteur d'Élisée, voulait lui cacher l'argent qu'il avait reçu de Naaman le Syrien. Mais Élisée lui dit: Nonne cor meum in praesenti erat, quando reversus est homo de curru suo in occursum tui? « Est-ce que par hasard mon coeur n'était pas présent quand Naaman revînt de son char à ta rencontre? ((IV Vulg.) II Rois, V, 26). » Cela se passait spirituellement. Le prophète avait tout vu en esprit, comme s'il avait été présent de corps.

            Nous en avons dans le même livre un autre exemple du même prophète. Élisée savait tout ce que le roi de Syrie traitait dans le secret avec ses princes, et il le révélait au roi d'Israël. Aussi les conseils du roi de Syrie demeuraient sans effet; et, voyant que tout se savait, il dit à ses conseillers: Quare non indicatis mihi, quis proditor mei sit apud regem Israel? « Pourquoi ne m'avez-vous pas révélé quel est celui d'entre vous qui me trahit près du roi d'Israël? (Ibid. VI, 11) » Et alors un de ses serviteurs répondit: Nequaquam, Domine mi rex, sed Eliseus propheta qui est in Israel, indicat regi Israel omnia verba quaecumque locutus fueris in conclavi tuo: « Non, Seigneur mon Roi, il n'en est pas ainsi: c'est le prophète Élisée qui est en Israël et qui découvre au roi tout ce que vous dites dans le secret de votre conseil (Ibid, VI, 12). »

            Ce double mode de connaissance des choses est encore comme les autres communiqué à l'âme passivement, sans le moindre concours de sa part. Il arrive en effet que l'âme, étant parfois fort loin de pensées de cette sorte et à une grande distance, reçoit la connaissance profonde de ce qu'elle entend ou de ce qu'elle lit, et le comprend beaucoup mieux que par le son des paroles; quelquefois même elle ne comprend pas ces paroles, comme par exemple si elle sont en latin et qu'elle l'ignore, et malgré cela elle en a une parfaite intelligence.

            Si je parlais des artifices que le démon peut employer et emploie réellement dans ces sortes de connaissances et de communications, il y aurait beaucoup à dire, car ils sont très nombreux et très subtils. Il peut en effet, en usant de suggestion et en se servant des sens corporels, représenter à l'âme une foule de connaissances intellectuelles, et les graver si bien qu'elles semblent résolument véritables. Si l'âme n'est pas humble et défiante d'elle-même, le démon lui fera croire certainement mille mensonges. Les suggestions, en effet, sont parfois très fortes, surtout quand l'âme participe encore à la faiblesse des sens; il y grave les connaissances avec tant de force, de persuasion et de poids, que l'âme a besoin alors de beaucoup de prières et d'énergie pour les repousser.

            Il a coutume parfois de représenter les péchés d'autrui, le mauvais état des consciences, ou la perversité des âmes; et il le fait avec fausseté dans une lumière abondante. Son but unique est de ternir la réputation du prochain, et d'inspirer le désir de découvrir ce mal, sous le beau prétexte qu'il faut recommander ces âmes à Dieu, mais en réalité il cherche par là à ce que le péché se commette.

            Sans doute Dieu représente quelquefois à de saintes âmes les nécessités du prochain, pour qu'on prie pour lui ou qu'on y porte remède. Ainsi par exemple, nous lisons qu'il découvrit à Jérémie la faiblesse du prophète Baruch pour qu'il lui montrât la conduite à suivre (Jér. XLV, 3). Mais très souvent c'est le démon qui, contre toute vérité, manifeste les défauts du prochain; il cherche à détruire sa réputation, à faire commettre des péchés et à jeter dans les angoisses, comme l'expérience nous l'apprend. D'autres fois il donne un grand poids à d'autres connaissances et il en inspire la conviction.

            Toutes ces connaissances, qu'elles viennent de Dieu ou non, sont d'un très faible secours à l'âme qui voudrait s'en servir pour aller à Dieu. Au contraire, si elle ne veille pas à s'en détacher, non seulement ces connaissances la troubleront, mais lui porteront un grand tort et la feront tomber dans une foule d'erreurs. Car tous les dangers et tous les inconvénients qui peuvent se trouver dans les communications surnaturelles dont nous avons parlé jusqu'à présent peuvent se trouver ici; il y en a même de plus nombreux. Voilà pourquoi je n'ajoute qu'un mot. Il faut veiller avec le plus grand soin à renoncer à de pareilles connaissances et s'appliquer à monter vers Dieu par le non-savoir, rendre toujours compte de son état au confesseur ou directeur spirituel, et s'en tenir constamment à ses conseils. Quant à lui, qu'il porte rapidement l'âme à s'affranchir de ces connaissances et à ne leur accorder aucune importance, car elles ne servent pas dans le chemin de l'union à Dieu, et, je le répète, comme ces choses sont reçues passivement dans l'âme, leur effet voulu par Dieu est toujours produit en elle, sans qu'elle y concoure. Voilà pourquoi il me paraît inutile de parler de l'effet que produisent les connaissances véritables ou les connaissances fausses; ce serait une peine superflue et on n'en finirait plus: on ne saurait d'ailleurs exposer cette doctrine en peu de mots. Car, comme ces connaissances sont très nombreuses et variées, leurs effets le sont également. Sans doute les connaissances bonnes produisent des effets qui sont bons et conduisent au bien, tandis que les connaissances mauvaises produisent des effets qui sont mauvais et conduisent au mal. Mais quand je dis ce qu'il faut les repousser toutes, j'ai dit ce qu'il faut pour qu'on évite de tomber dans l'erreur.

CHAPITRE XXV

OÙ L'ON PARLE DU SECOND GENRE DE

RÉVÉLATIONS, OU DES MANIFESTATIONS

DES SECRETS ET MYSTÈRES CACHÉS.

ON MONTRE COMMENT ELLES

PEUVENT SERVIR À L'UNION DIVINE

OU L'EMPÊCHER, ET COMMENT LE

DÉMON PEUT ICI TROMPER LES ÂMES.

            Le second genre de révélations, avons-nous dit, consiste dans la manifestation des secrets et des mystères cachés. Il peut être de deux sortes. La première concerne ce que Dieu est en lui-même, et elle renferme la révélation du mystère de la Très Sainte Trinité et de l'Unité de Dieu. La seconde concerne ce que Dieu est dans ses oeuvres, et elle renferme les autres articles de notre sainte foi catholique et toutes les propositions vraies qui peuvent en découler explicitement. Les propositions renferment et comprennent un grand nombre de révélations des prophètes, de promesses et de menaces divines ainsi que des éléments touchant la foi qui devaient ou doivent arriver. On peut en outre y ramener beaucoup d'autres cas particuliers que Dieu révèle ordinairement soit sur l'univers en général, soit en particulier sur un royaume, une province, un état, une famille ou une personne déterminée. Nos saintes Lettres nous fournissent de nombreux exemples de cette double révélation. On en rencontre spécialement dans tous les Prophètes. C'est là un fait tellement clair et obvie que je ne veux pas m'y arrêter. J'ajoute que ces révélations ne se font pas seulement par la parole; Dieu les exprime sous une foule de formes et de moyens: parfois il n'emploie que des paroles; et parfois il ne se sert que de signes, ou de figures, ou d'images, ou de similitudes; parfois il use en même temps de paroles et de symboles: c'est ce que nous voyons dans les Prophètes et spécialement dans l'Apocalypse. Là nous trouvons non seulement tous les genres de révélations dont nous avons parlé, mais encore tous les divers modes que nous venons d'énumérer.

            Or ces révélations qui appartiennent à la seconde catégorie, Dieu les accorde encore de nos jours à qui bon lui semble. Il a coutume de révéler à certaines personnes le temps qu'elles ont à vivre, les travaux qu'elles endureront, ce qui doit arriver à telle ou telle personne ou se passer dans tel ou tel royaume, et... Il découvre même des vérités renfermées dans les mystères de la foi et en donne à l'esprit l'intelligence; cependant ce n'est pas là ce qu'on appelle proprement une révélation puisqu'il s'agit d'une vérité déjà révélée, mais c'est plutôt une manifestation ou une exposition d'un dogme déjà connu.

            Quant aux révélations de ce genre, elles se prêtent beaucoup à l'action du démon. Comme elles se font ordinairement par des paroles, des figures, des symboles, etc..., le démon peut très facilement en former de semblables; et il le peut beaucoup plus que quand elles se font seulement à l'esprit. Mais qu'il s'agisse de la première ou de la seconde catégorie, si la révélation vient à toucher notre foi ou nous apporter un enseignement nouveau et différent de celui que nous avons reçu, nous ne devons en aucune manière y donner notre consentement, alors même que nous aurions l'évidence qu'il nous est donné par un Ange du Ciel. Telle est la recommandation de saint Paul: Sed licet nos, aut Angelus de caelo evangelizet vobis praeterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit: « Si nous vous annoncions, nous, ou un Ange du ciel, un autre évangile que celui que nous vous avons prêché, qu'il soit anathème (Gal. I, 8). »

            Dès lors qu'il n'y a plus d'autres articles à révéler concernant la substance de notre foi que ceux qui l'ont déjà été à l'Église, non seulement nous ne devons pas accepter une nouveauté qui serait communiquée, mais il est prudent de veiller encore avec soin à rejeter les variations qui y seraient contenues. Il convient pour la pureté de l'âme qu'elle reste dans la foi. Viendrait-on à manifester encore des vérités déjà révélées, il ne faudrait pas les croire pour ce motif qu'on nous les montre alors, mais parce qu'elles sont déjà suffisamment manifestées à l'Église, fermer les yeux de l'entendement à leur égard, s'attacher avec simplicité à la doctrine de l'Église et à la foi qu'elle professe et qui, comme le proclame saint Paul, nous vient par l'ouïe: Fides ex auditum (Rom. X, 17). Qu'elle n'accorde pas facilement crédit et n'applique pas son entendement à ces vérités de la foi qui sont révélées de nouveau, alors même qu'elles lui paraîtraient plus conformes à la raison et plus vraies, si elle ne veut pas s'exposer à l'erreur. Le démon, en effet, pour nous tromper peu à peu et nous suggérer ses mensonges, commence par donner l'appât des vérités et de certaines choses très vraisemblables, par là il rassure l'âme et aussitôt après il la fait tomber dans l'erreur. Il agit comme l'ouvrier qui coud le cuir avec du crin: il fait d'abord pénétrer le crin raide, et à la suite le crin souple qui sans lui n'aurait pu être introduit. Qu'on y veille dont avec soin. Alors même qu'il serait vrai qu'il n'y a aucun danger de tomber dans de telles illusions, il convient souverainement à l'âme de ne pas chercher à avoir l'intelligence claire des choses de la foi, afin de conserver pur et entier le crédit que mérite la foi, et de se diriger, par la nuit obscure de l'entendement à la divine lumière de l'union. Il est extrêmement important de s'attacher aveuglément aux prophéties antiques, chaque fois qu'il se présente quelque nouvelle révélation. Aussi l'apôtre saint Pierre, après avoir vu d'une certaine manière la gloire du Fils de Dieu sur la montagne du Thabor, nous dit néanmoins dans sa 2è épître canonique: Habemus firmiorem propheticum semonem; cui benefacitis attendentes: Bien que la vision de Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous avons eue sur la montagne soit très vraie, « nous avons cependant un témoignage plus assuré et plus certain: c'est celui de la parole prophétique qui nous est révélée; attachez-vous-y et vous ferez bien (II Pier. I, 19). »

            S'il convient vraiment, pour les motifs indiqués, de fermer les yeux sur des propositions ou révélations nouvelles qui concerneraient la foi, à plus forte raison est-il nécessaire de ne donner ni consentement ni crédit aux autres révélations qui s'en éloigneraient; car le démon y prend ordinairement une si large part que je regarde comme impossible que l'on ne soit pas trompé dans le plus grand nombre d'entre elles, si l'on n'a pas la précaution de les rejeter, vu leur apparence de vérité et la conviction qu'il inspire. Il les enveloppe, en effet, de si belles apparences et de tant de motifs de crédibilité, il les grave si profondément dans les sens et l'imagination, qu'il ne semble y avoir aucun doute à ce que les choses soient ainsi; l'âme y adhère et s'y affectionne, de telle sorte que, si elle n'a pas d'humilité, il sera difficile de la tirer de là et de lui faire croire le contraire.

            Voilà pourquoi l'âme pure et simple, prudente et humble, doit employer toutes ses forces et toute sa diligence à repousser et à rejeter les révélations et les visions comme des tentations très dangereuses, puisque pour tendre à l'union d'amour non seulement il n'est pas nécessaire de les rechercher, mais il faut les repousser. C'est là ce que Salomon nous a donné à entendre par ces paroles: Quid necesse est homini majora se quaerere?: « Quelle nécessité y a-t-il pour l'homme de rechercher ce qui est au-dessus de ses aptitudes naturelles? (Eccl. VII, 1) » C'est comme s'il avait dit: Pour être parfait, l'homme n'a pas besoin d'aspirer aux choses surnaturelles par des voies surnaturelles et extraordinaires qui sont au-dessus de sa capacité.

            Quant aux objections qui pourraient être faites contre cette doctrine, il y a déjà été répondu aux chapitres XIXe et Xxe de ce Livre. Aussi j'y renvoie le lecteur, et je termine le sujet des révélations. Il suffit d'ailleurs à l'âme de savoir qu'il lui convient de s'en tenir prudemment à l'écart, si elle veut s'avancer pure et exempte d'erreur dans la nuit de la foi pour parvenir à l'union divine.

CHAPITRE XXVI

OÙ L'ON TRAITE DES PAROLES INTÉRIEURES

QUI SONT COMMUNIQUÉES

SURNATURELLEMENT À L'ESPRIT;

ON MONTRE COMBIEN DE SORTES IL Y EN A.

            Le lecteur doit toujours se rappeler l'intention et la fin que je me suis proposés en écrivant ce livre; mon but a été de diriger l'âme au milieu de toutes les connaissances naturelles et surnaturelles, de la tenir à l'abri des illusions et des difficultés dans la pureté de la foi pour parvenir à l'union divine. Il comprendra alors pourquoi, si je ne me suis pas étendu davantage sur les connaissances de l'âme et de la doctrine dont je m'occupe, et si je ne descends pas dans tous les détails et toutes les divisions que la raison peut-être exigerait, je ne suis pas cependant incomplet sur ce sujet. Car il me semble que j'ai donné sur toute cette matière assez d'avis, de lumière et d'enseignement pour que l'âme sache se conduire avec prudence dans tous les cas intérieurs et extérieurs et continuer sa marche. Telle est la cause pour laquelle j'ai traité si brièvement les connaissances prophétiques, comme je l'ai fait d'ailleurs pour d'autres. Il y aurait beaucoup plus à dire sur chacune d'elles, et si l'on devait traiter de leurs différences, de leurs modes et de la manière dont elles peuvent se produire, il me semble que l'on n'en finirait plus de les connaître. Aussi me suis-je contenté de donner ce qui, d'après moi, en constitue la doctrine et la substance, et j'y ai ajouté les précautions qu'il faut suivre alors comme dans toutes les circonstances analogues qui peuvent se présenter.

            J'agirai de même en traitant du troisième genre de connaissances que j'ai appelées paroles surnaturelles et qui peuvent se produire dans l'esprit des personnes spirituelles sans le concours des sens corporels. Bien qu'elles soient nombreuses et variées, je trouve qu'elles peuvent se ramener toutes à trois catégories, qu'on appelle paroles successives, paroles formelles et paroles substantielles. Les paroles successives sont certaines paroles ou certains raisonnements que l'esprit a coutume de former et de produire en lui-même lorsqu'il est recueilli. Les paroles formelles sont certaines paroles distinctes et précises que l'esprit ne produit pas par lui-même mais reçoit d'une tierce personne, qu'il soit recueilli ou non. Les paroles substantielles sont d'autres paroles qui se produisent d'une façon précise dans l'esprit, qu'il soit recueilli ou non, et qui produisent et causent dans la substance de l'âme cette substance et vertu qu'elles signifient.

            Nous allons traiter successivement de chacune de ces paroles.

CHAPITRE XXVII

OÙ L'ON TRAITE DE LA PREMIÈRE CATÉGORIE

DE PAROLES QUE L'ESPRIT FORME

PARFOIS AU-DEDANS DE LUI-MÊME

LORSQU'IL EST RECUILLI. ON EN

MONTRE LA CAUSE AINSI QUE LES

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS

QUI PEUVENT EN RÉSULTER.

            Ces paroles successives se produisent toujours lorsque l'esprit est recueilli et profondément plongé dans quelque considération. Lui-même discute sur la matière qui le captive, passe d'une pensée à l'autre, forme des paroles et des raisonnements très justes avec une si grande facilité et précision qu'il y découvre des choses qui lui étaient inconnues; il lui semble bien qu'il n'en est point l'auteur, mais que c'est une autre personne qui forme ces raisonnements dans son intérieur, qui répond ou qui enseigne. Et, en vérité, il a bien raison de le penser ainsi, car il raisonne avec lui-même et se répond, comme s'il se trouvait avec une autre personne, et il en est bien ainsi d'une certaine manière. Bien que ce soit le même esprit qui agisse comme instrument, l'Esprit-Saint l'aide souvent à produire et à former ces pensées, ces paroles et ces raisonnements pleins de vérités. Il se les dit donc à lui-même, comme s'il se trouvait avec une tierce personne. L'entendement est alors uni à la vérité qu'il considère et profondément recueilli. L'Esprit-Saint lui est uni par cette vérité, comme il l'est d'ailleurs à toute vérité. De là vient que l'entendement, communiquant de cette sorte avec le Saint-Esprit moyennant cette vérité, forme successivement dans son intérieur les autres vérités qui sont en rapport avec celle qu'il considérait; mais c'est l'Esprit-Saint, son maître, qui lui ouvre la porte et lui communique sa lumière. Telle est l'une des manières dont il se sert pour instruire l'âme. C'est ainsi que l'entendement éclairé et enseigné par ce maître comprend ces vérités et en même temps forme de lui-même ces paroles sur des vérités qui lui viennent d'autre part. Les paroles de la Genèse trouvent bien ici leur application: « C'est la voix de Jacob, mais ce sont les mains d'Ésaü (Gén. XXVII, 22). » L'âme qui en est là ne pourra jamais se persuader que ces mots et ces paroles ne lui viennent pas d'une tierce personne, car elle ne sait pas avec quelle facilité l'entendement peut de lui-même former des paroles sur les pensées et vérités qui lui sont communiquées par une tierce personne.

            Il est certain qu'il n'y a en soi aucune illusion dans cette communication faite à l'entendement, et dans cette illustration dont il est éclairé; mais il peut y en avoir, et il y en a souvent dans les paroles formelles et les raisonnements que l'entendement forme alors. Cette lumière qui parfois lui est donnée est très subtile et très spirituelle; aussi l'entendement n'arrive-t-il pas à s'en faire une idée exacte, et c'est lui, comme nous l'avons dit, qui forme de lui-même ses raisonnements; de là vient que très souvent il en forme de faux, tandis que d'autres seront vraisemblables ou défectueux. Comme au début il a déjà commencé à saisir le fil de la vérité, et qu'aussitôt après il y ajoute de lui-même son habileté ou plutôt la grossièreté de ses basses conceptions, il peut facilement varier selon les dispositions de sa capacité, et tout cela se passe comme si une troisième personne lui parlait.

            J'ai connu une personne qui formait ces paroles successives. Or, au milieu de quelques paroles très vraies et substantielles qui regardaient le Très Saint Sacrement de l'Eucharistie, il y en avait d'autres qui étaient une hérésie manifeste. Ce qui se passe de nos jours est quelque chose d'effrayant. Une âme quelconque est-elle déjà parvenue à quatre maravédis de méditation, et entend-elle quelques-unes de ces paroles intérieures au milieu de son recueillement, qu'aussitôt elle baptise le tout comme venant de Dieu; elle suppose qu'il en est ainsi, et elle répète: « Dieu m'a dit ceci. Dieu m'a répondu cela ». Or il n'en est rien; comme nous l'avons remarqué, ce sont ces âmes qui le plus souvent se parlent ainsi à elles-mêmes.

            De plus, le désir que ces âmes ont de ces paroles et l'affection qu'elles y portent intérieurement les amènent à se donner à elles-mêmes ces réponses, et elles s'imaginent que c'est Dieu qui leur répond et leur parle. Aussi elles tombent dans de grandes extravagances si elles ne mettent pas un frein sérieux à ces tendances, et si leur directeur ne leur impose pas un renoncement absolu à ces sortes de discours. Elles en retireront plus de bavardage et d'impureté d'âme que d'humilité et de mortification spirituelle; elle s'imagineront que ça été là une grande faveur et que Dieu a  parlé, tandis qu'il n'y aura eu presque rien, ou rien du tout, ou même moins que rien. Car ce qui n'engendre ni humilité, ni charité, ni mortification, ni sainte simplicité, ni silence..., que peut-il être?

            J'ajoute donc que ces paroles peuvent détourner beaucoup d'âmes de sa marche vers l'union divine, parce qu'elles l'éloignent beaucoup, si elle en fait cas, de l'abîme de la foi, où l'entendement doit rester dans l'obscurité, afin de s'avancer par amour dans la nuit de la foi, et non par des raisonnements nombreux.

            On me dira peut-être: Pourquoi l'entendement doit-il se priver de ces vérités, puisque, comme nous l'avons dit, l'Esprit de Dieu les donne pour éclairer l'entendement, et qu'ainsi il ne peut être mauvais de s'en occuper? A cela je réponds que l'Esprit-Saint éclaire l'entendement qui est recueilli, et qu'il l'éclaire dans la mesure de ce recueillement, mais comme l'entendement ne peut trouver un autre recueillement plus parfait que celui qu'il puise dans la foi, l'Esprit-Saint ne l'éclairera jamais mieux que dans la voie de la foi. Plus une âme est pure, plus elle est appliquée à vivre de la foi avec perfection, plus aussi elle reçoit la charité infuse de Dieu; or plus elle possède la charité, plus l'Esprit-Saint l'éclaire et lui communique ses dons: de telle sorte que la charité est la cause de ses dons et le moyen par lequel il les communique.

            Sans doute, il est vrai que l'Esprit-Saint donne quelque lumière dans ces illustrations qu'il communique à l'âme sur certaines vérités, mais celle de la foi est très différente, sans qu'on puisse le comprendre clairement; la qualité de cette lumière est comme l'or le plus fin par rapport au métal le plus vil, et son abondance est comme celle de la mer comparée à la goutte d'eau. Dans le premier cas l'âme reçoit la science d'une, de deux ou de trois vérités...; dans le second cas c'est la sagesse de Dieu qui lui est communiquée d'une manière générale, ou mieux, c'est le Fils de Dieu qui se communique lui-même à l'âme par la foi.

            Vous me direz encore que toutes ces connaissances sont bonnes et que l'une n'empêche pas l'autre. Je réponds qu'elles sont un très grand inconvénient pour l'âme quand elle en fais quelque cas. Car elle s'occupe de choses claires et de peu d'importance, qui suffisent pour empêcher les communications qui se font dans l'abîme de la foi où Dieu l'instruit d'une manière secrète et surnaturelle, l'enrichit de vertu et de dons, sans même qu'elle puisse le comprendre.

            Le fruit que ces communications successives doivent produire ne provient pas de ce que l'entendement s'y applique expressément; cette application aurait au contraire pour résultat d'éloigner ces connaissances selon cette parole de la Sagesse au livre des Cantiques: « Détournez de moi vos yeux, car ils me font prendre mon vol (Cant. VI, 4) », c'est-à-dire à aller loin de vous et à me retirer sur les hauteurs. Mais elle doit agir purement et simplement, sans forcer son entendement à considérer ce qui lui est communiqué surnaturellement, et appliquer sa  volonté à aimer Dieu. C'est par l'amour, en effet, que ces dons se communiquent; et ainsi ils se communiquent avec beaucoup plus d'abondance qu'auparavant. Mais si, quand elle reçoit passivement ces faveurs surnaturelles, l'âme fait intervenir d'une manière active l'habileté naturelle de son entendement ou de quelque autre faculté, elle montre son inaptitude et son incapacité, et forcément elle doit modifier ces connaissances à sa manière et par suite en changer la nature; il en résulte qu'elle se trompera, formera des raisonnements personnels qui n'auront point la réalité ni l'apparence du surnaturel, mais seront au contraire très naturels, très erronés et très vils.

            Il y a cependant certains entendements très vifs et très subtils qui, étant recueillis dans la considération de quelque vérité, discourent naturellement avec la plus grande facilité sur des pensées, s'expriment en paroles et en raisonnements pleins de sentiments, et s'imaginent ni plus ni moins que tout cela est de Dieu; mais il n'en est rien; c'est leur entendement qui, aidé de sa lumière naturelle, et quelque peu dégagé des opérations des sens, peut, sans un secours surnaturel, produire ce résultat et de plus grands encore. Les faits de ce genre sont nombreux. Beaucoup d'âmes sont dans l'illusion sur ce point. Elles s'imaginent qu'elles sont élevées à une très haute oraison et qu'elles sont favorisées de communications intimes avec Dieu. Elles écrivent même ou font écrire ce qui se passe en elles. Et il arrive que tout cela n'est rien, qu'il n'y a pas la substance de la moindre vertu et ne sert qu'à entretenir la vaine complaisance. Que ces âmes apprennent donc à ne faire aucun cas de ces paroles successives, mais à fixer la volonté dans un amour fort et humble, à agir et à souffrir comme le Fils de Dieu durant sa vie mortelle, à se mortifier en tout. C'est là le chemin qui conduit à tous les biens spirituels, et non la multiplicité des discours intérieurs.

            Il faut ajouter que le démon s'insinue souvent dans ce genre de paroles intérieures successives, surtout quand l'âme y a quelque inclination ou affection. Au moment où elle commence à se recueillir, le démon a coutume de lui offrir de nombreux sujets de digression; il présente à l'entendement, par ses suggestions, des pensées ou des paroles pour la faire tomber en la trompant très habilement avec toutes les apparences du vrai. Telle est l'une des manières par lesquelles il se communique à ceux qui ont fait avec lui quelque pacte tacite ou formel. Il agit de la sorte avec certains hérétiques, et surtout avec les hérésiarques; il remplit leur entendement de pensées et de raisons très subtiles, fausses, ayant les apparences du vrai mais erronées.

            De ce que nous venons de dire il s'ensuit que ces paroles successives qui sont communiquées à l'entendement peuvent provenir de trois causes, c'est-à-dire de l'Esprit divin qui le meut et l'éclaire, ou de la lumière naturelle de l'entendement, ou enfin du démon qui peut lui parler par suggestion.

            Quant à dire maintenant quels sont les signes et les marques qui nous feront connaître que ces paroles procèdent de cette cause plutôt que de telle autre, il serait assez difficile de le préciser d'une manière complète; on peut cependant indiquer des signes généraux. Ainsi, par exemple, lorsque l'âme qui reçoit ces paroles et ces pensées est portée en même temps à aimer Dieu et s'embrase pour lui d'un amour plein d'humilité et de respect, c'est un signe que l'Esprit de Dieu passe par là; car il n'accorde jamais quelques faveurs sans qu'elles soient revêtues de ce caractère. Lorsque ces paroles ne procèdent que de l'activité et de la lumière de l'entendement, c'est l'entendement seul qui produit tout ce travail, mais sans les vertus dont nous venons de parler, bien que la volonté puisse être portée d'une manière naturelle à aimer Dieu quand elle est instruite et éclairée sur la vérité. Cependant, une fois la méditation passée, la volonté reste alors dans l'aridité, sans être pour cela portée à la vanité ou au mal, à moins que le démon ne la tente de nouveau sur ce point; mais cela ne se produit pas lorsque ces paroles viennent de l'Esprit-Saint. Car alors la volonté reste ordinairement pleine d'affection pour Dieu et portée au bien. Parfois néanmoins, la volonté se trouvera dans l'aridité, quoique la communication ait eu le Saint-Esprit pour auteur, Dieu le permettant ainsi pour le plus grand bien de l'âme.

            D'autres fois encore, l'âme sentira faiblement ces opérations ou ces mouvements vers ces vertus, bien que ce qu'elle a éprouvé soit bon. Voilà pourquoi, je le répète, il est quelquefois difficile de connaître la différence qu'il y a entre les unes et les autres de ces paroles, vu la diversité des effets qu'elles produisent. Toutefois les effets dont nous venons de parler sont les plus ordinaires, bien qu'ils se manifestent avec plus ou moins d'abondance.

            Les communications qui viennent du démon sont parfois elles-mêmes difficiles à reconnaître. Sans doute, elles laissent ordinairement la volonté dans la sécheresse par rapport à l'amour de Dieu et inclinent l'esprit à la vanité, à l'estime et à la complaisance de soi; mais parfois aussi elles engendrent une fausse humilité, et une ferveur pleine d'affection, qui repose sur l'amour-propre, et qui n'est que difficilement comprise, à moins que la personne ne soit très spirituelle. Le démon agit de la sorte pour se dissimuler; il sait d'ailleurs très bien provoquer parfois des larmes au sujet des sentiments qu'il excite, afin d'arriver peu à peu par là à suggérer à l'âme les affections qui lui plaisent. Il ne néglige rien pour porter sans cesse la volonté à estimer ces communications intérieures, à en faire un très grand cas et à s'y attacher, afin que l'âme s'occupe non de ce qui est la vertu elle-même, mais de ce qui est une occasion de perdre celle qu'elle avait.

            Il faut donc nécessairement se conduire avec prudence à l'égard de toutes ces paroles, pour n'être point trompé et ne pas s'exposer à des inquiétudes multiples. Il faut de plus n'en faire aucun cas, et ne s'appliquer qu'à une seule science, celle qui consiste à se diriger vers Dieu avec toute l'énergie de la volonté et à accomplir avec perfection sa loi et ses saints conseils. Telle est la sagesse des Saints. Contentons-nous de connaître les mystères et les vérités avec simplicité et droiture comme l'Église nous les propose. Cela suffit pour embraser le coeur du plus grand amour, sans que nous allions nous jeter dans des recherches profondes et curieuses où, à moins d'un miracle, on est exposé au danger. Aussi saint Paul nous dit à ce sujet: « Il ne nous convient pas de savoir plus qu'il ne faut (Rom. XII, 3). »

            Ce que nous venons de dire suffit pour expliquer ce sujet des paroles successives.

CHAPITRE XXVIII

OÙ L'ON TRAITE DES PAROLES INTÉRIEURES QUI

SE PRODUISENT FORMELLEMENT DANS

L'ESPRIT D'UNE MANIÈRE SURNATURELLE.

ON MONTRE LES DOMMAGES QU'ELLES

PEUVENT CAUSER ET ON INDIQUE

LES PRÉCAUTIONS QU'IL FAUT PRENDRE,

POUR QU'ELLES NE JETTENT PAS DANS L'ERREUR.

            La seconde catégorie de paroles intérieures renferme les paroles formelles. Elles se produisent parfois dans l'esprit, recueilli ou non, et par voie surnaturelle sans le concours d'aucun sens. Je les appelle formelles, parce qu'il semble formellement à l'esprit qu'elles lui sont adressées par une tierce personne, et qu'il n'y contribue en rien. Elles sont très différentes de celles dont nous venons de parler. Or cette différence vient non seulement de ce que l'esprit ne fait rien pour les produire, comme cela arrive dans les autres, mais je le répète, de ce qu'elles lui viennent parfois quand il n'est pas recueilli, et même très éloigné d'y songer; or il en est tout autrement pour les paroles de la première catégorie, ou paroles successives, qui se rapportent toujours à la vérité qu'on considère.

            Ces paroles sont parfois très formelles; d'autres fois elles le sont moins; très souvent elles sont comme des pensées qui sont communiquées à l'esprit sous la forme d'une réponse ou autrement, comme si on lui parlait; quelquefois ce n'est qu'un mot, d'autres fois il y en a deux ou davantage; ou encore ce sont des paroles successives comme les précédentes, car elles ont coutume de durer, elles instruisent l'âme et discutent avec elle, sans que l'esprit y prenne part, et tout se passe comme si une personne s'entretenait avec une autre. Nous en avons un exemple dans Daniel qui nous dit, que « l'Ange parlait en lui (Dan. IX, 22). » C'était là un langage formel et successif qui avait la forme d'un raisonnement et qui instruisait Daniel, car l'Ange lui avait dit aussi qu'il était venu là pour l'instruire.

            Ces paroles, quand elles ne sont que formelles, produisent peu d'effet dans l'âme; car ordinairement elles n'ont d'autre but que de lui donner un enseignement ou de l'éclairer sur quelque point; aussi, pour produire ce résultat, il n'est pas nécessaire que leur efficacité dépasse le but auquel elles sont destinées. Or ce but, quand les paroles sont de Dieu, est toujours atteint dans l'âme; car elles lui confèrent la promptitude à accomplir ce qui lui est commandé et la clarté sur ce qui lui est enseigné. Sans doute elles ne lui enlèvent pas toujours la répugnance et la difficulté; au contraire; elles l'augmentent en général. Dieu le dispose ainsi pour que l'âme s'instruise davantage et grandisse dans l'humilité, en un mot il agit pour son bien. Dieu lui laisse ordinairement cette répugnance quand il lui commande des actes qui ont de l'éclat ou peuvent l'élever à quelque dignité, tandis que pour les choses inférieures et basses il lui inspire de la facilité et de l'empressement. Ainsi nous lisons dans « l'Exode » que Dieu prescrivit à Moïse d'aller trouver Pharaon et de délivrer son peuple, mais que Moïse éprouva une très grande répugnance à obéir (Ex. III, 10). Il fallut que Dieu renouvelât trois fois son commandement et lui donnât des signes évidents de sa volonté. Et encore tout cela était insuffisant, jusqu'à ce qu'il lui donnât son frère Aaron qui devait l'accompagner et partager avec lui l'honneur de l'entreprise.

            Il en arrive tout autrement lorsque les paroles et les communications viennent du démon. Il inspire de la facilité et de l'empressement pour les actions qui ont de l'éclat et de l'importance; mais il n'inspire que de la répugnance pour les choses humbles. Dieu, au contraire, cela est certain, a tant en horreur les âmes qui recherchent les dignités que, même quand il leur commande de les accepter et les leur impose, il ne veut pas qu'elles s'empressent d'obéir ou qu'elles aient le désir de commander.

            Cette promptitude que Dieu inspire généralement par ces paroles formelles les différencie encore des paroles successives; celles-ci n'exercent pas une impression aussi puissante sur l'esprit, et ne suggèrent pas autant de promptitude; car les premières sont plus formelles ou plus explicites, et l'entendement y met moins du sien. Cela néanmoins n'empêche pas que certaines paroles successives produisent parfois plus d'effet, à cause de l'abondance de communication que l'Esprit divin fait à l'esprit humain; mais ce mode de communication est différent de l'autre sous beaucoup de rapports. Lorsque l'âme entend ces paroles formelles, elle ne doute pas si c'est elle qui les profère; elle voit très bien le contraire, surtout quand elle est très éloignée de songer à ce qui lui est dit; et quand même elle aurait eu quelque pensée de ce genre, elle reconnaît clairement et distinctement que ces paroles viennent d'une autre source.

            Or l'âme ne doit faire aucun cas de ces paroles formelles et les traiter comme les paroles successives. Sans quoi ce serait d'abord occuper l'esprit de ce qui n'est pas le moyen légitime ni prochain de l'union avec Dieu, comme l'est la foi, et de plus ce serait s'exposer à être très facilement trompé par le démon. Il arrive parfois, en effet, que l'on a de la peine à découvrir quelles sont les paroles qui viennent du bon Esprit, et quelles sont celles qui viennent de l'esprit mauvais. Comme ces paroles formelles, je le répète, ne produisent pas beaucoup d'effet, on peut à peine les distinguer, d'autant plus que celles du démon sont parfois plus efficaces chez les âmes imparfaites que celles du bon esprit chez les personnes spirituelles. Mais qu'elles soient du bon ou du mauvais esprit, il n'y a pas à se presser d'exécuter ce qu'elles disent, ni à en faire cas. Néanmoins, on doit les exposer à un confesseur expérimenté, ou à une personne prudente et entendue pour qu'elle donne son avis et voie la conduite à tenir; et l'âme, d'après son conseil, se tiendra dans l'abnégation et le renoncement complet par rapport à ces paroles.

            Si l'on ne trouve pas cette personne expérimentée, il est préférable de prendre ce que les paroles ont de substantiel et de sûr, sans d'ailleurs en faire cas, et de n'en parler à qui que ce soit. Car on pourrait très facilement rencontrer certaines personnes qui causeraient la perte de l'âme plutôt que son bien. Ce n'est pas le premier venu qui est capable de diriger les âmes; et dans une question de si haute importance, réussir ou se tromper peut avoir les plus graves conséquences.

            Il faut bien remarquer, en outre, que l'âme ne doit d'elle-même rien faire ni accepter de ce que ces paroles lui disent, sans de mûres réflexions et un conseil autorisé. Car on est exposé dans cette matière à des illusions tellement subtiles et étranges que, à mon avis, l'âme qui ne sera pas ennemie de paroles de cette sorte ne pourra manquer de tomber très souvent dans des illusions plus ou moins profondes.

            Comme aux chapitres XVII, XVIII, XIX et XX de ce livre, j'ai déjà parlé de ces illusions et dangers, ainsi que des précautions à prendre pour les éviter, j'y renvoie le lecteur, et je ne m'étends pas davantage ici sur ce sujet. Je dis seulement que la doctrine fondamentale sur ce sujet et la plus sûre, c'est de ne faire aucun cas de ces paroles malgré leurs apparences (L'édition du P. Gerardo suppose que le Saint a voulu dire « aunque mas BUENO parezca: quelque bonnes qu'elles paraissent »), et de nous guider en tout d'après les lumières de la raison et les enseignements que l'Église nous a donnés et nous donne chaque jour.

CHAPITRE XXIX

OÙ L'ON TRAITE DES PAROLES SUBSTANTIELLES

QUI SONT COMMUNIQUÉES INTÉRIEUREMENT

À L'ESPRIT. ON MONTRE LA DIFFÉRENCE

QU'IL Y A ENTRE CES PAROLES

ET LES PAROLES FORMELLES,

LE PROFIT QU'ELLES PROCURENT,

L'ABNÉGATION ET LE RESPECT OÙ

L'ÂME DOIT SE TENIR A LEUR ÉGARD.

            La troisième catégorie de paroles intérieures, avons-nous dit, comprend les paroles substantielles; bien qu'elles soient formelles comme les précédentes, puisqu'elles se gravent dans l'âme d'une manière très distincte, elles en diffèrent parce qu'elles produisent un effet vif et profond, ce qui n'existe pas pour les paroles qui ne sont que formelles. S'il est vrai de dire que toute parole substantielle est formelle, il ne s'ensuit pas que toute parole formelle soit substantielle, mais seulement celle-là qui, comme nous l'avons dit déjà, imprime substantiellement dans l'âme ce qu'elle signifie. Il en serait ainsi, par exemple, si Notre-Seigneur disait formellement à une âme: « Sois bonne », et qu'immédiatement elle fût essentiellement bonne. Ou encore s'il lui disait: « Aime-moi », et qu'aussitôt elle possédât et sentît en elle-même la substance de l'amour, c'est-à-dire le véritable amour de Dieu; ou encore si, la voyant en proie à une crainte excessive, il lui disait: « Ne crains pas », et qu'elle se sentît tout à coup pleine d'énergie et en paix. Car la parole de Dieu, comme dit le Sage, est pleine de puissance (Eccl. VIII. 4). Elle produit substantiellement dans l'âme ce qu'elle signifie. C'est là ce qu'indique David dans le Psaume: « Le Seigneur donnera à sa voix une vertu pleine de force (Ps. LXVII, 34). » C'est ce qu'il fit pour Abraham quand il lui dit: « Marche en ma présence et sois parfait (Ge. XVII, 1). » Et aussitôt Abraham fut parfait, et ne cessa de se tenir plein de respect sous le regard de Dieu. Telle est la puissance que Notre-Seigneur, d'après le saint Évangile, manifesta dans ses paroles; il ne disait qu'un mot et aussitôt il guérissait les malades et ressuscitait les morts. C'est de cette sorte que sont les paroles substantielles qu'il adresse à certaines âmes. Elles sont d'une telle importance et d'un si haut prix qu'elles communiquent à l'âme la vie, la vertu et un bien incomparable. Parfois même une seule de ces paroles lui procure plus de bien que tout ce qu'elle a pu acquérir de méritoire dans toute sa vie.

            Lorsque l'âme entend une parole de ce genre, elle n'a rien à faire par elle-même, ni à désirer, ni à refuser, ni à rejeter, ni à craindre. Elle n'a pas à se préoccuper d'accomplir ce qu'elles signifient. Car Dieu n'adresse jamais à l'âme ces paroles substantielles pour qu'elle les mette en oeuvre, mais pour les réaliser lui-même dans cette âme; et c'est là ce qui les différencie des paroles formelles et des paroles successives. Je dis que l'âme n'a pas à vouloir ou non ici, car son consentement n'est pas nécessaire pour que Dieu agisse, comme sa résistance ne suffirait pas à empêcher l'effet que Dieu produit. Mais elle doit se résigner et se tenir dans l'humilité.

            L'âme n'a pas à rejeter ces faveurs, car leur effet est déjà substantiellement gravé en elle, et il est enrichi de biens divins; car elle le reçoit passivement, et n'y contribue en rien. Elle n'a pas non plus à craindre quelque illusion. Car ni l'entendement ni le démon ne peuvent intervenir ici; ce malin esprit n'arrivera jamais à produire passivement dans une âme quelconque un effet substantiel de manière à graver en elle l'effet habituel de sa parole. J'excepte le cas où elle se serait donnée à lui par un pacte volontaire et où la possédant en maître, il y imprimerait non des effets de bien mais des effets pleins de malice. Dès lors que cette âme lui est unie par une perversité volontaire, il est très facile au démon d'imprimer en elle les effets des paroles pleines de perversité. L'expérience nous montre encore qu'il agit même sur les âmes bonnes par des suggestions nombreuses et puissantes et produit en elles d'étranges effets; mais quand les âmes sont mauvaises, il est capable de consommer le mal en elles.

            Quant à imprimer dans l'âme par ses paroles des effets qui soient assimilés à ces bons effets dont nous avons parlé, il en est incapable. Car il n'y a pas de comparaison possible entre ses paroles et celles de Dieu; toutes ne sont rien à côté de celles de Dieu, et leur effet n'est rien à côté de l'effet produit par celles de Dieu. Voilà pourquoi Dieu nous dit par Jérémie « Quelle comparaison y a-t-il entre la paille et le blé? Est-ce que mes paroles ne sont pas comme le feu, ou comme le marteau qui brise les pierres? (Jer. XXIII, 28-29) »

            Ces paroles substantielles servent donc beaucoup à l'union de l'âme avec Dieu. Plus elles sont intérieures et plus elles sont substantielles, et par suite plus elles apportent de bien. Heureuse l'âme à qui Dieu les adresse! « Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute (Rois, III, 10) ».

CHAPITRE XXX

OÙ L'ON TRAITE DES CONNAISSANCES QUE

L'ENTENDEMENT REÇOIT PAR VOIE

SURNATURELLE; ON EN EXPLORE LA

CAUSE, AINSI QUE L'ATTITUDE QUE

L'ÂME DOIT TENIR POUR NE PAS Y

TROUVER UN OBSTACLE A SON UNION AVEC DIEU.

            Il nous faut traiter maintenant de la quatrième et dernière catégorie des connaissances intellectuelles. Ces connaissances, avons-nous dit, peuvent être communiquées à l'entendement par les sentiments spirituels qui se manifestent très souvent d'une manière surnaturelle à l'homme intérieur. Nous les classons parmi les connaissances distinctes de celles de l'entendement.

            Ces sentiments spirituels distincts peuvent être de deux sortes. La première comprend les sentiments qui résident dans l'affection de la volonté; la seconde, les sentiments qui résident dans la substance de l'âme (Les éditions antérieures disaient: « La seconde comprend les sentiments qui, tout en étant dans la volonté, sont si intenses, si élevés, si profonds et si intérieurs, qu'ils semblent ne pas la toucher, mais se produire dans la substance même de l'âme ». Cette phrase est ajoutée, comme le prouve l'autorité des manuscrits et ce qu'ils disent immédiatement, ce qui d'ailleurs sera répété un peu plus loin. Édition P. Gerardo). L'une et l'autre peuvent renfermer une grande variété.

            Les premiers sentiments, quand ils viennent de Dieu, sont très élevés; mais les seconds, qui résident dans la substance de l'âme, les surpassent et produisent les plus grands biens et les plus grands avantages. Ni l'âme ni son guide ne peuvent savoir ni comprendre la cause d'où elles procèdent, ni par quelles voies ni pour quelles oeuvres Dieu accorde de pareilles faveurs; car elles ne dépendent nullement des oeuvres que l'âme accomplit, ni des considérations qu'elle fait, bien que ces oeuvres et ces considérations soient de bonnes dispositions pour les recevoir. Dieu les donne à qui il veut, comme il veut et pour le but qu'il veut. Une personne aura pratiqué beaucoup de bonnes oeuvres, et Dieu ne lui donnera pas de ces touches; une autre aura fait beaucoup moins, et elle recevra des touches très élevées et en très grande abondance. Il n'est donc pas nécessaire que l'âme soit actuellement occupée de choses spirituelles pour que Dieu lui donne de ces touches qui provoquent les sentiments dont nous parlons; cependant, si elle en était occupée, elle serait bien mieux préparée à recevoir ces faveurs. Mais le plus souvent ces faveurs lui sont accordées au moment où elle y pense le moins.

            Or parmi ces touches divines, il y en a qui sont bien caractérisées mais qui passent promptement, et il y en a d'autres qui ne sont pas aussi distinctes et qui durent plus longtemps.

            Ces sentiments, tels que nous les comprenons ici, n'appartiennent pas seulement à l'entendement, mais à la volonté. Aussi mon intention n'est pas d'en traiter maintenant d'une façon expresse. Je me réserve de le faire lorsque dans le troisième Livre je traiterai de la nuit de la volonté et de la purification qu'elle doit apporter dans ses affections. Mais comme bien souvent,  et même la plupart du temps, ils procurent à l'entendement une connaissance, une notice ou une lumière, il convient d'en faire mention ici sous ce rapport seulement.

            Nous devons donc savoir que de tous ces sentiments, aussi bien ceux de la volonté que ceux de la substance de l'âme, bien qu'ils soient durables et successifs, rejaillit, je le répète, sur l'entendement une impression de connaissance et de lumière. Cette impression est ordinairement une touche très élevée de Dieu et pleine de suavité pour l'entendement; on  ne saurait l'exprimer, non plus que le sentiment qui en et la source. Ces connaissances sont tantôt d'une sorte, tantôt d'une autre; elles sont parfois plus élevées et plus claires, parfois elles le sont moins; cela dépend des touches de Dieu, qui causent les sentiments d'où elles procèdent et de la qualité de ces sentiments.

            Il n'est pas nécessaire ici de multiplier les paroles pour donner un avis et pour porter, au milieu de ces connaissances, l'entendement à se tenir dans la foi s'il veut parvenir à l'union avec Dieu. Car dès lors que les sentiments dont nous avons parlé se produisent d'une manière passive dans l'âme, sans qu'elle contribue en rien pour les recevoir, de même les connaissances qui en résultent sont reçues passivement dans l'entendement que les philosophes appellent intellect passible, sans qu'il fasse rien personnellement dans ce but. Aussi afin d'éviter toute erreur qui proviendrait de son intervention et serait un obstacle à ces faveurs, il ne doit y rien faire, garder une attitude passive, et ne pas y intervenir par ses aptitudes naturelles. Car, comme nous l'avons dit en traitant des paroles successives, l'entendement pourrait très facilement, avec son activité, troubler et dissiper ces connaissances si délicates qui sont des lumières surnaturelles pleines de délices, que par sa nature il ne peut comprendre, mais qu'il peut seulement recevoir. Voilà pourquoi il ne doit pas chercher à se les procurer, ni avoir même le désir de les recevoir. De la sorte, il n'en formera pas d'autres qui seraient de son propre fond; de plus, il ne s'exposera pas à ce que le démon vienne à son tour lui suggérer d'autres connaissances et formes; car le démon s'entend très bien à en former par l'influence des sens corporels, lorsque l'âme les recherche par l'intermédiaire des sentiments dont nous avons parlé.

            L'âme doit donc se tenir dans le détachement et l'humilité et garder une attitude passive; c'est passivement qu'elle reçoit de Dieu ces faveurs. Dieu les lui communique quand il le juge bon, dès lors qu'il la trouve humble et détachée de tout. Si elle agit de la sorte, elle ne mettra pas obstacle aux avantages que ces connaissances procurent pour l'union divine et qui sont très grands, car toutes ces connaissances sont des touches de l'union divine qui s'accomplit d'une manière passive dans l'âme.

(Toutes les éditions antérieures à celles de P. Gerardo,  1912 plaçaient ici un long paragraphe qui ne se trouve pas dans les principaux manuscrits. Nous le donnons cependant en note. Le P. Silverio attribue ce paragraphe au P. Jérôme de Saint-Joseph.

            « Nous avons parlé, dans ce livre, du renoncement absolu et de la contemplation passive; nous avons montré que l'âme doit se laisser conduire par Dieu dans l'oubli de tout le créé et le détachement de toute image ou figure, s'arrêter avec une vue simple sur la vérité suprême. Or toute cette doctrine s'applique non seulement à cet acte de contemplation très parfaite dont la quiétude sublime et complètement surnaturelle est empêchée encore par les filles de Jérusalem, c'est-à-dire par les pieux discours et les méditations, si on voulait en user alors, mais aussi à tout le temps durant lequel Notre-Seigneur communique à l'âme cette attention simple, générale et pleine d'amour dont nous avons parlé, ou durant lequel l'âme, aidée de la grâce, s'y applique elle-même. Car alors elle doit toujours veiller à garder le calme de l'esprit, sans s'occuper d'autres formes, images ou connaissances particulières, à moins que ce ne soit d'une manière tout à fait transitoire, et sans les rechercher, positivement, et qu'on y porte un amour suave dans le but de s'embraser de plus en plus de charité. Mais, en dehors de cet état, l'âme doit, dans tous ses exercices, tous ses actes et toutes ses oeuvres, s'aider de pieux souvenirs et de saintes méditations, qui soient de nature à augmenter sa dévotion et à procurer son avancement, et surtout considérer la vie, la Passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin d'y conformer ses actions, ses exercices et sa vie. »)

            Terminons là ce traité des connaissances surnaturelles de l'entendement et de la manière dont il doit les considérer pour marcher par le chemin de la foi à l'union divine. Il me semble en avoir dit assez pour que l'âme, quelles que soient les connaissances qui lui adviennent, trouve la doctrine et les précautions qui lui sont nécessaires dans l'enseignement que nous avons donné sur les diverses sortes de connaissances. Et supposé le cas qui ne paraîtrait pas compris dans l'une des quatre catégories dont il a été parlé, il me semble néanmoins qu'il n'y en a pas un seul que l'on ne puisse ramener à l'une d'elles. On pourra donc trouver la lumière et les conseils dans ce qui a été exposé pour des circonstances semblables. Cela dit, nous allons passer au troisième Livre, où, avec l'aide de Dieu, nous parlerons de la purification spirituelle intérieure de la volonté, par rapport à ses affections intérieures, que nous appelons ici la nuit active (Les anciennes éditions ajoutaient ici le paragraphe suivant: « Je vous prie donc, sage lecteur, de me prêter une attention bienveillante et soutenue. Car sans cette condition tout enseignement, si élevé et si parfait qu'il soit, ne procurerait pas le profit qu'il contient, et on n'en aurait pas l'estime qu'il mérite; à plus forte raison en serait-il de la sorte, à cause de mon style qui est si souvent fort défectueux. »).

LIVRE TROISIÈME

OÙ L'ON TRAITE DE LA PURIFICATION ET DE

LA NUIT ACTIVE DE LA MÉMOIRE ET

DE LA VOLONTÉ. ON ENSEIGNE LA

CONDUITE QUE L'ÂME DOIT TENIR À

L'ÉGARD DES ACTES DE CES

DEUX PUISSANCES POUR ARRIVER À

L'UNION AVEC DIEU PAR LA

PERFECTION DE L'ESPÉRANCE

ET DE LA CHARITÉ.

SOMMAIRE

            Nous avons déjà montré comment l'entendement, première puissance de l'âme, doit se diriger dans toutes les connaissances qu'il acquiert, d'après les lumières de la foi, qui est la première des vertus théologales, afin qu'il puisse s'unir à Dieu par la pureté de cette vertu. Il nous reste maintenant à accomplir le même travail en parlant des deux autres puissances de l'âme, qui sont la mémoire et la volonté, afin que, purifiées elles aussi dans leurs rapports avec leurs connaissances respectives, l'âme arrive à s'unir à Dieu par une espérance et une clarté parfaite. C'est ce que nous ferons brièvement dans ce troisième Livre. Ayant déjà établi que l'entendement est le réservoir de tous les objets de ces puissances, nous avons par le fait même accompli une grande partie de la tâche que nous nous proposons. Il ne sera donc pas nécessaire de nous étendre aussi longuement sur ces deux puissances que sur la première. Il n'est pas possible en effet que l'homme adonné à la spiritualité, qui a bien formé son entendement à suivre les enseignements de la foi dont nous avons parlé, n'instruise pas en même temps les deux autres puissances dans la pratique des deux autres vertus d'espérance et de charité; car les opérations des unes dépendent des opérations de autre. Cependant, pour nous conformer à notre plan et pour mieux donner à comprendre ce sujet, il faut en parler d'une manière précise et déterminée. Nous parlerons donc ici des appréhensions propres de chacune de ces facultés, et tout d'abord de celles de la mémoire. J'en ferai les distinctions qui seront suffisantes pour le but que je me propose. Or ces distinctions nous pouvons les tirer des objets mêmes de la mémoire, qui sont au nombre de trois, à savoir: naturels, surnaturels imaginaires, et spirituels; d'après ces trois objets, il y a aussi trois sortes de connaissances pour la mémoire: les naturelles, les surnaturelles imaginaires et les spirituelles. Avec l'aide de Dieu, nous en traiterons ici, et nous commencerons par les connaissances naturelles qui proviennent d'objets plus extérieurs. Nous traiterons ensuite des affections de la volonté, et ainsi nous terminerons ce troisième livre de la Nuit active de l'esprit.

CHAPITRE I

OÙ L'ON TRAITE

DES CONNAISSANCES NATURELLES

DE LA MÉMOIRE; ON MONTRE

COMMENT ELLE DOIT S'EN DÉTACHER

POUR QUE L'ÂME PUISSE S'UNIR

À DIEU PAR CETTE

PUISSANCE.

            Il est nécessaire au lecteur de ne point perdre de vue dans chacun de ces livres le but que nous nous proposons. Sans cela bien des doutes pourraient lui venir en lisant soit ce que nous venons de dire de l'entendement, soit ce que nous dirons à présent de la mémoire et ensuite de la volonté. En voyant comment nous réduisons à néant les puissances à l'égard de leurs opérations respectives, il lui semblera peut être qu'au lieu d'élever l'édifice de la vie spirituelle, nous le détruisons. Et cela serait vrai si nous ne nous adressions qu'à des commençants, car il leur convient de se préparer encore par des méditations discursives et des raisonnements. Mais notre but en ce moment est d'enseigner le moyen de franchir ce degré pour arriver par la contemplation à l'union divine; voilà pourquoi tous ces moyens et tous ces exercices sensibles des puissances doivent être abandonnés et mis dans le silence, afin que Dieu opère par lui-même dans l'âme l'union avec lui. Il faut donc débarrasser les puissances, les dépouiller, les priver de leur droit naturel et de leurs opérations; c'est par là qu'elles seront disposées à recevoir des grâces infuses et des lumières surnaturelles. Leur capacité naturelle ne saurait les aider à accomplir un acte si élevé, elle y serait plutôt un obstacle; les puissances doivent donc la perdre de vue. S'il est vrai, comme il l'est en réalité, que l'âme doit arriver peu à peu à connaître Dieu plutôt parce qu'il n'est pas que parce qu'il est, il s'ensuit nécessairement que, pour aller à lui, elle doit procéder par le renoncement, le détachement complet et absolu de toutes ses connaissances naturelles et surnaturelles.

            Tel est le sujet dont nous allons nous occuper maintenant en parlant de la mémoire; nous la tirerons des limites et des bornes de sa nature, nous l'élèverons au-dessus d'elle-même, c'est-à-dire au-dessus de toute connaissance distincte, de toute possession sensible, pour la placer dans la souveraine espérance en Dieu qui est l'Être incompréhensible.

            Je commence donc par les connaissances naturelles. Je dis que ces connaissances naturelles de la mémoire sont toutes celles qu'elle peut former des objets à l'aide des cinq sens corporels: l'ouïe, la vue, l'odorat, le goût et le tact, ainsi que toutes les autres de ce genre qu'elle pourrait fabriquer et imaginer. Or elle doit se dépouiller et se défaire de toutes ces connaissances et imaginations, travailler même à en perdre le souvenir, de telle sorte qu'elle n'en garde aucune impression ni aucune trace et soit dans le dénûment absolu, comme si rien ne s'était passé en elle, dans l'oubli et l'abstraction de tout. La mémoire ne peut faire moins que de s'annihiler par rapport à toutes ces formes, si elle doit s'unir à Dieu. Car l'amour avec Dieu ne saurait exister, tant qu'elle ne sera pas complètement séparée de toutes les formes qui ne sont pas Dieu. Dieu en effet, comme nous l'avons dit dans le nuit de l'entendement, n'est pas renfermé dans quelque forme ou représentation distincte. Or si, comme l'enseigne notre Rédempteur, « on ne peut servir deux maîtres à la fois (Mat. VI, 24) », la mémoire ne saurait être parfaitement unie à Dieu, si elle est encore unie à des formes et à des représentations distinctes. Mais Dieu n'a ni forme ni image qui puissent être comprises par la mémoire; il s'ensuit donc que quand l'âme est unie à Dieu, comme le prouve l'expérience de chaque jour, elle est comme si elle n'avait ni forme ni figure, l'imagination n'agit plus, et la mémoire enivrée du souverain bien est dans l'oubli de tout et ne se souvenant de rien. Cette divine union, en effet, opère le vide dans l'imagination, qu'elle purifie de toutes les formes et connaissances pour l'élever à un état surnaturel. C'est quelque chose d'extraordinaire que ce qui se passe alors parfois. Il arrive en effet quelquefois, quand Dieu accorde ces touches d'union à la mémoire, qu'il se produit tout à coup dans le cerveau, à cette partie où elle a son siège, un tressaillement si sensible qu'il semble que l'on s'évanouit, que l'on perd absolument le jugement et l'usage des sens. Cet effet est plus ou moins grand, selon la puissance de la touche divine. Mais alors, je le répète, la mémoire est dégagée et purifiée de toutes ses connaissances; elle est comme hors d'elle-même, et parfois si oublieuse d'elle-même qu'elle doit faire un grand effort pour se rappeler quelque chose. Cet oubli de la mémoire et cette suspension de l'imagination sont tels quelquefois, par suite de l'union de la mémoire avec Dieu, qu'il s'écoule beaucoup de temps sans qu'on s'en aperçoive et sans qu'on sache ce qui s'est passé. Et comme l'imagination est parfois suspendue alors, viendrait-on à faire ce qui devrait lui causer de la souffrance, elle ne le sent point, parce que sans imagination il n'y a pas de sentiment; elle ne songe même pas, puisqu'il n'y a pas de pensée.

            Aussi, pour que Dieu vienne produire ces touches d'union, il convient à l'âme de purifier la mémoire, comme nous l'avons dit, de toutes les connaissances sensibles. Mais nous devons remarquer que ces suspensions dont il vient d'être parlé n'existent plus ainsi chez les parfaits, car ils sont arrivés à l'union parfaite, et ces suspensions n'ont lieu que dans les commencements de l'union.

            Vous me direz peut-être: Tout cela est bon, mais ce qui en découle, c'est qu'on détruit l'usage naturel et le cours régulier des puissances; c'est que, de plus, l'homme devient semblable à la bête, oublieux de tout, et ce qui est pire encore, il ne raisonne plus et ne songe plus aux exigences et aux opérations de la nature. Or Dieu ne détruit pas la nature; au contraire, il la perfectionne; mais d'après vos principes il s'ensuit nécessairement que vous la détruisez, car l'homme ne se souvient plus des principes de la moralité et de la raison pour agir, ni de sa nature pour les mettre en pratique; car il ne peut se souvenir de rien de tout cela, dès lors qu'il se dégage de toutes les connaissances et perceptions qui sont les moyens de réminiscences.

            A cette objection je réponds qu'il en est vraiment ainsi. Plus la mémoire s'unit à Dieu, et plus les connaissances distinctes qu'elle avait s'affaiblissent, jusqu'à ce qu'elles se perdent complètement. Cela a lieu quand par sa perfection elle est parvenue à l'état même de l'union. Au début de l'union, quand le travail de l'union se fait, il ne peut manquer d'y avoir un grand oubli de toutes choses, puisque leurs formes et leurs perfections s'effacent peu à peu de la mémoire. Aussi fait-on beaucoup de fautes dans les rapports extérieurs que l'on a avec le prochain; on ne se souvient plus de manger ou de boire; on oublie si l'on a fait une chose ou non, si on l'a vue ou non, si on a dit une parole ou non; la mémoire est absorbée en Dieu. Mais quand l'âme a déjà l'habitude de l'union, ce qui est pour elle le souverain bien, elle n'a plus d'oublis de ce genre dans ce qui concerne sa vie morale et naturelle. Au contraire, elle manifeste une perfection supérieure dans toutes les actions qui sont convenables ou nécessaires, bien que ces actions ne proviennent plus des connaissances et des perceptions de la mémoire; car, je le répète, quand il y a l'habitude de l'union, ce qui est déjà un état surnaturel, la mémoire et les autres puissances perdent complètement leurs opérations naturelles; elles sont élevées de leur être naturel à celui de Dieu qui est surnaturel. La mémoire, étant donc ainsi transformée en Dieu, ne peut plus recevoir l'impression des formes et des connaissances naturelles. Dans cet état, toutes les opérations de la mémoire et des autres puissances sont divines. Dieu, en effet, les possède, comme un Maître absolu, par suite de leur transformation en lui; c'est lui qui les meut et leur commande divinement, selon son Esprit et sa volonté et cela s'accomplit de telle sorte que les opérations de Dieu et de ces puissances de l'âme ne sont pas distinctes, et que celles de l'âme sont celles de Dieu. Ce sont donc des opérations divines, en tant que « celui qui s'unit à Dieu ne fait qu'un Esprit avec lui (I Cor. VI, 17) ». De là il résulte que les opérations de l'âme qui est dans l'union proviennent du Saint-Esprit et par conséquent sont divines. Il en résulte encore que les oeuvres de ces âmes sont les seules qui soient convenables et conformes à la raison, sans être jamais défectueuses; car l'Esprit de Dieu leur donne à connaître ce qu'elles doivent connaître, et les laisse ignorer ce qu'elles doivent ignorer, ou se rappeler ce dont elles doivent se souvenir à l'aide de représentations ou non, ou bien oublier ce qu'il faut oublier, ou aimer ce qu'elles doivent aimer, et ne pas aimer ce qui n'est pas en Dieu. Ainsi donc tous les premiers mouvements des puissances de ces âmes sont divins. Il ne faut donc pas s'étonner si les mouvements et les opérations de ces puissances sont divins, dès lors qu'ils sont transformés dans l'être de Dieu.

            Je veux apporter quelques exemples de ces opérations. En voici un. Une personne demande à une autre qui est en état de la recommander à Dieu. Or cette dernière ne conserve dans sa mémoire aucune impression, aucune connaissance de ce qui lui a été demandé. Mais, s'il convient de la recommander à Dieu, et si Dieu veut agréer la prière qui lui sera faite, il agira sur la volonté de cette personne, et lui inspirera le désir de faire ce qui lui a été demandé. Si Dieu ne veut pas de cette prière, l'âme aura beau s'efforcer de la faire, elle n'y réussira pas, elle n'en aura même pas le désir. Parfois même Dieu lui suggérera de prier pour d'autres qu'elle ne connaît point ou dont elle n'a jamais entendu parler. Cela vient de ce que c'est Dieu seul, comme je l'ai dit, qui meut de pareilles âmes à accomplir les oeuvres qui sont conformes à sa volonté ou à ses desseins, sans qu'elles puissent se porter à d'autres; voilà pourquoi les oeuvres et les prières de ces âmes sont toujours couronnées de succès.

            Telles étaient celles de l'auguste Mère de Dieu. Dès le premier instant de son existence, elle fut élevée à cet état suprême. Elle n'eut jamais dans son âme l'impression quelconque d'une créature qui pût la détourner de Dieu; elle ne se dirigea jamais d'après une impression de cette sorte, et l'Esprit-Saint fut son guide.

            Voici un autre exemple. Une personne doit à tel moment fixé s'occuper d'une affaire nécessaire. Elle n'en a aucun souvenir qui lui vienne par la voie d'une forme imaginaire; mais, sans qu'elle sache comment, sa mémoire recevra cette motion dont nous avons parlé au moment et de la manière qu'il convient pour agir avec succès. L'Esprit-Saint lui donne ses lumières non seulement dans ces circonstances, amis encore dans une foule d'autres faits ou d'événements qui arrivent ou arriveront, alors même qu'elle en serait éloignée. Ces connaissances, qui parfois lui viennent par la voie des formes intellectuelles, lui sont très souvent communiquées sans aucune forme sensible; l'âme elle-même ignore comment elle les a reçues; mais elles lui sont données par la Sagesse divine; car, les âmes de cette sorte s'exercent à ne savoir comprendre par leurs puissances naturelles aucune des choses qui seraient pour elles un obstacle à l'union; aussi elles en viennent généralement, comme nous l'avons dit à l'occasion de la montagne figurée au commencement de ce livre, à tout connaître, selon que le dit le Sage: « L'auteur de toutes choses, la Sagesse, m'a tout appris (Sag. VII, 21) ».

            Mais, me direz-vous peut-être, il est impossible à l'âme de dégager sa mémoire et de la dépouiller si bien des images et représentations qu'elle puisse arriver à un état si élevé. Il y a, en effet, ici deux difficultés qui sont au-dessus des forces et de la capacité de l'homme: la première qui est de se dépouiller de sa nature et de ses aptitudes naturelles, ce qui ne saurait se réaliser; et la seconde, qui est encore plus ardue, est d'atteindre le surnaturel et de s'unir à lui. En réalité, il est impossible d'arriver à ce résultat avec les seules forces de la nature. Il est certain que c'est Dieu qui doit élever l'âme à cet état surnaturel. Quant à l'âme, elle doit ne rien négliger pour s'y disposer, et cela, elle le peut naturellement, surtout avec les secours que Dieu lui donne progressivement. Voilà pourquoi, au fur et à mesure qu'elle avance dans le renoncement et ce détachement de toutes formes sensibles, Dieu lui donne une plus grande possession de l'union. Or ce résultat, s'opère en elle passivement, comme nous le dirons, s'il plaît à Dieu, lorsque nous traiterons de la Nuit passive de l'âme. Et ainsi, c'est quand Dieu le jugera bon et selon la disposition où l'âme sera parvenue qu'il lui donnera l'union parfaite par mode d'habitude.

            Quant à ces divins effets que produit l'union lorsqu'elle est parfaite, tant du côté de l'entendement que du côté de la mémoire et de la volonté, nous n'en parlerons pas dans cette nuit et purification active; car elle seule ne suffit pas pour faire l'union divine. Nous en reparlerons dans la nuit passive par laquelle s'opère l'union de l'âme à Dieu. Je ne traiterai donc maintenant que du moyen nécessaire pour que la mémoire se dispose activement, et autant que cela dépend d'elle, à entrer dans cette nuit ou purification active.

            Ce moyen consiste en ce que l'âme adonnée à la vie spirituelle observe bien l'avis suivant: Tout ce qui frappera la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût ou le tact, elle veillera à ne pas s'y attacher et à n'en rien conserver dans sa mémoire; elle s'appliquera à l'oublier tout de suite, et y travaillera même, s'il le faut, avec ce zèle que l'on met à se rappeler d'autres souvenirs. Elle ne doit laisser dans sa mémoire aucun connaissance ou impression des choses d'ici-bas, qu'elle considérera comme si elles n'existaient pas; sa mémoire en sera absolument dégagée et libérée; elle ne s'arrêtera à aucune considération, soit d'en haut, soit d'en bas; qu'elle se conduise comme si cette faculté de la mémoire n'existait pas, et la laisse librement se perdre dans l'oubli, comme une chose qui trouble si elle ne disparaît pas. Car tout ce qui est naturel est plutôt un obstacle qu'un recours, si l'on veut s'en servir dans ce qui est surnaturel.

 [(Les éditions antérieures donnaient ici le paragraphe suivant tout différent des Ms. c, A, B,  C,  D, P: « Qu'elle laisse passer ces connaissances et s'établisse dans un saint oubli à leur égard; qu'elle n'y réfléchisse pas, si ce n'est quand il le faudra pour de bonnes pensées et de pieuses méditations. Toutefois cette application à oublier et à rejeter les connaissances et les souvenirs ne s'entend jamais du Christ et de son Humanité. Si parfois l'âme élevée à une très haute contemplation et à la vue simple de la Divinité ne se souvient pas de la sainte Humanité du Christ, cela provient de ce que Dieu a, par un moyen spécial élevé l'âme à cette connaissance comme confuse mais très surnaturelle. Mais s'appliquer, de propos délibéré, à l'oublier, voilà ce qui ne convient sous aucun rapport. Car la vue et la méditation amoureuse de cette sainte Humanité est une aide pour toutes sortes de biens, et par elle l'âme monte plus facilement et au plus haut degré de l'union. Il est clair que si toutes les choses visibles et corporelles doivent être laissées dans l'oubli, parce qu'elles sont un obstacle, il ne faut pas considérer comme tel Celui qui s'est fait homme pour nous guérir de nos maux, Celui qui est la vérité, la porte, la voie, le guide qui mène à tous les biens. »

            « Cela supposé, l'âme doit s'appliquer à faire abstraction de tout le reste et à l'oublier, de telle sorte que, autant que possible, il n'y ait plus dans sa mémoire une connaissance ou un souvenir quelconque des choses créées et les considère comme n'existant même pas; que la mémoire en soit libérée et dégagée pour aller à Dieu, et qu'ainsi elle soit comme perdue dans un saint oubli. »

            Que ce texte ne soit pas le texte original du docteur mystique, cela, à mon avis, ne fait aucun doute pour ces trois raisons très fortes: la première, c'est qu'on ne le trouve pas dans les cinq manuscrits que nous citons; la deuxième, parce que l'on ne  trouve pas, dans ces manuscrits ni plusieurs autres, trois petits paragraphes où l'on enseigne la même doctrine, comme on peut le voir au chapitre précédent, au chapitre XIV de ce livre et au chapitre X du livre premier de la Nuit obscure; la troisième, parce que l'enchaînement du texte des Manuscrits est plus parfait.

            Le motif pour lequel on a introduit ce paragraphe ainsi que les autres est, à mon avis, celui de montrer comment saint Jean de la Croix ne partageait pas l'opinion de certains mystiques d'après lesquels l'âme, arrivée à la contemplation, doit éloigner de sa mémoire tout ce qui est corporel, et même la très Sainte Humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ; mystiques qui avaient déjà été victorieusement réfutés par sainte Thérèse (Vie, ch. 22 et Château de l'âme, Dem. 6E, ch.7). Certainement le Saint pensait ainsi. Mais, pour le prouver, il n'y avait pas de nécessité our celui qui édita ses oeuvres de recourir à de telles fictions. La dévotion toute particulière que le Saint avait pour l'Humanité du Christ, le souvenir constant qu'il gardait de la Passion, bien qu'il fût déjà arrivé à la plus haute contemplation, sont une preuve plus que suffisante pour réfuter d'une façon péremptoire ces mystiques outrés et montrer qu'il n'était pas de leur bord. L'auteur de l'interpolation a quelque excuse. Son but était de fournir des textes comme preuves, et vraisemblablement il ignorait encore ceux que nous connaissons. On peut voir dans le Senteciaro les Sentences 1er, 2e, 74e et 78e, etc.; dans les Dictamenes de espiritu la règle 11e, qui dit littéralement: « Il disait (le saint) que deux choses servent d'ailes à l'âme pour s'élever à l'union à Dieu: la compassion affective à la Passion de Jésus-Christ et l'amour du prochain. » (Homenaje a S. Juan de la Cruz, p. 195, et au tome 3e de la présente édition.) Si l'on désire des preuves plus claires et qui touchent directement cette question, on peut les voir dans le traité intitulé: Espinas de espiritus et dans le Conocimiento oscuro de Dios, qui sont, l'un et l'autre, du docteur mystique, comme nous le prouverons.

            D'ailleurs, le Saint n'était pas obligé de traiter ce point de théologie mystique, et il y en a beaucoup d'autres dont il n'a pas parlé. Voilà pourquoi nous répondrons à ceux qui n'admettent pas l'authenticité de ces deux derniers traités que, d'après nous le Saint s'en occupe d'une manière toute spéciale dans son livre intitulé Reglas para conocer el buen y mal espiritu, qui s'est perdu.)]

            Si les doutes et les objections dont il a été parlé au sujet de l'entendement venait à se produire encore, et si l'on disait que l'entendement ne fait rien alors et perd son temps, que l'âme se prive des biens spirituels qu'elle peut recevoir en s'aidant de la mémoire, nous disons que nous avons déjà donné alors une réponse à toutes ces difficultés et que nous en traiterons de nouveau dans la Nuit passive. Ainsi il n'y a pas de motif pour nous y arrêter en ce moment.

            Il faut remarquer toutefois que si, durant quelque temps, l'âme ne constate pas le progrès produit par cette suspension de toutes les connaissances et de tous souvenirs, elle ne doit pas pour cela se décourager. Dieu ne manquera pas de la soutenir à temps; et quand il s'agit d'acquérir un bien aussi grand, il est souverainement convenable de supporter sa peine et de souffrir avec patience et confiance en Dieu.

            Sans doute, et c'est là un fait certain, à peine trouvera-t-on une âme qui soit mue par Dieu en tout et toujours, et qui lui soit si constamment unie que sans l'intermédiaire d'aucune forme ses facultés soient toujours mues divinement; cependant il y a des âmes qui très ordinairement sont mues par Dieu; ce ne sont pas elles qui se meuvent, mais c'est Dieu lui-même qui les dirige, selon cette parole de saint Paul: « Les enfants de Dieu », c'est-à-dire ceux qui sont transformés en Dieu et unis à lui, « sont mus par l'Esprit de Dieu (Rom. VIII, 14) », qui pousse leurs facultés à accomplir des oeuvres divines. Il ne faut pas s'étonner que leurs oeuvres soient divines, dès lors que l'union de l'âme avec Dieu est une union divine.

CHAPITRE II

OÙ L'ON PARLE DE TROIS SORTES DE DOMMAGES

QUI SONT CAUSÉS À L'ÂME,

QUAND ELLE NE FAIT PAS LA NUIT

EN ELLE EN REJETANT DE SA MÉMOIRE

TOUTES LES CONNAISSANCES ET TOUTES

LES CONSIDÉRATIONS. ON PARLE DU PREMIER.

            L'homme adonné à la spiritualité est exposé à trois sortes de dommages ou inconvénients, lorsqu'il veut user encore des connaissances et des discours naturels de la mémoire pour aller à Dieu ou pour accomplir un autre but. Deux de ces inconvénients sont positifs, et le troisième est privatif. Le premier résulte du contact avec les choses du monde, le second vient du démon; le troisième, qui est privatif, est un obstacle, un trouble qu'ils produisent et causent dans l'âme pour empêcher son union avec Dieu.

            Le premier inconvénient, qui résulte du contact avec les choses du monde, est d'être exposé à toutes sortes de dangers par suite des connaissances et des discours de la mémoire; ce sont des faussetés, des imperfections, des convoitises, des jugements, des pertes de temps, et beaucoup d'autres choses encore qui produisent dans l'âme une foule de souillures. Or il est clair que l'on tombera nécessairement dans une foule de faussetés, si l'on donne prise à ces connaissances et à ces discours; car très souvent le vrai paraîtra faux, et au contraire ce qui est certain paraîtra douteux; c'est à peine si nous pouvons connaître à fond une seule vérité. Or l'âme se préserve de toutes ces erreurs en fermant les yeux de la mémoire à tout discours et à toute connaissance.

            On tombe à chaque pas dans des imperfections si on occupe la mémoire de ce que l'on a entendu, vu, senti, touché ou goûté; chaque objet lui procure quelque impression d'amour, de douleur, de crainte, de haine, de vaine espérance, de fausse joie, ou de vaine gloire, etc... Toutes ces impressions sont au moins des imperfections, et parfois même des péchés véniels manifestes: toutes choses qui troublent la pureté parfaite de l'âme et sa très simple union avec Dieu.

            Il est clair, en outre, que de là proviennent des désirs frivoles, car ils naissent tout naturellement de ces connaissances et de ces discours de la mémoire; d'ailleurs le fait seul de vouloir posséder ces connaissances et de s'y entretenir est déjà une tendance de la convoitise.

            On voit très bien encore que les jugements téméraires seront sans nombre: la mémoire, en effet, ne peut manquer de s'occuper du bien ou du mal d'autrui; or bien souvent ce qui est mal lui paraît bon, et ce qui est bon lui semble mal. Or personne, à mon avis, ne pourra se préserver de tous ces inconvénients si la mémoire n'est pas tenue dans la nuit la plus profonde par rapport à toutes ces choses.

            Vous me direz peut-être que l'homme pourra surmonter toutes ces difficultés, à mesure qu'elles se présenteront; pour moi, il ne le pourra pas d'une manière complète, s'il fait cas des connaissances que lui fournit la mémoire; car ces connaissances engendrent mille imperfections; quelques-unes même sont si subtiles, si cachées, que, sans qu'on s'en aperçoive elles s'attachent d'elles-mêmes à l'âme, comme la poix à celui qui la touche, et le meilleur moyen de remporter la victoire, c'est que la mémoire en finisse une bonne fois avec toutes les connaissances qui sont en elle.

            Vous m'objecterez encore que par cette méthode on prive l'âme d'une foule de bonnes pensées et de considérations qui lui attireraient les faveurs de Dieu. A cela je réponds qu'il ne faut point rejeter ce qui se rapporte purement à Dieu et peut favoriser cette connaissance confuse, universelle, pure et simple de Dieu. Ce qu'il faut rejeter, ce sont les images, formes, figures ou ressemblances des créatures. Et puisque nous parlons de purification qui prépare aux faveurs divines, la meilleure est la pureté de l'âme; elle consiste dans le détachement de toute affection aux créatures, aux choses du temps et au souvenir volontaire qu'on en garde, car cette affection, à mon avis, ne peut manquer de s'attacher fortement à l'âme, à cause de l'imperfection que ses puissances apportent d'elles-mêmes dans leurs opérations. Aussi n'y a-t-il rien de mieux que de s'appliquer à les réduire au silence et à ne plus dire un mot, mais à laisser la parole à Dieu. Car, ainsi que nous l'avons dit, si l'âme veut arriver à l'état d'union, l'âme doit perdre de vue ses opérations naturelles; elle y parvient quand, selon la parole du prophète, elle entre avec toutes ses puissances dans la solitude (Osée, II, 3), et que Dieu parle à son coeur.

            Vous répliquerez peut-être, et vous direz que l'âme n'acquerra aucun bien si la mémoire ne considère pas les choses de Dieu et n'en discourt pas, et que, de plus, elle sera exposée à mille distractions et faiblesses. Je réponds que si la mémoire rejette à la fois tous les souvenirs d'ici ou de là, il lui est impossible d'être sujette à un mal quelconque, aux distractions, aux autres divagations ou vices, car ces misères n'arrivent jamais que par suite des extravagances de la mémoire; or il n'y a pas alors d'entrée pour elles dans cette faculté, ni rien qui les y introduise. Cela arriverait cependant si, tout en fermant la porte aux considérations et aux discours sur les choses d'en haut, on l'ouvrait sur les choses d'en-bas. Mais ici nous fermons la porte à toutes les choses qui peuvent être un obstacle à l'union divine ou procurer des distractions à la mémoire; nous voulons que cette faculté reste dans le silence, se taise, et prête seulement l'oreille de l'esprit pour écouter Dieu à qui elle dit par la voix du prophète: « Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute (Rois, III – Vulgate – , 10). » Telles devaient être les dispositions de l'Épouse des Cantiques, puisque son Époux divin disait: « Ma soeur est un jardin fermé, une fontaine scellée (Cant. IV, 12) », c'est-à-dire que nulle créature ne peut y pénétrer. Que l'âme reste donc fermée ainsi, et demeure sans préoccupation ni chagrin. Celui qui entra corporellement dans le cénacle où étaient ses disciples, bien que les portes fussent fermées, et qui leur donna sa paix, tandis qu'eux-mêmes ignoraient et ne pouvaient imaginer que cela fût possible, entrera aussi spirituellement dans l'âme sans qu'elle-même en sache le moment ou y coopère, et cela alors qu'elle aura fermé les portes de ses trois connaissances: mémoire, entendement et volonté, à toutes les connaissances. Il remplira de paix ses puissances, et répandra sur elle-même, comme dit le prophète, un fleuve de paix pour dissiper les défiances et les incertitudes, les troubles et les ténèbres qui lui faisaient craindre d'être perdue. Utinam attendisses mandata mea: facta fuisset sicut flumen pax tua (Is. XLVIII, 18).

            Que l'âme donc ne se lasse point de crier et d'espérer dans le dénûment et le détachement complet; car celui qui est son Bien ne tarde pas.

CHAPITRE III

CE CHAPITRE PARLE DU SECOND DOMMAGE, DE

CELUI QUE LE DÉMON PEUT CAUSER

À L'ÂME PAR LE MOYEN DES CONNAISSANCES

NATURELLES DE LA MÉMOIRE.

            Le second dommage positif peut venir à l'âme des connaissances de la mémoire a pour auteur le démon, qui s'insinue très facilement par ce moyen. Il peut, en effet, susciter des formes, connaissances ou discours et ainsi porter l'âme à l'orgueil, à l'avarice, à l'envie, à la colère, etc...; il peut lui suggérer une haine injuste, un amour vain, et la tromper de beaucoup de manières. De plus, il a pour habitude d'imprimer si bien ses suggestions et de les fixer de telle sorte dans l'imagination que le faux paraît vrai, et le vrai paraît faux. En somme, la plupart des illusions ou des maux causés par le démon proviennent des connaissances et des discours qu'il représente à la mémoire. Mais que cette faculté s'en détache et les anéantisse dans un oubli complet, elle ferme totalement la porte à tous ces dangers du démon, elle se délivre de toutes ces tentations, et c'est là un grand bien. Le démon, en effet, ne peut rien dans l'âme, si ce n'est par les opérations de ses puissances, surtout par le moyen des connaissances et des représentations imaginaires, parce que c'est d'elles que dépendent presque toutes les opérations des autres puissances. Par conséquent, si la mémoire s'en détache, le démon ne peut plus rien car il ne trouve rien à quoi il puisse s'attacher; et, tout moyen lui faisant défaut, il ne peut rien.

            Je voudrais que les personnes adonnées à la spiritualité en arrivent à bien comprendre quels ravages les démons causent dans les âmes par le moyen de la mémoire quand elle veulent s'en servir. Que de tristesses, que d'afflictions, que de vaines joies il leur inspire au sujet de leurs pensées sur Dieu et sur les choses du monde! Que de souillures il laisse enracinées dans leur esprit en les détournant avec force du vrai recueillement qui consiste à appliquer l'âme tout entière, avec ses puissances, au seul bien, le bien incompréhensible, et à l'éloigner de toutes les choses sensibles, parce qu'elles ne sont pas ce bien! Aussi, alors même que ce détachement ne produirait pas un avantage aussi précieux que celui de placer l'âme en Dieu, il suffit déjà qu'il la mette à l'abri d'une foule de peines, d'afflictions et de tristesses, sans parler des imperfections et des péchés dont il la préserve, pour le regarder comme un très grand bien.

CHAPITRE IV

DU TROISIÈME DOMMAGE

CAUSÉ À L'ÂME PAR LES CONNAISSANCES

PARTICULIÈRES ET NATURELLES DE LA MÉMOIRE.

            Le troisième dommage causé à l'âme par les connaissances naturelles de la mémoire est négatif. Il peut en effet empêcher le bien moral et priver du bien spirituel. Et d'abord, pour montrer comment ces connaissances empêchent le bien moral dans l'âme, il faut savoir que ce bien moral consiste à réprimer les passions et à mettre un frein aux tendances désordonnées; et de là résultent dans l'âme la tranquillité, la paix et le repos, les vertus morales, toutes choses qui constituent le bien moral.

            Ces freins et ces rênes, l'âme ne les possède pas en réalité si elle ne se tient pas dans l'oubli et à l'écart par rapport à tout ce qui engendre ses affections; car, il ne lui vient jamais de trouble si ce n'est des connaissances que lui suggère la mémoire. En effet, si toutes les choses d'ici-bas sont mises dans l'oubli, il n'y a plus rien qui puisse troubler sa paix, ou exciter ses tendances, car, ainsi que le dit l'adage: ce que l'oeil ne voit pas, le coeur ne le désire pas.

            Cette vérité est confirmée par une expérience de tous les instants. En effet, nous voyons que toutes les fois que l'âme se met à penser à une chose, elle en est impressionnée et remuée plus ou moins, selon la connaissance qu'elle en a. En reçoit-elle une impression pénible et fâcheuse? Elle en conçoit de la tristesse ou de la haine. Son impression est-elle agréable? Elle sera dans la joie et désirera cet objet. Voilà pourquoi ce changement d'impressions doit nécessairement produire en elle des troubles. Elle passe de la joie à la tristesse, de la haine à l'amour; elle ne peut jamais persévérer dans le même état, ce qui serait un effet de la tranquillité morale, à moins de se tenir dans l'oubli de toutes les choses créées. Il est donc clair que les connaissances de la mémoire sont un grand obstacle au bien des vertus morales.

            De tout ce que nous avons dit, il résulte encore clairement que la mémoire qui n'est pas complètement détachée est un obstacle pour le bien mystique et spirituel. Car l'âme qui est dans le trouble et qui ne possède pas le fondement du bien moral n'est pas capable, comme telle, des biens spirituels qui ne s'impriment que dans l'âme où règne le calme et la paix.

            De plus, si l'âme tient compte des connaissances de mémoire, si elle en fait cas et s'en occupe, comment, puisqu'elle ne peut être attentive qu'à une chose à la fois, lui serait-il loisible de s'occuper des choses incompréhensibles, c'est-à-dire de Dieu? Pour que l'âme aille à Dieu, ainsi que nous l'avons toujours dit, elle doit procéder par la non-compréhension plutôt que par la compréhension; elle doit échanger ce qui est variable et compréhensible pour ce que est immuable et incompréhensible.

CHAPITRE V

DES AVANTAGES QUE

L'ÂME TROUVE DANS L'OUBLI

ET L'ABNÉGATION DE TOUTES LES

PENSÉES ET CONNAISSANCES QU'ELLE

PEUT NATURELLEMENT TIRER DE LA MÉMOIRE.

            D'après ce que nous avons dit des dommages causés à l'âme par les connaissances de la mémoire, nous pouvons présumer les avantages qui leur sont opposés et qui proviennent de ce qu'on les oublie et qu'on en fait l'abnégation. Car, au dire des philosophes, la science d'un contraire sert à la connaissance d'un autre contraire.

            Et tout d'abord on jouit de la tranquillité et de la paix de l'esprit; on n'est plus exposé au trouble et à l'agitation qui naissent des pensées et des connaissances de la mémoire; et par conséquent on possède la pureté de conscience et de l'âme, ce qui est un bien supérieur. L'âme est alors très bien disposée pour acquérir la sagesse humaine et la sagesse divine, comme aussi pour pratiquer les vertus.

            En second lieu, on se délivre d'un grand nombre de suggestions, de tentations et d'impulsions qui ont le démon pour auteur et qu'il suggère par le moyen des pensées et des connaissances de la mémoire pour faire tomber l'âme dans une foule d'impuretés et de péchés, comme nous l'avons dit, et comme l'enseigne David: « Ils ont pensé, et ils ont trouvé l'iniquité (Ps. LXXVII, 8). » Voilà pourquoi, si l'on fait abnégation de toutes ces pensées, le démon n'a plus le moyen naturel de tourmenter l'esprit.

            En troisième lieu, l'âme, par suite de cet oubli et de cette abnégation de toute connaissances, possède en elle la disposition nécessaire pour être dirigée et instruite par l'Esprit-Saint, car le Sage a dit: Auferet se a cogitationibus quae sunt sine intellectu: « Il s'éloigne des pensées qui ne sont pas raisonnables (Sag. I, 5). » Et ne retirerait-il d'autre avantage par cet oubli et cette abnégation que de se délivrer des peines et des troubles qui lui viennent de la mémoire, que ce serait déjà un grand avantage et un bien immense pour lui. Car les peines et les troubles qui proviennent des événements fâcheux et des adversités ne servent de rien pour les améliorer; ils les aggravent au contraire et portent tort à l'âme elle-même. Aussi David a-t-il dit: « En vérité, c'est en vain que tout homme se laisse aller au trouble (Ps. XXXVIII, 7). » Il est clair, en effet, qu'il est toujours inutile de se troubler, car jamais le trouble n'a été d'un profit quelconque. Voilà pourquoi, alors même que tout disparaît ou que tout s'écroule, que tous les événements arrivent au rebours de nos desseins ou nous sont défavorables, il est inutile de se troubler; car, bien loin de remédier au mal, on ne ferait que l'augmenter. Il faut tout supporter avec égalité d'humeur, tranquillité et paix; cette disposition non seulement procure à l'âme beaucoup de biens, mais elle aide même à mieux comprendre les adversités, à en juger et à y apporter le remède convenable.

            Salomon, qui connaissait fort bien ces inconvénients et ces avantages, a dit: Cognovi quoid non esset melius, nisi laetari, et facere bene in vita sua: « J'ai reconnu qu'il n'y avait rien de mieux pour l'homme que de se réjouir et de faire le bien dans le cours de sa vie (Eccl. III, 12). » Par là, il nous montre que, dans toutes les adversités, si fâcheuses qu'elles soient, nous devons plutôt nous réjouir que nous troubler, afin de ne point perdre un bien supérieur à toutes les prospérités, c'est-à-dire la tranquillité de l'esprit et la paix de l'âme que l'on garde également dans toutes les circonstances , heureuses ou malheureuses. Cette sérénité, l'homme ne la perdrait jamais, si non seulement il mettait dans l'oubli les connaissances qui lui viennent de la mémoire et rejetait ses propres pensées, mais encore s'il évitait, dans la mesure du possible, d'entendre, de voir et de converser avec le prochain. Mais notre nature est très fragile et très facile à entraîner; aussi, malgré ses bonnes habitudes, c'est à grand'peine qu'elle évitera de ne point tomber dans les troubles et les agitations d'esprit qui viennent des connaissances fournies par la mémoire, tandis qu'en les tenant dans l'oubli elle jouissait de la tranquillité et de la paix. Voilà pourquoi Jérémie a dit: « Je me suis rappelé mes souvenirs, et mon âme va défaillir de douleur (Lament. III, 20). »

CHAPITRE VI

OÙ L'ON PARLE DE LA SECONDE SORTE DE

CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE,

C'EST-À-DIRE DES CONNAISSANCES

IMAGINAIRES ET SURNATURELLES.

            En traitant de la première sorte de circonstances naturelles, nous avons donné une doctrine qui s'applique également aux connaissances imaginaires qui sont aussi naturelles. Mais il convenait de faire cette division pour les autres connaissances que la mémoire conserve en elle-même et qui sont surnaturelles, comme les visions, révélations, locutions, sentiments qui nous viennent par voie surnaturelle. Or ces faits, quand ils se sont produits dans l'âme, laissent ordinairement dans la mémoire et l'imagination une image, une forme, une représentation qui est parfois très vive et très profonde. A ce propos, il est nécessaire de prévenir que la mémoire ne doit pas s'embarrasser de ces connaissances; car elles lui seraient un obstacle qui l'empêcherait de s'unir à Dieu dans la pureté et la perfection de l'espérance.

            Je dis donc que, pour obtenir cette fin et ce bien, l'âme ne doit jamais faire de réflexion sur ces connaissances claires et distinctes qui lui ont été communiquées par la voie surnaturelle pour en conserver la forme, la figure ou l'image. Il ne faut d'ailleurs jamais perdre de vue ce principe, que plus l'on s'attache à quelque connaissance naturelle ou surnaturelle qui soit distincte et claire, moins on a d'aptitude et de disposition pour entrer dans l'abîme de la foi où toutes les autres connaissances sont absorbées. Car, ainsi que nous l'avons démontré, aucune forme, aucune connaissance surnaturelle communiquée à la mémoire n'est Dieu ou n'a de proportion avec Dieu et, par suite ne peut servir de moyen prochain pour nous unir à lui. L'âme doit donc se dégager de tout ce qui n'est pas Dieu pour s'unir à Dieu; voilà pourquoi la mémoire, elle aussi, doit se débarrasser de toutes les connaissances ou images afin de s'unir à Dieu par le moyen d'une espérance pure et mystérieuse. Toute possession, en effet, est opposée à l'espérance; et cette vertu, dit saint Paul, a pour objet « ce que l'on ne possède pas (Heb. XI, 1) ». Aussi, plus la mémoire se dépouille, et plus elle acquiert d'espérance; par suite, plus elle a d'espérance, et plus elle est unie à Dieu. Car plus une âme espère en Dieu, plus elle obtient de lui. Or je le répète, son espérance grandit en proportion de son renoncement; c'est quand elle est parfaitement dépouillée de tout qu'elle jouit parfaitement de la possession de Dieu et est unie à Dieu. Mais ils sont nombreux ceux qui ne veulent pas se priver des jouissances et des douceurs que la mémoire leur fournit par ses connaissances; voilà pourquoi ils n'arrivent point à posséder complètement le souverain Bien ni à goûter ses délices. Car celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être le disciple du Christ (Luc, XIV, 33).

CHAPITRE VII

DOMMAGES QUE LA CONNAISSANCE DES CHOSES

SURNATURELLES PEUT CAUSER

À L'ÂME, SI ELLE Y RÉFLÉCHIT;

ON LES ÉNUMÈRE ET ON PARLE DU PREMIER.

            L'homme adonné à la spiritualité s'expose à cinq sortes de dommages, s'il s'arrête ou réfléchit à ces connaissances ou à ces images qui lui sont communiquées par la voie surnaturelle.

            Le premier, c'est qu'il se trompe très souvent, en prenant une chose pour une autre.

            Le second, c'est qu'il est dans le danger et l'occasion de tomber dans quelque présomption ou vanité.

            Le troisième, c'est qu'il donne largement prise au démon, qui le trompera par le moyen de ces connaissances.

            Le quatrième, c'est qu'il empêche l'union avec Dieu par l'espérance.

            Le cinquième, c'est qu'il juge ordinairement de Dieu d'une manière grossière.

            Quand au premier inconvénient, il est clair que si l'homme adonné à la spiritualité s'arrête et réfléchit aux connaissances et images dont nous avons parlé, il se trompera très souvent dans son jugement. Comme personne, en effet, ne peut connaître à fond les choses qui se passent naturellement dans son imagination, ni en porter un jugement sûr et certain, à plus forte raison ne le pourra-t-il pas au sujet des choses surnaturelles qui dépassent notre capacité et se présentent rarement. Aussi il s'imaginera très souvent que ces choses viennent de Dieu, quand elles ne seront que le produit de son imagination. D'autres fois il se figurera que ces choses viennent de Dieu quand elles viennent du démon, ou les attribuera au démon quand elles sont de Dieu. Plus souvent encore il conservera très vif le souvenir du bien ou du mal d'autrui ou du sien propre, ou d'autres connaissances; il regardera ces connaissances comme très certaines et très vraies, tandis que, au contraire, elles ne seront qu'une très grande fausseté. D'autres qui sont vraies, il les réputera fausses, bien que ce jugement me paraisse plus sûr, parce qu'il découle ordinairement de l'humilité. Mais supposé qu'on ne se trompe pas sur la chose elle même, on peut se tromper sur sa quantité ou qualité ou sur l'estime qu'on doit en faire, et s'imaginer, par exemple, que ce qui est petit est grand, ou que ce qui est grand est petit. Quant à ce qui regarde la qualité, on la confondra; l'imagination les prendra pour tel ou tel objet, et il n'en sera pas ainsi, et, comme le dit Isaïe, « on prendra les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres, l'amertume pour la douceur, et la douceur pour l'amertume (Is. V, 20) ». Mais enfin, si l'on rencontre juste une fois, il serait bien étonnant que l'on ne se trompe pas une autre fois; supposé même que l'on ne veuille pas porter un jugement sur un fait, il suffit déjà qu'on en fasse quelque cas, pour y apporter au moins passivement quelque attache et en subir quelque dommage du genre de ce premier dont nous parlons ou de l'un des quatre dont il va être question immédiatement.

            L'homme adonné à la vie spirituelle devra donc, s'il veut ne point tomber dans l'inconvénient de se tromper, ne pas appliquer son jugement pour savoir ce que peut être ce qu'il éprouve et ce qu'il sent, quelle est la nature de telle ou telle vision, connaissance ou représentation; il ne doit pas désirer le savoir, ni en faire grand cas, si ce n'est seulement pour en parler à son directeur qui lui enseignera à dégager sa mémoire de toutes ces connaissances. (Les éditions précédentes mettaient ici la variante suivante: « ou ce qui dans certains cas convient le mieux au dénûment ». Ed. P. Gerardo). Car tout ce qu'elles peuvent être par elles-mêmes ne saurait l'aider autant à aimer Dieu que le plus petit acte de foi vive et d'espérance, que l'on fait dans le dépouillement et l'abnégation de toutes ces connaissances.

CHAPITRE VIII

DU SECOND GENRE DE DOMMAGES, OU DU DANGER

DE TOMBER DANS LA PROPRE ESTIME

ET LA VAINE PRÉSOMPTION.

            Les connaissances surnaturelles de la mémoire dont nous avons parlé sont, en outre, pour les personnes adonnées à la spiritualité, une grande occasion de tomber dans quelque présomption ou vanité, si elles en font quelque cas ou quelque estime. De même, en effet, qu'il n'est pas exposé à tomber dans ce vice celui qui n'a rien de cela, puisqu'il n'a pas en lui de fondement à la présomption, de même au contraire, celui qui reçoit de pareilles connaissances est exposé à croire qu'il est déjà quelque chose, dès lors qu'il est favorisé de ces communications surnaturelles. Sans doute il peut les attribuer à Dieu, lui en rendre grâces et se considérer comme indigne de les recevoir; néanmoins ces faveurs laissent ordinairement dans l'esprit une certaine satisfaction cachée, une estime de ces faveurs et de soi-même; il en résulte pour lui, sans qu'il s'en aperçoive, beaucoup d'orgueil spirituel. C'est ce qu'il constate clairement dans la répugnance et l'éloignement qu'il éprouve à l'égard de qui n'approuve pas son esprit, ou n'estime pas ces faveurs qu'il reçoit, ou encore au chagrin qu'il ressent quand on pense ou qu'on dit que d'autres personnes reçoivent les mêmes faveurs ou de plus grandes. Tous ces sentiments viennent d'une secrète estime de soi-même et de l'orgueil; on ne comprend pas qu'on est peut-être profondément plongé dans ce défaut, on s'imagine qu'une certaine connaissance de notre misère suffit, tout en gardant une secrète estime et complaisance de soi-même et tout en préférant les talents et les biens dont on jouit à ceux du prochain. On ressemble au pharisien qui rendait grâces à Dieu de n'être pas comme les autres, de posséder telles et telles vertus et qui, plein de présomption, se complaisait ainsi en lui-même (Luc. XVIII, 11-12). Sans doute les personnes dont nous parlons ne s'expriment pas formellement comme lui, mais elles sont animées habituellement des mêmes sentiments. Quelques-unes même en arrivent à cet excès d'orgueil, qu'elles sont pires que des démons. Aperçoivent-elles en elles quelques connaissances ou sentiments de dévotion ou de joie qui leur semblent venir de Dieu, qu'elles sont pleines de satisfaction; elles s'imaginent qu'elles sont très rapprochées de Dieu, et que ceux qui n'ont pas les mêmes faveurs sont bien au-dessous d'elles; aussi elles les méprisent, comme le pharisien méprisait le publicain.

            Pour fuir ce fléau qui est en abomination devant Dieu, il faut considérer deux choses. La première, c'est que la vertu ne consiste pas dans les connaissances que l'on a de Dieu ni dans les sentiments que l'on éprouve à son égard, si élevés qu'ils soient, ni en rien de semblable que l'on sent en soi-même; elle consiste, au contraire, dans ce qui est insensible, c'est-à-dire dans une humilité profonde, dans le mépris de soi et de tout ce qui est à nous, mépris sincère et profond, qui fait que l'on est heureux quand les autres ont les mêmes sentiments sur nous et que l'on veut n'être compté pour rien dans leur affection.

            La seconde chose à considérer, c'est que toutes les visions, révélations, sentiments célestes et tout ce que l'on voudra imaginer de plus élevé, ne vaut pas le plus petit acte d'humilité, car l'humilité produit les mêmes effets que la charité; elle n'a point d'attache à ses propres intérêts et ne les recherche pas; elle ne pense mal que d'elle-même, et ne songe pas à son bien mais à celui des autres. Pour tous ces motifs, il convient donc de ne pas attacher d'importance à ces connaissances surnaturelles, mais de s'appliquer à les oublier pour conserver la liberté d'esprit.

CHAPITRE IX

DU TROISIÈME DOMMAGE QUI EST CAUSÉ

À L'ÂME PAR LE DÉMON QUAND

ON TIENT COMPTE DES REPRÉSENTATIONS

IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE.

            De tout ce qui a été dit, on voit clairement à quels dommages le démon expose l'âme quand elle suit la voie de ces connaissances surnaturelles. Il peut lui représenter dans la mémoire et l'imagination une foule de connaissances ou d'idées fausses qui semblent bonnes et vraies. Il les imprime par ses suggestions dans l'esprit et dans les sens avec beaucoup d'efficacité et de certitude. L'âme se persuade même qu'il ne peut en être autrement que ce qui lui est alors représenté. Comme le démon en effet se transforme en ange de lumière, il lui semble qu'elle possède la lumière vraie.

            Le démon peut, en outre, la tenter de bien des manières dans les connaissances vraies qui viennent de Dieu; il porte vers elles d'une façon désordonnée les tendances ou les affections soit de l'esprit, soit des sens; car si l'âme se complaît dans ces connaissances, il est très facile au démon d'augmenter en elle ces tendances et ces affections et de la faire tomber dans le vice de la gourmandise spirituelle et dans d'autres défauts. Pour mieux réussir, il a coutume de suggérer et d'insinuer des goûts, des saveurs et des complaisances sensibles dans les choses même qui regardent Dieu, afin que l'âme, éblouie et fascinée par ces goûts sensibles, en soit aveuglée, s'y attache plus qu'à aimer Dieu, ou du moins diminue son application à aimer Dieu, fait plus de cas de ces communications que de l'abnégation et du dénûment qu'il y a dans la foi, l'espérance et la charité. Aussi la porte-t-il peu à peu dans la voie de l'erreur et il lui fait croire ses mensonges avec la plus grande facilité. Une fois, en effet, que l'âme est aveuglée, ce qui est faux ne lui paraît plus faux, ce qui est mauvais ne lui paraît plus mauvais, car les ténèbres lui semblent la lumière, et la lumière les ténèbres; voilà pourquoi elle tombe dans toutes sortes de folies au sujet de ce qui est naturel, moral ou spirituel, et alors se vérifie l'adage: Le vin s'est changé en vinaigre.

            Tout cela provient de ce qu'elle n'a pas, dès le début, repoussé le plaisir qu'elle goûtait dans les communications surnaturelles. Ce plaisir, au début, était peu de chose et ne se présentait pas comme un grand mal; aussi l'âme ne s'en défiait-elle pas beaucoup: elle le laissait subsister et grandir, comme le grain de sénevé qui devient un grand arbre, car, ainsi qu'on le dit, une petite erreur dans le principe devient grande à la fin.

            Voilà pourquoi, afin d'éviter ce grand danger qui peut venir du démon, il convient beaucoup à l'âme de repousser les attraits qu'apportent ces connaissances surnaturelles, car il est très certain qu'elle s'aveuglerait peu à peu et ferait une chute. En effet, indépendamment du démon, les goûts, les délices et les suavités portent par leur nature à affaiblir l'âme et à l'aveugler. C'est ce que David veut nous faire comprendre quand il dit: « Peut-être que les ténèbres m'aveugleront au milieu de mes plaisirs, et je prendrai la nuit pour la lumière (Ps. CLXXXVIII, 11). »

CHAPITRE X

DU QUATRIÈME DOMMAGE QUE LES CONNAISSANCES

SURNATURELLES ET DISTINCTES

DE LA MÉMOIRE PEUVENT

CAUSER À L'ÂME ET QUI CONSISTE À EMPÊCHER L'UNION.

            Il n'y a pas grand'chose à dire sur ce quatrième dommage, vu tout ce dont nous avons déjà parlé à chaque page de ce troisième Livre. Nous avons prouvé, en effet, comment l'âme, pour s'unir à Dieu par l'espérance, doit renoncer à toutes les connaissances qu'elle possède dans sa mémoire; car, pour que l'espérance en Dieu soit parfaite, la mémoire ne doit rien posséder qui ne soit Dieu lui-même. Comme nous l'avons montré encore, aucune des formes, figures, images ou représentations, soit célestes ou terrestres, soit naturelles ou surnaturelles, qui lui sont communiquées, n'est Dieu ou semblable à Dieu. C'est ce que David nous enseigne en ces termes: « Seigneur, parmi les dieux, il n'y en a aucun qui soit semblable à vous (Ps. LXXXV, 8). » Aussi quand la mémoire veut en faire quelque cas, elle met une entrave à son union avec Dieu, d'abord parce qu'elle se crée un embarras, et ensuite parce que plus elle possède de ces connaissances, et moins elle a d'espérance. Il est donc nécessaire qu'elle soit dépouillée des formes et des connaissances distinctes des choses surnaturelles, et les oublie pour ne pas empêcher son union à Dieu par une parfaite espérance.

CHAPITRE XI

DU CINQUIÈME DOMMAGE QUE PEUVENT

CAUSER À L'ÂME LES FORMES ET

LES CONNAISSANCES IMAGINAIRES

SURNATURELLES, ET QUI CONSISTE À JUGER

DE DIEU D'UNE MANIÈRE BASSE ET IMPROPRE.

            Le cinquième dommage qui suit n'est pas moins grave que les précédents. Il consiste à vouloir retenir dans la partie imaginative de la mémoire les formes et les images des choses qui lui sont communiquées surnaturellement, et cela spécialement dans le but de s'en servir comme d'un moyen pour s'unir à Dieu. Il est très facile, en effet, de juger de l'être et de la grandeur de Dieu d'une manière moins digne et moins profonde que celle qui convient à son incompréhensibilité. Sans doute, la raison et le jugement ne lui disent pas expressément que Dieu est semblable à quelqu'une de ces images, mais l'estime que l'âme porte à ces images fait qu'elle n'a pas cette connaissance profonde et ces sentiments élevés de la foi dont les enseignements nous révèlent un Dieu incomparable et incompréhensible... Or non seulement l'âme enlève ici à Dieu toute l'estime qu'elle donne à la créature, mais elle se fait naturellement en elle-même par l'estime qu'elle accorde à ces connaissances une certaine comparaison entre elles et Dieu, et cette comparaison ne la laisse pas concevoir de Dieu une idée et une estime aussi relevée qu'il faudrait. Car, ainsi que nous l'avons dit, toutes les créatures de la terre et du ciel, toutes les connaissances et images distinctes soit naturelles soit surnaturelles qui peuvent être communiquées aux puissances de l'âme, quelque élevées qu'on puisse les avoir ici-bas, n'ont de rapport ni de comparaison avec l'être de Dieu: Dieu, en effet, n'est contenu ni dans un genre ni dans une espèce, comme l'est la créature, ainsi que s'expriment les théologiens. L'âme en cette vie n'est capable de recevoir d'une manière claire et distincte que ce qui est renfermé dans un genre ou dans une espèce. Aussi saint Jean a dit: « Personne n'a vu Dieu (Jean, I, 18) »: Deum nemo vidit unquam, et Isaïe, que « l'homme ne saurait concevoir comment Dieu est (Is. LXIV, 4; I Cor. II, 9) ». Et Dieu a dit à Moïse que « personne ne pouvait le voir en cette vie (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi celui qui surcharge sa mémoire et les autres puissances de l'âme de ce qu'elles peuvent comprendre est incapable d'avoir sur Dieu les idées et les sentiments qu'il faudrait. Voici une comparaison simple. Il est clair que plus on jette les regards sur les serviteurs du roi ou plus on leur accorde d'estime et de respect, et moins on accorde d'attention ou d'égard au roi lui-même. Si l'on n'a pas cette intention formelle et explicite dans l'esprit, on la montre toutefois dans la pratique. Et, en effet, plus on accorde d'attention aux serviteurs, plus on en retranche à leur maître. On n'a donc pas alors des sentiments très élevés du roi, puisque les serviteurs semblent être quelque chose en présence de leur seigneur. Ainsi en est-il de l'âme dans ses rapports avec Dieu, quand elle fait cas des souvenirs dont nous avons parlé. Sans doute cette comparaison est très grossière, car, ainsi que nous l'avons dit, Dieu est un être tout autre que toutes les créatures et leur est infiniment supérieur. Voilà pourquoi il faut les perdre de vue et ne porter aucune attention au souvenir de quelqu'une d'entre elles, afin de pouvoir tourner les yeux vers Dieu avec une foi et une espérance parfaites. Aussi ceux qui non seulement en font cas, mais s'imaginent que Dieu ressemble à ces images ou pourront s'unir à lui par ce moyen, sont dans une erreur profonde; ils perdront peu à peu la lumière de la foi, qui est le moyen par lequel l'entendement s'unit à Dieu, et n'atteindront pas la hauteur de l'espérance qui, nous le répétons, est le moyen par lequel la mémoire s'unit à Dieu, à la condition d'être dégagée de toutes les conceptions imaginaires.

CHAPITRE XII

DES AVANTAGES QUE L'ÂME TROUVE A SE

DÉGAGER DE TOUTES LES  REPRÉSENTATIONS IMAGINAIRES.

            L'âme trouve des avantages à dégager la mémoire de toutes les représentations imaginaires. C'est ce que montre avec évidence ce que nous venons de dire des cinq inconvénients où elle tombe quand elle garde comme aussi quand elle veut conserver l'impression des connaissances naturelles. Mais il y a encore d'autres avantages précieux où elle trouve le repos et la quiétude de l'esprit.

            Sans parler de la paix dont elle jouit naturellement quand elle est dégagée des images et des représentations, elle est encore dégagée du souci de savoir si ces représentations sont bonnes ou mauvaises, ou comment elle devrait se comporter vis-à-vis des unes ou des autres; en outre, elle n'a plus à travailler ni à employer du temps avec les maîtres de la vie spirituelle pour examiner si elles sont bonnes ou mauvaises ni si elles sont de cette sorte ou de telle autre; d'ailleurs elle n'a pas besoin de le savoir, dès lors qu'elle ne doit en faire aucun cas. Aussi le temps et les efforts qu'elle y aurait employés pour s'en rendre compte, elle peut les employer à des exercices meilleurs et plus utiles, comme celui de diriger la volonté vers Dieu, de poursuivre avec soin le dénûment et la pauvreté tant de l'esprit que des sens. Or ce dénûment consiste dans la privation volontaire et généreuse de toute consolation ou appréhension qui serve d'appui intérieur ou extérieur. On y arrive facilement quand on veut se dégager de toutes ces images et qu'on en prend le moyen; c'est alors qu'on obtient l'avantage si grand qu'il y a à s'approcher de Dieu, qui n'est ni une forme, ni une image, ni une figure, et cela dans la proportion où l'on s'éloignera de toutes les formes, figures ou représentations imaginaires.

            Mais quelqu'un me dira peut-être: Pourquoi donc les auteurs spirituels en grand nombre donnent-ils aux âmes le conseil de profiter avec soin des communications et des sentiments dont Dieu les favorise, pourquoi les engagent-ils à désirer les recevoir de lui pour avoir de quoi lui rendre, puisque, s'il ne nous donne tout d'abord, nous n'aurons rien à lui donner? Saint Paul ne dit-il pas en effet: Spiritum nolite extinguere: « Veillez à ne pas éteindre la lumière de l'esprit (Thess. V, 19) »? L'Époux ne dit-il pas à l'Épouse: Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum: « Placez-moi comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau sur votre bras (Cant. VIII, 6) »? Or il y a là quelque connaissance. Or d'après l'enseignement donné plus haut, non seulement il ne faudrait point rechercher ces connaissances; il faudrait, au contraire, les repousser et s'en dégager, alors même que Dieu les enverrait. Mais il est clair que si Dieu les envoie, il les envoie pour un bien et elles auront un bon effet. Pourquoi repousserions-nous avec dédain ces perles précieuses? N'y aurait-il pas une sorte d'orgueil à refuser les faveurs de Dieu, comme si sans leur concours et par nous-mêmes nous pouvions quelque chose?

            Pour répondre à cette objection, il faut se rappeler ce que nous avons dit au chapitre XV et au chapitre XVI du second Livre, où se trouve en grande partie la solution. Nous avons dit là, en effet, que le bien procuré à l'âme par les connaissances surnaturelles, quand elles viennent de Dieu, se produit passivement en elle au même instant où il est senti, et sans que ses puissances aient fait quelque chose d'elles-mêmes. Aussi n'est-il pas nécessaire que la volonté fasse l'acte d'admettre ces connaissances. Comme nous l'avons dit, en outre, si l'âme veut agir alors avec le concours de ses puissances, sa coopération basse et naturelle empêcherait l'oeuvre surnaturelle que Dieu accomplit alors par le moyen de ces connaissances et ne serait d'aucun profit. De même que l'esprit de ces connaissances imaginaires se produit en l'âme passivement, de même l'âme doit se tenir passivement à leur égard, sans interposer en rien son action, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur. De la sorte elle garde les sentiments qui conviennent à Dieu, dès lors qu'elle ne les compromet pas par sa manière d'agir grossière. De la sorte elle n'éteint pas la lumière de l'esprit, puisqu'elle ne recherche pas une autre ligne de conduite que celle voulue par Dieu. Elle y serait opposée si, quand elle reçoit passivement l'Esprit, comme cela a lieu dans ces manifestations, elle voulait alors se conduire activement, agir avec l'entendement, ou s'ingérer de quelque manière en ces faveurs. Cela est très clair. Si, en effet, l'âme veut alors agir par force, son action ne sera que naturelle, car d'elle-même elle ne peut rien de plus; elle ne se meut pas aux oeuvres surnaturelles et ne saurait y atteindre, si Dieu lui-même ne la meut et ne l'élève. Par conséquent si l'âme veut alors agir par elle-même, elle empêchera forcément, autant que cela dépend d'elle, par son activité l'action passive que Dieu lui communiquait, c'est-à-dire son Esprit; elle restera dans le domaine de son activité personnelle, qui est grossière et d'une autre sorte que celle qui lui est communiquée par Dieu, vu que celle de Dieu est passive et surnaturelle, et que celle de l'âme est active et naturelle; voilà ce qui serait éteindre l'esprit.

            Il est clair, en outre, que cette manière d'agir est plus grossière. En effet, les facultés de l'âme ne peuvent pas par elles-mêmes faire réflexion et agir si ce n'est sur quelque forme, figure ou image. Or ce n'est là que l'écorce et l'accessoire qui voilent la substance et l'esprit. Cette substance ou cet esprit ne s'unit aux puissances de l'âme, dans cette véritable intelligence et cet amour dont nous parlons, que quand a déjà cessé le travail des puissances; car le but et la fin de cette opération pour l'âme est d'arriver à posséder la substance connue et aimée de ces formes. Aussi entre l'état actif et l'état passif il y a la même différence et le même avantage qu'en ce qui se fait et ce qui est déjà fait, ou qu'entre le but vers lequel on tend et celui où l'on est déjà parvenu. Voilà pourquoi si l'âme veut employer activement ses puissances dans ces connaissances surnaturelles, où, nous le répétons, elle en reçoit passivement de Dieu l'esprit, ce ne sera rien moins que laisser ce qui est déjà fait pour le faire de nouveau; elle ne jouirait pas de ce qui est fait, et par son activité y mettrait obstacle. Comme nous l'avons dit, ses puissances ne peuvent pas, par elles-mêmes, arriver au bien spirituel que Dieu répand sans leur concours dans l'âme. L'âme donc travaillerait directement à éteindre les lumières de cet esprit que Dieu infuse par ces connaissances imaginaires, si elle en faisait cas. Elle doit par conséquent s'en dégager et se tenir à leur égard dans une attitude passive et négative, comme nous l'avons dit. Dieu alors meut lui-même l'âme à un état qu'elle ne pourrait et ne saurait atteindre. De là cette parole du prophète: Super custodiam meam stabo et figam gradum super munitionem; et contemplabor ut videam quid dicatur mihi: « Je me tiendrai debout sur mes gardes; je m'arrêterai d'un pied ferme sur le rempart, et je serai attentif à ce qui me sera dit (Hab, II, 1). » C'est comme s'il disait: Je serai debout pour surveiller mes puissances; je ne leur permettrai pas de faire un pas en avant et d'agir; de la sorte je pourrai être attentif à ce qui me sera dit, c'est-à-dire, j'écouterai et je goûterai ce qui me sera communiqué surnaturellement.

            Quand au texte de l'Époux que l'on a objecté, il doit s'entendre de l'amour qu'il porte à l'Épouse et dont le propre est de les assimiler l'un à l'autre dans ce qu'ils ont de meilleur. Voilà pourquoi il lui dit: Pone me ut signaculum super cor tuum. L'Époux  demande à l'Épouse de le « placer sur son coeur (Cant. VIII, 6) » comme un signe où toutes les flèches du carquois de l'amour iront frapper, c'est-à-dire où aboutiront toutes les oeuvres et tous les motifs d'amour; il faut que toutes ses oeuvres aboutissent à ce but qui leur est fixé et que toutes soient pour lui; c'est ainsi que l'âme ressemblera à l'Époux par les oeuvres et les mouvements de l'amour, jusqu'au point de se transformer en lui.

            L'Époux dit encore à l'Épouse qu'elle doit le placer comme un signe sur son bras, car le bras symbolise l'exercice de l'amour dans lequel le Bien-Aimé se nourrit et prend ses délices.

            Aussi, tout ce que l'âme doit faire à l'égard de ces connaissances qui lui viennent d'en haut, qu'elles soient imaginaires ou d'une autre sorte, et qu'il s'agisse de visions et locutions, ou de sentiments et révélations, c'est de ne tenir aucun compte de la lettre ou de l'écorce, c'est-à-dire de ce qui est alors signifié, représenté ou donné à comprendre, mais de veiller seulement à conserver l'amour de Dieu que ces faveurs impriment intérieurement dans l'âme. De la sorte l'âme doit tenir compte des sentiments, je ne dis pas de la saveur, de la suavité, des figures, mais des sentiments d'amour qui lui sont causés. Et quand il s'agit uniquement de ce but, l'âme peut bien se rappeler parfois le souvenir de cette image ou de cette connaissance qui lui a causé l'amour, afin de fournir encore à l'esprit des motifs d'amour. Sans doute ce souvenir ne produit plus un effet aussi profond que ne le fut celui où la faveur elle-même a été accordée la première fois, mais il renouvelle néanmoins l'amour, il élève l'âme vers Dieu, surtout quand il porte sur certaines images, figures ou impressions surnaturelles qui d'ordinaire se gravent et s'impriment si bien dans l'âme qu'elles durent très longtemps et que quelques-unes même ne s'effacent jamais. Celles qui se gravent ainsi dans l'âme produisent, presque chaque fois qu'on se les rappelle, de divins effets d'amour, de suavité, de lumière... plus ou moins profonds; c'est d'ailleurs dans ce but que ces souvenirs se sont gravés ainsi dans l'âme. C'est donc là une grande grâce que Dieu accorde; car on possède en soi une source de biens surnaturels.

            Les représentations qui produisent ces effets sont profondément gravées dans cette partie de l'âme qu'on appelle la mémoire intelligible. Elles diffèrent de ces autres formes et images qui se conservent dans l'imagination. Aussi l'âme n'a-t-elle pas besoin de recourir à cette dernière faculté pour se les rappeler; elle voit qu'elle les a en soi, comme on voit l'image dans un miroir. Quand une âme possède en elle-même d'une manière formelle ces représentations, elle peut fort bien se les rappeler pour produire l'amour dont je parle, car elles ne la gêneront pas dans l'union d'amour par la foi. L'âme ne doit pas se laisser séduire par ces représentations, mais s'en servir et s'en dégager tout de suite pour grandir dans l'amour. Et alors elle y trouvera un secours.

            Il est difficile de discerner quand ces représentations sont gravées dans l'âme et quand elles le sont dans l'imagination. Celles de l'imagination, en effet, sont ordinairement très fréquentes, car certaines personnes ont coutume d'avoir dans l'imagination et fantaisie des visions imaginaires, et elles se les représentent très fréquemment de la même manière. Cela vient ou de l'activité de leur imagination qui leur présente cette vision dès qu'elles y pensent et la reproduit sous la même forme, ou de l'action du démon qui la leur communique, ou de l'opération même de Dieu qui cependant ne grave rien dans l'âme d'une manière formelle. On les reconnaît cependant à leurs effets. Celles qui sont naturelles ou qui ont le démon pour auteur, malgré tout le souvenir que l'on peut en avoir, ne produisent aucun bon effet, ni aucune rénovation spirituelle dans l'âme; elle ne les considère même que d'une manière froide. Néanmoins celles qui sont bonnes produisent encore, lorsque l'on s'en souvient, quelques bons effets, semblables à celui qu'elles ont produit la première fois. Quant aux représentations formelles qui se gravent dans l'âme, elles produisent presque toujours quelque bon effet, quand on y pense. Celui qui en a l'expérience pourra facilement discerner les unes d'avec les autres, car la différence qu'il y a entre elles sera très claire pour lui. Je dis seulement que celles qui se gravent formellement dans l'âme et d'une manière durable sont plus rares. Mais qu'il s'agisse des unes ou des autres, il est bon que l'âme s'applique à ne rien comprendre, si ce n'est Dieu lui-même, qui est l'objet de notre foi et de notre espérance.

            Quant à l'objection d'après laquelle il semblerait qu'il y a de l'orgueil à repousser ces représentations si elles sont bonnes, j'affirme, moi, au contraire, que c'est là une acte d'humilité. Il est prudent, en effet, de s'en servir de la meilleure manière possible, comme nous l'avons indiqué, et de suivre la voie la plus sûre.

CHAPITRE XIII

OÙ L'ON PARLE DES CONNAISSANCES SPIRITUELLES,

EN TANT QU'ELLES PEUVENT RÉSIDER DANS LA MÉMOIRE.

            Les connaissances spirituelles, avons-nous dit, constituent une troisième sorte de connaissance de la mémoire. Ce n'est pas toutefois qu'elles appartiennent au sens corporel de l'imagination, comme les autres, car elles n'ont ni image ni forme corporelle, mais elles sont, elles aussi, l'objet de la réminiscence et de la mémoire spirituelle. Lorsque quelqu'une d'entre elles s'est produite, l'âme peut, quand elle veut, s'en souvenir. Ce n'est pas que cette représentation ait laissé quelque figure ou image dans le sens corporel; car, nous l'avons dit, ce qui est corporel est incapable de recevoir les formes spirituelles; mais l'âme s'en souvient intellectuellement et spirituellement, soit par la forme que cette connaissance y a gravée, forme qui est aussi une connaissance ou image spirituelle ou formelle qui l'aide à s'en souvenir, soit par l'effet qui en découle. Voilà pourquoi je range ces connaissances parmi celles de la mémoire, bien qu'elles n'appartiennent pas à celles de l'imagination.

            Mais quelles sont ces connaissances, et quelle conduite doit tenir à leur égard l'âme qui tend à l'union divine? Nous l'avons expliqué suffisamment dans le chapitre XXIV du second Livre, où nous les avons considérées comme des connaissances de l'entendement. Qu'on les examine-là, et on verra que nous les avons divisées en deux catégories: celles des perfections incréées et celles des créatures.

            Quant à ce qui concerne notre but, c'est-à-dire à l'attitude de la mémoire par rapport à ces connaissances pour parvenir à l'union, je dis, comme je viens de le faire remarquer en parlant des connaissances formelles dans le chapitre précédent dont font partie celles qui regardent les choses créées, que nous pouvons nous les rappeler, quand elles produisent un bon effet; mais il ne faudra pas chercher à les garder en soi, à moins qu'il ne s'agisse de raviver la connaissance et l'amour de Dieu. Si, au contraire, leur souvenir ne produit pas un bon effet, que l'on veille à ne jamais le rechercher.

            Quant aux connaissances qui regardent les choses incréées, je dis qu'il faut tâcher de se les rappeler, toutes les fois qu'on le pourra, parce qu'elles produiront un grand effet; car, ainsi que nous l'avons dit dans le chapitre indiqué, ce sont des touches, des sentiments de l'union avec Dieu, but vers lequel nous acheminons l'âme. Or la mémoire ne s'en souvient pas à l'aide de quelque forme, image ou figure qui serait gravée dans l'âme, parce que ces touches ou sentiments de l'union avec Dieu n'en ont pas, mais à l'aide des effets de lumière, d'amour, de délices, de rénovation spirituelle qui se produisent en elle, et qui se renouvellent en partie, chaque fois qu'on s'en souvient de nouveau.

CHAPITRE XIV

OÙ L'ON MONTRE D'UNE MANIÈRE GÉNÉRALE

COMMENT L'HOMME ADONNÉ À LA

SPIRITUALITÉ DOIT SE COMPORTER À

L'ÉGARD DE CETTE FACULTÉ DE LA MÉMOIRE.

            Pour en finir avec cette question de la mémoire, il sera bon d'exposer ici la manière dont on doit généralement se comporter pour s'unir à Dieu selon cette puissance. Sans doute ce qui a été dit l'explique suffisamment; néanmoins, en le résumant ici, on en facilitera l'intelligence.

            Il faut donc observer que notre but est de montrer que la mémoire doit s'unir à Dieu par l'espérance; or on n'espère que ce dont on n'a pas encore la possession. Mais moins l'âme possède les autres choses, plus elle a de capacité et d'aptitude pour espérer ce qu'elle désire, et par conséquent plus elle a d'espérance. Au contraire, plus on possède de choses, et moins on a d'aptitude et de capacité pour espérer, par conséquent moins on a d'espérance. Aussi, plus l'âme dépouille la mémoire de toutes les images ou choses créées qui ne sont pas Dieu,

(Ms. c, A, B, P: « qui ne sont pas de Dieu ou du Verbe Incarné dont le souvenir est toujours un aide, puisqu'il est la voie, le guide et l'auteur de tout bien ». Cette incise avait été ajoutée au texte. – Cf. la note du ch. I de ce Livre III)

et plus elle la met en Dieu et par suite plus elle est libre et apte à espérer qu'il la comble de ses biens.

            Ce que l'âme doit faire pour vivre dans une complète et pure espérance en Dieu, c'est que toutes les fois que se présenteront des connaissances, des formes, des images distinctes, elle veille, comme nous l'avons dit, à ne pas s'y arrêter, et à se tourner immédiatement vers Dieu dans un élan plein d'amour; elle sera complètement détachée de toutes ces connaissances; elle n'y pensera pas, elle ne s'en occupera pas, si ce n'est dans la mesure nécessaire pour connaître ses obligations et s'y conformer. Même alors elle n'y mettra ni plaisir, ni complaisance, ni affection. Ainsi donc on ne doit pas omettre de penser à ce qu'il faut faire et savoir, ni de s'en souvenir, et pourvu qu'on n'y mette pas un esprit de propriété, on n'en subira aucun dommage. Mais pour arriver à ce dénûment, on pourra se servir des petits vers placés au chapitre I du premier Livre de cette Montée du Carmel.

            Toutefois remarquons bien ici que nous n'avons nullement l'intention, ni la volonté de confondre notre doctrine avec celle de ces hommes pervers qui, aveuglés par leur orgueil et une jalousie satanique, ont cherché à soustraire aux regards des fidèles le saint et nécessaire usage ainsi que le culte admirable des images de Dieu et des Saints. Notre doctrine, au contraire, est, toute différente de la leur. Notre but, en effet, ici, n'est pas, comme le leur, de prétendre qu'il ne faut plus d'images et qu'on ne doit pas les vénérer: nous voulons montrer la différence qu'il y a entre ces images et Dieu, et le moyen de se servir des images sans y trouver un obstacle à la réalité spirituelle qu'elles représentent, en s'y attachant plus qu'il ne faut. De même que le moyen est bon et nécessaire pour arriver à la fin, comme le sont les images pour nous rappeler le souvenir de Dieu et des Saints, de même, quand on s'arrête au moyen plus qu'il ne faut, ce moyen lui-même devient un obstacle comme le serait toute autre chose différente.

            Cela est d'autant plus vrai que je m'occupe ici surtout des images et des visions surnaturelles qui sont exposées à beaucoup d'erreurs et de dangers. Mais le souvenir, le culte et l'estime des images que naturellement nous propose la sainte Église, n'expose à aucune illusion ni à aucun danger; car on ne recherche en elles que l'objet qu'elles représentent. Leur souvenir ne manquera pas d'être utile à l'âme, car elle ne les recherche que par amour pour cet objet; elle ne s'en sert que dans ce but; voilà pourquoi ces images favorisent toujours l'union divine, pourvu qu'on laisse l'âme s'élever, quand Dieu lui en fait la grâce, de la représentation de l'objet au Dieu vivant, tandis qu'elle oublie toutes les créatures et tout ce qui en découle.

CHAPITRE XV

OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DE LA NUIT DE LA VOLONTÉ.

ON APPORTE UN TEXTE

DU DEUTÉRONOME ET UN AUTRE

DE DAVID; ON DONNE LA DIVISION

DES AFFECTIONS DE LA VOLONTÉ.

            Il ne suffit pas de purifier l'entendement pour l'établir dans la vertu de la foi, ni la mémoire pour l'établir dans la vertu de l'espérance. On n'aura rien fait si l'on ne purifie aussi la volonté pour l'établir dans la troisième vertu théologale, qui est la charité. C'est elle qui donne la vie aux oeuvres accomplies avec foi et leur donne la plus haute valeur; car sans cette vertu les oeuvres n'ont aucun prix, et comme le dit saint Jacques: « Sans les oeuvres de la charité, la foi est morte. (Jac. II, 20) »

            Or, comme je veux traiter maintenant de la nuit obscure de la volonté et du dépouillement actif de cette puissance pour la disposer et la former à cette vertu de l'amour de Dieu, je ne trouve pas de parole plus opportune que celle du Deutéronome où Moïse dit: « Tu aimera le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces (Deut. VI, 5). » Ce passage renferme tout ce que l'homme spirituel doit faire, et tout ce que j'ai à lui enseigner en ce moment pour qu'il arrive vraiment à unir sa volonté à Dieu par le moyen de la charité. Il prescrit, en effet, à l'homme de diriger vers Dieu toutes les puissances, toutes les tendances, toutes les oeuvres et toutes les affections de son âme, afin que toutes ses aptitudes et toutes ses forces ne servent qu'à cette fin. C'est là ce que dit David: Fortitudinem meam ad te custodiam ((Ps. LVIII, 10) Je vous garderai ma force.) La force de l'âme se trouve dans ses puissances, dans ses passions et dans ses tendances, qui toutes sont gouvernées par la volonté. Or quand la volonté les détourne de ce qui n'est pas Dieu et les dirige vers Dieu, elle garde alors la force de son âme pour Dieu; c'est ainsi qu'elle parvient à aimer Dieu de toutes ses forces. Pour que l'âme atteigne ce but, nous nous occuperons ici de purifier la volonté de toutes ses affections désordonnées, qui sont la source d'où procèdent ses tendances, ses attaches et ses oeuvres désordonnées, et d'où vient également qu'elle ne garde pas toute sa force pour Dieu.

            Ces affections ou passions sont au nombre de quatre, à savoir: la joie, l'espérance, la douleur et la crainte. Quand on les applique à Dieu par un exercice raisonnable, de telle sorte que l'âme ne se réjouisse que de ce qui intéresse purement l'honneur et la gloire de Dieu Notre-Seigneur, ne mette qu'en lui son espérance, ne s'afflige que de ce qui le blesse, ne craigne que lui, il est clair que l'on dispose et que l'on garde toutes les forces de l'âme et toute son habileté pour Dieu. Au contraire, plus l'âme se réjouirait en quelque autre chose, et moins de force elle conserverait pour mettre sa joie en Dieu; plus elle mettrait sa confiance dans quelque chose de créé, moins elle en mettrait en Dieu; et ainsi des autres passions.

            Pour expliquer davantage cette doctrine, nous suivrons notre coutume et traiterons en particulier de chacune de ces quatre passions ou tendances de la volonté. En définitive, pour arriver à l'union avec Dieu, il faut purifier la volonté de ses affections et tendances, afin que, d'humaine et grossière qu'elle est, elle devienne une volonté toute divine et ne fasse plus qu'une même chose avec la volonté de Dieu.

            Ces quatre passions règnent d'autant plus dans l'âme et lui font d'autant plus la guerre, que la volonté est moins forte au service de Dieu et plus dépendante des créatures. Alors, en effet, elle se réjouit très facilement de choses qui ne méritent point la joie; elle espère ce qui ne lui procure aucun avantage; elle se désole de ce qui peut-être devrait la réjouir, et elle craint quand il n'y a rien à redouter.

            Ces passions donnent naissance à tous les vices et à tous les obstacles, je veux dire, aux imperfections, quand elles ne sont pas tenues sous le frein; mais elles engendrent aussi toutes les vertus quand elles sont bien dirigées et gouvernées. Il faut savoir, en outre, que si l'une d'elles est bien dirigée et soumise au joug de la raison, toutes les autres la suivront dans la même mesure. Elles sont vraiment soeurs et si unies entre elles que là où l'une va actuellement, les autres y tendent virtuellement; ou si l'une d'elles se retire actuellement, les autres se retirent virtuellement dans la même mesure. Si, en effet, la volonté se réjouit d'une chose, c'est dans la même proportion qu'elle va l'espérer, ou qu'elle va éprouver de la douleur ou de la crainte par rapport à cet objet. Dans la mesure, au contraire, où sa joie diminue, elle perd aussi la douleur, la crainte ou l'espérance. La volonté avec ses quatre passions est en quelque sorte symbolisée par cette représentation des quatre animaux qu'Ézéchiel vit dans un seul corps qui avait quatre faces; et les ailes de l'un étaient rattachées aux ailes de l'autre, et chacun d'eux allait dans la direction de sa face, et quand ils marchaient, ils ne retournaient point en arrière (Ex. I, 8-9).

            Ainsi donc les ailes de chacune de ces passions sont rattachées de telle sorte aux ailes des autres, que là où l'une d'elles tourne actuellement sa face, ou son activité, il est nécessaire que les autres la suivent virtuellement: si l'une s'abaisse, toutes s'abaissent; si l'une s'élève, toutes s'élèvent; là où tend l'espérance, tendent aussi la joie, la crainte ou la douleur; mais si elle se détourne d'un objet, toutes s'en détournent; ainsi en est-il des autres passions.

            Aussi je vous en préviens, ô homme adonné à la spiritualité, là où se dirigera l'une de vos passions, se dirigera toute votre âme; la volonté et les autres puissances vivront comme des esclaves sous sa dépendance; les trois autres puissances ou passions y trouveront leur vie; elle affligeront l'âme de leurs chaînes, l'empêcheront de prendre librement son vol; elles la priveront du repos de la douce contemplation et de l'union. Voilà pourquoi Boèce a dit: Si vous voulez connaître la vérité dans toute sa clarté, faites abstraction de la joie, de l'espérance, de la crainte et de la douleur; car tant que ces passions régneront en vous, elles ne laisseront pas à votre âme la tranquillité et la paix requises pour recevoir naturellement et surnaturellement la sagesse.

CHAPITRE XVI

OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DE LA PREMIÈRE

AFFECTION DE LA VOLONTÉ. ON DIT

CE QUE C'EST QUE LA JOIE, ET ON

FAIT LA DISTINCITON DES OBJETS

DONT LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR.

            La première des passions de l'âme et des affections de la volonté est la joie. Nous la définissons, pour le but que nous nous proposons, un contentement de la volonté, et une estime d'un certain objet que l'on regarde comme convenable. Car il n'y a jamais de joie dans la volonté, si ce n'est quand on estime l'objet et qu'on en est satisfait. Je parle ici de la joie active qui a lieu quand l'âme comprend d'une manière claire et distincte l'objet qui la lui donne et qu'elle est libre de l'accepter ou repousser. Car il existe aussi une joie passive, que la volonté peut éprouver sans en comprendre d'une manière claire et distincte la cause, ou, quand elle la comprend parfois, il n'est pas en son pouvoir alors de l'éprouver ou non. Nous traiterons plus tard de cette dernière. Pour le moment, nous parlerons de la joie en tant qu'elle est active et volontaire, et a pour objets des choses distinctes et claires.

            La joie peut naître de six genres d'objets ou de biens: ils sont temporels, naturels, sensuels, moraux, surnaturels et spirituels. Nous parlerons de chacun d'eux à part, en dirigeant la volonté d'après la raison, pour qu'elle n'y trouve pas un obstacle qui l'empêche de placer en Dieu toute la force de sa joie.

            Mais avant tout il faut rappeler un principe qui sera comme le fondement sur lequel nous devons toujours nous appuyer. Or ce principe, il convient de ne point le perdre de vue; car il est la lumière qui doit toujours nous guider pour nous faire comprendre la doctrine que nous enseignons et nous diriger au milieu de tous ces biens dont il est question, pour placer notre joie en Dieu seul.

            Ce principe est le suivant: La volonté ne doit se réjouir que de ce qui regarde l'honneur et la gloire de Dieu; or le plus grand honneur que nous puissions lui rendre, c'est de le servir d'après les règles de la perfection évangélique; et tout ce qui est en dehors de là est de nulle valeur ou utilité pour l'homme.

CHAPITRE XVII

QUI TRAITE DE LA JOIE

PROVENANT DES BIENS TEMPORELS.

ON MONTRE COMMENT IL FAUT

LA DIRIGER VERS DIEU.

            La première sorte de biens dont nous avons parlé renferme les biens temporels. Par là nous entendons les richesses, les possessions, les emplois et autres avantages extérieurs; nous y comprenons aussi les enfants, les parents, les alliances..., toutes choses dont la volonté peut se réjouir. Mais combien est vaine la joie que l'on tire des richesses, des titres, des possessions, des emplois et autres biens de ce genre qui d'ordinaire excitent l'ambition! Cela est la clarté même. Si, en effet, l'homme, parce qu'il est plus riche, était plus grand serviteur de Dieu, il aurait raison de se réjouir de ses richesses; mais elles sont, au contraire, une cause qu'il offense Dieu, comme nous le rappelle le Sage par ces paroles: « Mon fils, si tu es riche, tu ne seras pas à l'abri du péché (Eccl. XI, 10). »

            Sans doute, les biens temporels par eux-mêmes ne portent pas nécessairement au péché, mais le coeur de l'homme s'y attache d'ordinaire par faiblesse d'affection, et il manque à ses devoirs envers Dieu, ce qui est un péché, parce que c'est un péché véritable que de manquer ainsi à ses devoirs; voilà pourquoi le Sage a dit: « tu ne seras pas à l'abri du péché ». C'est aussi la raison pour laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ a, dans l'Évangile, appelé les richesses des épines (Mat. XIII, 22; Luc, VIII, 14), pour nous faire comprendre que celui qui y est attaché par la volonté sera blessé de quelque péché. Voici encore cette exclamation, rapportée dans saint Matthieu, qui est bien capable de nous faire trembler: Oh! Combien il est difficile aux riches, c'est-à-dire à ceux qui placent leurs joies dans les richesses, d'entrer dans le royaume des cieux! (Mat. XIX, 23) Il veut nous faire comprendre que nous ne devons pas mettre notre joie dans les richesses, dès lors qu'elles nos exposent à un si grand danger.

            C'est pour nous éloigner d'un si grand danger que David a dit: « Si les richesses abondent, n'y attache pas ton coeur (Ps. LXI, 11). » Inutile d'apporter d'autres témoignages dans une question aussi claire. Je n'en finirais plus de citer la Sainte Écriture et d'énumérer les maux que nous en décrit Salomon dans l'Ecclésiaste. Ce roi, qui avait possédé tant de richesses et la plus haute sagesse, les connaissait bien quand il disait que tout ce qu'il y avait sous le soleil était vanité des vanités, affliction d'esprit et frivole sollicitude de l'âme. – Et encore: « Celui qui aime les richesses n'en recueillera point le fruit. » – Et de plus: « Les richesses se gardent pour le malheur de leur maître (Eccl. I, 14; II, 26; V, 9; V, 12). »

            Voici encore ce qu'on lit dans l'Évangile, de celui qui se réjouissait d'avoir recueilli des biens abondants qui devaient lui suffire durant plusieurs années. Il lui fut dit du ciel même: Stulte, hac nocte animam tuam repetunt a te: quae autem parasti, cujus erunt? « Insensé, cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes; et ce que tu as amassé, pour qui sera-t-il? (Luc, XII, 20) » Enfin David nous enseigne la même vérité quand il nous dit: « Ne portons point envie à notre prochain lorsqu'il s'enrichit, car cela ne lui servira de rien pour l'autre vie (Ps. XLVIII, 17-18) »; il nous fait entendre que nous devrions plutôt le plaindre d'avoir des richesses.

            Il suit de là que l'homme ne doit pas se réjouir des richesses qu'il possède, ou que son frère possède, à moins qu'on ne s'en serve pour Dieu. Si on peut à la rigueur se réjouir d'en posséder, c'est quand on les emploie ou qu'on les dépense au service de Dieu, car sans cela on n'en retirerait aucun profit.

            Il faut dire de même des autres biens, titres, possessions, emplois... C'est une vanité de s'en réjouir, si l'on ne constate pas que l'on sert mieux Dieu et que l'on suit un chemin plus sûr pour la vie éternelle. Or comme on ne peut savoir clairement qu'il en est ainsi et que l'on sert Dieu plus fidèlement, ce serait une chose vaine que de se réjouir de ces biens d'une façon déterminée, parce qu'une telle joie ne peut pas être raisonnable. Notre-Seigneur dit en effet: « Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme? (Mat. XVI, 26) » Il n'y a donc pas lieu de se réjouir, si ce n'est de ce qui favorise la gloire de notre Dieu.

            Il n'y a pas lieu, non plus, de se réjouir d'avoir des enfants, parce qu'ils sont nombreux, ou riches, comblés des dons et grâces de la nature ou des biens de la fortune; il faut s'en réjouir seulement s'ils servent Dieu. Voyez Absalon, fils de David; sa beauté, ses richesses, son origine illustre, ne lui ont servi de rien, car il ne servit pas Dieu (II Rois, XIV, 25). Voilà pourquoi vaine fut la joie qu'il eut de ses biens.

            De là il suit encore qu'il est vain de désirer d'avoir des enfants, comme le font quelques-uns qui remuent et bouleversent le monde pour en avoir. Ils ne savent pas, en effet, si ces enfants seront bons et serviront Dieu, et si le contentement qu'ils en attendent ne se changera pas plutôt en douleur, si le repos et la consolation qu'ils s'en promettent ne se transformeront pas en travaux et en désolations, si l'honneur qu'ils en espèrent ne sera pas plutôt le déshonneur et pour eux-même l'occasion d'offenser Dieu davantage, comme cela arrive souvent. C'est de ceux-là que Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit qu'ils parcourent la mer et les terres pour enrichir leurs enfants, et en faire des fils de perdition deux fois plus mauvais qu'eux-mêmes (Mat. XXIII, 15).

            Voilà pourquoi, alors même que tout sourirait à l'homme et lui serait propice, ou, comme on dit, lui arriverait à souhait, il devrait se tenir dans la crainte plutôt que dans la joie, car dans cet état, comme nous l'avons dit, se multiplient les occasions et les dangers d'oublier Dieu et de l'offenser. C'est pour cette raison que Salomon, qui s'en défiait, a dit dans l'Ecclésiaste: « Le rire, je l'ai regardé comme une erreur; et j'ai dit à la joie: Pourquoi te trompes-tu en vain? (Eccl. II, 2) » Comme s'il disait: Lorsque tout me souriait, j'ai regardé comme une erreur et une illusion la pensée de m'en réjouir. Grande, en effet, est l'erreur et la folie de l'homme qui se réjouit de ce qui se présente à lui favorable et prospère, quand il n'a pas la certitude qu'il lui en reviendra quelque bien éternel. « Le coeur de l'insensé, a dit le Sage, est là où se trouve la joie; et le coeur du sage est là ou se trouve la tristesse. (Eccl. VII, 5) ». La raison, c'est que la joie vaine aveugle le coeur et ne le laisse pas examiner et peser la valeur des choses; la tristesse au contraire, fait ouvrir les yeux et examiner si les choses occasionneront une perte ou un gain. De là vient que, comme le dit encore le Sage: « La colère est préférable au rire. Aussi vaut-il mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin, car on y voit la fin de tous les hommes (Ibid. VII, 4). »

            C'est encore une vanité pour des époux de se réjouir quand ils ne savent pas clairement si l'état de mariage les aidera à servir Dieu plus parfaitement. Ils devraient, au contraire, être tout confus de ce que, comme dit saint Paul, le mariage est cause que leur coeur, partagé par l'amour mutuel qu'ils ont l'un pour l'autre, ne soit pas tout entier à Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit: « Si vous êtes affranchis des liens du mariage, n'en contractez pas (I Cor. VII, 27). » Mais si vous avez une épouse, il convient que vous la gardiez avec une telle liberté de coeur que ce soit comme si vous n'en aviez pas.

            Tout cela, ainsi que ce que nous avons dit des biens temporels, l'Apôtre nous l'enseigne encore par ces paroles: « Une chose certaine, mes frères, c'est que le temps est court; par conséquent, que ceux qui sont mariés soient comme ceux qui ne le sont pas; que ceux qui pleurent soient comme ceux qui ne pleurent pas; ceux qui se réjouissent, comme ceux qui ne se réjouissent pas; ceux qui achètent, comme ceux qui ne possèdent pas; ceux qui usent de ce monde, comme ceux qui n'en usent pas (I Cor. VII, 21-31). » Tout cela, il le dit pour nous donner à entendre que si l'on met sa joie dans ce qui ne se rapporte pas à la gloire de Dieu, tout est vanité et sans profit, car la joie qui n'est pas selon Dieu ne saurait être utile à l'âme.

CHAPITRE XVIII

DES DOMMAGES

QUE L'ÂME PEUT SUBIR QUAND ELLE MET SA JOIE

DANS LES BIENS TEMPORELS.

            Si nous voulions raconter tous les dangers auxquels l'âme s'expose quand elle porte l'affection de sa volonté aux biens temporels, nous n'aurions pas assez d'encre, ni de papier, ni de temps. Il s'agit d'un petit mal; mais il peut mener à de très grands maux et détruire les plus grands biens. C'est comme une étincelle qui n'est pas éteinte; elle est capable d'allumer d'immenses incendies qui embrasent le monde. Tous ces dommages ont leur racine et leur origine dans un autre dommage provenant de la joie que l'on a des biens temporels; et celui-là est le principal; il est privatif; il nous détourne de Dieu. Tous les biens nous viennent quand nous nous approchons de Dieu par les affections de la volonté; mais au contraire, quand nous nous détournons de lui en donnant notre affection aux créatures, tous les dommages et tous les maux nous arrivent dans la proportion où nous nous attachons à elles avec complaisance et amour, parce que par le fait même on se détourne de Dieu. Par conséquent, on peut comprendre que, selon que l'on s'éloigne plus ou moins de Dieu, les dommages seront plus ou moins considérables en étendue ou en intensité, et, le plus souvent, sous ce double rapport à la fois.

            Ce dommage privatif d'où proviennent, avons-nous dit, les autres dommages privatifs et positifs, renferme quatre degrés, tous plus mauvais les uns que les autres. Quand l'âme est arrivée au quatrième degré, elle a atteint tous les maux et toutes les adversités qu'on peut énumérer en cette matière. Ces quatre degrés sont parfaitement caractérisés par Moïse. Il nous dit dans le Deutéronome: « Le peuple chéri de Dieu s'est repu et est retourné en arrière. Il s'est repu, engraissé et dilaté; il a abandonné Dieu son créateur, il s'est éloigné de Dieu son sauveur (Deut. XXXII, 15). »

            Cet embonpoint de l'âme qui précédemment était la bien-aimée de Dieu signifie qu'elle s'est plongée dans la joie des créatures. De là vient le premier dommage qu'elle subit; elle retourne en arrière, c'est une pesanteur d'esprit à l'égard de Dieu, qui lui voile les biens spirituels, comme le nuage qui obscurcit l'air et empêche de voir la clarté du soleil. Par le fait même que le spirituel met sa joie dans quelque créature et lâche la bride à ses tendances vers des objets frivoles, il s'obscurcit par rapport à Dieu, il perd la simplicité de son intelligence et de son jugement. C'est là ce que nous enseigne l'Esprit de Dieu au livre de la Sagesse: « Le charme trompeur ou la fausse apparence de la vanité, ainsi que l'illusion, nous cachent les vrais biens, et les caprices de nos tendances troublent et pervertissent le jugement qui était sans malice (Sag. VI, 12). » Par ces paroles le Saint-Esprit nous donne à comprendre que, alors même qu'aucune mauvaise intention de l'entendement n'aurait précédé l'action, il suffit de mettre de la complaisance et de la joie dans les créatures pour causer ce premier dommage. C'est un engourdissement de l'esprit, une obscurité qui empêche le jugement de bien comprendre la vérité et d'apprécier les choses comme elle sont. La sainteté et le bon jugement n'empêchent même pas de tomber dans ce danger, si on se laisse aller à mettre de la complaisance et de la joie dans les biens temporels. Voilà pourquoi Dieu nous donne un avis par Moïse, et nous dit: « Tu ne recevras point de présents, parce qu'ils aveuglent les sages eux-même (Ex. XXIII, 8). » Cette recommandation s'adressait particulièrement à ceux qui devaient exercer les fonctions de juges; car ils doivent avoir l'esprit droit et lucide; mais ils ne l'ont pas quand ils se laissent aller à la convoitise et à l'amour des présents. Aussi Dieu a-t-il encore ordonné au même Moïse de nommer des juges qui auraient en horreur l'avarice, afin que leur jugement ne fût pas perverti par l'attrait des richesses (Ex. XVIII, 21-22). Il dit que ceux-là non seulement ne doivent pas désirer les richesses, mais qu'ils doivent les avoir en horreur. En effet, pour se prémunir parfaitement contre l'amour d'un objet, il faut l'avoir en horreur, car un contraire est exclu par un autre contraire. Aussi le motif pour lequel le prophète Samuel a toujours été un juge si droit et si éclairé, c'est que, comme il le dit lui-même au premier livre des Rois, il n'avait reçu aucun présent de personne; Si de manu cujusquam munus accepi (I Rois, XII, 3).

            C'est de ce premier degré du dommage privatif que naît le second; il nous est donné à entendre dans ces paroles du texte déjà cité: « Il s'est repu, il s'est dilaté (Deut. XXXII, 15). » Ainsi le second degré est une dilatation de la volonté qui se donne déjà plus de liberté pour les biens temporels; elle ne se préoccupe plus autant de la peine et de la répugnance que lui donnaient sa joie et sa complaisance pour les biens créés. Cette disposition lui est venue de ce que dès le principe l'âme a lâché bride à cette joie; ce désir à grossi l'âme, comme nous l'avons dit, et cet embonpoint qui lui est venu de la joie a fait dilater davantage la volonté en la portant vers les créatures. Voilà ce qui entraîne de grands préjudices pour l'âme. En effet, ce second degré l'éloigne des choses de Dieu et des exercices de piété; elle ne les goûte plus; elle porte son affection à d'autres choses; elle se livre à mille imperfections, futilités, joies frivoles et vaines satisfactions. Quand ce second degré est achevé, consommé, il éloigne complètement l'âme des exercices de piété dont elle avait l'habitude et fait que toutes ses attentions et ses désirs se tournent vers les vanités du monde.

            Ceux qui sont déjà arrivés à ce second degré ont leur esprit et leur jugement obscurcis pour connaître la vérité et la justice, comme ceux qui sont dans le premier degré. Il y a de plus chez eux beaucoup de lâcheté, de tiédeur et d'indifférence pour s'instruire et remplir leurs devoirs. C'est d'eux que parle Isaïe quand il dit: « Tous aiment les présents et se laissent entraîner par l'appât des récompenses. Ils ne défendent pas les droits de l'orphelin, et la cause de la veuve n'a point d'accès auprès d'eux, et ils ne s'en occupent point (Is. I, 23). » Cela ne leur arrive pas sans qu'il y ait faute de leur part, surtout quand ils y sont obligés par leur office. En effet ceux qui se trouvent déjà dans ce degré ne sont pas exempts de malice comme ceux du premier degré; voilà pourquoi ils s'éloignent davantage de la justice et de toutes les vertus, parce qu'ils embrassent de plus en plus leur volonté d'affection pour les créatures.

            Aussi le caractère distinctif de ceux qui se trouvent dans ce deuxième degré consiste dans une grande tiédeur pour les exercices spirituels, qu'ils accomplissent fort mal, et plutôt par manière d'acquit, par force ou par routine, que par un motif d'amour.

            Le troisième degré de ce dommage privatif consiste à abandonner Dieu complètement, sans se préoccuper de sa loi, afin de ne point manquer aux frivolités mondaines; aussi l'âme entraînée par la passion se laisse tromper dans le péché mortel. Ce troisième degré est marqué dans le texte que nous avons cité, et où il est dit: « Il a abandonné Dieu, son créateur (Deut. XXXII, 15). » Dans ce troisième degré se trouvent compris tous ceux qui ont si bien engagé les puissances de l'âme dans les vanités du monde, les richesses, et tout ce qui s'y rattache, qu'ils n'ont plus aucun souci d'accomplir la loi de Dieu. Ils vivent dans le plus grand oubli, dans la plus grande torpeur par rapport aux choses du salut, et dans la plus grande activité et habileté par rapport aux choses du monde. Aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile les appelle-t-il « les enfants de ce siècle », et il dit qu'ils sont plus prudents et plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière dans les leurs (Luc, XVI, 8). Ainsi donc ils ne sont rien par rapport aux choses de Dieu, mais par rapport aux choses du monde ils sont tout. Ce sont là, à proprement parler, les avares dont la complaisance et la satisfaction pour les choses créées ont pris une telle proportion, une telle étendue, un tel attrait, qu'elles ne peuvent se rassasier; au contraire, la faim et la soif qui les dévorent grandissent d'autant plus qu'ils s'éloignent davantage de l'unique source qui pourrait les satisfaire, c'est-à-dire de Dieu. C'est de ces gens que le Seigneur a dit par la bouche de Jérémie: Me dereliquerunt fontem aquae vivae, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipas, quae continere non valent aquas: « Ils m'ont abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes percées qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Et cela, parce que les avares ne trouvent point dans les créatures de quoi étancher leur soif, mais au contraire de quoi l'augmenter. Ce sont ceux-là qui tombent dans toutes sortes de péchés par amour pour les biens temporels, et innombrables sont les pertes qu'ils subissent; voilà pourquoi David s'est exprimé ainsi à leur sujet: Transierunt in affectum cordis: « Ils se sont abandonnés à toutes les passions de leur coeur (Ps. LXXII, 7). »

            Le quatrième degré de ces dommages privatifs est exprimé par les dernières paroles du texte cité: « Il s'est éloigné de Dieu, son sauveur (Deut. XXXII, 15). » Il est une conséquence du troisième degré dont nous venons de parler. Quand, en effet, l'avare ne fait plus cas de la loi divine et ne lui donne plus son coeur, parce qu'il est épris d'amour pour les biens temporels, il en vient à s'éloigner beaucoup de Dieu par sa mémoire, son entendement et sa volonté; il l'oublie et le regarde comme s'il n'existait pas, et cela parce qu'il se fait un dieu de l'argent et des biens temporels, car, ainsi que le dit saint Paul: « L'avarice est une idolâtrie (Col. III, 5). » Ce quatrième degré en vient jusqu'à oublier Dieu; et l'homme qui devait placer formellement son coeur en Dieu le met formellement dans l'argent, comme s'il n'y avait pas d'autre Dieu.

            C'est à ce degré que se trouvent ceux qui n'hésitent point à faire servir les choses divines et surnaturelles aux choses temporelles comme à leur dieu, quand au contraire ils devraient ordonner les choses temporelles à Dieu, s'ils le reconnaissaient comme tel, ainsi que la raison l'exige. De ce nombre fut l'impie Balaam, qui vendait la grâce de prophétie dont Dieu l'avait favorisé (Nomb. XXII, 7). Tel fut également Simon le Magicien, qui s'imaginait que la grâce de Dieu pouvait être appréciée au poids de l'or et voulait l'acheter (Act. VIII, 18-19). Par là il montrait bien que l'argent avait plus de valeur à ses yeux; il s'imaginait qu'il y aurait quelqu'un qui estimerait davantage l'argent, puisqu'il donnerait la grâce pour de l'argent. Ils sont nombreux ceux qui dans ce quatrième degré leur ressemblent de beaucoup de manières; leur raison est obscurcie par leur convoitise des choses spirituelles; c'est l'argent qu'ils servent, et non Dieu; ils travaillent pour de l'argent, et non pour Dieu; ils recherchent une rétribution temporelle, et non la valeur de la grâce divine et sa récompense. Ils ont une foule de manières de faire de l'argent leur dieu principal et leur fin, dès lors qu'ils le mettent au-dessus de la fin dernière, qui est Dieu.

            C'est à ce quatrième degré qu'appartiennent également tous ces infortunés qui sont tellement épris des biens temporels et les regardent si bien comme leur dieu, qu'ils n'hésitent pas à leur sacrifier leur vie. Quand, en effet, ils voient que leur divinité temporelle vient à leur manquer, ils se désespèrent et se donnent eux-mêmes tristement la mort pour de misérables motifs; ils montrent ainsi quelle triste récompense on peut attendre d'une pareille divinité. Comme il n'y a rien à attendre d'elle, elle ne donne que le désespoir et la mort. Quant à ceux qu'elle ne pousse pas jusqu'à ce triste dénouement de la mort, elle fait de leur vie une sorte de mort par les peines, les sollicitudes et mille autres misères dont elle les accable; elle ne laisse pas la joie entrer dans leur coeur; elle ne laisse aucun bien briller à leurs yeux sur la terre. Pour eux, ils apportent sans cesse le tribut de leur coeur à leur trésor; c'est pour lui qu'ils souffrent, c'est avec lui qu'ils s'approchent de la dernière calamité, qui sera leur juste réprobation, selon cette parole du Sage: « Les richesses sont gardées pour le malheur de leur maître (Eccl. V, 12). »

            C'est encore à ce quatrième degré qu'appartiennent ceux dont parle saint Paul en ces termes: Tradidit illos Deus in reprobum sensum (Rom. I, 28: Dieu les a livrés à leurs sens pervers). Voilà jusqu'à quels dommages peut conduire la joie quand l'homme la met dans les biens terrestres comme dans sa fin dernière. Mais ceux en qui cette joie est moins désastreuse sont toujours dignes d'une très grande compassion, car, comme nous l'avons dit, elle fait reculer énormément les âmes dans la voie de Dieu. Aussi, comme dit David: « Ne craignez pas l'homme qui s'enrichit (Ps. XLVIII, 17-18) », c'est-à-dire ne lui portez pas envie, et ne vous imaginez pas qu'il l'emporte sur vous. Car, lorsqu'il aura achevé sa carrière, il n'emportera rien, et sa gloire comme sa joie ne descendra pas avec lui dans la tombe.

CHAPITRE XIX

AVANTAGES QUE L'ÂME SE PROCURE

PAR LE RENONCEMENT À LA JOIE

DES BIENS TEMPORELS.

            L'homme adonné à la vie spirituelle doit se tenir beaucoup sur ses gardes pour ne pas commencer à attacher son coeur ou à donner sa joie aux biens de ce monde; il doit craindre que cet attachement, léger au début, ne devienne très grand et ne prenne peu à peu d'immenses proportions. Car une cause minime en soi finit par produire des dommages considérables; c'est comme une étincelle qui peut embraser une montagne et même le monde tout entier. On ne doit jamais vivre en sécurité, si petit que soit l'attachement aux biens de ce monde, dès lors qu'on ne le rompt pas tout de suite, sous prétexte qu'on le fera plus tard. Si en effet on n'a pas le courage d'y couper court quand il est encore faible et à son commencement, comment avez-vous la pensée et la présomption de pouvoir le faire quand il aura grandi et aura pris racine? Est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas dit dans l'Évangile: « Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes ? (Luc, XVI, 10) » Car celui qui évite les petites fautes se préservera aussi des plus grandes; d'ailleurs il y a déjà un grand dommage à s'attacher aux petites choses; par  là en effet l'enceinte, la forteresse du coeur est déjà forcée, et, comme le dit l'adage: Celui qui commence, a déjà moitié fait. Aussi David nous prévient par ces paroles: « Bien que vous ayez beaucoup de richesses, n'y attachez pas votre coeur (Ps. LXI, 11). » Alors même que l'homme ne pratiquerait pas ce détachement par amour pour Dieu, ou à cause de l'obligation où il est de tendre à la perfection chrétienne, ne devrait-il pas, en constatant les avantages temporels qui en découlent, sans parler des intérêts spirituels, délivrer complètement son coeur de toute joie dans les biens d'ici-bas? Non seulement il s'affranchit alors de tous ces dommages si déplorables dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais il acquiert la vertu de libéralité, qui est un attribut, une vertu de Dieu, mais qui est incompatible avec la convoitise. De plus, il se procure la liberté d'esprit, la sérénité de la raison, le repos, la tranquillité et la confiance paisible en Dieu, auquel il rend par sa volonté un véritable culte et ses adorations les plus sincères. D'ailleurs, plus il se dégage des créatures, plus il en jouit et y trouve d'agréments; au contraire, il ne pourrait nullement en jouir s'il les regardait avec esprit de propriété, car il y aurait là un souci, et ce souci est un lien qui attache l'esprit à la terre et ôte la dilatation du coeur. C'est dans le détachement des biens terrestres que l'on s'en forme une connaissance vraie et que l'on comprend bien les vérités qui les concernent au point de vue naturel et au point de vue surnaturel. Aussi en jouit-on d'une autre manière que celui qui y est attaché; on en retire de grands profits et de grands avantages. Celui-ci en jouit selon la vérité, celui-là selon leurs apparences trompeuses; celui-ci selon leur côté le meilleur, celui-là selon leur côté inférieur; celui-ci selon leur substance, celui-là selon leurs accidents puisqu'il s'attache d'une manière sensible. Le sens, en effet, ne peut atteindre et ne pénètre que l'accident; tandis que l'esprit purifié de tous les nuages et de toutes les formes accidentelles pénètre la vérité et la valeur des choses, parce que tel est son objet. Voilà pourquoi la joie est comme un nuage qui obscurcit le jugement, parce qu'il est impossible que la joie volontaire pour la créature existe sans qu'il y ait aussi l'esprit de propriété volontaire; de même que la joie, en tant que passion, ne peut pas exister s'il n'y a pas en même temps le sentiment habituel de propriété dans le coeur. Au contraire, l'abnégation, la purification de cette jouissance laisse au jugement toute sa clarté, comme l'air qui redevient pur quand les vapeurs qui l'obscurcissaient sont dissipées.

            Ainsi donc celui qui ne met plus aucune complaisance dans les créatures, et dont le coeur en est désapproprié, jouit de toutes comme s'il les possédait toutes; au contraire, celui qui les regarde avec un esprit particulier de propriété perd la jouissance de toutes en général. Le premier, qui n'en possède aucune dans son coeur, les possède toutes d'une manière très libre, comme dit saint Paul (II Cor. VI, 10). Le second, qui y tient attaché son coeur, n'a rien et ne possède rien; ce sont les créatures plutôt qui possèdent son coeur et lui font sentir la dureté de l'esclavage. Aussi plus une âme veut mettre sa complaisance dans les créatures, plus aussi elle sent son coeur lié et enchaîné par la souffrance et la peine. Celle qui est détachée n'a plus ces angoisses, ni à l'oraison ni en dehors de cet exercice; voilà pourquoi elle peut, sans perdre de temps, acquérir avec facilité un grand trésor spirituel. L'autre, au contraire, ne cesse de se retourner avec cette chaîne qui captive et retient son coeur: c'est à peine si elle peut se délivrer pour quelques instants des pensées et de la complaisance qui la portent vers l'objet dont son coeur est épris. L'homme spirituel doit donc réprimer le premier mouvement qui le porte vers la jouissance des créatures. Il se souviendra de ce principe que nous venons d'exposer, à savoir que l'homme ne doit se réjouir de rien, si ce n'est de servir Dieu, de procurer son honneur et sa gloire en tout, de ne diriger toute sa vie qu'à ce but, de fuir enfin toute vanité qu'il pourrait rencontrer dans les créatures, sans jamais y rechercher de complaisance ou de consolation.

            Il y a un autre avantage très grand et très important à renoncer à la jouissance que procurent les biens de ce monde. C'est celui de laisser notre coeur libre pour Dieu. C'est là une condition qui dispose l'âme à toutes les faveurs que Dieu voudra lui accorder, et sans laquelle il ne les accordera pas. Ces récompenses sont de telle sorte que, même au point de vue temporel, viendrait-on à sacrifier une jouissance par amour pour Dieu, ou dans le but de se conformer à la perfection de l'Évangile, Sa Majesté, d'après l'Évangile lui-même, donnerait le cent pour un dès cette vie (Mat. XIX, 29). Mais alors même qu'il ne s'agirait pas de ces intérêts, est-ce que le déplaisir causé à Dieu par ces complaisances dans les créatures ne suffirait pas à lui seul pour porter le spirituel et le chrétien à les étouffer dans son âme? Or que voyons-nous dans l'Évangile? Le fait seul que ce riche se réjouissait de posséder des biens pour plusieurs années irrita à tel point le Seigneur qu'il lui dit: « Cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes (Luc, XII, 20) ». Voilà pourquoi nous devons craindre que, toutes les fois que nous nous réjouissons vainement, Dieu qui a l'oeil sur nous nous prépare quelque châtiment ou amertume en rapport avec notre faute, et encore arrive-t-il très souvent que la peine qui provient de cette jouissance est bien supérieure à la jouissance elle-même.

            Sans doute, elle est vraie cette parole que saint Jean nous dit de Babylone dans son Apocalypse: « Plus elle a été dans la jouissance et les délices, et plus grands doivent être son tourment et sa peine (Apoc. XVIII, 7). » Mais cela ne veut pas dire que la peine ne sera pas plus grande que ne l'a été la joie, car, hélas! Pour des plaisirs de courte durée il y aura des tourments terribles et éternels. On veut seulement donner à entendre qu'aucune faute ne restera sans un châtiment particulier, car celui qui châtie la parole inutile ne laissera pas sans punition la vaine joie que l'on prend dans les créatures.

CHAPITRE XX

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST FRIVOLE

DE PLACER LA JOIE DE LA VOLONTÉ

DANS LES BIENS TEMPORELS, JE

VEUX DIRE NATURELS, ET COMMENT

IL FAUT S'EN SERVIR POUR

MONTER VERS DIEU.

            Par biens naturels nous entendons ici la beauté, la grâce, la distinction des manières, la complexion et toutes les autres qualités du corps; nous entendons aussi les qualités de l'âme qu'on appelle la belle intelligence, la discrétion, et les autres dons de la raison. Or si un homme met ses complaisances à considérer que lui ou les siens possèdent ces qualités, sans élever plus haut ses pensées, ni rendre grâces à Dieu qui ne concède ces dons que pour être mieux connu et aimé, s'il n'a pas d'autre but que ces complaisances, c'est une vanité et une illusion, comme le dit Salomon: « Trompeuse est la grâce, vaine est la beauté; la femme qui craint Dieu est celle qui mérite d'être louée (Pro. XXXI, 30). » Par ces paroles nous sommes prévenus que l'homme, au lieu de se glorifier de ces dons naturels, doit plutôt se tenir dans la crainte, car il peut facilement être entraîné à y trouver l'occasion de s'éloigner de l'amour de Dieu, de tomber dans la vanité et l'illusion. Voilà pourquoi le Sage nous dit que la grâce corporelle est trompeuse. Elle trompe l'homme, en effet, dans le chemin qu'il suit; elle l'entraîne à ce qui ne lui convient pas, et cela par suite de la vaine joie et de la complaisance qu'il en conçoit en lui-même ou en celui qui en est favorisé. Le Sage ajoute encore que la beauté est vaine; et, en effet, elle fait tomber l'homme de bien des manières quand il l'estime et y met ses complaisances; car il ne doit s'en réjouir que si elle l'aide, lui ou le prochain, à servir Dieu. Sans cela il doit craindre et se défier que ces dons et ces grâces de la nature ne soient peut-être pour lui une cause d'offense de Dieu, parce qu'il y mettra une vaine présomption ou les regardera avec une affection désordonnée. Aussi celui qui est favorisé de ces dons doit être prudent et veiller avec soin à n'être pour personne, par une vaine ostentation, la cause de s'éloigner tant soit peu de Dieu. Ces grâces et ces dons de la nature ont des charmes si attrayants et si provocateurs, pour celui qui les possède comme pour celui qui les regarde, qu'à peine s'en trouve-t-il un dont le coeur échappera à leurs filets et à leurs liens. Voilà pourquoi nous voyons beaucoup de personnes spirituelles qui, étant quelque peu favorisées de ces dons, vivaient dans la crainte et obtinrent par leurs prières d'en être dépourvues; elle ne voulaient être, ni pour elles-mêmes ni pour d'autres, la cause ou l'occasion de quelque vaine affection ou satisfaction frivole.

            L'homme spirituel doit donc purifier sa volonté de cette vaine complaisance et en détourner le regard; il saura que la beauté comme toutes les autres grâces naturelles ne sont que terre; c'est de la terre qu'elles viennent; c'est à la terre qu'elles retournent. Les bonnes grâces et les agréments extérieurs ne sont que fumée ou vapeur légère. Aussi, pour ne point tomber dans la vanité, doit-on les regarder et apprécier comme tels, élever le coeur vers Dieu dans la joie et l'allégresse, parce qu'il renferme éminemment toutes les beautés et toutes les grâces des créatures et les dépasse d'une manière infinie; car, ainsi que le dit David: « Toutes les créatures sont comme un vêtement qui vieillit et qui passe; Dieu seul est immuable et ne change pas (Ps. CI, 27). » Voilà pourquoi, si l'on ne surnaturalise pas la joie qui vient des créatures et si on ne l'élève pas à Dieu, elle sera toujours vaine et trompeuse. C'est évidemment d'une joie semblable et puisée dans les créatures que Salomon a prononcé cette parole: « J'ai dit à la joie: Pourquoi vous laissez-vous tromper vainement? (Eccl. II, 2) » C'est là ce qui se vérifie quand le coeur de l'homme se laisse séduire par les créatures.

CHAPITRE XXI

DES DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME QUAND

SA VOLONTÉ SE PORTE AVEC JOIE

AUX BIENS NATURELS.

            Beaucoup de ces dommages et profits dont je parle ici dans ces divers genres de joies, au nombre de six, sont communs à tous: cependant, parce qu'ils viennent directement de l'adhésion ou du renoncement à la joie qui appartient à l'un ou à l'autre de ces genres, ce que j'exposerai de chacun d'eux s'appliquera également aux autres à cause de leur connexion mutuelle. Mais mon but principal est d'exposer les dommages ou profits particuliers qui reviennent à l'âme quand elle se réjouit ou non des biens naturels. Je les appelle particuliers parce qu'ils proviennent premièrement et immédiatement de telle sorte de joie, mais secondairement et médiatement de telle autre. Voici un exemple. La tiédeur de l'esprit est un dommage qui provient directement de tous les genres de joie et de chacun d'eux en particulier; et ainsi il est commun aux six genres de joie; mais la sensualité est un dommage spécial qui ne provient directement que de la joie que l'on met dans les biens naturels et corporels dont nous parlons.

            Or les dommages spirituels et corporels causés directement et effectivement à l'âme quand elle met sa joie dans les biens naturels se réduisent à six dommages principaux.

            Le premier est la vaine gloire, la présomption, l'orgueil et le mépris du prochain. Et, en effet, on ne peut pas donner une estime exagérée à un objet, sans la refuser aux autres. Il en découle, au moins d'une manière réelle et implicite, un mépris de tout le reste; car il est naturel que si l'on porte son estime vers un objet, le coeur se retire des autres pour aller à celui qu'il préfère; et de ce mépris réel, il est très facile d'arriver à un mépris formel et volontaire de quelqu'une de ces autres choses en particulier ou en général; cette disposition existe non seulement dans le coeur, mais elle se traduit par les paroles et on dit: Telle chose ou telle personne n'est pas comme telle ou telle autre...

            Le second dommage consiste à exciter les sens; il porte à des complaisances sensuelles et à la luxure.

            Le troisième dommage est de porter à l'adulation et aux vaines louanges qui sont remplies de mensonges et d'illusions, comme le dit Isaïe: « Mon peuple, celui qui te flatte et te trompe (Is. III, 12). » La raison, c'est que, si parfois on dit la vérité en faisant l'éloge des bonnes grâces et de la beauté du corps, il est bien rare qu'il n'en résulte quelque inconvénient; ou bien on fait tomber le prochain dans la vaine complaisance ou la joie frivole, ou bien on y porte de l'attachement et des intentions imparfaites.

            Le quatrième dommage est général; il consiste à émousser la raison et aussi le sens de l'esprit, comme cela arrive quand on se réjouit des biens temporels, et même le dommage est ici beaucoup plus grave. Les biens naturels, en effet, nous étant plus intimes que les biens corporels, la joie qu'on en ressent est aussi plus efficace et plus prompte; elle laisse une trace plus profonde dans les sens et fascine plus fortement l'esprit. La raison et le jugement perdent leur liberté; ils sont comme dans les ténèbres par suite de cette affection de joie qui leur est si intime.

            De là naît le cinquième dommage qui est une distraction de la mémoire, je veux dire une divagation de l'esprit vers les créatures d'où découlent et proviennent la tiédeur et la langueur spirituelle.

            C'est là le sixième dommage qui, lui aussi, est général. Il arrive ordinairement à tel point qu'il engendre un grand ennui et une profonde tristesse pour les choses de Dieu, et qu'il porte même à les avoir en horreur. Quand on a cette joie dans les biens naturels, on perd infailliblement la pureté de l'esprit, du moins au début. Si l'on ressent quelque mouvement de ferveur, ce ne sera qu'une ferveur toute sensible et grossière, très peu spirituelle, peu intérieure et peu recueillie; elle consistera plutôt dans la jouissance du sens que dans la vigueur de l'âme. L'âme est si basse et si faible, qu'elle n'étouffe pas l'habitude de cette joie; il suffit, pour n'avoir pas la pureté de l'esprit, qu'elle ait cette habitude imparfaite, alors même que dans certaines occasions elle ne consentirait pas à certains actes de complaisance. Mais sa ferveur réside en quelque sorte plutôt dans la faiblesse des sens que dans la force de l'esprit. C'est ce que manifesteront la perfection et la force que l'on déploiera dans les occasions. Je ne nie pas qu'il ne puisse y avoir de hautes vertus à côté de nombreuses imperfections; mais quand ces joies pour les biens naturels ne sont pas réprimées, l'esprit intérieur n'est ni pur ni savoureux; car ici règne en quelque sorte la chair qui milite contre l'esprit, et bien que l'esprit ne se rende pas compte du dommage qui en résulte, il est du moins la victime d'une discrète dissipation.

            Mais revenons au second dommage, qui en renferme d'autres en grand nombre; on ne saurait décrire avec la plume ni exprimer avec les paroles une chose qui n'est ni voilée ni secrète, jusqu'à quel point arrive ce dommage et combien est grand le malheur qui provient de la complaisance que l'on met dans les bonnes grâces et la beauté naturelle. Que de meurtres ne compte-t-on pas, chaque jour, pour ce motif? Que de réputations perdues! Que d'insultes faites! Que de fortunes dissipées! Que de jalousies! Que de contestations! Que d'adultères, crimes honteux, ou fornications! Et enfin que de saints tombés! Leur nombre est comparé à cette troisième partie des étoiles du ciel qui ont été renversées sur la terre par la queue du serpent de l'Apocalypse (Apoc. XII, 4). Et Jérémie nous dit: « Comment l'or s'est-il obscurci, et comment a-t-il perdu son éclat et sa beauté? Comment les pierres précieuses du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si illustres et si nobles, qui étaient revêtus de l'or le plus pur, ont-ils été traités comme des vases d'argile brisés comme des tessons? (Lament. IV, 1) »

            Jusqu'où n'arrive-t-il pas, le poison provenant de ce quatrième dommage? Quel est celui qui n'approche pas plus ou moins ses lèvres de ce calice doré de la femme de Babylone dont nous parle l'Apocalypse, qui est assise sur ce monstre à sept têtes et dix cornes ? (Apoc. XVII, 3). Ces paroles nous donnent à entendre que c'est à peine si parmi les grands ou les petits, les saints ou les pécheurs, il s'en trouve un seul auquel elle ne donne à boire de son vin, en gagnant quelque peu son coeur, puisque, comme on le raconte dans ce texte, elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution. Elle s'attaque à toutes les conditions; elle ne respecte même pas la condition suprême et illustre du sanctuaire et du divin sacerdoce; et, comme dit Daniel, elle place sa coupe abominable dans le lieu saint (Dan. IX, 27). A peine y a-t-il quelque fort auquel elle ne donne plus ou moins à boire du vin de ce calice, c'est-à-dire de cette joie frivole des biens naturels dont nous parlons. Voilà pourquoi, d'après ce texte, tous les rois de la terre, ont été enivrés de ce vin: et en effet il y en a bien peu, même parmi les plus saints, qui n'aient été quelque peu fascinés et séduits par ce vin de la joie et du plaisir qu'offrent la beauté et les charmes naturels. Aussi devons-nous bien remarquer cette expression: « ils se sont enivrés ». Car dès que l'on boit du vin de cette joie, le coeur est fasciné et charmé; la raison, de son côté, est obscurcie comme chez ceux qui sont pris de vin. L'ivresse est telle que si on ne prend tout de suite quelque antidote pour rejeter promptement ce poison, la vie de l'âme elle-même est en danger.

            Quand, en effet, la faiblesse spirituelle augmente, l'état de l'âme arrive à un état aussi déplorable que celui de Samson quand on lui eut crevé les yeux et coupé les cheveux qui faisaient sa première force. L'âme se voit alors, elle aussi, obligée de tourner la meule du moulin; elle est captive au milieu de ses ennemis, et peut-être mourra-t-elle de la seconde mort, la mort spirituelle, comme Samson mourut de la mort temporelle avec ses ennemis. La cause de tous ces malheurs, c'est que l'âme s'est enivrée de cette joie; elle produit dans l'ordre spirituel ce qu'elle a produit chez Samson dans l'ordre temporel, et ce qu'elle produit aujourd'hui chez un grand nombre. Les ennemis de l'âme viendront peut-être lui dire, comme les Philistins le disaient à Samson pour le couvrir de confusion: N'est-ce pas vous qui rompiez les triples liens de vos chaînes? N'est-ce pas vous qui mettiez les lions en pièces? N'est-ce pas vous qui mettiez à mort des milliers de Philistins? Qui enleviez de leurs gonds les portes des villes, et échappiez à tous vos ennemis?

            Enfin pour conclure, indiquons le remède nécessaire contre ce poison mortel. Le voici. Dès que le coeur se sent ému par cette joie frivole des biens naturels, il doit se rappeler combien il est vain de se réjouir de quoi que ce soit en dehors de Dieu, et combien cela est dangereux et pernicieux. Il doit considérer quelle catastrophe ce fut pour les anges de se réjouir et de se complaire dans leur beauté et leurs biens naturels, puisqu'ils furent pour cette faute précipités dans les horreurs de l'abîme. Qu'ils réfléchisse encore à ces maux sans nombre que cette même vanité cause chaque jour à l'homme. Aussi doit-on s'encourager à prendre à temps le remède conseillé par le poète à ceux qui commencent à sentir en eux l'affection pour les biens naturels: Hâtez-vous maintenant et dès le début de prendre le remède, parce que si vous laissez au mal le temps de croître dans le coeur, il sera trop tard d'y apporter le remède. Le Sage d'ailleurs a dit: « Ne faites pas attention au vin quand sa couleur est rose et qu'il brille dans la coupe, car on le boit avec plaisir, mais à la fin il mord comme la couleuvre et il distille son venin comme le basilic (Pro. XXIII, 31-32).

CHAPITRE XXII

DES AVANTAGES QUE L'ÂME RETIRE À NE POINT METTRE

SA JOIE DANS LES BIENS NATURELS.

            Nombreux sont les avantages que l'âme retire à éloigner son coeur de cette joie. Non seulement cette abnégation la dispose implicitement à l'amour de Dieu et aux autres vertus, mais il la porte directement à pratiquer l'humilité vis-à-vis d'elle-même, ainsi qu'à la charité d'une façon générale vis-à-vis du prochain. En effet, quand elle ne s'affectionne à personne en particulier à cause des biens naturels apparents qui sont trompeurs, elle est libre et indépendante pour aimer tous les hommes d'une manière raisonnable et spirituelle, comme Dieu veut qu'ils soient aimés. Par là on reconnaît que personne ne mérite d'être aimé, si ce n'est à cause de la vertu qui est en lui. Quand on aime de la sorte, on aime selon Dieu et en toute liberté, et si cet amour attache à la créature, c'est qu'il attache surtout à Dieu; car alors plus grandit l'amour du prochain, plus aussi grandit l'amour de Dieu; et de même, plus l'amour de Dieu grandit, plus aussi grandit l'amour du prochain. L'amour du prochain procède de celui de Dieu; ils ont la même raison d'être; ils ont la même cause.

            Il en résulte un autre avantage excellent: c'est que l'âme, par ce détachement, accomplit et observe avec perfection le conseil de Notre-Seigneur qui nous dit: « Que celui qui veut me suivre renonce à lui-même (Mat. XVI, 24). » Ce conseil, l'âme ne pourrait nullement l'accomplir si elle se complaisait dans ses biens naturels. Car celui qui fait quelque cas de lui-même ne se renonce pas, et ne marche pas à la suite du Christ.

            Il y a un autre grand avantage à renoncer à ce genre de joie: c'est que par là on établit l'âme dans une grande tranquillité, on met fin aux divagations d'esprit, et on établit le recueillement des sens, et surtout des regards. Dès lors, en effet, que l'âme ne veut pas mettre ses complaisances dans les biens naturels, elle ne veut pas y appliquer ses regards ni les autres sens afin de ne pas y être attirée, ni enlacée, comme aussi afin de ne pas perdre le temps à y penser; elle est devenue « semblable au rusé serpent qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix des enchanteurs et ne pas en éprouver quelque funeste impression (Ps. LVII, 5) ». Quand, en effet, on garde les sens qui sont les portes de l'âme, on la garde bien, et on augmente sa tranquillité et sa pureté.

            Un autre avantage qui n'est pas moindre chez ceux dont les progrès dans la mortification de ce genre de joie sont déjà considérables, c'est que les objets et les pensées obscènes ne leur font plus ces impressions impures auxquelles sont assujettis ceux qui conservent encore quelque affection pour les biens naturels. Aussi la privation et la négation de cette complaisance apportent au spirituel la pureté de l'âme et du corps, c'est-à-dire de l'esprit et des sens, lui confèrent une vie tout angélique dans ses rapports avec Dieu; son âme et son corps deviennent le digne temple de l'Esprit-Saint. Or une telle pureté ne peut exister quand le coeur se complaît dans les grâces et les biens naturels. Il n'est même pas nécessaire que l'on consente formellement à une chose impure ou qu'on s'en souvienne; la complaisance seule provenant de la connaissance de cette chose suffit pour causer l'impureté de l'âme et du sens. Le Sage, en effet, a dit que « l'Esprit-Saint s'éloignera des pensées qui sont sans intelligence (Sag. I, 5) », c'est-à-dire qui ne sont pas ordonnées à Dieu par une raison éclairée.

            Voici encore un autre avantage; il est général. Non seulement l'âme est délivrée des dangers et des maux dont nous avons parlé, mais elle se préserve, en outre, de frivolités sans nombre et de beaucoup d'autres dangers tant spirituels que temporels, et surtout elle évite le peu d'estime où tombent ceux que l'on voit se réjouir et se complaire dans leurs qualités naturelles ou celles des autres. Voilà pourquoi on estime et on apprécie comme des gens prudents et sages, car ils le sont en vérité, tous ceux qui ne font pas cas de ces biens naturels, et ne s'attachent qu'à ce qui plaît à Dieu.

            De tous ces avantages découle le dernier. C'est un bien incomparable pour l'âme et qui lui est absolument nécessaire pour servir Dieu: c'est la liberté d'esprit; avec elle elle surmonte facilement les tentations, elle sanctifie les épreuves et réalise les plus heureux progrès dans toutes les vertus.

CHAPITRE XXIII

OÙ IL EST PARLÉ DE LA TROISIÈME SORTE DE

BIENS, OU DES BIENS SENSUELS

DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT

SE COMPLAIRE. ON EN DIT LA

NATURE ET LES DIVERSES ESPÈRCES,

ET ON MONTRE COMMENT LA VOLONTÉ

DOIT FAIRE ABNÉGATION DE TOUTE

JOIE EN CES BIENS POUR S'ÉLEVER VERS DIEU.

            Il faut traiter maintenant de la joie qui regarde les biens sensuels. C'est, avons-nous dit, la troisième sorte de biens dont la volonté peut se réjouir. Notons tout d'abord que par biens sensuels nous entendons ici tout ce qui, durant cette vie, peut tomber sous le sens de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût et du toucher, ou encore tout ce que forme intérieurement le raisonnement imaginaire, tout ce qui en un mot dépend des sens corporels intérieurs et extérieurs.

            Or pour mettre la volonté dans la nuit par rapport à cette joie des objets sensibles, pour l'en purifier et la diriger alors vers Dieu, il est nécessaire de rappeler comme nous l'avons dit souvent, que le sens de la partie inférieure de l'homme dont nous nous occupons n'est pas et ne peut être capable de comprendre Dieu tel qu'il est. Voilà pourquoi l'oeil ne peut ni le voir, ni voir un objet qui lui ressemble; l'oreille ne peut entendre sa voix ni aucune voix qui lui ressemble; l'odorat ne saurait respirer un parfum aussi suave que le sien, ni le goût savourer une douceur aussi élevée et aussi délectable, ni le toucher éprouver des sensations aussi délicates; d'autre part, ni l'esprit ni l'imagination ne pourront se former une idée de lui ou une figure quelconque qui le représente. Isaïe l'a dit: « L'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu, et son coeur ne l'a point goûté (Is. LXIV, 4 ; I Cor. II, 9) ». Mais il faut remarquer ici que les sens peuvent percevoir des goûts et des délices, soit de l'esprit moyennant quelque communication qui lui vient de Dieu intérieurement, soit des choses extérieures qui impressionnent les sens eux-mêmes. Et d'après ce que nous avons dit, le partie sensible ne peut connaître Dieu tel qu'il est ni par la voie de l'esprit ni par la voie des sens. Elle n'a pas d'aptitude pour arriver à cette hauteur; ce qui est spirituel et intelligible, elle le reçoit d'une manière sensible; elle est impuissante à monter plus haut. Par conséquent arrêter la volonté dans la jouissance que produisent quelques-unes de ces perceptions sensibles est au moins une vanité: par là encore on empêche la volonté d'employer toutes ses forces pour Dieu et de mettre sa joie en lui seul. Elle ne pourrait le faire complètement qu'en se mettant dans la nuit par rapport à ce genre de joie, et en s'en purifiant comme de tout le reste.

            J'ai dit à dessein que si la volonté fixe sa joie dans quelqu'un de ces biens sensibles dont il a été question, c'est au moins une vanité. Quand elle ne s'y arrête pas, mais que dès le premier moment où elle perçoit de la joie de ce qu'elle voit, entend, touche... l'âme s'élève vers Dieu et lui offre cette joie, qui lui sert de motif et de stimulant pour atteindre ce but, elle agit très bien. Non seulement on ne doit pas alors éviter ces impressions quand elles produisent cette oraison et cette dévotion, mais au contraire on peut s'en servir, on le doit même dès lors qu'elles favorisent un si saint exercice. Il y a des âmes, en effet, qui tirent des objets sensibles un grand secours pour aller à Dieu. Néanmoins elles doivent agir avec beaucoup de prudence sur ce point et bien examiner quels effets elles en retirent; car très souvent un grand nombre de personnes adonnées à la spiritualité usent des récréations susdites que donnent les sens sous le prétexte de se donner à l'oraison et au service de Dieu, mais en réalité elles se conduisent de telle sorte qu'elles recherchent une récréation plutôt que l'oraison, et leur propre satisfaction plutôt que le service de Dieu. Leur intention, semble-t-il, est de servir Dieu, mais l'effet n'est autre qu'une récréation sensible, et, au lieu de stimuler la volonté et de la porter vers Dieu, on ne retire que plus de faiblesse et d'imperfection. Voilà pourquoi je veux donner ici une règle qui servira à découvrir quand les satisfactions sensibles sont utiles ou non. Voici un exemple. Si toutes les fois que l'on entend de la musique ou des choses agréables, que l'on respire de suaves parfums, que l'on goûte quelques saveurs ou que l'on éprouve des touches délicates, on dirige de suite la pensée et les affections vers Dieu, si l'âme estime plus ce souvenir de Dieu que l'impression sensible qui l'a provoqué, si même elle n'apprécie cette impression que pour cette fin, c'est un signe qu'elle en tire profit, et cette impression sensible est utile à l'âme. Dans ce cas elle peut s'en servir, car alors les objets sensibles nous aident à obtenir la fin pour laquelle Dieu les a créés et nous les a donnés, et cette fin est qu'ils nous servent à le mieux connaître et aimer.

            Il faut savoir ici que celui à qui ces impressions sensibles produisent uniquement l'effet spirituel dont nous parlons ne les désire pas néanmoins pour cela et ne s'en soucie pour ainsi dire point, bien que, quand elles s'offrent à lui, il en éprouve une grande joie, à cause de ce plaisir d'aimer Dieu dont il a été question et qu'elles lui procurent. Aussi ne les recherche-t-il point, et, quand elles se présentent, sa volonté, je le répète, les dépasse aussitôt et les abandonne pour se fixer en Dieu. Le motif pour lequel il ne se préoccupe pas beaucoup de ces impressions, bien qu'elles l'aident pour s'élever vers Dieu, c'est qu'il est habitué à aller vers lui, en tout et pour tout; il est tellement attiré, absorbé, captivé par l'esprit de Dieu, que rien ne lui manque et qu'il ne désire rien. Si néanmoins il lui arrive de les désirer dans ce but, il passe outre aussitôt, il les oublie et n'en fait aucun cas.

            Quand, au contraire, on ne sent point cette liberté d'esprit, ou lorsqu'on éprouve ces impressions et ces goûts sensibles, et que la volonté s'y arrête ou s'y attache, il en résulte un dommage pour l'âme; elle doit donc éviter de s'en servir. Car si la raison lui dicte d'y chercher un aide pour aller à Dieu, cependant quand on y trouve l'occasion d'une jouissance sensible, et que l'effet est toujours conforme à cette jouissance, il est plus certain qu'il y a là un obstacle plutôt qu'un secours, et plus de dommage que de profit. L'âme vient-elle à constater que le désir de ces sortes d'agréments règne en elle, elle doit le mortifier, car plus il est fort, plus il cause d'imperfections et de faiblesses. L'homme adonné à la vie spirituelle doit dont, lorsqu'il éprouve des satisfactions dans les sens, qui lui viennent par hasard ou qu'il a recherchées, s'en servir uniquement pour Dieu et élever jusqu'à lui la jouissance qu'il y trouve, pour qu'elle soit utile et parfaite. Il doit savoir que toute jouissance, fût-elle d'après les apparences, de l'ordre le plus élevé, et qui ne serait pas de cet nature, ni fondée sur le renoncement et sur la destruction de toute autre jouissance, est vaine et sans profit; elle est un obstacle à l'union de la volonté avec Dieu.

CHAPITRE XXIV

QUI TRAITE DES DOMMAGES QUE L'ÂME

ÉPROUVE QUAND ELLE VEUT METTRE

LA JOIE DE SA VOLONTÉ DANS LES  BIENS SENSIBLES.

            Tout d'abord si l'âme n'apaise pas et n'étouffe pas la joie qui peut lui venir des choses sensibles ou ne la dirige pas vers Dieu, elle encourt tous les dommages généraux dont nous avons parlé et qui proviennent de tous les autres genre de joie, comme l'obscurcissement de la raison, la tiédeur, la langueur spirituelle... Mais il y a en particulier un grand nombre de dommages, tant spirituels que corporels et sensibles, qui procèdent de cette joie.

            Premièrement, la joie que procure la vue des objets, quand on n'en fait pas abstraction, uniquement pour aller à Dieu, peut engendrer directement la vanité de l'esprit et la dissipation du coeur, une convoitise désordonnée, la perte des convenances et du maintien intérieur et extérieur, les pensées impures, les jalousies.

            La joie qu'on éprouve à entendre des choses inutiles engendre directement la distraction de l'imagination, la superfluité des paroles, la jalousie, les jugements téméraires, la mobilité des pensées et une foule d'autres dommages de cette sorte très dangereux.

            La joie que l'on éprouve à respirer de suaves parfums engendre le dégoût des pauvres, ce qui est opposé à la doctrine du Christ, l'horreur de la dépendance, le peu de soumission du coeur pour les choses humiliantes et une insensibilité spirituelle qui est au moins proportionnée à la passion de cette joie.

            La joie qu'on éprouve à savourer les mets engendre directement la gourmandise et l'ivrognerie, la colère, la discorde, le manque de charité envers le prochain et les pauvres, c'est ce que prouve la conduite que tint à l'égard de Lazare ce riche qui mangeait chaque jour d'une manière splendide (Luc, XVI, 19). De là viennent encore les indispositions corporelles, les infirmités; de là naissent aussi les mouvements déréglés, parce que les foyers de la luxure augmentent. De plus, il engendre directement une grande torpeur d'esprit, ainsi qu'une langueur telle pour les choses spirituelles qu'on ne peut plus les goûter, ni y prendre part, ni en parler. Enfin cette joie produit la dissipation dans tous les autres sens et dans le coeur, et le mécontentement sur une foule de points.

            Quant à la joie que le toucher éprouve dans les choses douces, elle produit plus de dommages encore et des dommages plus funestes, elle met moins de temps pour pervertir le sens et ruiner l'esprit dont elle éteint la force et la vigueur. De là naît le vice abominable de la mollesse et des motifs qui l'excitent, selon le degré de cette sorte de joie: cette joie nourrit la luxure, rend l'esprit efféminé et pusillanime, tandis que le sens devient lascif, facile à l'émotion et porté à pécher et à faire le mal. Elle répand dans le coeur une vaine allégresse et une folle satisfaction. Elle crée la liberté de langage et l'immodestie des yeux; elle fascine et émousse les autres sens, selon le degré où elle est parvenue elle-même. Elle entrave la droiture du jugement; elle le maintient dans l'ignorance et la sottise spirituelle; moralement elle engendre la lâcheté et l'inconstance, répand des ténèbres dans l'âme, de la faiblesse dans le coeur, et inspire de la crainte là où il n'y a pas lieu d'en avoir. Cette joie produit encore parfois la confusion dans l'esprit, comme l'insensibilité dans la conscience et l'intelligence. Elle affaiblit beaucoup la raison: elle la réduit même à un état tel que l'âme ne sait ni recevoir un bon conseil ni le donner; elle la rend incapable des biens spirituels et moraux, inutile en un mot comme un vase brisé.

            Tous ces dommages découlent de ce genre de joie; ils sont plus ou moins nombreux chez les uns et chez les autres, plus ou moins intenses, selon le degré d'intensité de cette joie, comme aussi selon les dispositions, la faiblesse de l'inconstance du sujet. Il y a, en effet, des natures qui subiront plus de dommages d'une petite occasion que d'autres d'une grande. Enfin par cette sorte de joie qui provient du toucher, on peut encourir tous les maux et tous les dommages qui, comme nous l'avons dit, sont la conséquence de la joie qu'on met dans les biens naturels. Dès lors qu'il en a déjà été question, je n'en parle pas ici. Je ne dis rien, non plus, de beaucoup d'autres préjudices qui résultent de cette joie du toucher, comme par exemple la négligence dans les exercices spirituels et les pénitences corporelles, la tiédeur et le manque de dévotion par rapport à la pratique des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie.

CHAPITRE XXV

DES AVANTAGES SPIRITUELS ET TEMPORELS

DONT L'ÂME S'ENRICHIT PAR LE RENONCEMENT

À LA JOIE QUI PROVIENT DES CHOSES SENSIBLES.

            Admirables sont les avantages que l'âme tire du renoncement à cette joie; les uns sont spirituels, et les autres temporels.

            Le premier fruit que l'âme recueille du renoncement à la joie qui vient des choses sensibles est de réparer les forces qu'elle avait perdues par les distractions où l'avait fait tomber l'exercice exagéré des sens; elle se recueille en Dieu; elle conserve l'esprit surnaturel; quant aux vertus qu'elle a acquises, elle les augmente, et ses profits vont toujours grandissant.

            Le second fruit spirituel qui découle de ce détachement est excellent. Nous pouvons dire en toute vérité que, de sensuel qu'il était, l'homme devient spirituel, que de l'état animal il s'élève à l'état raisonnable, que sa vie d'homme se rapproche de la vie angélique, et que, de temporel et humain, il devient céleste et divin. Si, en effet, l'homme qui recherche sa joie dans les choses sensibles et s'y complaît ne mérite et ne doit avoir d'autres noms que ceux dont nous avons parlé, c'est-à-dire de sensuel, d'animal, de terrestre..., celui, au contraire, qui renonce à la joie qui provient des biens sensibles mérite les noms opposés de spirituel, de céleste... Il est clair que c'est là une vérité; si, en effet, l'exercice des sens et la force de la sensualité contredisent, d'après l'Apôtre, la force et l'exercice de l'esprit (Gal. V, 17), il en résulte que, l'une de ces deux forces venant à s'affaiblir et à manquer, celle qui lui était opposée doit augmenter et se développer, puisqu'elle ne trouve plus d'obstacle à son progrès. Ainsi donc, lorsque l'esprit de l'homme, c'est-à-dire cette partie supérieure de l'âme qui est en rapport et en communication avec Dieu, se purifie, il mérite tous les titres que nous avons signalés, car il se perfectionne par la participation aux biens spirituels et aux dons célestes qui lui viennent de Dieu. Cette double vérité est confirmée par saint Paul. Il appelle le sensuel dont la volonté ne recherche que le sensible « un homme animal, qui ne comprend rien aux choses de Dieu », tandis que celui qui porte ses affections vers Dieu, il l'appelle « un homme spirituel qui pénètre et juge tout, jusqu'aux secrets de Dieu les plus profonds (I Cor. II, 10-12; 14) ». L'âme trouve donc ici un avantage admirable qui la dispose grandement à recevoir de Dieu les biens et les dons spirituels.

            Le troisième avantage consiste dans une augmentation vraiment extraordinaire de joie et de délices que reçoit, même au point de vue temporel, la volonté; car le Sauveur l'a dit: on reçoit dès cette vie le cent pour un (Mat. XIX, 29). Si l'on renonce à une satisfaction, le Seigneur en donne cent autres dès cette vie, soit au point de vue spirituel, soit au point de vue temporel. Mais si on accepte une joie qui provient de ces choses sensibles, on en retire cent fois plus de peine et d'amertume. Ainsi par exemple, lorsque l'âme est déjà purifiée du plaisir que lui procurera la vue des objets, elle éprouve une joie toute spirituelle à diriger vers Dieu la joie de tout ce qu'elle voit, que ce soit divin ou que ce soit humain. Si elle est purifiée du plaisir que lui procurerait le sens de l'ouïe, elle éprouve cent fois plus de joie spirituelle à élever vers Dieu tout ce qu'elle entend, que ce soit divin ou que ce soit humain. Il en est ainsi des autres sens, quand ils sont déjà purifiés. Voyez nos premiers parents lorsqu'ils vivaient dans l'état d'innocence au paradis terrestre. Tout ce qu'ils voyaient, disaient ou mangeaient... leur servait à goûter davantage la contemplation, parce que la partie sensitive était chez eux parfaitement soumise et assujettie à la raison. De même, celui qui a le sens bien purifié de toutes les choses sensibles et subordonné à l'esprit, jusque dans les premiers mouvements, puise des délices ineffables dans la connaissance et la contemplation de Dieu.

            Ainsi donc, pour celui qui est pur, tout dans les choses élevées ou inférieures tourne à son plus grand bien et lui procure une plus grande pureté. Celui qui est impur, au contraire, voit tout se convertir en mal, à cause de son impureté. Mais l'homme qui ne dompte pas la joie des sens ne goûtera pas la sérénité d'une joie ordinaire en Dieu par le moyen de ses créatures et de ses oeuvres. Celui, au contraire, qui ne vit plus de la vie des sens a dirigé vers la divine contemplation toutes les opérations de ses sens et de ses puissances. Il est reconnu en bonne philosophie que chaque chose vit et agit selon la qualité de son être et de son existence. Si donc l'âme vit de la vie spirituelle, après avoir mortifié la vie animale, il est clair que, toutes ses actions et toutes ses affections étant déjà spirituelles et procédant d'une vie spirituelle, elles se dirigera vers Dieu en tout et sans contradiction. Il suit de là que cet homme, qui a déjà le coeur pur, trouve en tout une connaissance de Dieu délicieuse, suave, chaste, pure, spirituelle, pleine de joie et d'amour.

            De tout ce que nous avons dit découle la doctrine suivante: Tant que l'homme n'aura pas tellement habitué ses sens à se priver de toute joie sensible que dès le premier mouvement il en retire l'avantage dont nous avons parlé, et dirige immédiatement toutes choses vers Dieu, il doit nécessairement en mortifier la jouissance et l'attrait pour éloigner son âme de la vie sensitive. Sa crainte sera, puisqu'il n'est pas spirituel, de puiser peut-être dans les créatures plus de sève et de vigueur pour les sens que pour l'esprit, surtout quand la force sensible qui prédomine déjà augmente encore par cet exercice même la sensualité, la soutient, ou même la provoque. Notre-Seigneur l'a dit: « Ce qui naît de la chair est chair, et ce qui naît de l'esprit est esprit (Jean, III, 6). » Que l'on y regarde bien: c'est là une vérité prouvée par l'expérience. Que celui qui n'a pas encore le goût mortifié par rapport aux choses sensibles n'ait pas la prétention de tirer beaucoup de profit de la force et de l'exercice des sens dans l'espoir d'y trouver un secours pour l'esprit. Au contraire, les forces de l'âme augmenteront plus, si elle se prive des plaisirs sensibles ou si elle en apaise le désir et la jouissance, que si elle en fait usage.

            Quant aux biens de la gloire qui sont réservés dans l'autre vie à celui qui pratique cette abnégation des joies sensibles, il est inutile de les énumérer. Considérons seulement les qualités des corps glorieux, comme l'agilité, la clarté..., qui seront bien supérieures à celles de ceux qui n'ont pas pratiqué cette abnégation; voyons aussi l'augmentation de gloire essentielle qui correspond au degré d'amour de Dieu que l'âme a acquis; car c'est par amour pour Dieu que l'âme a repoussé la joie des plaisirs sensibles, et à chaque acte d'abnégation de cette joie momentanée et périssable, dit saint Paul, correspond un poids immense de gloire qui durera éternellement (Cor. IV, 17). Je ne parlerai pas maintenant, non plus, des autres avantages moraux, temporels et spirituels, qui découlent de ce renoncement. Ils sont les mêmes que ceux dont nous avons parlé en traitant des autres genres de joie, mais ils se manifestent ici dans un degré bien supérieur, parce que les jouissances auxquelles on renonce touchent plus intimement la nature de l'homme; voilà pourquoi, lorsqu'on pratique ce renoncement, on acquiert une pureté plus intime.

CHAPITRE XXVI

OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DU QUATRIÈME

GENRE DE BIENS QU'ON APPELLE LES

BIENS MORAUX. ON MONTRE LEUR

NATURE ET ON EXPOSE COMMENT LA

VOLONTÉ PEUT LICITEMENT EN FAIRE

L'OBJET DE SA JOIE.

            Le quatrième genre de biens où la volonté peut mettre sa joie comprend les biens moraux. On entend par là les vertus et leurs habitudes, en tant qu'habitudes morales, la pratique de toutes les vertus et des oeuvres de miséricorde, l'accomplissement de la loi divine et humaine, en un mot, les oeuvres qui proviennent d'un naturel heureux et d'une bonne inclination. Ces biens moraux, quand on les possède et qu'on s'en sert, méritent peut-être plus la joie de la volonté qu'aucun des trois autres genres de biens dont nous avons parlé. Il y a deux causes qui peuvent, chacune séparément ou toutes les deux réunies, produire cette joie: on considère soit ce qu'ils sont en eux-mêmes, soit l'avantage qu'ils nous procurent comme moyens ou comme instruments. Et ainsi nous verrons que la possession de ces trois genres de biens dont nous avons parlé ne mérite pas la joie de la volonté.

            Comme nous l'avons vu, ils ne procurent à l'homme aucun avantage par eux-mêmes; ils ne possèdent aucune valeur intrinsèque; ils sont, en effet, si caducs et fragiles; et, nous le répétons, ils n'engendrent et ne procurent que peine, douleur et affliction d'esprit. S'ils méritent quelque joie à cause du second motif, c'est-à-dire quand l'homme s'en sert pour aller à Dieu, ce résultat est si incertain, que, comme on le voit communément, il procure à l'homme plus de dommage que de profit. Les biens moraux, au contraire, méritent déjà quelque estime de la part de celui qui les possède, d'abord pour le premier motif, c'est-à-dire à cause de ce qu'ils sont en eux-mêmes et de ce qu'ils valent. Et en effet, comme ils apportent avec eux la paix et la tranquillité, la rectitude et l'ordre dans l'usage de la raison, et la prudence dans la conduite, l'homme ne peut, humainement parlant, rien posséder de meilleur en cette vie. Ainsi donc, dès lors que les vertus par elles-mêmes méritent d'être aimées et estimées, l'homme, humainement parlant, peut bien se réjouir de les posséder et de s'en servir, tant à cause de ce qu'elles sont en elles-mêmes, qu'à cause de avantages humains et temporels qu'elles procurent. C'est dans ce sens et pour ce motif que les philosophes, les sages et les princes de l'antiquité les estimaient, en faisaient l'éloge, les ont recherchées, en ont fait usage, tout païens qu'ils étaient. Ils ne les envisageaient qu'au point de vue temporel et pour les biens temporels, corporels et naturels qu'ils savaient devoir en tirer. Or en agissant ainsi, non seulement ils obtenaient les biens et la renommée passagère qu'ils poursuivaient, mais de plus, comme Dieu aime tout ce qui est bon (même dans le barbare et le gentil) et que rien, nous dit le Sage, ne peut l'empêcher de se montrer bon (Sag. VII, 22), il prolongeait leur vie, augmentait leur renommée, leur empire, et leur donnait une paix glorieuse. C'est ainsi qu'il agit à l'égard des Romains, parce qu'ils avaient de justes lois; il leur soumit pour ainsi dire tout l'univers; il récompensait ainsi temporellement les coutumes louables de ces hommes qui, à cause de leur infidélité, étaient incapables de recevoir la récompense éternelle.

            Dieu aime extrêmement ces biens de l'ordre moral; Salomon, qui avait seulement désiré la sagesse pour instruire son peuple, le gouverner dans la justice et le former dans les bonnes moeurs, lui fut si agréable que le Seigneur lui dit: « Puisque tu m'as demandé la sagesse dans ce but, je te la donnerai, mais je t'accorderai encore ce que tu n'as point demandé, c'est-à-dire des richesses et des honneurs, tels qu'aucun roi n'en a jamais eus et n'en aura jamais (III Rois, III, 11-13). »

            Sans doute le chrétien doit se réjouir de cette première manière des biens moraux et des bonnes oeuvres qu'il accomplit temporellement, puisque par là il se procure les biens temporels dont nous avons parlé. Mais là ne doit pas s'arrêter sa joie comme le faisaient les Gentils, avons-nous dit, dont le regard ne s'élevait pas au-dessus des biens de cette vie mortelle. Dès lors qu'il possède la lumière de la foi, par laquelle il espère la vie éternelle, et que sans elle tous les biens d'ici ou de là ne lui serviront de rien, il doit seulement et surtout se réjouir de la possession et de la pratique de ces vertus morales, pour ce motif qu'il accomplit ses oeuvres par amour pour Dieu et qu'ainsi il acquiert la vie éternelle. Ainsi donc, dans l'accomplissement des bonnes oeuvres et dans l'exercice des vertus, il n'aura en vue que Dieu et ne mettra sa joie qu'à le servir et à le glorifier. Sans cela, toutes les vertus n'ont aucune valeur devant Dieu, comme nous le démontre l'Évangile par la parabole des dix vierges. Toutes avaient gardé la virginité et accompli de bonnes oeuvres. Mais cinq d'entre elles n'avaient pas su chercher leur joie dans leurs vertus en les dirigeant vers Dieu; elles se réjouirent vainement et se vantèrent de les posséder; aussi elles furent bannies du ciel et ne reçurent de l'Époux ni attention, ni récompenses (Mat. XXV).

            Il y eut également dans l'antiquité beaucoup d'hommes qui pratiquèrent certaines vertus et accomplirent de bonnes oeuvres. Nous voyons même de nos jours beaucoup de chrétiens qui font de même; ils distinguent par de hauts faits; et tout cela ne leur servira de rien pour la vie éternelle; car  ils n'ont pas en vue l'honneur et la gloire de Dieu seul et ne mettent pas son amour au-dessus de tout. Le chrétien doit donc se réjouir, non pas de faire de bonnes oeuvres et d'avoir de saintes coutumes, mais d'agir uniquement par amour pour Dieu, sans autre considération. Plus, en effet, les oeuvres faites pour Dieu seul méritent de récompense et de gloire, plus aussi, quand elles sont accomplies pour d'autres considérations, elles attirent de confusion devant Dieu.

            Aussi le chrétien, pour élever vers Dieu la joie qu'il trouve dans les biens moraux, doit considérer que la valeur de ses bonnes oeuvres: jeûnes, aumônes, pénitences, oraisons, etc., ne repose pas seulement sur leur nombre ou leur qualité intrinsèque, mais sur l'amour de Dieu dont il s'anime alors; ses oeuvres sont d'autant plus excellentes qu'elles partent d'un amour de Dieu plus pur et plus parfait, et qu'on y recherche moins un intérêt quelconque de joie, de goût, de consolation ou de réjouissance pour ce monde et pour l'autre. Voilà pourquoi le coeur ne doit pas s'attacher au goût, à la consolation, à la saveur ni autres satisfactions qui accompagnent d'ordinaire l'exercice de la vertu et la pratique des bonnes oeuvres; il doit rapporter sa joie à Dieu, désirer travailler à la gloire de Dieu par ce moyen, renoncer à la joie qu'il y trouve et s'en priver, vouloir que Dieu seul s'en réjouisse et la savoure en secret, enfin il n'aura pas d'autre intérêt, ni d'autre bonheur que de travailler à l'honneur et à la gloire de Dieu. C'est ainsi qu'il concentrera en Dieu toute la force de sa volonté en ce qui concerne les biens de l'ordre moral.

CHAPITRE XXVII

DES SEPT DOMMAGES

OÙ PEUT TOMBER LA VOLONTÉ QUAND

ELLE MET SA JOIE DANS LES BIENS

DE L'ORDRE MORAL.

            Les dommages principaux où l'homme peut tomber quand il se complaît vainement dans ses bonnes oeuvres ou ses saintes pratiques sont, à mon avis, au nombre de sept; ils sont très préjudiciables, parce qu'ils sont spirituels. Je veux en parler ici brièvement.

            Le premier dommage est la vanité, l'orgueil, la vaine gloire et la présomption. On ne peut, en effet, se réjouir de ses oeuvres sans les estimer. De là naissent la jactance et les autres vices dont nous venons de parler. C'est là ce que faisait le Pharisien. L'Évangile nous dit qu'il priait et, tout en remerciant Dieu, il se vantait de ses jeûnes et autres bonnes oeuvres (Luc, XVIII, 11-12).

            Le second dommage est ordinairement uni au précédent. Il consiste à juger les autres mauvais et imparfaits par rapport à nous-mêmes. Il nous semble qu'ils n'agissent pas et ne se conduisent pas aussi bien que nous. Nous avons peu d'estime pour eux dans notre coeur et nous le montrons parfois dans nos paroles. Le Pharisien avait aussi ce défaut, car dans sa prière il disait: « Je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères (Luc, XVIII, 11). » Aussi par un seul acte il tombait dans ces deux défauts, l'estime de soi et le mépris des autres. C'est là ce que font aujourd'hui beaucoup de gens; ils disent: Je ne suis pas comme celui-ci; je n'agis pas comme celui-là, ni comme tel ou tel autre. Beaucoup d'entre eux sont pires que le Pharisien. Celui-ci méprisait tout le monde en général, et il avait aussi un mépris particulier pour le Publicain; aussi il disait: Je ne suis pas comme cet homme; mais ceux dont nous parlons ne se contentent pas de faire l'un et l'autre; ils en viennent à se fâcher et à être remplis de jalousie quand ils voient que d'autres sont loués, qu'ils agissent mieux et valent mieux qu'eux-mêmes.

            Le troisième dommage consiste en ce que, comme ces personnes ne recherchent dans leurs oeuvres que leur propre satisfaction, elles ne les accomplissent généralement que quand elles voient qu'elles vont en retirer quelque satisfaction ou quelque louange. Aussi Notre-Seigneur a-t-il dit d'elles: « Tout ce qu'elles font, elles le font afin d'être vues des hommes (Mat. XXIII, 5) », et elles n'agissent pas uniquement pour Dieu.

            Le quatrième dommage découle de ce dernier, et il consiste en ce que ces personnes ne recevront pas de Dieu leur récompense parce qu'elles ont voulu l'avoir dès cette vie dans la jouissance, les consolations, l'honneur et d'autres intérêts qu'elles ont recherchés dans leurs oeuvres; voilà pourquoi le Sauveur a dit d'elles que de la sorte elles ont reçu leur récompense (Mat. VI, 2). Aussi ne retireront-elles de leurs oeuvres que la peine et la confusion, sans récompense aucune. Quelle misère que celle qui découle de ce dommage parmi les enfants des hommes! Je suis persuadé que la plupart des oeuvres qu'il font en public sont vicieuses, sans valeur, imparfaites ou défectueuses devant Dieu, parce qu'ils ne sont pas détachés de tout intérêt et de tout respect humain. Quel autre jugement peut-on porter sur ceux qui accomplissent certaines oeuvres, ou élèvent des monuments commémoratifs dans le seul but de manifester les honneurs et les vains hommages dont ils ont été l'objet durant leur vie? Ne veulent-ils pas par là perpétuer leur nom, la célébrité et la noblesse de leurs familles? Est-ce qu'ils ne vont pas jusqu'à mettre leurs âmes et leurs blasons dans les églises? Ne dirait-on pas qu'ils veulent se mettre là à la place des images des Saints, devant lesquelles tout le monde doit fléchir le genou? On peut bien dire que quelques-unes de ces personnes, en agissant de la sorte, s'estiment elles-mêmes plus que Dieu. Et cela est vrai quand elles font ces oeuvres dans ce but, et que sans cette intention elles ne les auraient pas accomplies.

            Mais laissons de côté ceux qui arrivent à un pareil excès. Combien n'y en a-t-il pas qui tombent dans le même défaut d'une foule de manières? Les uns veulent être loués pour leurs oeuvres, d'autres veulent qu'on leur en témoigne de la reconnaissance, qu'on les raconte, ou qu'elles soient connues de telle ou telle personne, ou même de tout le monde; parfois même ils veulent que leurs aumônes ou autres bonnes oeuvres se fassent par l'intermédiaire d'un tiers pour qu'elles soient mieux divulguées; d'autres font même toutes ces choses à la fois. Voilà ce qui s'appelle sonner de la trompette; c'est, dit Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile, ce que font les âmes vaines qui, pour ce motif, ne recevront de Dieu aucune récompense de leurs oeuvres (Mat. VI, 2).

            Il faut donc, pour éviter un pareil dommage, cacher nos bonnes oeuvres, afin que Dieu seul en soit le témoin, et vouloir que personne n'en fasse cas. Non seulement nous devons les cacher à tout le monde, mais encore à nous-mêmes, c'est-à-dire que nous ne devons pas y mettre de complaisance ni les estimer comme si elles avaient quelque valeur, ni en tirer la moindre joie. C'est là le sens spirituel que Notre-Seigneur a donné à cette parole: « Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite (Ibid, VI, 3) », c'est-à-dire: Ce n'est pas avec un oeil terrestre et charnel que vous devez regarder et estimer l'oeuvre spirituelle que vous accomplissez. De la sorte, la force de la volonté se recueille tout entière en Dieu, et l'oeuvre quelle accomplit a de la valeur à ses yeux. Sans cela, comme nous l'avons dit, non seulement elle perd le fruit de ses bonnes oeuvres, mais très souvent par sa jactance et sa vanité elle se rend grandement coupable devant Dieu. C'est dans ce sens qu'il faut entendre cette parole de Job: « Si mon coeur s'est réjoui dans le secret, si j'ai donné à ma main un baiser de ma bouche, j'ai commis une iniquité et un grand péché (Job, XXXI, 26-28). » Par la main Job signifie l'oeuvre que l'on accomplit, et par la bouche, la volonté qui se complaît dans cette oeuvre. Comme cela, ainsi que nous l'avons expliqué, est de la complaisance en soi-même, Job dit: « Si mon coeur s'est réjoui dans le secret, il a commis une grande iniquité »; il ajoute même que c'est là une négation de Dieu. Et en effet, quand on se donne à soi-même et qu'on s'attribue une bonne oeuvre, on refuse de la donner à Dieu, qui est l'auteur de tout bien; on suit les traces de Lucifer, qui, se complaisant en lui-même, refusa à Dieu ce qui lui appartenait, et se l'attribua, ce qui fut la cause de sa perte.

            Le cinquième dommage consiste à ne pas faire de progrès dans le chemin de la perfection. C'est le cas de ceux, en effet, qui s'attachent aux goûts et aux consolations qu'ils trouvent dans les bonnes oeuvres. Dès qu'ils ne trouvent plus dans leurs bonnes oeuvres ou exercices de piété ni goûts ni consolations, ils ne comprennent pas que cela arrive ordinairement quand Dieu, pour les élever plus haut, leur donne le pain dur destiné aux parfaits, et les sèvre du lait des enfants; il éprouve leurs forces et purifie leurs désirs encore faibles, il veut leur faire goûter le pain qui convient aux hommes mûrs. Mais le plus souvent ces âmes sont déconcertées, et perdent courage parce qu'elles ne trouvent plus de douceur dans leurs bonnes oeuvres. Il faut leur appliquer dans le sens spirituel cette parole du Sage: « Les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la suavité (Eccl. X, 1). » Quand en effet, il s'offre quelques mortifications à ces âmes, elles ne les accomplissent pas; elles perdent courage et ne goûtent pas la suavité de l'esprit et la consolation intérieure qui étaient renfermées dans ces oeuvres.

            Le sixième dommage vient de ce que l'on se trompe généralement quand on regarde comme meilleures les choses et les oeuvres qui plaisent que celles qui ne plaisent pas; on loue et on estime les unes, tandis que l'on critique et déprécie les autres. Et cependant, on peut dire qu'en général, les oeuvres qui, par elles-mêmes, procurent plus de mortification à l'homme, surtout quand il n'est pas très avancé dans la perfection, sont plus agréables à Dieu et plus précieuses devant lui par suite de l'abnégation de soi que l'homme doit y pratiquer, que celle où il trouve sa consolation et où il peut très facilement se rechercher. Le prophète Michée dit à ce sujet: « Ils ont appelé bien le mal qu'ils font (Mich. VII, 3) », c'est-à-dire que ce qui dans les oeuvres est mauvais, ils l'appellent bon. Cela vient de ce qu'ils mettent leur joie dans leurs oeuvres, et non dans l'unique désir de plaire à Dieu.

            Ce dommage règne à un tel point chez les personnes adonnées à la spiritualité, comme chez les personnes communes, qu'il serait trop long de le raconter. A peine peut-on trouver une seule personne qui consente à n'agir que pour Dieu, sans jamais s'attacher à une consolation, jouissance ou intérêt pour soi-même.

            Le septième dommage consiste en ce que l'homme qui n'a pas étouffé en lui la vaine joie qui provient des biens de l'ordre moral, est incapable de recevoir les bons conseils et les enseignements sages qui lui seraient nécessaires pour les oeuvres qu'il doit accomplir. Cette habitude de faiblesse qu'il a de rechercher dans ses oeuvres une vaine jouissance comme son bien propre l'enchaîne de telle sorte qu'il ne regardera pas le conseil des autres comme meilleur, ou du moins, s'il le trouve tel, il ne voudra pas le suivre, faute de courage. La charité alors devient très faible soit pour Dieu soit pour le prochain. Car l'amour-propre que l'on apporte dans les oeuvres refroidit la vertu de charité.

CHAPITRE XXVIII

DES AVANTAGESQU'IL Y A POUR L'ÂME À

RENONCER AUX JOIES QUI VIENNENT

DES BIENS TEMPORELS.

            Il y a de très grands avantages pour l'âme à refuser d'appliquer la vaine joie de la volonté à cette sorte de biens.

            Le premier, c'est qu'elle se délivre d'une foule de tentations et de pièges du démon qui se trouvent cachés sous la joie qui provient des bonnes oeuvres. Nous pouvons le comprendre par ces paroles de Job: « Il dort à l'ombre dans le secret des roseaux, dans des lieux humides (Job. XL, 16). » Il désigne ainsi le démon, qui trompe l'âme par la joie et la vanité des oeuvres, figurées par l'humilité des lieux et la fragilité du roseau. Or il n'y a rien d'étonnant à ce que le démon nous trompe secrètement sous le couvert de cette joie; car avant même que ses suggestions se produisent, cette vaine joie est elle-même une illusion; et cela a lieu surtout quand il y a dans le coeur une certaine jactance au sujet de cette joie. Jérémie nous le dit clairement en ces termes: « L'arrogance de votre coeur vous a séduit: Arrogantia tua deceptit te (Jér. . XLIX, 16). » Et, en effet, quelle plus grande illusion que celle de la jactance? Or l'âme ne peut s'en délivrer qu'en renonçant à cette joie.

            Le second avantage, c'est que l'on accomplit ses oeuvres avec plus de sagesse et de perfection, car s'il y a la passion de la joie et du plaisir, on n'y donne pas lieu. Cette passion de la joie, en effet, excite extrêmement ces tendances que l'on appelle irascible et concupiscible; la raison perd son autorité et ordinairement se montre versatile dans ses oeuvres et ses projets, laisse les uns pour les autres, les commence et les abandonne sans jamais rien achever. Comme l'homme agit alors à cause du goût qu'il trouve dans ces oeuvres, et que ce goût est très variable, et beaucoup plus encore dans certaines natures, il en résulte que, là où ce goût vient à cesser, les oeuvres et les projets cessent aussi, malgré toute leur importance. Pour ces sortes de personnes, la jouissance qu'elles trouvent dans leurs oeuvres en est comme l'âme et toute la force. Dès que la jouissance vient à cesser, c'en est fait de l'oeuvre; elles l'abandonnent, et ne persévèrent pas. Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de ces personnes qu' « elles reçoivent la parole divine avec joie, mais bientôt le démon la leur ravit, pour qu'elles ne persévèrent pas (Lc, VIII, 12) ». Ce malheur arrive parce que la parole divine n'avait pas d'autre force et d'autre racine que la joie que l'on en avait conçue. Quand donc on enlève cette joie à la volonté et qu'on l'en sépare, on lui donne un motif de persévérance et de succès. Aussi cet avantage est très grand, comme est très grand le dommage qui lui est opposé. Le Sage jette ses regards sur la substance de l'oeuvre et ses avantages, et non sur la saveur et le plaisir qu'il y goûterait. Aussi n'agit-il pas en l'air, il tire de ses oeuvres une joie durable, sans rechercher le tribut des saveurs qu'elles pourraient apporter...

            Le troisième avantage est divin. Il a lieu quand on étouffe la vaine joie que l'on trouve dans les bonnes oeuvres, et que l'on se fait pauvre d'esprit. C'est là l'une des béatitudes dont a parlé le Fils de Dieu quand il a dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (Mat. V, 3). »

            Le quatrième avantage, c'est que celui qui renoncera à cette joie sera doux, humble et prudent dans sa conduite. Il n'agira pas avec précipitation ou impétuosité, et ne se laissera pas entraîner à la joie par la partie de son âme que l'on appelle concupiscible et irascible; il ne sera pas présomptueux, ni affecté par une estime exagérée de ses oeuvres à cause du goût qu'il y trouve, il ne sera point non plus imprudent jusqu'à se laisser aveugler par cette joie.

            Le cinquième avantage est qu'on se rend agréable à Dieu et aux hommes; on se délivre de l'avarice, de la gourmandise, de la paresse spirituelle, de l'envie spirituelle et de mille autres vices.

CHAPITRE XXIX

OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DU CINQUIÈME

GENRE DE BIENS, C'EST-À-DIRE DES

BIENS SURNATURELS DONT LA VOLONTÉ

PEUT SE RÉJOUIR. ON EN EXPLIQUE LA NATURE,

ON MONTRE COMMENT ILS SE DISTINGUENT

DES BIENS SPIRITUELS ET COMMENT ON DOIT

DIRIGER VERS DIEU LA JOIE  QU'ON EN ÉPROUVE.

            Il convient maintenant de parler du cinquième genre de biens dans lesquels l'âme peut mettre sa joie et que nous avons appelés surnaturels. Nous entendons par là tous les dons et toutes les grâces qui viennent de Dieu, qui dépassent les facultés et les forces de la nature, et que l'on appelle (gratis datae) grâces données gratuitement; tels sont les dons de sagesse et de science qui ont été accordés à Salomon; telles sont aussi les grâces dont parle saint Paul: « la foi, le don des guérisons, le don des miracles, l'esprit de prophétie, la connaissance et le discernement des esprits, l'interprétation des paroles et aussi le don des langues (I Cor. XII, 9-10) ». Ces biens sont sans doute spirituels, comme ceux du sixième genre dont nous traiterons bientôt; mais comme il y a beaucoup de différence entre eux, j'ai voulu en traiter à part. L'exercice de ces biens regarde immédiatement l'utilité du prochain: c'est dans ce but et pour cette fin, dit saint Paul (Ibid, XII, 7), que Dieu les accorde. L'Esprit surnaturel ne se donne à personne, si ce n'est pour le bien du prochain, et cela s'entend de ces grâces. Quant aux grâces spirituelles, leur exercice comprend seulement les rapports de l'âme à Dieu et de Dieu à l'âme, dans une communication d'intelligence, de volonté, etc., comme nous le dirons plus tard. Il y a donc une différence dans l'objet, puisque les dons spirituels regardent Dieu et l'âme, tandis que les faveurs surnaturelles dont nous parlions sont ordonnées aux autres créatures et pour leur utilité. Elles diffèrent aussi dans leur substance et par suite dans leurs opérations, et par conséquent, elles diffèrent nécessairement dans la doctrine.

            Nous allons donc parler maintenant des dons et des grâces surnaturelles dans le sens où nous les entendons ici. Or, pour surnaturaliser la vaine joie qui en provient, il convient de signaler deux avantages qu'il y a dans ce genre de biens, c'est-à-dire l'un temporel, l'autre spirituel. Le temporel regarde la santé rendue aux malades, la vue restituée aux aveugles, la résurrection des morts, la délivrance des possédés du démon, la prophétie de l'avenir qui avertit les hommes de se tenir sur leur gardes, et autres choses de ce genre. L'avantage spirituel et éternel consiste en ce que Dieu est connu et glorifié par ces oeuvres, par celui qui les accomplit, par ceux en faveur de qui ou en présence de qui elles s'accomplissent.

            Quant au premier avantage, qui est l'avantage temporel, les oeuvres et les miracles surnaturels ne méritent que peu ou même nullement la joie de la part de l'âme, car, si on exclut le second avantage, ils n'ont pas beaucoup d'importance pour l'âme; ils n'en ont même aucune, puisqu'ils ne sont pas par eux-mêmes le moyen qui unit l'âme à Dieu; c'est là l'oeuvre exclusive de la charité. Ces oeuvres ou grâces surnaturelles peuvent même être accomplies par quelqu'un qui n'est pas en état de grâce et ne possède pas la charité, car ou bien Dieu confère véritablement ces dons et ces grâces comme il le fit à l'impie prophète Balaam et à Salomon, ou bien le démon les falsifie, comme cela eut lieu avec Simon le Magicien, ou enfin cela provient d'une vertu secrète de la nature.

            Or si parmi ces oeuvres et ces merveilles, il y en avait qui fussent de quelque profit à celui qui les accomplit, ce serait les véritables, celles qui viennent de Dieu. Et si vous voulez savoir ce qu'elles valent quand elles sont privées du second avantage, écoutez ce que nous dit saint Paul: « Si je parlais le langage des hommes et des anges, et que je n'eusse pas la charité, je ne serais qu'un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Si j'avais le don de prophétie, si je connaissais tous les mystères et toutes les sciences; si j'avais une foi à transporter les montagnes et que je n'eusse pas la charité, je ne suis rien (I Cor. XIII, 1-2). » Aussi quand un grand nombre de ceux qui auront ainsi estimé leurs oeuvres demanderont à Notre-Seigneur pour récompense la gloire et lui diront: Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus... et virtutes multas fecimus? « Seigneur, est-ce que nous n'avons pas prophétisé en votre nom et accompli beaucoup de miracles? » Notre Seigneur répondra: Discedite a me qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi, vous qui avez accompli l'iniquité (Mat. VII, 22-23). »

            L'homme doit donc se réjouir, non de la possession de ces grâces extraordinaires et de l'usage qu'il en fait, mais du fruit spirituel qu'il peut en retirer en servant Dieu avec une véritable charité, car c'est elle qui nous donne droit à la vie éternelle. Voilà pourquoi notre Sauveur reprit ses disciples qui revenaient tout joyeux d'avoir chassé les démons et leur dit: « Gardez-vous de vous réjouir de ce que les démons vous sont soumis, mais plutôt de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie (Luc, X, 20) ». En bonne théologie cela veut dire: Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie. Par conséquent l'homme ne doit se réjouir que s'il est dans la voie qui conduit à cette vie, voie qui consiste à accomplir ses oeuvres dans la charité de Dieu; car de quoi sert ce qui n'est pas amour de Dieu? Quelle en est la valeur? Or cet amour n'est pas parfait, s'il n'a pas assez de force et de sagesse pour purifier l'âme de toutes les joies qui viennent de la créature et pour ne se complaire que dans l'accomplissement de la volonté de Dieu. C'est à cette condition que la volonté s'unit à Dieu par le moyen de ces biens surnaturels.

CHAPITRE XXX

DES DOMMAGES

OÙ L'ÂME TOMBE QUAND

ELLE MET LA JOIE DE LA VOLONTÉ

DANS CE GENRE DE BIENS.

            Trois dommages principaux peuvent, ce me semble, arriver à celui qui met sa joie dans les biens surnaturels: il se trompe ou il est trompé; il subit un détriment de la foi; et il s'expose à la vaine gloire ou à quelque vanité.

            Quant à ce qui concerne le premier, il est très facile de tromper les autres et de se tromper soi-même, lorsque l'on met sa joie dans ces sortes d'oeuvres. La raison en est que pour discerner quand ces oeuvres sont fausses ou quand elles sont véritables, comme on doit les accomplir et à quel moment, il faut une grande prudence et beaucoup de lumière de Dieu. Or ces deux qualités sont entravées par la joie que l'on a de ces oeuvres et l'estime que l'on en fait; et cela pour deux motifs: le premier, parce que la joie émousse le jugement et l'obscurcit; le second, parce que cette joie,non seulement entraîne à accomplir l'oeuvre plus tôt, mais encore pousse à l'accomplir en dehors du temps voulu. Supposé même que les vertus et les oeuvres qui en découlent viennent de Dieu, il suffit des deux défauts que nous venons de signaler pour que l'on se trompe souvent; ou bien on ne les comprendra pas comme il faudrait, ou bien on n'en profitera pas comme il faut et quand ce serait plus convenable. Sans doute, il est vrai que, lorsque Dieu confère ces dons et ces grâces, il communique aussi la lumière et l'impulsion pour en user de la manière et dans le temps voulu. Mais par suite de l'attachement et de l'imperfection que l'on peut avoir par rapport à ces faveurs, on peut se tromper grandement et ne pas en user avec la perfection que Dieu veut, ni comme il veut, ni quand il veut. Telle était, lisons-nous, la conduite de Balaam; il voulait, contre la volonté de Dieu, maudire le peuple d'Israël, et Dieu irrité le menaça de mort (Nomb. XXII, 22, 23). Telle fut aussi la conduite de saint Jacques et de saint Jean. Se laissant entraîner par leur zèle, ils voulaient faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains, parce qu'ils ne donnaient pas l'hospitalité à Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais Notre-Seigneur les en reprit (Luc, IX, 54).

            Ces exemples montrent clairement que les imparfaits dont nous parlons se déterminent à accomplir ces oeuvres en dehors du temps voulu, par suite de quelque passion imparfaite qui provient de la joie et de l'estime qu'elles ont de ces sortes de faveurs. Quand il n'y a pas d'imperfection de cette sorte, on n'agit et on ne se détermine à user de ces dons que quand et comme il plaît à Dieu, jusqu'alors cela ne conviendrait pas. Voilà pourquoi Dieu se plaint de certains prophètes par la bouche de Jérémie et dit: « Je n'envoyais pas ces prophètes, et ils couraient; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient (Jér. XXIII, 21) ». Il dit encore un peu plus loin: « Ils ont trompé mon peuple par leurs mensonges et leurs miracles, quand je ne leur avais rien commandé et que je ne les avais pas envoyés (Jér. XXIII, 32) ». Dans le même endroit, il ajoute: Ils avaient des visions appropriées au goût de leur coeur, et ce sont celles-là qu'ils divulgaient; ce qui n'aurait pas eu lieu s'ils n'avaient pas eu cette abominable défaut d'une attache à ces faveurs extraordinaires.

            Ces textes nous font comprendre que le danger de cette joie non seulement mène une âme à user d'une façon inique et perverse des dons de Dieu, comme le fit Balaam et les autres dont nous avons parlé qui opéraient des miracles à l'aide desquels ils trompaient le peuple, mais encore à prétendre user de ce pouvoir sans l'avoir reçu de Dieu, comme ceux qui faisaient des prophéties de leur invention et les publiaient, ou donnaient celles que le démon leur représentait. Comme le démon, en effet, les voit affectionnés à ces faveurs extraordinaires, il leur fournit un vaste champ et une matière abondante; il exerce son influence d'une foule de manières. Aussi ces infortunés déploient-ils leurs voiles, montrent une audace sans pudeur et s'adonnent à la pratique de ces oeuvres prodigieuses. Ils ne s'arrêtent pas là. Leur joie pour ces oeuvres extraordinaires, le désir de les pratiquer, peut arriver à tel point que s'ils avaient déjà fait un pacte secret avec le démon (car c'est le cas de beaucoup d'entre eux), ils ont l'audace de contracter avec lui un pacte formel et explicite. Ils se constituent de plein gré ses disciples et ses adeptes. De là viennent les sorciers, les maléfices des enchantements et de la magie, les augures et les devins. La joie de pouvoir pratiquer ces choses extraordinaires arrive même à un tel excès, que non seulement on veut acheter ces dons et ces faveurs pour de l'argent, comme le voulait Simon le Magicien, afin de servir le démon, mais que l'on cherche encore à se procurer les choses sacrées et ce que l'on ne peut dire sans frémir, les choses divines elles-mêmes: c'est ainsi que ces infâmes se sont procuré le corps sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour leurs pratiques d'impiétés et leurs abominations. Oh! Que Dieu manifeste ici les profondeurs et les richesses de sa miséricorde! Il n'est personne qui ne comprenne aisément combien ces malheureux se font tort à eux-mêmes et sont préjudiciables à la société. Aussi doit-on se rappeler que tous ces mages et ces devins qu'il y avait parmi les enfants d'Israël et que Saül fit mettre à mort, parce qu'ils avaient voulu imiter les vrais prophètes du Seigneur étaient tombés dans toutes ces abominations et ces illusions étranges.

            Que celui donc qui aura reçu de Dieu des grâces et des dons surnaturels se garde bien du désir et de la joie de s'en servir, qu'il n'en parle pas; car Dieu, qui les lui confère surnaturellement pour l'utilité de l'Église et de ses membres, lui inspirera aussi surnaturellement d'en user de la manière et au moment qu'il faut. Il recommandait à ses disciples de ne pas se préoccuper de ce qu'ils auraient à dire, parce que leurs réponses devaient être l'effet surnaturel de la foi; or il veut également, puisque l'usage de ces faveurs n'est pas moins surnaturel, que l'homme attende que Dieu lui-même meuve intérieurement son coeur pour agir, car c'est par sa vertu que doit se produire toute vertu. Voilà pourquoi nous voyons dans les Actes des Apôtres que les disciples, bien qu'ayant déjà reçu ces grâces et ces dons surnaturels, priaient Dieu et le suppliaient de daigner étendre sa main afin d'opérer par eux des miracles et des guérisons et de répandre dans les coeurs la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Act. IV, 29-30).

            Le second dommage peut venir du précédent; c'est un détriment de la foi qui peut avoir lieu de deux manières. Et tout d'abord chez les autres. Si un homme se propose de faire des miracles ou des prodiges en dehors du temps voulu ou de la nécessité, non seulement il tente Dieu, ce qui est un grand péché, mais il peut se faire qu'il ne réussisse pas, et dans ce cas il engendre dans les coeurs une diminution et un mépris de la foi; et quand parfois, il réussit, parce que Dieu le permet ainsi pour d'autres motifs et d'autres causes, comme il le fit pour la pythonisse de Saül (Rois, XXVIII, 12) (si toutefois, c'est bien l'ombre de Samuel qui apparut alors à Saül), il n'en sera pas toujours ainsi. Mais alors même qu'ils réussissent, ils sont vraiment dans l'illusion et sont coupables de vouloir user de ces dons quand cela ne convient pas.

            En second lieu, l'âme qui se réjouit de ces faveurs peut recevoir en elle-même un détriment sous le rapport du mérite de la foi. Quand elle fait grand cas des miracles, elle se détourne beaucoup de l'habitude substantielle de la foi, qui est une habitude obscure; aussi plus il y a de miracles et de prodiges, moins il y a de mérite à croire. Aussi saint Grégoire dit que la foi est sans mérite lorsque la raison lui donne des preuves humaines et palpables. Voilà pourquoi Dieu n'accomplit jamais ces merveilles que quand elles sont absolument nécessaires pour la foi, ou pour d'autres fins qui intéressent sa propre gloire et celle des Saints. C'est pour ce motif et aussi afin que ses disciples ne fussent pas privés du mérite de la foi s'ils constataient par eux-mêmes sa Résurrection qu'il fit beaucoup de choses avant de se montrer à eux, afin de leur inculquer tout d'abord la foi. C'est pour ce motif qu'il fit montrer à Marie-Madeleine tout d'abord son sépulcre vide; ensuite, il voulut lui annoncer sa résurrection par la voix des anges (car la foi vient de l'ouïe, dit saint Paul (Rom. X, 17)), et qu'ainsi elle crût en lui avant de l'avoir vu. Et même lorsqu'elle le vit, c'est sous la figure d'un jardinier. Le Sauveur voulait par là achever de la perfectionner dans la foi qui lui manquait encore par suite de son attachement à sa présence sensible. Quant à ses disciples, il leur envoya tout d'abord les saintes femmes pour leur annoncer sa résurrection, et c'est alors qu'ils vont au sépulcre et le trouvent vide. Voyez ce qu'il fait aux disciples d'Emmaüs. Il se joint à eux sous la forme d'un voyageur et il commence tout d'abord par enflammer leur coeur de la foi la plus vive. Et finalement, il reproche à tous ses disciples de n'avoir pas cru à ceux qui leur avaient annoncé sa Résurrection (Luc, XXIV, 15). Voyez ce qu'il dit à saint Thomas, qui avait voulu voir ses plaies comme preuve de sa Résurrection: « Bienheureux ceux qui auront cru en lui sans l'avoir vu (Jean, XX, 29) ». Ainsi donc Dieu n'aime pas qu'il se fasse des miracles; car s'il les fait, c'est, comme l'on dit, qu'il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi il adressait des reproches aux Pharisiens qui ne croyaient que parce qu'ils voyaient des prodiges; il leur dit: « Si vous ne voyez pas des prodiges et des miracles, vous ne croyez pas (Jean, IV, 48) ». Ils perdent donc beaucoup du mérite de la foi ceux qui se complaisent dans ces faits surnaturels.

            Le troisième dommage consiste en ce que la joie que l'on a de ces faits surnaturels jette l'âme dans la vaine gloire ou quelque vanité. La joie elle-même que l'on conçoit de ces faits, n'étant pas purement en Dieu et pour Dieu, est déjà une vanité. La preuve nous en est donnée par Notre-Seigneur lorsqu'il a reproché à ses disciples de s'être réjouis de la puissance qu'ils avaient sur les démons (Luc, X, 20): si cette joie n'avait pas été vaine, jamais le Sauveur ne leur en aurait fait un reproche.

CHAPITRE XXXI

DE DEUX AVANTAGES

QUE L'ON SE PROCURE QUAND ON

RENONCE À LA JOIE QUI VIENT DES

GRÂCES SURNATURELLES.

            Indépendamment des avantages qu'il y a pour l'âme à s'affranchir des dommages dont nous venons de parler lorsqu'elle s'abstient de se complaire dans les grâces surnaturelles, elle en acquiert deux autres excellents. Le premier est de glorifier et d'exalter Dieu; le second est de s'exalter elle-même.

            L'âme peut exalter Dieu de deux manières. La première, lorsqu'elle retire son coeur et la joie de sa volonté de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les mettre en lui seul. C'est là ce que David a voulu dire dans ce texte que nous avons rapporté au début du traité sur la Nuit de cette puissance: « L'homme élèvera son coeur, et Dieu sera exalté (Ps. LXIII, 8) ». En effet, quand le coeur s'élève au-dessus de toutes les créatures, l'âme s'élève comme lui au-dessus de tout. Comme elle met alors toutes ses affections en Dieu seul, Dieu en est exalté et glorifié; il lui manifeste son excellence et sa grandeur; et comme elle s'élève au-dessus de toutes les joies créées, il lui donne un témoignage de ce qu'il est. Cette faveur n'a pas lieu sans que la volonté soit sevrée de toute joie et de toute consolation par rapport aux choses créées comme le dit encore David: « Laissez tout, et considérez que c'est moi votre Dieu (Ps. XLV, 11). » Et ailleurs il dit encore: « C'est par une terre déserte, aride et sans chemin que je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire pour y contempler votre puissance et votre gloire (Ps. LXII, 3). » Or, s'il est vrai que Dieu est exalté quand on renonce à toute la joie qui provient des créatures, il l'est beaucoup plus quand on renonce à la joie de toutes ces faveurs si extraordinaires pour la reporter en lui seul, car, dès lors qu'elles sont surnaturelles, elles sont de beaucoup plus élevées que les autres biens; aussi quand on y renonce pour ne se réjouir qu'en Dieu seul, on attribue beaucoup plus de gloire et plus d'excellence à Dieu qu'à elles; et en effet, plus les choses que l'on méprise pour un autre sont élevées et supérieures, plus on montre l'estime que l'on a pour lui et plus on l'exalte.

            De plus, Dieu est glorifié d'une autre manière, lorsque la volonté se détache de ce genre de faits extraordinaires; car plus on croit en lui et plus on le sert sans avoir des témoignages ou des faits extraordinaires, et plus on le glorifie; l'âme alors a par sa foi une connaissance de Dieu plus grande que ne pourraient lui en donner les prodiges et les miracles.

            Le second avantage est celui qui grandit l'âme. Quand l'âme dégage sa volonté de toute affection aux témoignages et signes sensibles, elle s'élève à une foi plus pure que Dieu lui infuse et élève à un degré beaucoup plus éminent. Il augmente en même temps en elle les deux autres vertus théologales: l'espérance et la charité. Elle jouit alors de connaissances divines très élevées par le moyen de cette habitude obscure et nue de la foi. Elle jouit des délices les plus suaves de l'amour par le moyen de la charité, à l'aide de laquelle la volonté ne se complaît que dans le Dieu vivant; elle jouit enfin du repos de sa volonté par le moyen de l'espérance. Ces faveurs constituent un avantage admirable qui a une importance essentielle et directe pour l'union parfaite de l'âme avec Dieu.

CHAPITRE XXXII

OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DU SIXIÈME GENRE

DE BIENS DONT LA VOLONTÉ PEUT SE

RÉJOUIR. ON DIT QUELS SONT CES BIENS

ET ON EN FAIT UNE PREMIÈRE DIVISION.

            Le but que nous poursuivons dans cet ouvrage est de conduire l'esprit par le moyen des biens spirituels jusqu'à l'union parfaite de l'âme avec Dieu. Maintenant nous devons traiter du sixième genre de biens, c'est-à-dire des biens spirituels; ce sont ceux-là qui contribuent le plus à la réalisation de notre dessein; nous devons donc, le lecteur et moi, apporter toute notre attention à ce sujet. C'est une chose très certaine et très fréquente que bien des âmes, par défaut de science, ne se servent des choses spirituelles que pour la satisfaction des sens et laissent leur esprit sans profit. A peine en trouvera-t-on une à qui la satisfaction des sens ne cause une grande perte en retenant pour eux l'eau de la grâce avant qu'elle ait pu parvenir à l'esprit qui, par suite, demeure dans la sécheresse et le vide.

            Or pour en venir à notre sujet, je dis que par biens spirituels j'entends tous les biens qui nous aident et nous meuvent vers les choses divines, ou les rapports soit de l'âme avec Dieu, soit de Dieu avec l'âme.

            Commençant donc à les diviser par les genres les plus universels, je dis que les biens spirituels sont de deux sortes: les uns sont agréables à l'âme, les autres lui sont pénibles. Chacun de ces deux genres se divise à son tour en deux catégories, car, parmi les biens qui sont agréables, il y en a que l'esprit comprend clairement et distinctement, et d'autres qu'il ne comprend pas clairement et distinctement. Parmi les biens qui sont pénibles, il y en a dont l'objet est clair et distinct, et d'autres dont l'objet est obscur et confus. Tous ces biens, nous pouvons encore les diviser d'après la distinction des puissances de l'âme. Les uns, en effet, sont des connaissances intellectuelles et appartiennent à l'entendement, d'autres sont des affections et appartiennent à la volonté; et d'autres sont imaginaires et appartiennent à la mémoire.

            Pour le moment, laissons de côté les biens pénibles; ils font partie de la nuit passive; c'est là que nous en parlerons. Ne parlons pas, non plus, des biens agréables qui, avons-nous dit, ont pour objet des choses confuses et non distinctes; nous en parlerons plus tard, parce qu'ils appartiennent à la connaissance générale, confuse, amoureuse par laquelle s'accomplit l'union de l'âme avec Dieu. Lorsque nous faisions la division des diverses conceptions de l'entendement au second Livre, nous avons différé de parler de cette connaissance confuse, parce que nous voulons en traiter à la fin, au traiter de la Nuit obscure. Nous ne parlerons donc ici que des biens agréables qui ont pour objet des choses claires et distinctes.

CHAPITRE XXXIII

DES BIENS SPIRITUELS

QUI SONT PERÇUS DISTINCTEMENT

PAR L'ENTENDEMENT ET LA MÉMOIRE.

ON MONTRE COMMENT LA VOLONTÉ

DOIT SE COMPORTER PAR RAPPORT

À LA JOIE QUI EN PROVIENT.

            Nous aurions beaucoup à faire ici, à cause de la multitude de conceptions qui se forment dans la mémoire de l'entendement, si nous devions marquer à la volonté quelles dispositions elle doit avoir à l'égard de la joie que causent ces biens. Mais nous en avons déjà parlé longuement dans le deuxième Livre et le troisième. Mais comme nous avons déjà marqué là de quelle manière il convenait à ces deux puissances d'agir à l'égard de ces connaissances pour les diriger à l'union avec Dieu, et que d'autre part, il convient à la volonté d'agir de la même manière à l'égard de la joie qui provient de ces biens, il n'est pas nécessaire d'insister. Il suffit de prévenir que, partout où l'on dit que ces deux premières puissances doivent se dépouiller de telles et telles appréhensions, il faut dire également que la volonté doit renoncer à la joie qui en découle. Et s'il est établi que l'entendement et la mémoire doivent être dégagés à l'égard de toutes ces appréhensions, il en doit être de même pour la volonté. L'entendement et les autres puissances ne peuvent rien accepter ni rejeter, sans que la volonté les suive; il est donc clair que la doctrine qui concerne les premières facultés concerne aussi la volonté.

            Voilà pourquoi on aura soin de se conformer à ce que nous avons déjà dit pour le cas présent; car l'âme tombera dans tous les dommages et tous les dangers que nous avons signalés alors, si elle ne sait pas au milieu de toutes ces connaissances élever vers Dieu la joie de la volonté.

CHAPITRE XXXIV

DES BIENS SPIRITUELS

AGRÉABLES QUI PEUVENT ÊTRE L'OBJET

DISTINCT DE LA VOLONTÉ. ON EXPOSE

COMBIEN DE SORTES IL Y EN A.

            Nous pouvons réduire à quatre tous les genres de biens spirituels dont la volonté peut distinctement se réjouir: ils motivent la dévotion, ils la provoquent, ils la dirigent et la perfectionnent. Nous allons en parler séparément et dans l'ordre énoncé.

            Et tout d'abord les biens qui motivent la dévotion sont les images, les portraits des Saints, les oratoires et les cérémonies.

            Quant à ce qui regarde les images et les portraits des Saints, il peut y avoir beaucoup de vanité et de joie frivole. Ils sont cependant très importants pour le culte divin, et même très nécessaires pour porter la volonté à la dévotion. La preuve, c'est que la sainte Église, notre Mère, les approuve et en fait usage. Aussi est-il toujours convenable que nous les mettions à profit pour secouer notre tiédeur. Et cependant, il y a beaucoup de personnes qui se complaisent plutôt dans la peinture et les ornements de ces images que dans le sujet qu'elles représentent.

            L'Église s'est proposé deux fins principales en nous prescrivant le culte des images: d'abord d'honorer les Saints par ce moyen, et ensuite de mouvoir la volonté pour réveiller la dévotion à leur égard. Or en tant qu'elles servent à ce double but, elles sont très utiles et l'usage en est nécessaire. Aussi devons-nous choisir celles qui représentent le mieux et le plus exactement leur objet et portent davantage la volonté à la dévotion. C'est là le point sur lequel nous devons jeter les yeux, et non sur la valeur de l'image, la délicatesse du travail ou de l'ornementation. Il y a, je le répète, certaines personnes qui s'attachent plus à la beauté de l'image et à sa valeur qu'à ce qu'elle représente. Quant à la dévotion intérieure et spirituelle qu'elles devraient avoir pour le Saint que l'on ne voit pas, que devient-elle? On oublie immédiatement l'image, puisqu'elle n'a servi qu'à donner une émotion; on l'emploie comme un objet de curiosité, ou un ornement extérieur. Par là, les sens sont flattés et satisfaits, et là s'arrêtent la joie et l'affection de la volonté. Mais une telle conduite détruit complètement la véritable ferveur qui requiert le renoncement absolu à l'affection pour tous les objets particuliers. Nous en avons une preuve dans cet usage abominable que certaines personnes ont introduit de nos jours. Elles n'ont pas horreur des modes profanes du monde; elles ornent les images de ces costumes que les mondains inventent périodiquement pour s'en faire des passe-temps et satisfaire leurs propres légèretés; or ces costumes qui sont répréhensibles chez eux leur servent à couvrir les images, quand les Saints qu'elles représentent les avaient en horreur, et à juste titre. Ils sont d'accord avec le démon pour canoniser ainsi leurs vanités en les imposant aux Saints, comme si ce n'était pas là leur faire une grave injure. De la sorte la vraie et solide piété, qui rejette et repousse bien loin toute vanité et toute apparence même de vanité, a disparu. La dévotion ne consiste plus, pour ainsi dire, qu'à parer des poupées. Pour quelques-uns l'image est devenue une idole, dans laquelle ils mettent leur complaisance.

            Aussi vous verrez certaines personnes qui ne se lassent pas d'entasser images sur images; ces images devront être faites de telle sorte et de telle manière; elles ne seront placées que de telle façon, afin de plaire aux sens. La dévotion du coeur sera bien peu de chose. On a autant d'attachement à ces images que Michas et Laban à leurs idoles. Le premier sortit de sa maison en criant qu'on les lui avait enlevées (Jug. XVIII, 24), et le second, après avoir couru longtemps et s'être emporté, bouleversa tous les meubles de Jacob pour les retrouver (Gen. XXXI, 34).

            Celui qui est vraiment pieux met surtout sa dévotion dans l'objet invisible que représentent ces images. Il n'a pas besoin de beaucoup d'images; très peu lui suffisent; et encore, il ne se sert que de celles qui rappellent plus le divin que l'humain. Ce sont celles-là qu'il veut voir, comme lui-même d'ailleurs, en conformité avec cet extérieur qui élève la pensée vers le ciel et les Saints qui l'habitent, plutôt que vers la terre. De la sorte non seulement il se garde des vanités de ce monde, mais il n'en a même pas la pensée quand il a sous les yeux ce qui leur ressemble, ou quelque chose de ce genre. Il y a plus: son coeur n'a aucune attache aux images dont il se sert. Vient-on à les lui enlever, il ne s'en préoccupe pas beaucoup; il cherche, en effet, cette image vivante qu'il porte en lui-même, c'est-à-dire Jésus crucifié. Voilà pourquoi, par amour pour lui, il est plutôt heureux de ce qu'on lui enlève tout et de ce que tout lui manque, même les moyens qui semblaient les plus aptes à l'élever vers Dieu; il est alors dans la paix. Il y a d'ailleurs plus de perfection pour l'âme à garder la paix et la joie quand on la prive de ces moyens que quand elle les possède avec attachement et avec passion. Sans doute, c'est une chose bonne que de se réjouir quand on a ces images ou ces moyens qui favorisent la dévotion; aussi doit-on choisir toujours celles qui y portent le plus; mais ce n'est pas une perfection que d'y être tellement attaché qu'on les possède avec un esprit de propriété, et que si on nous les enlève nous en soyons attristés. Il faut même regarder comme certain que plus on est attaché avec esprit de propriété à une image ou à un secours sensible, moins la dévotion et l'oraison s'élèveront vers Dieu. Évidemment parmi ces images, il y en a qui représentent mieux que d'autres leur objet, elles porteront aussi beaucoup plus à la dévotion; et ce motif seul suffit pour les estimer davantage, comme nous venons de le dire, mais nous ne devons pas y apporter cet esprit d'attache et de propriété dont nous avons parlé. Ce moyen, en effet, doit aider l'âme à prendre son vol vers Dieu, et il doit être mis aussitôt de côté; mais si le sens absorbe ce moyen pour y concentrer sa joie, ce qui devait être un secours pour l'âme devient un obstacle et n'est rien moins quelquefois par son imperfection que cet attachement personnel ou cet esprit de propriété que l'on a pour toute autre chose.

            Si cette question des images vous suggère quelques difficultés, cela vient de ce que vous ne comprenez pas bien le dénuement et l'esprit de pauvreté que requiert la perfection; du moins vous reconnaîtrez l'imperfection que l'on apporte généralement dans l'usage des chapelets. On trouvera à peine une personne qui n'ait quelque faiblesse à leur sujet; on veut qu'ils soient de telle sorte plutôt que de telle autre, de telle couleur, de tel métal, ou avec tel ou tel ornement; or il importe peu qu'ils soient d'une façon ou d'une autre. Dieu n'écoute pas mieux la prière qu'on fait avec ce chapelet que celle qu'on fait avec un autre; il a pour agréable celle qu'on lui adresse avec un coeur simple et droit, avec l'unique but de lui être agréable, sans se préoccuper de ce chapelet plutôt que d'un autre, à moins qu'il ne soit indulgencié.

            Notre nature est tellement avide de jouissance qu'elle cherche à s'attacher à tout; elle est semblable au ver rongeur, qui s'attaque à ce qui est sain et n'épargne pas plus le bon que le mauvais. Voyons. N'est-ce pas là ce que vous faites, quand vous prenez plaisir à avoir un beau chapelet, de telle matière plutôt que de telle autre? Est-ce que vous ne mettez pas votre joie dans ce qui n'est qu'un instrument? Et quand vous préférez cette image à une autre, vous ne considérez pas si elle réveillera davantage en vous l'amour de Dieu, mais si elle est plus précieuse et plus belle. Évidement si vous n'aviez d'autre désir et d'autre joie que de plaire à Dieu, vous ne tiendriez aucun compte de ces accessoires. Aussi est-il vraiment fâcheux de voir certaines personnes pieuses attachées si fortement à la forme, au travail, à la beauté de ces moyens ou accessoires, et au plaisir frivole qu'elles y mettent. Vous ne les verrez jamais contentes, elles ne font que laisser les uns pour les autres; elles les changent encore, et de la sorte elles oublient la dévotion spirituelle pour rechercher ces objets sensibles auxquels elles s'attachent avec cet esprit de propriété qui ressemble parfois à celui qu'elles ont pour les biens temporels. De là résultent pour elles toutes sortes de dommages.

CHAPITRE XXXV

OÙ L'ON CONTINUE

LA QUESTION DES IMAGES ET

OU L'ON MONTRE QUELLE EST

L'IGNORANCE DE CERTAINES PERSONNES SUR CE POINT.

            Il y aurait beaucoup à dire sur l'ignorance d'un grand nombre de personnes à l'égard des images. La sottise va si loin que quelques-uns mettent plus de confiance dans certaines images que dans d'autres. Ils s'imaginent que Dieu les écoutera mieux par celles-ci que par celles-là, bien que les deux représentent le même personnage, comme par exemple deux images de Notre-Dame ou deux de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La cause de cette préférence, c'est qu'ils aiment telle figure plus que telle autre. Ils montrent par là quelle est leur ignorance et leur grossièreté dans leurs rapports avec Dieu, dans le culte et l'honneur qu'on lui doit; car Dieu regarde seulement la foi et la pureté du coeur de celui qui prie. Si parfois Dieu accorde plus de faveur par l'intermédiaire de telle image plutôt que de telle autre, ce n'est pas parce que l'une sera plus apte que l'autre à cet effet, malgré toute la différence qu'il y aura entre elles, mais parce que celui qui prie est porté à plus de dévotion devant l'une que devant l'autre. S'il a la même dévotion avec l'une qu'avec l'autre, ou même sans l'une ni l'autre, Dieu lui accordera la même faveur. Aussi le motif pour lequel Dieu fait des miracles et accorde des grâces par l'intermédiaire de telle image et non de telle autre n'est pas pour qu'on estime les unes plus que les autres, mais pour que la dévotion endormie soit réveillée et que les fidèles se portent à prier. De là vient que si la dévotion est rallumée par cette image, et si la prière continue, double condition pour que Dieu nous soit propice et nous accorde ce que nous lui demandons, alors c'est à cause de l'affection des fidèles et la continuité de la prière devant cette image que Dieu continue à répandre ses faveurs et à opérer des miracles par le moyen de cette image. Mais il est clair que Dieu n'agit pas ainsi à cause de l'image elle-même; car en soi elle n'est pas autre chose qu'une peinture; il agit ainsi à cause de la foi et de la dévotion que l'on a pour le Saint représenté par l'image. Voilà pourquoi si vous avez la même dévotion et la même foi pour Notre-Dame devant une image que devant une autre ou même sans sans l'une ni l'autre, comme nous l'avons dit vous recevrez les mêmes grâces. L'expérience même démontre que si Dieu fait quelques grâces ou quelques miracles, il les fait d'ordinaire par le moyen d'images qui ne sont pas bien taillées, ni bien peintes, ou bien représentées, afin que les fidèles n'attribuent pas ces faveurs à la peinture ou à la forme. Bien souvent Notre-Seigneur accorde des faveurs par le moyen d'images qui sont dans des lieux très écartés. Il agit de la sorte tout d'abord afin que le pèlerinage que l'on fait pour s'y rendre accroisse la dévotion et en rende l'acte plus intense, en second lieu afin qu'on s'éloigne du bruit et de la foule pour prier comme le faisait Notre-Seigneur. Voilà pourquoi celui qui va en pèlerinage fait bien de choisir le moment où il n'y a pas de monde, alors même que l'époque paraîtrait extraordinaire. Mais quand il y a beaucoup de monde, je ne lui conseille pas d'y aller; car on en revient ordinairement plus distrait qu'avant. Beaucoup, en effet, y vont par esprit de récréation plutôt que de dévotion. Ainsi donc, quand il y a de la dévotion et de la foi, tout image suffit; mais si l'une et l'autre viennent à manquer, aucune image ne suffira. Notre-Seigneur était une image bien vivante quand il était en ce monde, et malgré cela, ceux qui n'avaient pas la foi avaient beau être en sa compagnie et contempler ses oeuvres merveilleuses, ils n'en tiraient aucun profit. C'est là le motif pour lequel il ne faisait pas beaucoup de miracles dans son pays, comme nous le raconte l'Évangéliste. (Luc, IV, 24).

            Je veux encore parler ici de quelques effet surnaturels que des images produisent parfois chez certaines personnes. Dieu communique à une âme une impression spirituelle à l'aide d'une image: il le fait de telle sorte que l'image et la dévotion qu'elle lui a causée restent fixées dans son esprit et lui sont comme présentes; lorsqu'elle se souvient tout à coup de cette image, elle en éprouve un effet qui est le même que la première fois, ou plus grand ou plus faible; tandis qu'une autre image beaucoup plus belle ne produit pas cette impression.

            Il y a aussi beaucoup de personnes qui ont plus de dévotion pour les images de telle forme que de telle autre forme, et chez quelques-uns ce ne sera qu'une question d'affection ou de goût naturel; il en est ainsi de celui qui a plus de sympathie pour le visage d'une personne que pour celui d'une autre; il lui porte naturellement plus d'affection et son souvenir lui est très présent alors même que ce visage serait moins beau que celui des autres; mais il a un attrait naturel pour cette sorte de forme et de figure. Aussi quelques personnes prendront-elles pour de la dévotion l'affection qu'elles ont pour telle ou telle image, et ce ne sera peut-être qu'une affection ou un goût de la nature.

            D'autres fois, il arrive qu'en regardant une image on la voit se mouvoir, changer de physionomie, faire des signes, donner certaines choses à entendre, parler de telle ou telle sorte. Ces faits surnaturels des images dont nous parlons peuvent être bons et vrais très souvent. Dieu les produit pour augmenter la dévotion, ou donner à l'âme quelque appui auquel elle s'attache afin de soutenir sa faiblesse et ne point se perdre dans les distractions. Mais bien des fois aussi c'est le démon qui les produit pour tromper et pour nuire. Voilà pourquoi dans le chapitre suivant nous enseignerons la ligne de conduite que requièrent l'un et l'autre cas.

CHAPITRE XXXVI

DE LA MANIÈRE

DONT IL FAUT RAPPORTER

À DIEU LA JOIE QUE LA VOLONTÉ

TIRE DES IMAGES, AFIN DE NE PAS Y

TROUVER UNE CAUSE D'ERREUR

ET UN OBSTACLE.

            Les images sont très utiles pour nous rappeler le souvenir de Dieu et des Saints; elles portent la volonté à la dévotion, quand on s'en sert comme il convient, et selon la voie ordinaire. Au contraire, elles peuvent jeter dans de grandes erreurs, si, quand il se présente des faits surnaturels à leur occasion, l'âme ne sait pas se guider comme il convient dans sa marche vers Dieu. Et, en effet, un des moyens dont se sert le démon pour tromper facilement les âmes imprudentes et les empêcher de suivre le chemin de la vraie vie spirituelle c'est celui des choses supranaturelles et extraordinaires. Il les manifeste soit dans les images matérielles et corporelles en usage dans l'Église, soit dans celles qu'il a coutume de représenter à l'imagination en lui montrant tel ou tel Saint ou son image; c'est ainsi qu'il se transforme en ange de lumière pour nous tromper. Il applique sa ruse à se servir des mêmes moyens qui nous sont donnés pour nous guérir ou nous soutenir; il se dissimule de la sorte, pour mieux surprendre notre imprudence. Voilà pourquoi l'âme vertueuse doit toujours se tenir davantage sur ses gardes, quand elle accomplit le bien; car ce qui est mauvais porte en lui-même son cachet distinctif. Aussi faut-il éviter tous les inconvénients auxquels l'âme est exposée alors. Ces inconvénients sont d'être empêchée de prendre son vol vers Dieu, de se servir des images d'une manière grossière et inintelligente, d'être trompée naturellement ou surnaturellement par elles, toutes  choses dont il a déjà été parlé; de plus, il faut purifier le goût que la volonté porte à ces images et par elles élever l'âme vers Dieu car tel est le but de l'Église en nous en recommandant l'usage. Pour obtenir ce résultat, je ne veux donner ici qu'une seule recommandation qui répond à tout. La voici. Dès lors, que les images ne doivent nous servir que comme des moyens qui nous rappellent les choses invisibles, nous ne rechercherons en elles que ce qui porte la volonté à aimer l'objet vivant qu'elles représentent et à y mettre sa joie. Voilà pourquoi le fidèle aura soin de ne pas rechercher la satisfaction des sens lorsqu'il verra une image, qu'elle soit corporelle ou imaginaire, bien travaillée ou richement ornée, qu'elle lui inspire une dévotion sensible ou spirituelle, qu'elle lui donne des indications surnaturelles. Il ne fera aucun cas de ces choses accidentelles; il ne s'y arrêtera pas. Dès qu'il aura fait à l'image l'acte de vénération que commande l'Église, il élèvera immédiatement sa pensée à l'objet qu'elle représente; il mettra en Dieu ou dans le Saint qu'il invoque la joie et le plaisir de sa volonté, par l'amour qu'il lui portera et la prière qu'il lui adressera. Car ce qu'il y a de vivant et de spirituel dans le culte de l'image ne sera point frustré par la peinture de l'image ou l'impression sensible qu'elle produit. De la sorte, il ne s'exposera pas à l'illusion, puisqu'il ne fera aucun cas de ce que l'image lui dira; il n'occupera point l'esprit et le sens à l'empêcher d'aller librement vers Dieu; il ne mettra pas plus sa confiance dans une image que dans une autre. Celle qui lui inspirait surnaturellement de la dévotion lui en donnera alors plus abondamment, parce qu'il ira alors tout de suite vers Dieu avec amour. D'ailleurs, chaque fois que Dieu accorde ces faveurs dont nous avons parlé et d'autres semblables, il ne les accorde qu'en inclinant l'amour et la joie de la volonté vers ce qui est invisible. C'est là ce qu'il veut que nous fassions en détruisant la force des puissances et le joug où elles nous tiennent du côté de toutes les choses visibles et sensibles.

CHAPITRE XXXVII

ON CONTINUE LE

SUJET DES BIENS SPIRITUELS

QUI MOTIVENT LA DÉVOTION. ON PARLE

DES ORATOIRES ET DES LIEUX

CONSACRÉS À LA PRIÈRE.

            Il me semble que j'ai déjà fait comprendre suffisamment que l'âme adonnée à la spiritualité, qui arrête son affection aux accessoires des images, peut tomber dans des imperfections aussi nombreuses et plus dangereuses peut-être que si elle s'attachait aux autres biens corporels. J'ai dit plus dangereuses peut-être, car, sous prétexte qu'il s'agit de choses saintes, on se croit plus en sûreté; on redoute moins l'esprit de propriété et l'attachement naturel. Aussi l'illusion est-elle parfois très profonde. On s'imagine être rempli de dévotion, parce que l'on éprouve du goût pour ces choses saintes, et il n'y a peut-être là qu'une disposition ou une tendance naturelle qui se porte sur ces objets, comme elle se porterait sur d'autres.

            Et maintenant parlons des oratoires. Il y en a qui ne se lassent pas de multiplier les images dans leur oratoire; ils se plaisent à les disposer avec ordre et avec goût, pour que l'oratoire soit bien orné et paraisse beau. Quant à Dieu, ils ne l'aimeront pas plus pour cela; au contraire, ils l'aiment moins; car l'amour que l'on porte à ces ornements et à ces peintures est détourné de la réalité vivante, comme nous l'avons dit. Sans doute, tous les ornements, toutes les parures, toutes les marques de vénération que l'on donne aux images sont très peu de chose en comparaison de ce qu'elles méritent, et ceux qui les traitent avec peu de convenance et de respect devraient être repris très sévèrement; il faut en dire autant de ceux qui les sculptent si mal qu'au lieu de favoriser la dévotion, ils l'enlèvent; aussi devrait-on interdire à certains ouvriers l'exercice de cet art, puisqu'ils ne travaillent, que d'une manière inhabile et grossière. Mais, dira-t-on, qu'y a-t-il de commun entre tout cela et l'esprit de propriété, l'attachement, l'affection que l'on a pour les ornements et décors extérieurs, quand ils absorbent les sens de telle sorte qu'ils empêchent grandement l'âme de s'élever vers Dieu, de l'aimer, et de se détacher de tout par amour pour lui? Si vous manquez à votre devoir pour suivre votre attrait, non seulement Dieu ne vous donnera aucune récompense, mais au contraire, il vous châtiera, parce que, au lieu de rechercher en tout chose son bon plaisir, vous avez recherché le vôtre.

            Voilà ce que vous pourrez comprendre très bien, si vous considérez quelle fête on fit au divin Maître lors de son entrée à Jérusalem. On le reçut avec des palmes et au milieu de chants enthousiastes (Mat. XXI, 8), et cependant Notre-Seigneur pleurait. Quelques-uns des manifestants avaient le coeur bien loin de lui; et ils ne le payaient de ses bienfaits que par ces signes extérieurs et ces manifestations. Aussi nous pouvons bien dire que, cette fête, ils la faisaient pour eux-mêmes plutôt que pour Dieu. C'est encore ce que beaucoup de gens font aujourd'hui. Y a-t-il une fête quelque part, ils s'en réjouissent, non pas pour plaire à Dieu, mais parce qu'ils trouvent là une belle occasion de voir, ou d'être vus, ou de faire bonne chère, ou pour d'autres motifs de ce genre. De pareilles inclinations ou intentions ne sont nullement agréables à Dieu, surtout quand on mêle à ces solennités des choses ridicules et profanes qui excitent le rire plutôt que la dévotion, ce qui est cause d'une plus grande dissipation. Il en est qui y apportent ce qui plaira à la foule plutôt que ce qui favorise la piété. Et que dire des intentions de tant d'autres? Que de vues intéressées n'y ont-ils pas? Est-ce que leur oeil et leur coeur ne sont pas au gain plutôt qu'à la gloire de Dieu? Ils le savent, mais Dieu, qui voit tout, le sait aussi. Ceux qui agissent ainsi dans ces divers cas doivent se bien persuader qu'ils se donnent une fête à eux-mêmes plutôt qu'à Dieu. Tout ce qu'ils font pour se procurer du plaisir à eux-mêmes et aux autres, Dieu ne le compte pas pour lui. Il y en a même beaucoup qui se seront réjouis avec ceux qui participent aux fêtes du Seigneur, et à qui le Seigneur fera sentir son courroux. C'est ce qui arriva aux enfants d'Israël: ils célébraient une fête, en chantant et en dansant autour de leur idole avec la pensée qu'ils honoraient Dieu; or le Seigneur en fit mettre à mort un grand nombre (Ex. XXXII, 7-28). De plus, les prêtres Nadab et Abiud, fils d'Aaron, furent mis à mort lorsqu'ils tenaient encore en main l'encensoir, parce qu'ils offraient à Dieu un feu étranger (Lev. X, 1-2). Nous voyons encore celui qui entra dans la salle des noces mal vêtu et ne portant pas la robe nuptiale, jeté, sur l'ordre du roi pieds et mains liés, dans les ténèbres extérieures (Mat. XXII, 12-13). Tout cela nous montre combien Dieu est irrité des irrévérences qui se commettent dans les assemblées établies en son honneur. Et pourtant, ô Seigneur, mon Dieu, que de fêtes vous font les enfants des hommes et où le démon a plus de part que vous! Le démon s'en réjouit, car il s'y trouve comme un habile commerçant qui en retire profit. Que de fois ne dites-vous pas alors, ô Seigneur: « Ce peuple ne m'honore que des lèvres, et son coeur est loin de moi, parce que son culte est sans fondement (Mat. XV, 8) ». La cause, en effet, pour laquelle Dieu doit être servi, vient de ce qu'il est par lui-même; et nous ne devons pas interposer d'autres fins; elles seraient indignes de lui.

            Revenons aux oratoires. Je dis que certaines personnes les ornent plus pour leur satisfaction personnelle que pour le bon plaisir de Dieu. D'autres, au contraire, font si peu de cas du respect qui leur est dû, qu'elles ne les estiment pas plus que leur chambres profanes, et même quelquefois moins encore, puiqu'elles ont plus de goût pour le profane que pour le divin. Mais pour le moment laissons de côté ces personnes. Parlons de celles qui filent plus fin, dit le proverbe, c'est-à-dire de celles qui se croient des personnes pieuses. Il y en a beaucoup qui éprouvent un tel attrait pour leur oratoire et un tel goût pour l'orner, qu'elles y consacrent tout le temps qu'elles devraient employer à prier Dieu et à se recueillir intérieurement. Elles ne voient pas que si tout cela n'est pas ordonné au recueillement intérieur et à la paix de l'âme, elles y trouveront autant de distractions que dans tout le reste; leur attrait et leur goût seront troublés à chaque pas, surtout si on cherche à les leur enlever.

CHAPITRE XXXVIII

LA MANIÈRE DONT IL FAUT SE SERVIR DES

ORATOIRES ET DES TEMPLES, C'EST DE

LES REGARDER COMME UN MOYEN

D'ÉLEVER L'ESPRIT VERS DIEU.

            Les objets du culte aident l'âme à s'élever vers Dieu; il est bon de remarquer que l'on permet aux commençants d'avoir, comme cela leur convient d'ailleurs, quelque goût au plaisir sensible pour les images, les oratoires et autres objets matériels de dévotion, car ils n'ont pas encore perdu le goût des choses du siècle, ils n'en sont pas sevrés; d'ailleurs, par ce goût ils chassent l'autre. Voyez ce que l'on fait avec un enfant. Veut-on lui enlever un objet qu'il a dans la main, on lui en donne un autre, pour qu'il ne pleure pas en se voyant les mains vides. L'âme qui veut progresser doit également se sevrer de tous ces goûts et de tous ces attraits où la volonté se délecte. L'homme vraiment spirituel s'attache très peu à quoi que ce soit de ces objets. Ce qu'il recherche, ce sont le recueillement intérieur et les entretiens intimes avec Dieu. Sans doute, il tire profit des images et des oratoires; mais ce n'est qu'en passant, et tout de suite son esprit se repose en Dieu et il oublie tout ce qui est sensible. Voilà pourquoi, s'il est mieux en soi de prier dans les endroits qui sont plus appropriés au culte, il faut néanmoins, et malgré cela, préférer l'endroit où les sens sont moins absorbés par le sensible et où l'esprit est plus libre de s'élever vers Dieu. Il convient donc de rappeler ici ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ répondit à la Samaritaine. Elle lui demandait lequel des deux, du Temple de Jérusalem ou de la montagne, était le plus favorable à la prière. Il répliqua que la véritable prière est indépendante de la montagne et du Temple, et qu'on la fait d'une manière agréable à son Père quand on l'adore en esprit et en vérité (Jean, IV, 23). Par conséquent, si les temples et les oratoires sont dédiés à la prière et appropriés dans ce but, car ils ne doivent pas avoir d'autre destination, néanmoins, quand il s'agit d'une affaire aussi importante et intime comme celle de nos entretiens avec Dieu, il faut choisir celui qui occupera le moins et absorbera le moins les sens. Il ne faut donc pas rechercher un endroit qui soit agréable et flatte les sens, comme quelque-uns le font, car, au lieu de se recueillir intérieurement pour être avec Dieu, l'esprit n'y trouverait que récréation, goûts et saveurs pour les sens. Ce qui convient, c'est un lieu solitaire et même d'aspect sévère, afin que l'esprit monte sûrement et directement vers Dieu, sans être empêché ni retenu par les choses visibles. Sans doute les choses visibles aident parfois l'esprit à s'élever, mais l'esprit ne s'élève qu'en les oubliant aussitôt pour se fixer en Dieu. Voilà pourquoi notre Sauveur choisissait ordinairement pour prier les lieux solitaires et ceux qui flattaient peu les sens, afin de nous donner l'exemple; il préférait ceux qui élèvent l'âme à Dieu, comme les montagnes qui s'élèvent au-dessus de terre et qui, généralement dénudées, n'offrent pas de récréation aux sens. Aussi l'âme véritablement adonnée à la spiritualité ne recherche pas si l'endroit où elle veut prier offre telle ou telle commodité, car ce serait là une marque que l'on est encore l'esclave des sens; elle songe à se procurer le recueillement intérieur; pour cela elle oublie tout le reste, et choisit pour faire oraison l'endroit où elle sera le plus à l'abri des objets et des plaisirs sensibles; elle détourne le regard de tous les objets extérieurs, afin que, dégagée de toutes les créatures, elle puisse mieux s'entretenir seule avec Dieu. Et pourtant, chose curieuse! On voit quelques âmes adonnées à la spiritualité qui ne songent qu'à orner leur oratoire, à disposer des lieux agréables à leur condition et à leur inclination. Quant au recueillement intérieur, qui est ce qu'il y a de plus important, c'est ce dont elles font moins de cas; aussi en ont-elles fort peu car si elles en avaient, elles ne pourraient prendre plaisir à ces ornementations et décorations elles en éprouveraient plutôt de la fatigue.

CHAPITRE XXXIX

ON CONTINUE À

DIRIGER L'ESPRIT VERS LE

RECUEILLEMENT INTÉRIEUR PAR

L'USAGE DES BIENS DONT

IL EST QUESTION.

            La cause pour laquelle certaines personnes adonnées à la spiritualité n'arrivent jamais à entrer dans la véritable joie de l'esprit, c'est qu'elles n'achèvent pas elles-mêmes de se sevrer de la joie que procurent les choses extérieures et visibles. Elles doivent savoir que si le lieu convenable et consacré à la prière est le temple ou l'oratoire visible, et si l'image est le motif de la prière, il ne s'ensuit pas qu'on doive réserver son goût et la saveur pour le temple visible ou l'image, tandis que l'on oublierait de prier dans le temple vivant, c'est-à-dire de se recueillir intérieurement. C'est ce que saint Paul nous fait remarquer en ces termes: « Considérez que vos corps sont les temples du Saint-Esprit, qui habite en vous (I Cor. III, 16) ». Le Christ nous dit aussi par saint Luc: « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous (Luc, XVII, 21). » C'est à cette considération que nous renvoie la parole du Christ que nous avons rapportée, c'est-à-dire: « Il faut que ceux qui prient adorent le Père en esprit et en vérité (Jean, IV, 24). » Car Dieu fait très peu de cas de vos oratoires et des autres lieux consacrés à la prière, si, parce que vous y mettez votre plaisir et votre satisfaction, vous avez un peu moins de détachement intérieur ou de cette pauvreté spirituelle qui consiste dans le renoncement à toutes les choses que vous pouvez posséder.

            Vous devez donc, pour purifier la volonté de la vaine satisfaction et de la complaisance qu'elle met dans ces choses, ne viser qu'à un but: celui d'avoir la conscience pure, le coeur complètement attaché à Dieu et l'esprit tout occupé de lui. Puis, comme je l'ai dit, on choisit l'endroit le plus écarté et le plus solitaire qu'on peut pour mettre toute notre joie et notre bonheur à prier Dieu et à le glorifier. Quant à ces petits sentiments de dévotion et à ces douceurs sensibles, n'en faites aucun cas; appliquez-vous plutôt à les repousser. Si, en effet, l'âme s'habitue à la dévotion sensible, elle n'arrivera jamais à posséder par le recueillement intérieur ces fortes suavités spirituelles qui se trouvent dans la nudité de l'esprit.

CHAPITRE XL

DE QUELQUES INCONVÉNIENTS OÙ TOMBENT

CEUX QUI, COMME NOUS L'AVONS DIT,

SE LAISSENT ALLER À LEUR GOÛT POUR

LES CHOSES SENSIBLES ET LES LIEUX DE DÉVOTION.

            Il y a de nombreux inconvénients intérieurs et extérieurs à rechercher les goûts sensibles dans les objets dont nous avons parlé. D'abord du côté de l'intérieur: l'homme n'arrivera jamais au recueillement de l'esprit qui consiste à se détacher de tous ces objets, à oublier tous les goûts sensibles qu'ils occasionnent, à se retirer dans le plus intime de lui-même et à acquérir les vertus solides. Quant à l'extérieur, il en résulte l'inconvénient que l'on ne peut pas prier partout, mais seulement dans les endroits qui sont de notre goût: et ainsi on omettra bien souvent de prier, parce que, comme dit le proverbe, on ne sait lire que dans le livre de son village. De plus, cet attrait pour les goûts sensibles engendre des changements continuels; celui qui en est l'esclave ne peut jamais demeurer longtemps dans le même endroit, ni même parfois persévérer dans sa vocation. Aujourd'hui vous le verrez dans un endroit, et demain dans un autre; aujourd'hui il se retire dans un ermitage, et demain dans un autre; aujourd'hui il décore un oratoire, et demain il en décorera un autre. Ce sont aussi les personnes de ce genre qui passent toute leur vie à changer d'état et de manière de vivre. Elles ne connaissent de la vie spirituelle que cette ferveur et ces goûts sensibles dont nous avons parlé; aussi elles n'ont jamais fait le moindre effort pour arriver au recueillement intérieur par l'abnégation à leur propre volonté et la résignation à supporter la gêne. Toutes les fois qu'elles rencontrent un lieu qui semble favorable à leur dévotion, ou quelque genre de vie ou situation qui correspond à leur goût et à leur attrait, elles y courent aussitôt et abandonnent ce qu'elles avaient précédemment. Mais, comme elles n'ont eu d'autre mobile que cet attrait sensible, elles ne tardent pas à chercher autre chose, parce que cet attrait sensible n'est pas constant et fait promptement défaut.

CHAPITRE XLI

ON MONTRE QU'IL Y A TROIS SORTES DE LIEUX

DE DÉVOTION ET COMMENT LA VOLONTÉ

DOIT SE CONDUIRE À LEUR ÉGARD.

            Je trouve qu'il y a trois sortes de lieux par le moyen desquels Dieu a coutume de porter la volonté à la dévotion. La première consiste dans certaines dispositions du terrain ou du site qui par l'aspect agréable de leurs variétés, leurs vallons, leurs bosquets, leur paisible solitude, excitent la dévotion. Il est utile de profiter de ces lieux, mais à la condition de les oublier pour élever tout de suite son coeur vers Dieu, car celui qui veut la fin ne doit pas s'arrêter plus qu'il ne convient au moyen qui y conduit. Si on recherche un attrait naturel ou le plaisir des sens, on ne trouvera que sécheresse et distraction pour l'esprit, car la satisfaction et la joie de l'esprit ne se trouvent que dans le recueillement intérieur. Voilà pourquoi, lorsqu'on est dans un lieu de cette sorte, il faut chercher à se trouver intérieurement avec Dieu, comme si l'on n'était pas dans ce lieu. Car si l'on court vers la jouissance et le plaisir de ce lieu ou de cet autre, comme nous l'avons dit, on recherche une récréation pour les sens et l'on favorise l'instabilité de l'esprit plutôt que le calme de l'âme. Que faisaient les anachorètes et tous les anciens ermites dans leurs solitudes si vastes et si belles? Ils ne prenaient que le moins de terrain possible pour y bâtir une très étroite cellule, ou se creusaient quelque grotte pour s'y renfermer. C'est ainsi que saint Benoît passa trois années dans le désert; de même un autre appelé saint Simon s'attacha avec une corde pour ne pas dépasser la limite que lui fixait ce lien volontaire. C'est ainsi que firent beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Ils comprenaient très bien, ces saints, que, s'ils ne mortifiaient pas les tendances de la nature et le désir même des joies et satisfactions spirituelles, ils ne pourraient pas arriver aux joies de l'esprit ni être spirituels.

            La seconde sorte de lieux qui favorisent la dévotion est plus particulière. Je veux parler de certains endroits, déserts ou autres, peu importe, où Dieu a coutume d'accorder quelques faveurs spirituelles très élevées à quelques âmes choisies. Aussi, arrive-t-il d'ordinaire que celui qui a reçu une faveur à cet endroit sent que son coeur y est porté; il éprouve parfois le désir le plus vif et le plus véhément d'y retourner. Sans doute, quand il y retourne, il ne se trouve pas impressionné comme avant, car il ne dépend pas de lui de recevoir de pareilles faveurs. Dieu les accorde quand il veut, à qui il veut et où il veut; il n'est pas lié au lieu, ni au temps, ni à la libre volonté de celui à qui il les accorde. Néanmoins, si l'âme est détachée de tout sentiment égoïste, il est bon qu'elle retourne quelquefois à ce lieu pour prier, et cela pour trois raisons. La première, c'est que si Dieu, comme nous l'avons dit, n'est pas lié à tel endroit, il semble bien que c'est là qu'il a voulu être loué par cette âme, lorsqu'il a daigné lui accorder cette faveur. La seconde, c'est que l'âme se rappelle mieux là quelle reconnaissance elle doit à Dieu pour le bienfait qu'elle y a reçu. La troisième, c'est que par ce souvenir l'âme se sent portée davantage à la dévotion. Telles sont les trois raisons pour lesquelles il est bon qu'elle y retourne. Mais elle ne s'imaginera pas que Dieu soit obligé d'accorder en ce lieu des faveurs qu'il ne pourrait accorder ailleurs. Car le lieu le plus convenable pour Dieu c'est l'âme, et ce lieu est plus apte à son action divine que tout lieu corporel. Ainsi nous lisons dans la sainte Écriture qu'Abraham dressa un autel à l'endroit même où Dieu lui était apparu et que c'est là qu'il invoqua son saint Nom; et plus tard, à son retour d'Égypte, il passa par ce même chemin où Dieu lui était apparu; il y invoqua de nouveau le Seigneur sur ce même autel qu'il avait érigé (Gen. XXII, 8; XIII, 4). Jacob, de son côté, consacra le lieu où le Seigneur lui était apparu au sommet de l'échelle mystérieuse. Il y érigea une pierre sur laquelle il répandit l'onction sainte (Ibid. XXVIII, 13-18). Agar donna son nom à l'endroit où l'Ange lui était apparu, pour montrer quelle estime elle avait pour ce lieu, et elle dit ces paroles: « Assurément, j'ai vu ici l'ombre de celui qui me voit (Ibid. XVI, 13) ».

            Troisièmement, les lieux qui donnent de la dévotion sont ceux que Dieu choisit particulièrement pour y être invoqué et glorifié, comme le mont Sinaï où il a donné sa loi à Moïse (Ex. XXIV, 12), comme ce lieu qu'il a fixé à Abraham pour qu'il y immolât son propre fils (Gen. XXII, 12); comme le Mont Horeb où « Dieu commenda à Élie d'aller pour se montrer à lui (III Rois, XIX, 8) »; comme le mont Gargano dédié à saint Michel, qui apparut à l'évêque de Siponto et lui déclara qu'il était le gardien de ce lieu et voulait y voir érigée une église en l'honneur des saints Anges. La glorieuse Vierge Marie n'a-t-elle pas désigné à Rome par le prodige de la neige l'endroit où elle demandait un temple en son nom à Patrice? Le motif pour lequel Dieu choisit tel endroit plutôt qu'un autre pour y être loué, c'est son secret. Ce qui nous convient à nous autre de savoir, c'est que tous ces lieux sont pour notre avantage et que Dieu y écoute nos prières, comme partout d'ailleurs où nous le prions avec une foi vive. Cependant les endroits qui sont consacrés à sa gloire sont une occasion beaucoup plus favorable de voir exaucées nos prières, parce que l'Église nous les a signalés et dédiés dans ce but.

CHAPITRE XLII

ON PARLE DE PLUSIEURS MOYENS DONT UN

GRAND NOMBRE DE PERSONNES SE

SERVENT DANS LA PRIÈRE ET QUI

CONSISTENT DANS UNE FOULE

DE CÉRÉMONIES.

            Les joies inutiles et l'esprit imparfait d'attachement que l'on a pour ces lieux dont nous avons parlé peuvent êtres tolérables dans une certaine mesure chez beaucoup de personnes, parce qu'elles y vont avec un peu de bonne foi. Quant à cette ténacité que quelques-uns montrent pour une foule de cérémonies introduites par des gens peu éclairés et dépourvus de la simplicité de la foi, elle est insupportable. Laissons de côté pour le moment ces pratiques qui renferment des mots extraordinaires, des termes qui ne signifient rien, ou des choses non sacrées que les âmes ignorantes grossières et superstitieuses ont coutume de mêler à leurs prières; elles sont évidemment mauvaises; il y a péché à s'en servir; un grand nombre d'entre elles renferment un pacte occulte avec le démon; bien loin d'attirer la miséricorde de Dieu, elles provoquent sa colère. Aussi, je ne veux pas m'en occuper en ce moment.

            Mon but est de parler seulement de ces pratiques qui ne renferment point de superstition et dont font usage aujourd'hui un grand nombre de personnes en y mêlant une dévotion indiscrète. Elles attachent tant d'efficacité et apportent tant de crédulité à ces pratiques avec lesquelles elles veulent satisfaire leurs dévotions et réciter leurs prières, qu'elles s'imaginent que Dieu ne les écoutera pas si elles remarquent qu'elles en ont manqué un seul point ou une seule circonstance; tout cela est inutile, et Dieu ne l'aura pas pour agréable. Elles ont plus de confiance dans ces pratiques et cérémonies que dans ce qui constitue le fond de la prière, et elles ne craignent pas par là de manquer de respect à Dieu et de lui faire injure. Ainsi, par exemple, elles veulent que la messe soit célébrée avec tel nombre de cierges, ni plus ni moins, que le prêtre la dise de telle sorte, que ce soit à telle heure, ni plus tôt ni plus tard, tel jour, ni avant ni après, que les oraisons ou stations soient de tel nombre et à tel moment précis, qu'il y ait telles cérémonies ou postures, sans devancer ni retarder le moment fixé, que l'on ne fasse pas autrement, et que celui qui célébrera ait telles aptitudes ou telles qualités. On s'imagine que si la moindre circonstance de ce qui a été fixé vient à manquer, il n'y a rien de fait. Je ne parle pas de mille autres détails qui sont en usage. Mais ce qu'il y a de pire et d'intolérable, c'est que ces personnes veulent éprouver en quelque effet de ces pratiques et constater l'efficacité de leurs prières, aussitôt que seront terminées ces oraisons entourées de tant de cérémonies. Tout cela n'est rien moins que tenter Dieu et lui déplaire profondément. Aussi Dieu permet-il parfois au démon de tenter ces personnes, et de leur faire sentir et connaître des choses qui sont très opposées à leur avantage spirituel. C'est là un juste châtiment de l'attachement que ces personnes ont pour leur pratiques: elles désirent voir se réaliser ce qu'elles prétendent, et non ce que Dieu veut; et, comme elles ne mettent pas en Dieu toute leur confiance, elles ne retireront jamais de profit de leurs pratiques religieuses.

CHAPITRE XLIII

MANIÈRE DONT IL FAUT DIRIGER VERS DIEU,

PAR L'INTERMÉDIAIRE DE CES

DÉVOTIONS, LA JOIE ET LA FORCE DE LA VOLONTÉ.

            Nous déclarons à ces personnes dont nous venons de parler que plus elles attachent d'importance à leurs cérémonies, moins elles ont de confiance en Dieu; aussi n'obtiendront-elles jamais de lui ce qu'elles désirent. Il y en a aussi quelques-unes qui agissent plus dans le but de favoriser leurs prétentions personnelles que de procurer la gloire de Dieu. Sans doute, elles savent bien que la chose se réalisera si tel est le bon plaisir de Dieu, et qu'elle ne s'accomplira pas dans le cas contraire; néanmoins, vu l'attachement à leur propre volonté et la complaisance qu'elles y mettent, elles multiplient toutes sortes de prières pour arriver à leur but. Elles feraient bien mieux de les diriger à des choses qui sont plus importantes pour elles, comme une grande pureté de conscience, une application sérieuse à l'affaire du salut, et de mettre au second rang toutes les autres demandes qui ne tendent pas à ce but. De la sorte elles obtiendraient ce qui leur est le plus indispensable; mais en même temps tout ce qui leur serait utile leur serait accordé, sans qu'elles le demandent, beaucoup mieux et plus tôt que si elles y avaient apporté toute leur dévotion. C'est là d'ailleurs ce que Notre-Seigneur a promis quand il a dit dans l'Évangile: « Cherchez tout d'abord et surtout le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît (Mat, VI, 33). » Tel est le désir, telle est la demande qu'il a pour le plus agréable. Voulons-nous voir se réaliser les désirs de notre coeur, il n'y a pas de meilleur moyen de réussir que de lui demander surtout ce qui est conforme à son bon plaisir. Il nous accordera alors non seulement ce que nous lui demandons, c'est-à-dire le salut, mais encore ce qu'il juge convenable et bon pour nous, alors même que nous ne le demandions pas. C'est là ce que David nous donne bien à comprendre, quand il nous dit au psaume: « Le Seigneur est proche de ceux qui l'invoquent, de ceux qui l'invoquent en vérité (Ps. CXLIV, 18). » Or, ceux-là l'invoquent en vérité qui lui demandent les grâces de l'ordre le plus élevé, comme celle du salut éternel. C'est d'eux, en effet, qu'il est dit: « Le Seigneur accomplira la volonté de ceux qui le craignent, il exaucera leurs suppliques et il les sauvera, parce qu'il est le gardien de ceux qui l'aiment (Ps. CXLIV, 19-20). » Ainsi donc, quand David dit que Dieu est proche, il ne signifie pas autre chose si ce n'est que Dieu tient à satisfaire leurs désirs et à leur accorder même ce qu'ils ne songeaient pas à demander. Voilà pourquoi on lit que Salomon ayant demandé une chose qui était agréable à Dieu, c'est-à-dire la sagesse pour gouverner son peuple selon la justice, Dieu lui répondit: « Puisque tu as préféré la sagesse à tous les autres biens, que tu ne m'as point demandé la victoire sur tes ennemis ni leur mort, ni les richesses, ni une longue vie, je te donne non seulement la sagesse que tu as demandée afin que tu gouvernes mon peuple selon la justice, mais encore ce que tu ne m'as point demandé, c'est-à-dire les richesses, les biens de ce monde, la gloire, à un tel degré que jamais un roi ni avant ni après toi ne pourra t'être comparé (II Par. I, 11-12) ». Dieu fut fidèle à sa promesse. Il établit si bien la paix avec ses ennemis d'alentour, qu'il les obligea à lui payer tribut et à ne plus l'inquiéter.

            Nous lisons le même fait dans la Genèse. Dieu avait promis à Abraham de multiplier les descendants de son fils légitime et de les lui donner aussi nombreux que les étoiles du firmament; c'est là ce qu'avait demandé Abraham. Mais Dieu ajouta: « Je multiplierai aussi les descendants du fils de l'esclave, parce qu'il est également ton fils (Gen. XXI, 13). »

            Ainsi donc, quand nous prions, nous devons aller à Dieu avec toute l'énergie et toute la joie de notre volonté, sans chercher à nous appuyer sur des cérémonies d'invention tout humaine qui ne sont pas en usage dans l'Église catholique et ne sont pas approuvées par elle. Laissons le prêtre célébrer la messe selon le mode et la manière qui lui sont commandés, car c'est à l'Église qu'il obéit; c'est d'elle qu'il a reçu les rites qu'il doit suivre. Ne cherchons pas de nouvelles cérémonies, comme si nous avions lus de sagesse que l'Esprit-Saint et l'Église qu'il inspire. Et si en suivant cette voie toute simple nous ne sommes pas exaucés, soyons assurés que nous ne le serons pas, non plus, quelle que soit la multiplicité de nos inventions. Telle est la nature de Dieu que si nous nous conformons à sa volonté, nous faisons de lui ce que nous voulons. Mais si nous le prions d'après nos vues personnelles, il est inutile de lui parler. Quant aux autres cérémonies qui regardent la prière ou certaines dévotions, nous ne chercherons point à attacher notre coeur à des rites ou manières de prier qui diffèrent de ce que nous ont enseigné le Christ et son Église.

            Il est évident que lorsque les disciples demandèrent à Notre-Seigneur de leur enseigner à prier (Luc, XI, 1-sv.), il a dû leur dire tout ce qu'il fallait pour être exaucés du Père Éternel, dont il connaissait parfaitement la volonté. Or, il ne leur a enseigné que les sept demandes du Notre Père, où est contenue l'expression de toutes nos nécessités corporelles et spirituelles. Il ne leur enseigna nullement une foule de prières et de cérémonies. Au contraire, il leur dit dans une autre circonstance: « Lorsque vous prierez, veillez à ne pas dire beaucoup de paroles, parce que votre Père céleste sait très bien ce qui vous est utile (Mat. VI, 7-8). » La seule chose qu'il leur recommanda avec les plus vives instances, c'est de persévérer dans la prière, c'est-à-dire dans la récitation du Notre Père. Car, il a aussi dit: « Il faut prier toujours et ne jamais cesser de prier (Luc, XVIII, 1). » Toutefois, il ne nous a pas enseigné à varier nos demandes, mais à redire souvent la même prière avec ferveur et attention. Car, je le répète, ces demandes du Notre Père renferment tout ce qui est conforme à la volonté de Dieu et à notre avantage. Voilà pourquoi quand le divin Maître s'adressa par trois fois au Père Éternel, il répéta chaque fois la même parole du Notre Père, comme le marquent les Évangélistes: « Mon Père, s'il faut que je boive ce calice, que votre volonté soit faite (Mat. XXVI, 42) ».

            Quant aux cérémonies que nous devons suivre à la prière, elles se réduisent à l'une ou à l'autre de ces deux méthodes: ou bien nous devons nous retirer dans le secret de notre demeure, et là, loin de tout bruit et en toute liberté, nous pouvons le prier avec un coeur plus pur et plus dégagé, comme il nous l'enseigne lui-même par ces paroles: « Lorsque vous prierez entrez dans votre demeure, fermez-en la porte et priez (Ibid. VI, 6). » Ou bien, si nous ne prions pas dans notre demeure, recherchons les lieux solitaires, comme il le faisait lui-même, pour y prier au temps le plus favorable et le plus silencieux de la nuit. Ainsi donc il n'y a aucun motif de signaler tel temps, ou tel jour, et de regarder l'un comme plus favorable que l'autre pour nos dévotions. Nous ne devons pas, non plus, employer d'autres manières de prier, formules ou paroles équivoques, mais suivre seulement celles de l'Église avec le rite qu'elle emploie, et qui toutes se réduisent à ce que nous avons dit du Notre Père.

            Je ne condamne pas pour cela, mais j'approuve au contraire l'usage qu'ont certaines personnes de faire quelquefois des dévotions à tel jour déterminé, comme des neuvaines ou exercices de ce genre. Ce que je condamne, c'est l'importance donné à telle cérémonie déterminée et à la manière d'accomplir ces actes de piété. Voyez ce que fit Judith. Elle reprocha aux habitants de Béthulie d'avoir limité à Dieu le temps où ils attendaient de sa main la miséricorde. « Ce n'est pas là, dit-elle, le moyen d'attirer sa clémence, mais plutôt celui d'exciter son indignation (Jud. VIII, 12).

CHAPITRE XLIV

ON TRAITE DU SECOND

GENRE DE BIENS PARTICULIERS DANS

LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE

UNE CERTAINE COMPLAISANCE.

            La seconde sorte de biens particuliers et agréables dans lesquels la volonté peut mettre une vaine complaisance, comprend les biens qui nous invitent et nous stimulent à servir Dieu: nous les appelons provocatifs. Ils s'agit des prédications; et nous pouvons les considérer sous un double aspect: celui qui concerne les prédicateurs, et celui qui regarde leurs auditeurs. Car, il ne manque pas de conseils à leur donner aux uns et aux autres sur la manière dont ils doivent élever vers Dieu les joies qu'ils éprouvent dans leur coeur.

            Parlons tout d'abord du prédicateur. S'il veut être utile aux fidèles et ne point se laisser follement aller à une vaine complaisance et à la présomption, il doit considérer que la prédication est un exercice où l'esprit a plus de part que la parole. S'il est vrai que la parole en est la moyen extérieur, sa force et son efficacité dépendent tout entières de l'esprit intérieur. Voilà pourquoi, quelque élevée que soit la doctrine prêchée, quelques belles qu'en soient les pensées, quelque sublime que soit le style dont elles sont revêtues, tout cela ne produira d'ordinaire qu'un résultat proportionné à l'esprit intérieur de celui qui prêche. Sans doute, la parole de Dieu est efficace par elle-même, comme le dit David: « Il donnera à sa voix une vertu et une force (Ps. LXVII, 34). » Or, le feu a, lui aussi, par lui-même une vertu, celle de brûler, et cependant il ne brûle pas, tant que le sujet n'y est pas disposé. De même, pour que la prédication produise son effet, deux dispositions sont nécessaires: l'une dans le prédicateur, l'autre dans l'auditeur; et d'ordinaire l'effet est en rapport avec la disposition de celui qui prêche. Voilà pourquoi on dit: Tel est le maître, tel est généralement le disciple. Aussi nous lisons dans les Actes des Apôtres que les sept fils de Scéva, prince des prêtres juifs, se mirent à conjurer les démons avec la même formule que saint Paul, mais le démon les brava et leur dit: « Je connais Jésus, et je connais Paul; mais vous, qui êtes-vous? (Act. XIX, 15) » Et se précipitant sur eux, il les mit à nu et les couvrit de plaies. Tout cela arriva parce que ces hommes n'avaient pas les qualités requises, et non parce que le Christ voulait les empêcher de chasser les démons en son nom. Nous lisons, en effet, qu'un jour les Apôtres rencontrèrent un homme qui, n'étant pas du nombre des disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chassait un démon en son nom; et, comme ils s'y opposaient, le Sauveur leur dit: « Ne l'en empêchez pas, parce que si quelqu'un opère des prodiges en mon nom, il ne pourra pas se mettre immédiatement après à parler mal de moi (Marc, IX, 39) ».

            Mais il a en horreur ceux qui enseignent la loi divine sans l'observer, et qui prêchent la vertu sans la pratiquer. Voilà pourquoi le Seigneur nous dit par saint Paul: « Tu instruis les autres, et tu ne t'instruis pas toi-même! Tu prêches qu'il ne faut pas voler, et tu voles! (Rom. II, 21) » L'Esprit-Saint nous dit par la bouche de David: « Dieu a dit au pécheur: Pourquoi proclamez-vous ma justice, et ne cessez-vous jamais de parler de ma loi, tandis que vous avez en horreur la conduite qu'elle commande et que vous méprisez mes paroles? (Ps. XLIX, 16-17) » Par là, il nous montre qu'il ne donnera pas à ces hommes les dons qui sont nécessaires pour produire le bien.

            Aussi nous voyons d'ordinaire que plus la vie du prédicateur est sainte, autant que nous pouvons en juger sur la terre, plus est abondant le fruit qu'il produit, alors même que son style serait vulgaire, sa doctrine pauvre et ses pensées communes. L'esprit de vie dont il est animé communique sa chaleur. Un autre au contraire ne produit que peu de fruits, malgré la perfection de son style et la profondeur de sa doctrine.

            Sans doute un bon style, de beaux gestes, une doctrine solide, une diction parfaite, touchent et font plus d'effet, s'ils sont accompagnés d'une sainte vie; mais, sans elle les sens auront beau être flattés et l'intelligence satisfaite, la volonté n'en retirera que très peu de piété ou de ferveur, ou même n'en retirera nullement; l'âme d'ordinaire se trouve aussi faible et aussi lâche dans la pratique de la vertu qu'elle l'était précédemment, malgré toutes les merveilles si merveilleusement dites de l'orateur, qui n'ont servi qu'à flatter l'oreille, comme un concert de musique, ou un son de cloches harmonieux; l'âme, je le répète, ne sort pas de son ornière; elle est au même point après qu'elle l'était avant, et pareille éloquence n'a pas la vertu de ressusciter les morts et de les faire sortir du tombeau. Peu importe donc qu'on entende une parole plus harmonieuse qu'une autre, si elle ne stimule pas plus que l'autre à la pratique de la vertu. On a dit des merveilles, soit; mais elles s'oublient promptement, dès lors qu'elles n'ont pas porté le feu sacré dans la volonté. Non seulement l'impression agréable que de telles paroles excitent dans les sens ne produit par elle-même que peu de fruit, mais elle empêche l'enseignement d'arriver à l'esprit; et tout se borne à faire l'éloge de la forme et les accessoires dont la prédication est revêtue. On loue telle ou telle qualité du prédicateur, et on le suit plutôt à cause des qualités de son éloquence qu'à cause de l'amendement qu'on en retire. Telle est la doctrine que saint Paul fait admirablement comprendre quand il dit aux Corinthiens: « Quant à moi, mes frères, lorsque, je suis venu vers vous, je ne suis point venu vous prêcher le Christ avec tout l'apparat de la science et de la sagesse; ma parole et ma prédication n'avaient point pour ressources l'éloquence et la sagesse des hommes, mais toute leur efficacité venait de l'Esprit-Saint et de la vertu de Dieu (I Cor. II, 1-4 ; N.B. : Les fragments que le P. Gérard a ajoutés à la Montée du Carmel, et dont il fait les ch. XLV et XLVI, ne peuvent être considérés comme la continuation de ce livre. Ils sont la reproduction d'une longue et admirable lettre adressée par le Saint à un religieux, son fils spirituel. P. Silverio t. II, p. 358). » Sans doute l'intention de l'Apôtre et la mienne ne sont pas de condamner ici le beau style, l'éloquence, le langage noble, toutes choses qui favorisent beaucoup la prédication comme d'ailleurs toutes les affaires, car un beau langage ou une parole habile relève et gagne même les causes qui étaient perdues et désespérées, tandis qu'une parole maladroite ruine et perd les meilleurs causes.

FRAGMENT I

 (CHAPITRE XLV, ÉDITION P. GÉRARD)

ON PARLE DE LA PREMIÈRE AFFECTION DE LA

VOLONTÉ ET ON MONTRE COMMENT

AUCUN OBJET INFÉRIEUR À NOS

TENDANCES NE PEUT ÊTRE UN MOYEN

D'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU PAR LA VOLONTÉ.

            La première des passions de l'âme et affections de la volonté, c'est la joie. La volonté la cause toujours dans l'âme, lorsque les objets se présentent à elle comme bons, convenables, pleins de suavité et d'attrait, ou parce qu'ils semblent beaux, agréables, délicieux ou splendides. C'est d'après cela que la volonté se porte vers eux, les désire et y met sa complaisance quand elle les possède, craint de les perdre et se désole quand elle les a perdus. Ainsi donc, selon la passion de la joie, l'âme s'inquiète et se trouble.

            Pour détacher cette passion de tout ce qui n'est pas Dieu, il faut savoir que tout ce dont peut se réjouir d'une manière particulière la volonté est pour elle suave et agréable; or cet objet suave et agréable, quel qu'il soit, dont elle fait sa joie et ses délices n'est pas Dieu. Dieu, en effet, qui ne peut être perçu par aucune des autres puissances, ne peut l'être non plus par les penchants et les goûts de la volonté, car sur cette terre l'âme ne pouvant goûter Dieu d'une manière essentielle, toutes les suavités et délices qu'elle peut savourer, si élevées qu'elles soient, ne peuvent être Dieu.

            De plus, la volonté ne peut goûter et désirer d'une manière particulière tel ou tel objet qu'autant qu'elle en a la connaissance. Or comme elle n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est, et qu'elle ne l'a pas connu par quelque appréhension de ses puissances, elle ne peut pas savoir comment il est, ni ce que c'est que de le goûter. Ses puissances sont incapables de le goûter et de le désirer. Il est au-dessus de toute sa capacité. Il est donc clair qu'aucune de ces choses particulières où elle met sa joie n'est Dieu; voilà pourquoi, si elle veut s'unir à lui, elle doit faire le dénûment dans ses puissances et se détacher de toutes les joies particulières qui pourraient lui venir d'en haut ou d'en bas, car si la volonté peut d'une certaine manière comprendre Dieu et s'unir à lui, ce n'est pas par un moyen appréhensif de ses puissances, mais par l'amour. Or comme ni les délices ni la suavité ni les joies perçues par la volonté ne sont l'amour, il en résulte qu'aucun de ces sentiments agréables ne peut être un moyen proportionné pour l'union de l'âme à Dieu; il faut l'opération de la volonté elle-même, opération qui est toute différente de son sentiment. Par l'opération, elle s'unit à Dieu et son terme, c'est l'amour, mais ce n'est pas l'effet du sentiment ou de l'appréhension de sa tendance qui s'arrête à l'âme comme à son but et à son terme.

            Les sentiments peuvent servir seulement de motifs pour aimer, si la volonté veut aller de l'avant; mais, là s'arrête leur rôle. Voilà pourquoi les sentiments de joie par eux-mêmes ne dirigent pas l'âme vers Dieu; ils la fixent plutôt en eux-mêmes. Seule l'opération de la volonté, qui est d'aimer Dieu, place l'âme en lui; elle laisse loin derrière elle toutes les créatures, et aime Dieu au-dessus de tout. Par conséquent, si quelqu'un se met à aimer Dieu non à cause du plaisir qu'il y éprouve, c'est qu'il laisse de côté cette suavité et met son amour en Dieu, lequel n'est pas sensible. S'il mettait avec advertance son amour dans la suavité et le goût qu'il ressent, ce serait le mettre dans la créature ou ce qui la concerne, et prendre ce qui n'est qu'un moyen pour la fin et le terme; par conséquent, l'oeuvre de la volonté serait vicieuse. Dès lors que Dieu est incompréhensible et inaccessible, il ne faut pas que la volonté, pour mettre son opération d'amour en Dieu, la place dans ce que sa tendresse peut toucher ou saisir, mais dans ce que qu'elle ne peut comprendre ni atteindre. De la sorte l'âme aime d'une manière certaine et en réalité au goût de la foi; elle fait le vide et la nuit dans tout ce qu'elle est capable de percevoir par les sens, l'entendement fait de même par rapport à toutes ses connaissances et sa foi monte au-dessus de tout ce qu'on peut comprendre.

FRAGMENT II

 (CHAPITRE XLVI, ÉDITON P. GÉRARD)

LA VOLONTÉ, POUR ARRIVER À L'UNION DIVINE,

DOIT NÉCESSAIREMENT ÊTRE

DÉTACHÉE DE SES TENDANCES NATURELLES.

            Il serait bien insensé, celui qui étant privé des suavités et délices spirituels s'imaginerait que pour ce motif Dieu va lui manquer, ou que les ayant, il jouit de Dieu et s'imagine le posséder; mais il le serait davantage encore s'il allait chercher ces suavités en Dieu et s'il s'y complaisait. Et en effet, il n'irait plus à la recherche de Dieu avec une volonté qui a pour fondement le dénuement de la foi, mais avec une volonté qui s'attache au goût spirituel, c'est-à-dire à quelque chose de créé, et par conséquent il suivrait ses inclinations; il n'aimerait pas Dieu purement et au-dessus de tout, c'est-à-dire en mettant en lui toute la force de la volonté. Car, lorsqu'il s'attache à la créature et par ses tendances, il ne s'élève pas au-dessus d'elle pour arriver à Dieu, dès lors que Dieu est inaccessible. Il est impossible, en effet, que la volonté puisse arriver aux suavités et délices de l'union divine, sans que la tendance soit détachés de tous les goûts particuliers. C'est ce que signifie cette parole du Psalmiste: Dilata os tuum, et implebo illud (Ps. LXXX, 11: Ouvre ta bouche et je la remplirai). Cette tendance, c'est comme la bouche de la volonté qui s'ouvre quand elle n'est pas occupée à savourer quelques délices, car lorsque la tendance se porte vers un objet, par le fait même la volonté se ferme. Mais en dehors de Dieu tout est étroit; la volonté doit donc tenir sa bouche toujours ouverte à Dieu, avoir sa tendance sevrée de tout mets, afin que Dieu puisse la combler elle-même de son amour et de ses délices; elle se tiendra dans la faim et la soif de Dieu seul, sans chercher de satisfaction personnelle; car ici-bas elle ne saurait goûter Dieu tel qu'il est. Ce qu'elle peut goûter, si elle a le désir de quelque chose, serait encore un obstacle à cet amour. Tel est l'enseignement d'Isaïe, quand il nous dit: « Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. (Is. LV, 1-2). » Par ces paroles il invite ceux qui ont soif de Dieu seul, et sont détachés de leurs tendances, à s'abreuver aux eaux divines en s'unissant à Dieu. Or comme la joie se soutient par cette bouche de la volonté, c'est-à-dire par la tendance, nous parlerons des différentes sortes d'aliments qu'elle peut goûter, et nous la détacherons de chacun d'eux. Il faut sevrer cette bouche de toute nourriture sensible, pour qu'elle n'ait plus faim que de la volonté de Dieu, en tant qu'il est au-dessus de toute compréhension.

 

 

Date de dernière mise à jour : 2019-10-12

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