Passioniste de Polynésie

La vive flamme d'amour St Jean de la croix

JeandelacroixLA VIVE FLAMME D'AMOUR

EXPLICATION

DES STROPHES QUI TRAITENT

DE L'UNION TRÈS INTIME ET TRÈS

NOBLE DE L'ÂME AVEC DIEU ET DE

SA TRANSFORMATION EN LUI, COMPOSÉE

PAR LE PÈRE JEAN DE LA CROIX SUR

DEMANDE DE DONA ANNE DE

PEGNALOSA. LORSQU'IL ÉTAIT

EN ORAISON, EN 1584.

PROLOGUE

            J'ai éprouvé quelque répugnance, très noble et sainte dame, à vous donner l'explication de ces quatre strophes que vous m'avez demandé. Il s'agit, en effet, de choses tellement intérieures et spirituelles que nous n'avons généralement pas de termes pour les exprimer, car le spirituel est au-dessus du sens; aussi est-il difficile de dire quelque chose de la substance de ce qui est spirituel si l'on n'en est pas profondément pénétré. Comme il y en a bien peu en moi, j'ai différé d'en parler jusqu'à ce jour où le Seigneur, ce me semble, m'en a donné quelque connaissance et quelque étincelle. Il l'a fait, sans doute, pour répondre à votre pieux désir. Comme ces strophes ont été composées pour votre dévotion, Sa Majesté veut peut-être aussi qu'elles soient commentées pour vous. Cette pensée m'encourage, car je sais très bien que moi même je ne puis rien dire de bon en quoi que ce soit et surtout dans des questions si élevées et si substantielles. Voilà pourquoi il ne faudra m'attribuer de cet écrit que ce qu'il contiendra de mauvais ou d'erroné. Je le soumets donc complètement aux personnes plus éclairées que moi, ainsi qu'au jugement de notre sainte Mère l'Église catholique, romaine, dont les lois, quand on les suit, nous préservent de toute erreur.

            Cela dit, je déclare que je m'appuierai sur la Sainte Écriture; mais il demeure bien entendu que tout ce que je dirai sera aussi éloigné de la réalité qu'une peinture l'est de l'objet vivant qu'elle représente. Je vais donc me hasarder à dire ce que je saurai.

            Il ne faut pas s'étonner que Dieu accorde des grâces si élevées, si sublimes et si extraordinaires à des âmes qu'il veut combler de délices. Car, lorsque nous considérons qu'il est Dieu et qu'il les accorde en tant que Dieu, avec un amour infini et une bonté sans borne, nous n'y trouverons rien de déraisonnable. Il a dit: « Si quelqu'un m'aime, le Père, le Fils et le Saint-Esprit viendront en lui et y établiront leur demeure » (Jean, XIV, 23). Cela a lieu quand il fait vivre l'âme de la vie divine et demeurer dans les trois adorables Personnes, comme l'âme le donne à entendre dans ces strophes. Sans doute, dans les strophes que nous avons précédemment expliquées, nous avons parlé du plus haut degré de perfection auquel on puisse arriver en cette vie, c'est-à-dire, de la transformation en Dieu, néanmoins les strophes présentes parlent d'un amour plus noble et plus perfectionné dans ce même état de transformation. Il est vrai, dans celles-ci, comme dans celles-là, il s'agit d'un même état de transformation qui, en tant que tel, ne peut être dépassé, mais, comme je l'ai dit, cet état peut, avec le temps et avec la pratique des vertus, se perfectionner et s'enraciner beaucoup plus dans l'amour. Voyez ce qui arrive quand le feu a pénétré le bois: il le transforme en lui-même et se l'unit; puis, si ce feu devient plus intense et qu'il continue, il rend ce bois plus incandescent et plus enflammé, jusqu'à ce qu'enfin ce bois, devenu feu à son tour, lance des étincelles et des flammes. Telle est l'image de ce qui se passe ici. L'âme donne à entendre qu'elle est déjà, dans ce degré de transformation, tout embrasée; elle est déjà si transformée et si ennoblie intérieurement dans le feu d'amour que non seulement elle est unie à ce feu, mais que de plus elle lance elle-même de vives flammes. C'est là ce qu'elle ressent, aussi l'exprime-t-elle dans ces strophes avec une douceur d'amour intime et délicate, tandis qu'elle se consume dans sa propre flamme; mais elle y exalte certains effets qui en découlent.

            Je vais exposer ces strophes par ordre, comme je l'ai fait pour les précédentes. Je les donnerai d'abord toutes ensemble; aussitôt après je répéterai chacune d'elles et l'expliquerai en peu de mots; puis, reprenant chaque vers de la strophe, j'en donnerai une explication à part (d'après le ms. 17-950 de la Bibl. Nat. de Madrid, il y aurait ici la signature du saint: frère Jean de la Croix, carme déchaussé).

STROPHES

COMPOSÉES PAR L'ÂME

DANS SON INTIME COMMUNION  AVEC DIEU.

I

Ô vive flamme d'amour,

Comme vous me blessez avec tendresse

Dans le centre le plus profond de mon âme!

Puisque vous ne me causez plus de chagrin,

Achevez votre oeuvre, si vous le voulez bien,

Déchirez la toile qui s'oppose à notre douce rencontre.

II

Ô brûlure suave,

Ô plaie délicieuse,

Ô douce main, ô touche délicate,

Qui a la saveur de la vie éternelle

Qui paye toute dette!

Qui donne la mort et change la mort en vie.

III

Ô lampes de feu

Dans les splendeurs desquelles

Les profondes cavernes du sens,

Qui était obscur et aveugle,

Donnent avec une perfection extraordinaire

Chaleur et lumière, tout à la fois, à leur Bien-Aimé.

IV

Avec quelle douceur et quel amour

Vous vous réveillez dans mon sein,

Où vous demeurez seul en secret

Et avec votre aspiration savoureuse

Pleine de biens et de gloire

Quelle délicatesse vous mettez à m'embraser d'amour!

STROPHE PREMIÈRE

Ô vive flamme d'amour,

Comme vous me blessez avec tendresse

Dans le centre le plus profond de mon âme!

Puisque vous ne me causez plus de chagrin,

Achevez votre oeuvre, si vous le voulez bien,

Déchirez la toile qui s'oppose à notre douce rencontre.

EXPLICATION

            L'âme se voit tout embrasée d'amour par cette union divine où elle est parvenue. Son palais est tout baigné de gloire et d'amour. L'intime même de sa substance ne répand rien moins que des fleuves de gloire; elle surabonde de délices, et de son sein jaillissent ces fleuves d'eau vive que le Fils de Dieu déclare réservés à de pareilles âmes (Jean, VII, 38). Dès lors qu'elle a été transformée en Dieu avec une force si extraordinaire, qu'elle est devenue sa propriété d'une façon si profonde, qu'elle est si richement parée de dons et de vertus, il lui semble qu'elle est tellement proche de la béatitude qu'elle n'en est plus séparée que par une toile légère et délicate. Elle voit cette flamme délicate d'amour dont elle brûle la glorifier pour ainsi dire d'une manière suave et forte; chaque fois qu'elle en est absorbée et investie, il lui semble qu'elle va lui ouvrir la porte de la gloire et de la vie éternelle en brisant la toile de cette vie mortelle. Il en manque bien peu, en effet; mais, comme à cause de ce peu, elle n'achève pas encore d'avoir la gloire essentielle, elle supplie avec les plus vifs désirs la flamme qui symbolise l'Esprit-Saint de mettre fin à cette vie mortelle par cette douce rencontre: c'est alors qu'il achèvera en vérité de lui communiquer ce qu'il semblait toujours sur le point d'accomplir et la glorifiera d'une manière entière et parfaite. Aussi s'écrie-t-elle:

Ô vive flamme d'amour!

            L'âme voulant exalter ses sentiments et son estime pour les faveurs dont elle parle se sert dans chacune des quatre strophes des exclamation Ô et Combien qui signifient toute l'ardeur de son amour; chaque fois qu'elle les prononce, elle donne à entendre que ses sentiments intérieurs sont beaucoup plus profonds qu'elle ne peut l'exprimer par le langage. Elle emploie l'exclamation Ô pour que l'on soit bien persuadé de l'intensité de ses désirs et de ses prières; c'est pour obtenir ce double effet qu'elle s'en sert dans cette strophe. Elle y exalte et y manifeste son grand désir, et elle conjure l'amour de la détacher de la chair mortelle.

            Cette flamme d'amour est l'esprit de son Époux, c'est-à-dire l'Esprit-Saint. Elle le sent en elle-même comme un feu qui, non seulement la consume et la transforme en un suave amour, mais qui, de plus, brûle en elle, et, comme je l'ai dit, lance des flammes; cette flamme, chaque fois qu'elle jaillit, baigne de gloire l'âme elle-même et lui confère un rafraîchissement de vie éternelle. Telle est l'opération du Saint-Esprit dans l'âme transformée en amour; elle produit des actes intérieurs qui jettent des flammes et sont tout brûlants d'amour; la volonté s'y unissant aime d'une manière très élevée, parce qu'elle est transformée en amour avec cette flamme. Voilà pourquoi ces actes d'amour sont du plus haut prix (le ms. de Burgos met le mot purissimos: sont très purs). Un seul d'entre eux a plus de mérite et de valeur que tout ce qu'elle a pu faire de plus grand dans toute sa vie avant sa transformation. La différence qui existe entre l'habitude et l'acte se retrouve dans la transformation en amour et la flamme d'amour. Il en est de même du bois enflammé qui diffère de la flamme, car la flamme est un effet du feu dont il brûle. Aussi pouvons-nous dire de l'âme qui est dans cet état de transformation d'amour, qu'elle a contracté l'habitude même de l'amour; elle est semblable au bois qui est toujours incandescent; ses actes sont des flammes qui jaillissent du feu de l'amour et s'élancent avec d'autant plus de force que le feu de l'union est plus intense. C'est dans ces flammes que s'unissent et s'élèvent les actes de la volonté quand elle est ravie et absorbée par la flamme de l'Esprit-Saint. Elle agit comme l'Ange qui s'éleva vers Dieu dans la flamme du sacrifice de Manué (Jug. XIII, 20). Aussi, lorsque l'âme est en cet état, elle ne peut produire des actes par elle-même; c'est l'Esprit-Saint qui les produit tous ou qui la porte à les produire. Dès lors qu'elle est divinisée et mue par Dieu, tous ses actes sont divins. Chaque fois que cette flamme s'élance et provoque en elle un amour plein de suavité et de force divine, il lui semble qu'on lui donne à goûter la vie éternelle, car elle est élevée à agir comme Dieu et en Dieu. C'est là un langage, ce sont là des paroles que Dieu adresse aux âmes qui sont purifiées et sans tâche, quand il traite avec elles. Ses paroles sont tout embrasées d'amour, comme le dit David: Votre parole est tout embrasée (Ps. CXVIII, 140). Le prophète Jérémie a dit de même: Est-ce que ma parole n'est pas comme du feu? (Jér. XXIII, 29). Le Seigneur nous dit dans saint Jean: Mes paroles sont esprit de vie (Jean, VI, 64). Or, les âmes qui ont des oreilles pour les entendre sont, je le répète, celles qui sont pures et embrasées d'amour; mais celles dont le palais n'est pas sain, parce qu'elles se nourrissent de choses étrangères, ne peuvent en goûter l'esprit et la vie; elles en éprouvent au contraire du dégoût. Aussi, plus les paroles du Fils de Dieu étaient élevées, plus elles irritaient quelques-uns de ses auditeurs dont le coeur était impur. C'est là ce qui eut lieu quand il prêcha sa doctrine si pleine de suavité et d'amour sur la sainte Eucharistie et que beaucoup d'entre eux se retirèrent de lui (Jean, VI, 67). Mais ce n'est pas parce qu'ils n'ont point goûté ce langage que Dieu tient dans l'intime de l'âme qu'ils doivent s'imaginer que d'autres ne le goûteront pas non plus; car, dans la circonstance dont il s'agit, on nous raconte jusqu'à quel point saint Pierre en était ravi dans son coeur, quand il s'écria en s'adressant au Christ: Seigneur, à qui irions-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle! Quant à la Samaritaine, est-ce qu'elle n'oublia pas sa cruche et son eau, tant elle trouva de douceur dans les paroles du Fils de Dieu? (Jean, IV, 28). Or, cette âme se trouvant si près de Dieu qu'elle est transformée en cette flamme d'amour où le Père, le Fils et le Saint-Esprit lui sont communiqués, est-ce qu'ils serait incroyable qu'elle goûte quelque peu à la vie éternelle, quoique d'une façon imparfaite, à cause des conditions de la vie présente? Mais les délices dont elle est inondée sont tellement élevées que cet amour ardent que l'Esprit-Saint produit en elle lui donne déjà à savourer ce que sera la vie éternelle; aussi l'appelle-t-elle une vive flamme; ce n'est pas que cette flamme soit toujours ardente, mais parce que l'effet qu'elle produit est tel qu'il la fait vivre en Dieu spirituellement et sentir la vie de Dieu (et vivre la vie de Dieu, vivir vida de Dios, ms de Burgos) de la même manière que l'éprouvait David quand il dit: (Ps. LXXXIII, 3): Mon coeur et ma chair ont tressailli d'allégresse dans le Dieu vivant. Dieu est appelé vivant, non que ce fût nécessaire, puisqu'il l'est toujours, mais pour donner à entendre que l'esprit et le sens le goûtent d'une manière vive, une fois qu'ils sont devenus vivants en lui; c'est alors que l'on goûte le Dieu vivant; c'est là la vie en Dieu et la vie éternelle. David ne l'aurait pas appelé vivant s'il ne l'avait pas goûté d'une manière vive, bien qu'imparfaite, et s'il n'avait eu comme une vue de la vie éternelle. Or, l'âme sent Dieu si vivement dans cette flamme, et elle en jouit avec tant de saveur et de suavité, qu'elle s'écrie: Ô vive flamme d'amour!

Comme vous me blessez avec tendresse!

            C'est-à-dire comme la touche de votre amour est délicate! Cette flamme étant une flamme de vie divine, blesse l'âme avec une tendresse de vie divine; elle la blesse et l'attendrit d'une manière si profonde et si intime qu'elle se liquéfie en amour pour que s'accomplisse en elle ce que dit l'Épouse au livre des Cantiques (Cant. V, 6), qui éprouvait ces sentiments d'une façon si spéciale: Dès que l'Époux a fait entendre sa voix, mon âme s'est liquéfiée, tel est l'effet que la parole de Dieu produit dans l'âme.

            Mais comment peut-on dire que cette flamme blesse l'âme, dès lors qu'étant tout entière embrasée du feu de l'amour il n'y a plus rien en elle à blesser? Mais c'est une chose merveilleuse que l'amour; il n'est jamais en repos; il est au contraire toujours en mouvement, comme la flamme qui se porte toujours ici et là.

            Or l'amour, dont la nature est de blesser pour provoquer l'amour et communiquer ces délices, se trouve dans cette âme comme une vive flamme; aussi la blesse-t-il de ses traits embrasés les plus tendres et les plus délicats. Il est dans la joie et en fête pour montrer toutes ses industries et ses artifices, dès lors qu'il est dans le palais de l'amour et de ses noces. C'est ainsi que fit Assuérus pour son épouse Esther. Il lui témoigna ses bonnes grâces et lui montra tous ses trésors et la gloire de sa grandeur (Est. II, 18). De la sorte s'accomplit dans cette âme cette parole des Proverbes: Je me plaisais tous les jours à me jouer en sa présence, au milieu du monde, et mes délices sont d'être avec les enfants des hommes (Pro. VIII, 30), c'est-à-dire en me communiquant à eux. Aussi les blessures faites à l'âme sont-elles les jeux de sa sagesse éternelle; elles proviennent de flammes aux touches délicates qui par moments atteignent l'âme, car le feu de l'amour n'est jamais oisif. Aussi l'âme ajoute-t-elle: elles arrivent et me blessent

Dans le centre le plus profond de mon âme.

            C'est en effet dans la substance de l'âme, là où le sens et le démon ne peuvent pénétrer, que le Saint-Esprit célèbre cette fête de l'amour. Aussi est-elle d'autant plus sûre, substantielle et pleine de délices qu'elle est plus intérieure. Mais plus elle est remplie de délices et intérieure, plus elle est pure, et enfin plus elle est pure, plus aussi Dieu se communique abondamment, souvent et pleinement; par ailleurs, les délices comme les joies de l'âme et de l'esprit n'en sont que plus profondes. Dieu est l'auteur de tout; l'âme ne peut rien par elle-même. Déjà dans son état ordinaire elle ne peut rien sans le secours des sens corporels; mais bien qu'ici elle en soit complètement affranchie et très éloignée, elle n'a plus qu'à recevoir ce que Dieu opère en elle. Lui seul peut agir dans le fond et la partie intime de l'âme, sans l'aide de ses sens, et la mouvoir elle-même à l'action qu'il  accomplit. Ainsi tous les mouvements de l'âme sont divins; bien qu'ils soient de Dieu, ils sont également d'elle; car Dieu les accomplit, en elle avec elle; l'âme ne fait que lui remettre sa volonté et son consentement.

            Quand elle dit qu'elle a été blessée dans son centre le plus profond, l'âme donne à entendre qu'il y a d'autres centres qui ne sont pas aussi profonds; il convient d'expliquer comment cela peut être.

            Tout d'abord, nous devons savoir que l'âme, en tant que substance spirituelle, n'a ni haut, ni bas, ni partie plus profonde ou moins profonde, comme les corps soumis aux lois de la quantité. Elle n'est pas composée de parties; son intérieur ne diffère en rien de son extérieur; elle est complètement simple; et il n'y a pas en elle un centre profond et un autre moins profond, elle ne peut pas être plus éclairée d'un côté que de l'autre, comme le sont les corps physiques; si elle reçoit plus ou moins de lumière, elle la reçoit telle qu'elle se présente; comme l'air qui est plus ou moins lumineux, mais l'est d'une manière uniforme. Dans le langage ordinaire, nous appelons le centre le plus profond de l'âme le point extrême où peut parvenir son être, sa vertu, la force de son opération et de son mouvement, et qu'elle est incapable de dépasser. Ainsi en est-il du feu et de la pierre. Ils ont une vertu, un mouvement naturel et une force pour arriver au centre de leur sphère qu'ils ne peuvent dépasser, mais où ils ne manquent pas de parvenir et de rester, à moins d'en être empêchés par quelque obstacle. D'après cela, nous dirons que la pierre, quand elle est dans la terre, alors même que ce ne serait pas dans son centre le plus profond, est cependant dans son centre d'une certaine façon parce qu'elle est dans la sphère de son centre, de son activité et de son mouvement. Néanmoins, nous ne dirons pas qu'elle est dans son centre le plus profond, qui est le milieu même de la terre; elle garde toujours sa vertu, sa force et son inclination à descendre encore; et elle arriverait jusqu'à ce centre le plus profond et le dernier de tous, si on lui enlevait l'obstacle qu'elle a devant elle. Le jour où elle y arriverait, elle n'aurait plus par elle-même ni force ni inclination pour se mouvoir encore; dans ce cas, il faudrait dire qu'elle est parvenue à son centre le plus profond.

            Or le centre de l'âme, c'est Dieu; quand elle y arrive selon la capacité de son être, la force de son activité et de ses inclinations, elle est parvenue à son centre le plus profond et le dernier qu'elle puisse atteindre en Dieu. Il en sera ainsi lorsqu'elle aura employé toutes ses forces à le connaître, à l'aimer et à en jouir. Tant qu'elle n'a pas atteint ce haut degré, et elle ne l'atteint jamais dans cette vie mortelle, où elle est incapable d'arriver à Dieu avec toutes ses forces, elle peut être dans son centre qui est Dieu par la grâce et par la communication qu'il lui fait de lui-même, mais elle a encore la puissance de se mouvoir et de pénétrer plus avant dans ce centre; elle n'est pas complètement satisfaite. Bien qu'elle soit dans son centre, elle n'est pas encore parvenue à la partie la plus profonde de ce centre; et elle peut pénétrer davantage dans les profondeurs de Dieu.

            Il faut remarquer que l'amour est une inclination de l'âme, une force ou une faculté qu'elle possède pour aller à Dieu, c'est par l'amour qu'elle s'unit à lui; voilà pourquoi plus elle possède de degrés d'amour, plus elle pénètre dans les profondeurs de Dieu et se concentre en lui. Aussi pouvons-nous dire que, par les degrés d'amour que l'âme gravit, nous pouvons compter les degrés toujours plus intimes du centre divin où elle pénètre, car plus l'amour est ardent, plus aussi il est capable d'unir l'âme à Dieu; c'est de la sorte que nous pouvons comprendre cette parole du Fils de Dieu qui nous déclare que dans la maison de son Père il y a beaucoup de demeures (Jean, XIV, 2). Ainsi, pour que l'âme soit dans son centre qui est Dieu, il suffit, d'après ce que nous avons dit, qu'elle ait un degré d'amour; car un seul suffit pour qu'elle lui soit unie par la grâce; si elle en possède deux, elle s'unira à lui et s'enfoncera davantage en lui en pénétrant dans un autre centre plus intérieur; si elle en possède trois, elle avancera encore d'un degré de plus dans l'intimité de Dieu. Quand enfin elle arrivera au dernier degré, elle sera blessée jusqu'au plus intime d'elle-même par l'amour de Dieu. C'est alors qu'elle sera transformée et illuminée aussi complètement qu'elle en est capable dans son être, dans ses puissances et dans sa vertu, de telle sorte qu'elle est semblable à Dieu. C'est là ce qui se produit pour le cristal pur et sans tache quand il est investi de la lumière; plus il reçoit de lumière, et plus il la concentre en lui-même; il arrive même à recevoir une telle abondance de lumière qu'il semble transformé tout entier en lumière; on ne le distingue plus d'elle; tout ce qu'il a pu en recevoir est étincelant, il lui est devenu semblable.

            Quand donc l'âme nous déclare ici que la flamme d'amour l'a blessée dans son centre le plus profond, elle signifie que l'Esprit-Saint l'a blessée et l'a investie  dans tout ce qui est sa substance, sa vertu et sa force. En s'exprimant de la sorte, elle ne veut pas cependant nous signifier que cette union soit aussi substantielle et complète que dans l'autre vie, où l'on jouira de la vision béatifique de Dieu. Car si l'âme arrive en cette vie mortelle à ce haut état de perfection dont nous parlons, elle ne parvient pas et ne peut parvenir à l'état parfait de la gloire du ciel, bien que Dieu puisse en passant accorder quelque faveur de ce genre. L'âme, en se servant de ce langage, veut donner à entendre quelle surabondance de délices et de gloire elle éprouve par ces communications de l'Esprit-Saint; ces délices sont d'autant plus élevées et plus tendres qu'elle est plus fortement et plus substantiellement transformée et concentrée en Dieu. Or ce degré d'amour étant comme le plus élevé auquel on puisse atteindre ici-bas, bien que, je le répète, il ne soit pas aussi parfait qu'au ciel, l'âme l'appelle le centre le plus profond. Peut-être encore la charité, en tant qu'habitude, sera-t-elle aussi parfaite que dans l'autre vie, mais il n'en est pas de même de ses actes et de ses fruits, bien que les actes et les fruits de l'amour puissent devenir si parfaits en cet état qu'ils ressemblent à ceux de l'autre vie. Voilà pourquoi l'âme, s'imaginant qu'il en est ainsi, ne craint pas de dire ce qu'on n'ose dire que de la vie de la gloire, quand elle parle de ce qui se passe

Dans son centre le plus profond.

            Or, comme les choses rares et dont on a peu d'expérience excitent plus notre admiration et semblent moins croyables, comme celles de l'âme en cet état dont nous parlons, il s'en trouvera évidemment quelques-uns qui, faute de science et d'expérience, ne les croirons pas, ou les regarderont comme des exagérations ou s'imagineront qu'il ne s'agit pas d'une perfection aussi haute. Je leur réponds à tous que le Père des lumières dont le bras n'est pas raccourci se répand à profusion, sans acception de personnes partout où il trouve la place libre comme le rayon de soleil. Il se montre aux enfants des hommes par toutes les voies possibles de bon coeur, sans hésitation, tout heureux de trouver ses délices au milieu d'eux ici-bas. Nous ne devons donc pas regarder comme incroyable qu'une âme déjà éprouvée et purifiée par le feu des tribulations, des travaux et des tentations de diverses sortes, mais trouvée fidèle dans son amour, ne voie s'accomplir ici-bas en elle ce que le Fils de Dieu a promis quand il a dit: Si quelqu'un m'aime, les trois Personnes de la Très Sainte Trinité viendront en lui et y établiront leur demeure (Jean, XIV, 23). Cela veut dire que son entendement sera divinement éclairé par la Sagesse du Fils, que sa volonté sera remplie de délices par le Saint-Esprit et que le Père l'absorbera d'une manière puissante et forte dans l'abîme de sa tendresse. Or, s'il agit ainsi à l'égard de quelques âmes, comme c'est la vérité, il faut croire que celle dont nous parlons ne sera pas en retard pour recevoir les faveurs divines; car ce que nous racontons des opérations du Saint-Esprit en elle surpasse de beaucoup la communication et transformation d'amour dont il est question; ce dernier amour est comme un charbon ardent, l'autre, ainsi que nous l'avons dit, est comme un charbon tellement embrasé que non seulement il est tout en feu, mais qu'il lance de vives flammes. Et ainsi ces deux sortes d'union, l'union simple, et l'union toute embrasée d'amour sont d'une certaine manière semblables au feu divin qui, dit Isaïe, brûlait dans Sion, et à la fournaise divine qui brûlait dans Jérusalem (Is. XXXI, 9). Le premier signifiait l'Église militante, où le feu de la charité n'atteint pas son degré suprême, et le second signifiait la vision de paix, c'est-à-dire l'Église triomphante, où ce feu est comme une fournaise toute embrasée d'un amour parfait.

            Sans doute, l'âme n'est pas, nous le répétons, parvenue à cette perfection qu'il y a au ciel; mais, relativement à l'union ordinaire, que l'on compare au charbon qui brûle, elle est semblable à une fournaise embrasée; elle y jouit d'une vision d'autant plus remplie de paix, de gloire et de tendresse que sa flamme d'amour est plus claire et plus resplendissante. L'âme sent alors que cette vive flamme d'amour lui communique d'une manière souveraine tous les biens que l'amour divin apporte avec lui; voilà pourquoi elle s'écrie:

Ô vive flamme d'amour!

Comme vous me blessez avec tendresse!

            C'est comme si elle disait: Ô amour embrasé, comme vous me glorifiez avec délicatesse par vos élans pleins d'amour et pénétrez toute la capacité et la force de mon âme! Vous me donnez une intelligence divine d'après toute l'acuité et la capacité de mon entendement; vous me donnez un amour qui répond à toute la force de ma volonté; vous abreuvez la substance de mon âme du torrent de vos délices par votre divin contact et l'union à votre substance qui sont en rapport à toute pureté de ma substance comme à toute l'étendue et à toute capacité de ma mémoire. Il en est vraiment de la sorte; cette faveur dépasse ce qu'on peut dire et tout ce que l'on pourrait jamais exprimer quand cette flamme d'amour s'élève dans l'âme. Plus en effet l'âme est purifiée dans sa substance et ses facultés qui sont la mémoire, l'entendement et la volonté, plus aussi la sagesse divine, comme le déclare le sage lui-même (Sag. VII, 24), pénètre dans toutes ses parties et l'absorbe d'une manière profonde, subtile, et élevée dans ses divines flammes. Puis l'Esprit-Saint met en mouvement les vibrations glorieuses de sa flamme, et l'âme, déjà absorbée par la divine sagesse, en éprouve une telle suavité qu'elle s'écrie aussitôt:

Puisque vous ne me causez plus de chagrin.

            Elle veut dire: désormais vous ne m'affligez plus, vous ne me chagrinez plus, vous ne me fatiguez plus comme vous le faisiez précédemment. Il faut remarquer, en effet, que, à l'époque où l'âme était dans l'état de purification spirituelle, c'est-à-dire quand elle allait entrer dans la contemplation, cette flamme divine ne se montrait pas aussi aimable et aussi suave que maintenant que l'âme est dans l'état d'union. Pour expliquer ce changement, nous devons donner quelques explications.

            Notons-le bien, avant que ce feu divin de l'amour ne s'introduise dans la substance de l'âme et ne s'unisse à elle par une purification complète et une pureté parfaite, cette flamme, qui est l'Esprit-Saint, fait des blessures à l'âme; il détruit et consume les imperfections de ses habitues mauvaises. Telle est l'opération par laquelle le Saint-Esprit dispose l'âme à l'union qui l'attend et à la transformation en Dieu par l'amour: car il faut bien le remarquer: ce feu d'amour qui s'unit à l'âme pour la glorifier est le même que celui qui la pénétrait pour la purifier. C'est ce qui se produit pour le feu matériel. Il pénètre le bois, mais tout d'abord il l'enveloppe et le blesse de sa flamme, il le dessèche et lui enlève tous ses éléments difformes; puis il le prépare si bien par sa chaleur qu'il peut enfin entrer en lui et le transformer en feu. Cette transformation, les spirituels l'appellent la voie purgative. L'âme y endure beaucoup de souffrances; elle y éprouve dans son esprit de profonds chagrins qui, d'ordinaire, ont leur répercussion dans les sens, car la flamme de cette voie purgative lui est très pénible. Dans cette période de purification, la flamme ne lui apporte pas de clarté, et la laisse dans l'obscurité. Si elle lui donne quelque lumière, c'est uniquement pour lui montrer et lui faire sentir ses misères et ses défauts. Elle ne lui cause pas de suavité, mais plutôt de la peine; quand parfois elle lui suggère quelque sentiment d'amour, ce n'est qu'avec un mélange de tourment et de contrainte. Elle ne lui procure aucune satisfaction, mais de la sécheresse. Et si parfois elle lui apporte par miséricorde quelque jouissance pour l'encourager et la ranimer, elle le lui fait payer avant et après avec tout autant d'épreuves. Elle n'est pas, non plus, réconfortante ni pacifique, mais destructive et pleine de reproches, jusqu'à la faire défaillir et à la tourmenter par la connaissance d'elle-même. Ainsi donc cette flamme ne lui procure aucune gloire, mais l'introduit avec ses misères et ses chagrins dans la lumière spirituelle qu'elle lui donne de la connaissance d'elle-même; Dieu, comme dit Jérémie dans ses Lamentations, envoie le feu dans ses os pour l'instruire (Lament. I, 13), ou, comme dit David, il l'éprouve par le feu (Ps. XVI, 3). Voilà pourquoi durant tout ce temps l'âme endure dans son entendement le supplice des ténèbres, dans sa volonté celui des sécheresses et des aridités, dans sa mémoire celui de la connaissance de ses propres misères, dans la mesure où son oeil spirituel les voit. De plus, elle souffre, dans sa substance même, le délaissement et la pénurie extrême. Qu'elle soit dans les sécheresses, les aridités ou parfois dans la ferveur, elle ne goûte aucun soulagement; elle n'a pas même une pensée pour se consoler ou pour élever son coeur à Dieu. Cette flamme lui est si pénible, qu'elle dit à Dieu, comme Job dans une pareille épreuve: Vous êtes devenu cruel envers moi (Job, XXX, 21). Quand, en effet, l'âme endure tous ces maux à la fois, il lui semble en vérité que Dieu est devenu cruel à son égard et irrité contre elle.

            Il est impossible de s'imaginer quelles sont les tortures de l'âme durant le temps de cette épreuve qui parfois ressemble presque aux tourments du purgatoire. Pour moi, je ne saurais en ce moment donner une idée de cette peine, ni exprimer quelle est son intensité, ou jusqu'à quel point elle se fait sentir, si ce n'est en rapportant ces paroles que Jérémie a prononcées à ce sujet: Je suis l'homme qui a vu ma pauvreté sous la verge de son indignation. Il m'a menacé et m'a attiré dans les ténèbres et non à la lumière. Il a tourné et retourné souvent sa main contre moi. Il a fait vieillir ma peau et ma chair; il a brisé mes os; il m'a entouré d'une enceinte; il m'a environné de fiel et d'épreuves. Il m'a placé dans les ténèbres avec ceux qui sont morts depuis longtemps. Il a mis un mur tout autour de moi, pour m'empêcher de sortir. Il m'a chargé de lourdes chaînes. De plus, lorsque j'ai élevé la voix et que je l'ai prié, il a rejeté ma prière. Il m'a fermé tous les chemins avec des pierres de taille. Il a bouleversé mes voies et mes sentiers (Lament. III, 1-9). Telles sont les paroles de Jérémie; or, il en a dit encore beaucoup plus. Mais dès lors que Dieu emploie ces moyens pour guérir l'âme de ses innombrables infirmités et lui rendre la santé, il est clair que l'âme doit souffrir selon ses maladies sous l'action d'une telle purification ou d'une telle cure. C'est ici que Tobie met le coeur sur des brasiers afin d'en extirper et chasser tous les démons (Tob. VI. 8). C'est ici également que toutes les infirmités de l'âme se montrent au grand jour; Dieu les lui met sous les yeux et les lui fait sentir pour l'en guérir. Aussi maintenant, grâce à la lumière et à la chaleur du feu divin, elle voit et elle sent les faiblesses et les misères invétérées qui étaient cachées en elle, et dont elle n'avait nulle perception. C'est ainsi que l'humidité qui se trouve dans le morceau de bois n'apparaît pas tant qu'on n'a pas mis ce bois au feu; on la voit d'abord se répandre en suintement, puis en fumée, c'est alors que le bois devient resplendissant. Voilà ce que produit cette flamme dont nous parlons dans l'âme imparfaite. Mais quel spectacle admirable! On voit alors des contraires s'élever contre des contraires; ceux de l'âme contre ceux de Dieu qui l'investissent; et, comme disent les philosophes, les uns veulent l'emporter sur les autres; leur champ de bataille, c'est l'âme qui est soumise à ce combat; les uns cherchent à chasser les autres pour régner en elle. En un mot, les vertus et les perfections divines, qui sont extrêmement parfaites, luttent contre les habitudes et les propriétés de l'âme, qui sont extrêmement imparfaites; l'âme subit donc en elle-même le combat de ces deux contraires. Comme cette flamme dont nous parlons répand une lumière très vive et en investit l'âme, elle brille dans les ténèbres de cette âme qui sont aussi extraordinaires. L'âme alors sent ses ténèbres naturelles et vicieuses qui s'opposent à la lumière surnaturelle, mais elle ne sent pas la lumière surnaturelle, parce qu'elle ne la possède pas comme elle possède ses propres ténèbres; aussi les ténèbres ne comprennent-elles pas la lumière; voilà pourquoi l'âme sentira ses ténèbres jusqu'à ce qu'elle soit investie de la lumière; l'âme, en effet, est incapable de se rendre compte des ténèbres où elle est tant qu'elle ne possède pas la lumière divine et que la lumière divine ne les a pas dissipées; son regard spirituel ayant été purifié et fortifié, elle est éclairée et transformée, aussi voit-elle la lumière en elle-même.

            Quand une lumière intense frappe une vue troublée et faible, elle la jette complètement dans les ténèbres; car sa puissance s'impose à ce qui est très sensible; voilà pourquoi cette flamme dont nous parlons est très pénible pour la vue de l'entendement. Or, cette flamme étant par elle-même absolument pleine d'affection et de tendresse communique ses qualités à la volonté qui par elle-même est sèche et tout à fait dure. (Or on constate ce qui est dur quand on le met en présence de ce qui est tendre, comme on constate la sécheresse quand on la met en présence de l'amour.) Aussi quand cette flamme va investir la volonté des qualités dont nous venons de parler, la volonté sent que par nature elle est dure et sèche à l'égard de Dieu; et, vu ces disposition, elle ne sent pas les qualités de la flamme et ne leur donne pas libre entrée; il faut que la flamme en chasse ce qui lui est opposé afin d'y faire régner l'amour et la tendresse de Dieu. Voilà comment cette flamme, étant pénible à la volonté, lui fait sentir et expier sa dureté et sa sécheresse.

            De plus, cette flamme est très ample et immense; mais la volonté qui est petite et étroite souffre lorsque la flamme l'investit pour la dilater, l'élargir et la disposer à être elle-même reçue.

            Cette flamme est encore pleine de saveur et de douceur, mais la volonté a le goût spirituel perverti par les penchants de ses affections déréglées; aussi regarde-t-elle cette flamme comme dure et amère et elle est incapable de goûter l'aliment si doux de l'amour de Dieu.

            Il faut ajouter également que la volonté est sensible à son tourment et à son absence de goût par rapport à cette flamme très ample et pleine de saveur; elle n'en perçoit pas la suavité parce qu'elle ne la possède pas en soi, et qu'elle n'a que sa misère. Enfin, cette flamme contient une infinité de richesses, de bonté et de délices; mais l'âme par elle-même n'étant que pauvreté, et n'ayant rien pour se satisfaire, connaît et sent clairement mes misères, sa pauvreté et sa malice, à côté des trésors de cette flamme dont elle ignore tout le prix; car la malice ne comprend pas la bonté, ni la pauvreté, la richesse, etc. ; il faut préalablement que l'âme soit purifiée par cette flamme, et qu'après avoir été transformée, elle soit comblée de richesses, de gloire et de délices. Voilà pourquoi elle éprouve tout d'abord une peine supérieure à tout ce qu'on peut exprimer; il y a en elle des contraires qui luttent les uns contre les autres; d'un côté, toutes ses habitudes imparfaites, et de l'autre, Dieu, qui est le comble de toutes les perfections. Aussi cette flamme doit-elle la transformer en elle-même et lui donner la suavité, la paix et la lumière comme le feu qui transforme le bois quand il le pénètre.

            Cette purification intense se vérifie en peu d'âmes. On ne la trouve que chez celles que Dieu appelle à une union très intime. Il dispose à chacun le traitement plus ou moins fort qui lui convient selon le degré où il veut l'élever, et aussi selon ses misères et imperfections. Mais ce traitement semble à l'âme un vrai purgatoire. De même que les esprits se purifient dans ce séjour afin d'arriver à la claire vue de Dieu dans l'autre vie, de même les âmes se purifient sur la terre, afin d'arriver à se transformer en Dieu par amour.

            Il n'y a pas lieu de parler ici de l'intensité de cette purification, ou de son degré plus ou moins faible, ni de l'époque où elle s'opère dans l'entendement, dans la volonté ou dans la mémoire, ni de la période ou de la manière dont elle s'accomplit dans la substance de l'âme, ou dans toutes ses puissances, ou dans sa partie sensitive. Je ne parlerai point, non plus, de la manière de discerner une purification d'une autre, et de savoir à quel temps, à quel point, à quelle époque de la vie spirituelle elle commence; car nous en avons traité dans la Nuit obscure et dans la Montée du Carmel. Il n'y a pas lieu d'y revenir en ce moment pour le sujet dont nous nous occupons. Il suffit de savoir que ce Dieu qui veut entrer dans l'âme par l'union de la transformation de l'amour est le même qui précédemment l'investissait et la purifiait peu à peu à l'aide de la lumière et de la chaleur de sa flamme céleste; c'est ainsi que le feu qui pénètre dans le bois est le même, comme nous l'avons dit, que celui qui précédemment préparait ce bois pour pouvoir le pénétrer. De même cette flamme qui est suave à l'âme depuis qu'elle l'a investie, n'est autre que celle qui lui était pénible lorsqu'elle l'investissait peu à peu. Voilà ce que l'âme veut faire comprendre quand elle dit le présent vers:

Puisque vous ne me causez plus de chagrin.

            Voici, en somme, ce qu'elle veut dire: Puisque désormais, non seulement vous n'êtes plus obscure pour moi comme précédemment, mais que vous êtes la divine lumière de mon entendement à l'aide de laquelle je puis vous contempler; puisque non seulement vous ne faites plus défaillir ma faiblesse, mais plutôt que vous êtes la force de ma volonté à l'aide de laquelle je puis vous aimer et jouir de vous dès lors que je suis transformée tout entière dans l'amour divin, non, désormais vous n'êtes plus une peine ni un fardeau pour la substance de mon âme; vous en êtes plutôt la gloire, les délices et la dilatation. On peut bien, en effet, dire de moi ce que l'on chante dans les divins Cantiques: quelle est celle-ci qui monte du désert, toute comblée de délices, appuyée sur son Bien-Aimé (Cant. VIII, 5), et répandant partout l'amour? Dès lors qu'il en est ainsi:

Achevez votre oeuvre, si vous le voulez bien.

            Voici l'explication de ces paroles: Achevez donc de consommer parfaitement avec moi le mariage spirituel et de me donner votre vision béatifique, car c'est là l'union que l'âme demande ici-bas. Sans doute, dans cet état si élevé, elle est d'autant plus soumise et heureuse qu'elle est plus transformée en amour. Elle ne veut rien et ne désire rien pour elle-même, mais elle rapporte tout à Dieu; car la charité, dit saint Paul, ne recherche point son intérêt (I Cor. XIII, 5), mais celui du Bien-Aimé. Néanmoins, comme elle vit encore d'espérance, et qu'elle ne peut manquer de sentir quelque vide, elle se laisse aller à des gémissements qui sont suaves sans doute et pleins de douceur, mais qui, en même temps, sont d'autant plus expressifs qu'elle est encore plus loin de posséder parfaitement l'adoption des enfants de Dieu. C'est alors qu'elle sera consommée en gloire et que tous ses désirs seront apaisés. Quelque intime que soit son union avec Dieu sur la terre, elle ne sera jamais rassasiée et ne trouvera point le repos, tant qu'elle ne contemplera pas sa gloire (Ps. XVI, 15).

            Cela est d'autant plus vrai qu'elle en a déjà un avant-goût plein de suavité dans l'état où elle est élevée. Si Dieu ne soutenait sa nature comme il le fit pour Moïse en le plaçant dans le creux du rocher (Ex. XXXIII, 22), afin qu'il pût voir sa gloire sans mourir, elle succomberait à chaque atteinte de ces flammes divines; car sa partie inférieure est incapable d'endurer un feu de gloire si intense et si élevé. Voilà pourquoi ce désir et le voeu qu'il exprime ne causent ici aucune peine, elle ne peut d'ailleurs en éprouver à cet état; son désir est suave et plein de délices; elle ne demande qu'à soumettre son esprit et ses sens; voilà pourquoi elle dit ce vers: si vous voulez, car la volonté et ses tendances ne font tellement qu'un avec Dieu qu'elle met sa gloire à accomplir ce que Dieu veut. Les reflets de gloire et d'amour qu'elle entrevoit dans ces touches divines et qui sont retenus à sa porte parce que le seuil en est trop étroit sont de telle sorte qu'elle montrerait plutôt peu d'amour si elle ne demandait pas cette perfection et ce complément d'amour.

            Il y a plus. L'âme voit que dans cette force pleine de délices et cette communication de l'Époux, le Saint-Esprit l'excite et l'appelle à cette gloire immense; il la lui propose, en effet, et prend des moyens merveilleux pour la lui mettre sous les yeux et se sert des sentiments les plus suaves pour suggérer ses paroles à l'Épouse au livre des Cantiques. Elle les rapporte elle-même en ajoutant: Considérez ce que me dit l'Époux: Levez-vous, pressez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma toute belle, et venez, car l'hiver est désormais passé, les pluies ont cessé et ont disparu bien loin; les fleurs apparaissent déjà sur notre terre; c'est le temps d'émonder la vigne; la voix de la tourterelle s'est fait entendre dans nos campagnes, le figuier commence à produire ses fruits; les vignes en fleur ont répandu leurs parfums. Levez-vous, ma bien-aimée, ma belle; venez ma colombe, dans les fentes du rocher, dans le creux de la muraille; montrez-moi votre visage plein de douceur, et que votre voix se fasse entendre à mes oreilles, parce que votre voix est douce et que votre visage est beau (Cant. II, 10-14). L'âme perçoit toutes ces choses, elle comprend toutes ces paroles d'une manière très claire dans ce sens élevé de gloire que l'Esprit-Saint lui révèle; ce sont les touches de flammes pleines de tendresse et de suavité qui lui expriment le désir de la faire entrer dans cette gloire. Voilà pourquoi, stimulée par de telles invitations, elle répond en ces termes: Achevez donc, si vous le voulez bien. Par ces paroles elle adresse à l'Époux deux suppliques qu'il nous a enseignées dans l'Évangile, c'est-à-dire: Que votre règne arrive; que votre volonté soit faite (Mat. VI, 10). C'est comme si elle disait: Achevez de me donner ce royaume si vous le voulez, c'est-à-dire si telle est votre volonté. Et pour qu'il en soit ainsi,

Déchirez la toile qui s'oppose à notre douce rencontre.

            Cette toile est l'obstacle à une affaire si importante car il est facile de s'unir à Dieu quand les obstacles sont enlevés et qu'on a rompu les toiles qui séparent l'âme de Dieu. Les toiles qui peuvent empêcher leur union et qu'il faut rompre pour qu'elle se réalise et que l'âme arrive à la possession parfaite de Dieu, sont, nous pouvons le dire, au nombre de trois; la première est temporelle et renferme toutes les créatures; la seconde est naturelle et comprend les opérations et les inclinations purement naturelles; la troisième est sensitive et regarde l'union de l'âme et du corps; ou la vie sensitive et animale dont parle saint Paul en ces termes: Nous savons que si notre maison terrestre vient à se dissoudre, nous avons une habitation divine dans le ciel. Or, il faut nécessairement que les deux premières toiles soient rompues avant que l'âme arrive à posséder l'union divine qui exige le renoncement et l'abnégation par rapport à toutes les choses de ce monde, comme aussi la mortification de toutes les tendances et affections naturelles; c'est par là que toutes les opérations de l'âme, de naturelles qu'elles étaient, sont devenues divines. Tous ces obstacles ont été brisés, toutes ces transformations se sont accomplies par les touches pénibles de la flamme divine, à l'époque où elle faisait souffrir l'âme, car c'est par la purification spirituelle dont nous avons parlé plus haut que l'âme achève de rompre les deux premières toiles. De là elle en arrive à l'union avec Dieu dont nous parlons maintenant. Il ne lui reste plus qu'à rompre la troisième toile, la sensitive. Voilà pourquoi elle parle d'une seule toile et non de plusieurs.

            Or cette dernière toile étant si subtile, si fine, si spiritualisée par suite de l'union de l'âme avec Dieu, la flamme ne l'attaque pas d'une manière douloureuse et pénible comme les deux précédentes, mais avec douceur et suavité. Voilà pourquoi l'âme l'appelle une douce rencontre. Elle la trouve d'autant plus douce et suave qu'elle se croit plus rapprochée du moment où va se rompre la toile de la vie... Or, remarquons-le bien, la mort naturelle de ceux qui parviennent à cet état, peut, au point de vue humain, paraître semblable à celle des autres; mais la cause et le mode en seront très différents. Car si les autres meurent par suite d'une maladie ou de la vieillesse, ceux dont nous parlons pourront également paraître succomber à la maladie ou à la vieillesse, mais ce qui sépare leur âme de leur corps est uniquement un élan ou un transport d'amour beaucoup plus élevé, beaucoup plus fort et plus puissant que les précédents, puisqu'il a réussi à rompre la toile et à emporter avec lui le joyau de l'âme. Aussi la mort de ces personnes est-elle très douce et très suave, elle l'est beaucoup plus que ne l'a été toute la durée de leur vie spirituelle; car elles meurent dans des élans et des transports de l'amour le plus élevé et le plus suave, comme le cygne dont le chant est plus mélodieux quand il se meurt. Voilà pourquoi David a dit: que la mort des saints est précieuse devant Dieu (Ps. CXV, 15). C'est ici que viennent se concentrer toutes les richesses de l'âme; c'est là que vont se perdre dans l'océan divin les fleuves d'amour de l'âme qui sont eux-mêmes si vastes et si majestueux qu'ils semblent déjà des mers; c'est là que viennent se rejoindre le premier et le dernier de ses trésors, ils vont accompagner cette âme qui part pour son royaume, tandis que de tous les confins de la terre retentissent des chants de louanges qui, comme dit Isaïe, proclament la gloire du juste (Is. XXIV, 16).

            L'âme sent que le moment des glorieuses rencontres est venu, et qu'elle est sur le point d'entrer en possession de son royaume d'une façon complète et parfaite, car elle constate l'abondance des biens dont elle est enrichie. Elle reconnaît alors, en effet, qu'elle est pure, riche, pleine de vertus et préparée à la récompense éternelle. Dieu lui laisse voir en cet état sa propre beauté; il lui confie les dons et les vertus dont il l'a enrichie, afin qu'elle transforme tout en amour et en louange; elle n'a plus la moindre présomption ni vanité; car le levain d'imperfection n'existant plus, ne peut corrompre la masse. Elle voit qu'il ne manque plus qu'à rompre cette faible toile de la vie naturelle où elle se sent enchaînée, prisonnière et privée de liberté et que son désir est d'être délivrée de ses liens et de se trouver avec le Christ; elle est désolée de ce qu'une vie si basse et si faible en empêche une autre qui est si élevée et si forte. Aussi demande-t-elle la fin en ces termes:

Déchirez la toile qui s'oppose à notre douce rencontre.

            La toile de la vie naturelle est ainsi appelée pour trois motifs: Le premier, à cause de l'union qu'il y a entre l'esprit et la chair; le second, à cause de la séparation qu'elle établit entre Dieu et l'âme; le troisième, c'est que, de même qu'une toile qui n'est pas très opaque et serrée laisse passer quelque lumière, ainsi en est-il dans cet état. Comme l'âme est très spiritualisée, éclairée, translucide, l'union ressemble à une toile tellement fine qu'elle ne manque pas de laisser entrevoir quelques reflets de la Divinité.

            L'âme sent ici la force de l'autre vie, et connaît enfin la faiblesse de la vie présente, qui lui semble une toile extrêmement délicate, et semblable à celle de l'araignée, selon l'expression de David: Anni nostri sicut aranea meditabuntur (Ps. LXXXIX, 9). Mais cette toile de la vie présente est encore inférieure à celle de l'araignée pour l'âme ennoblie par cet état d'union. L'âme, en effet, est établie dans le divin; elle sent les choses comme Diue devant qui, dit encore David, mille ans sont comme le jour d'hier qui est passé, et toutes les nations, dit Isaïe, sont comme si elles n'existaient pas. Telle est également la persuasion de l'âme; toutes les choses de ce monde ne sont rien pour elle; et elle-même n'est rien à ses propres yeux; c'est Dieu seul qui est tout pour elle.

            Mais il y a une remarque à faire ici. Pour quelles raisons l'âme demande-t-elle que la toile soit déchirée et non qu'elle soit coupée ou usée? Car ces expressions semblent signifier une même chose. Nous pouvons répondre qu'il y en a quatre: La première, c'est de parler avec plus de propriété; car lorsqu'il s'agit de donner un choc contre une toile, le mot déchirer convient mieux que le mot couper ou user. En second lieu, l'amour aime à montrer sa force et à donner des assauts violents et impétueux; aussi s'exerce-t-il plutôt à rompre qu'à couper et à user. En troisième lieu, l'amour désire que l'action soit de très courte durée et qu'elle s'accomplisse le plus promptement possible: il a d'autant plus de force et de valeur que son action est plus rapide et plus spirituelle; car une vertu dont tous les éléments sont unis est plus forte que si ses éléments sont éparpillés. L'amour est comme la forme pour la matière, il s'introduit en un instant. Jusqu'alors l'acte de la transformation n'avait pas eu lieu; il n'y avait que des dispositions à cet acte. C'est de la sorte que les actes spirituels s'accomplissent pour ainsi dire dans un instant, parce qu'ils sont infus par Dieu; quant aux autres actes que l'âme produit d'elle-même, ils méritent plutôt le nom de dispositions, de désirs ou d'affections qui se succèdent, mais qui n'arrivent jamais à être des actes parfaits d'amour ou de contemplation, si ce n'est quelques fois, je le répète, quand Dieu lui-même les forme et les perfectionne rapidement dans l'esprit. Voilà pourquoi le Sage a dit que la fin de l'oraison vaut mieux que le commencement; on dit d'ailleurs communément que la prière brève pénètre les cieux.

            L'âme qui est bien disposée peut don produire des actes plus nombreux et plus intenses en peu de temps que celle qui ne l'est pas en un temps plus long; il arrive même que vu ses excellentes dispositions elle a coutume de rester très longtemps dans l'acte d'amour et de contemplation: tandis qu'au contraire l'autre emploie tout son temps à y préparer son esprit, et même, une fois ce travail terminé, il arrive d'ordinaire que le feu n'a pas pénétré dans le bois, parce que ce bois est très humide, ou parce que la chaleur n'est pas suffisante, ou pour ces deux motifs à la fois. Mais quand la matière est bien sèche, c'est-à-dire quand l'âme est bien disposée, l'amour pénètre en elle à certains moments, et chaque touche divine fait jaillir l'étincelle d'amour. Aussi l'âme tout embrasée d'amour aime-t-elle mieux voir la toile rompue de suite que d'attendre qu'elle soit coupée et usée.

            Le quatrième motif pour lequel l'âme demande que la toile de sa vie soit rompue et non coupée ou usée, c'est qu'alors cette toile s'achève plus promptement; car s'il faut la couper ou l'user, on agit avec plus de réflexion; on attend qu'elle soit plus préparée, plus à point ou présente quelque autre condition; mais s'il s'agit de la rompre, on n'attend pas, semble-t-il, de délibération, ni rien de semblable. Voilà précisément ce que veut l'âme embrasée d'amour. Elle ne supporte pas les retards, et ne peut attendre que la toile de sa vie se termine d'une manière naturelle, ou soit coupée à telle ou telle époque déterminée. La force de son amour et les dispositions dont elle se voit animée la portent à vouloir et à demander que la toile de sa vie soit rompue immédiatement par quelque rencontre ou impétuosité surnaturelle d'amour. Comme elle le sait très bien quand elle est arrivée à cet état, Dieu a coutume d'appeler à lui avant le temps les âmes auxquelles il porte un amour spécial; à l'aide de cet amour, il perfectionne un peu de temps ce qu'elles n'auraient pu gagner qu'après de longs jours par la voie ordinaire. C'est là précisément ce que nous enseigne le Sage: Celui qui est agréable à Dieu, est l'objet de son amour; comme il vivait au milieu des pécheurs, il a été transporté et enlevé, afin que la malice n'altérât pas son entendement et que les bagatelles ne vinssent à corrompre son âme. Consumé en peu de temps, il a cependant accompli la tâche d'une longue vie; car son âme était agréable à Dieu; aussi Dieu s'est-il hâté de le tirer du milieu de l'iniquité (Sag. IV, 10-14). Telles sont les paroles du Sage. Elles nous montrent avec quelle exactitude et quelle justesse l'âme emploie ce mot rompre. Nous y voyons, en outre, que l'Esprit-Saint se sert lui-même des deux mots, enlever et se hâter qui ne laissent supposer aucun retard dans ce qui est fait. En se hâtant, Dieu donne à entendre l'empressement qu'il met à perfectionner l'amour du juste, et le mot enlever indique bien qu'il emporte l'âme avant le temps. Voilà pourquoi il est très important pour l'âme de s'exercer beaucoup à l'amour, afin que, se consumant promptement en lui, elle ne s'attarde plus au milieu des affaires d'ici-bas qui l'empêchent de voir Dieu.

            Voyons maintenant pour quel motif cet investissement intérieur par l'Esprit-Saint porte le nom de rencontre plutôt que tout autre. La raison, c'est que l'âme, comme nous l'avons dit, éprouve un désir infini de voir s'achever la vie d'ici-bas, mais son désir n'est pas réalisé parce que le temps de sa perfection n'est pas venu; aussi voit-elle que le Seigneur, pour consommer cette perfection et la délivrer elle-même de la chair, produit en elle, sous forme de rencontres, ces investissements divins et glorieux, dont le but est de la purifier et de l'élever au-dessus de la chair; car ce sont là véritablement des rencontres à l'aide desquelles il pénètre toujours plus avant dans la substance de l'âme pour la déifier davantage. Par cette opération l'être divin absorbe l'âme et l'élève au-dessus de tout être. Il l'a rencontrée et transpercée vivement par l'action du Saint-Esprit. Car ses communications sont impétueuses quand elles sont embrasées d'amour; comme cela a lieu dans cette rencontre. L'âme l'appelle douce parce qu'elle y goûte une jouissance de Dieu très vive. Si elle lui donne ce nom, ce n'est pas parce que les touches ou rencontres divines dont elle est fréquemment l'objet en cet état ne sont pas douces, mais parce que celui-ci les surpasse toutes. Dieu agit de la sorte, nous le répétons, dans le but de la délivrer de ses liens et de l'introduire promptement dans la gloire. C'est là que lui viennent ces désirs de s'envoler vers la patrie; aussi s'écrie-t-elle: Déchirez la toile...

            Pour résumer maintenant toute la strophe, nous dirons: Ô flamme de l'Esprit-Saint qui transpercez d'une manière si intime et si tendre la substance de mon âme et la brûlez de votre glorieuse ardeur, puisque vous êtes si pleine d'amour que vous me manifestiez le désir de vous donner à moi dans la vie éternelle, si jusqu'à ce moment mes demandes ne parvenaient pas à être entendues de vous, quand , au milieu des angoisses et des souffrances de mon amour, alors que  mes sens et mon esprit gémissaient à cause de mon extrême faiblesse, de mon impureté et de mon peu d'amour, je vous priais de me délivrer de mes liens et de m'emmener avec vous

  • mon âme vous désirait ardemment, mais mon amour impatient ne me permettait pas de me conformer à cette condition de vie que vous demandiez de moi, car les transports d'amour passés n'étaient pas suffisants et n'avaient pas les qualités requises pour m'amener au terme tant désiré;
  • mais maintenant que mon amour est très fort, non seulement mon esprit et ma chair ne défaillent plus en vous, mais au contraire mon coeur et ma chair, fortifiés en vous, se réjouissent dans le Dieu vivant (Ps. LXXXIII, 2-3), et se conforment d'une manière absolue à votre volonté;
  • maintenant je ne demande plus que ce que vous voulez que je demande; ce que vous ne voulez pas, je ne le veux pas, je ne puis le vouloir et l'idée ne me vient même pas de le vouloir;
  • puisque maintenant mes prières sont à vos yeux plus fortes et plus agréables, car elles viennent de vous et vous m'engagez à vous les adresser, je vous les adresse avec toute la saveur et la joie de l'Esprit-Saint qui est en moi, désormais mon jugement sort de votre face; et comme c'est le moment où vous appréciez et exaucez les prières, je vous dis donc:

            Déchirez enfin la toile si légère de cette vie et ne la laissez pas parvenir à l'âge et aux années où elle serait naturellement coupée. De la sorte, je pourrai vous aimer immédiatement avec plénitude et ce rassasiement que désire mon âme, c'est-à-dire sans mesure et sans fin.

STROPHE DEUXIÈME

Ô brûlure suave,

Ô plaie délicieuse,

Ô douce main, ô touche délicate!

Qui a la saveur de la vie éternelle,

Qui paye toute dette!

Qui donne la mort et change la mort en vie!

EXPLICATION

            L'âme expose dans cette strophe comment les trois Personnes de la Très Sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit accomplissent en elle cette suave oeuvre divine de l'union. Ainsi la main, la brûlure et la touche sont substantiellement une seule et même chose; mais ces noms qu'elle donne désignent les Personnes divines en raison des effets qui sont produits par chacune d'elles. La brûlure est attribuée à l'Esprit-Saint, la main au Père et la touche au Fils. Or l'âme glorifie dans cette strophe le Père, le Fils et le Saint-Esprit, en exaltant trois insignes faveurs et trois biens dont ils s'enrichissent, parce que, en changeant sa mort en vie, ils l'ont transformée en eux-mêmes.

            La première de ses faveurs est une plaie délicieuse, qui est attribuée à l'Esprit-Saint, voilà pourquoi elle l'appelle brûlure suave. La seconde est le goût de la vie éternelle que l'âme appelle une touche délicate. La troisième est sa transformation en Dieu, c'est là un don par lequel l'âme est largement récompensée de tout ce qu'elle a souffert: elle l'attribue au Père et voilà pourquoi elle l'appelle une douce main. Bien qu'elle nomme ici les trois Personnes à cause des effets particuliers qui leur sont attribués, elle ne parle que d'une seule Essence quand elle dit: tu as changé la mort en vie; car l'action des trois Personnes est une, et ainsi le tout est attribué à une seule essence, et à toutes les trois Personnes ensemble. Voici maintenant le premier vers

Ô brûlure suave!

            Cette brûlure, avons-nous dit, est attribuée au Saint-Esprit; car, ainsi que Moïse le rapporte au Deutéronome, Notre-Seigneur Dieu est un feu consumant (Deut. IV, 24), c'est-à-dire un feu d'amour. Or ce feu, étant doué d'une puissance infinie, peut consumer l'âme d'une manière que nous ne saurions comprendre et la transformer en lui-même quand il la touche. Néanmoins il ne l'embrase et ne la consume que selon la disposition où il la trouve, plus ou moins, dans la mesure qu'il veut comme aussi de la manière et à l'heure qu'il lui plaît de choisir. Comme il est un feu d'amour infini, il n'a qu'à vouloir toucher l'âme avec un peu de force, et le feu d'amour qui la consume sera tel qu'il lui semblera supérieur à tous les feux de l'univers. Voilà pourquoi, lorsqu'elle ressent cette touche, elle appelle l'Esprit-Saint une brûlure. La brûlure est le point où le feu est plus intense et plus fort; c'est là qu'il produit le plus d'effets. Ainsi en est-il de l'acte de cette union avec Dieu: dès lors qu'il consiste dans un feu d'amour plus embrasé que tous les autres, il porte le nom de brûlure. Et comme ce feu divin transforme alors l'âme en lui-même, non seulement elle sent la brûlure, mais elle devient tout entière une brûlure de feu ardent. Or, chose admirable et bien digne d'être publiée, ce feu divin, qui est si véhément et si consumant, qui pourrait détruire plus facilement mille mondes que le feu d'ici-bas un fil de lin, ne consume pas et ne détruit pas l'âme qu'il embrase de cette manière; bien loin de lui causer le moindre ennui, il la divinise dans la mesure de son amour; il la comble de délices en l'embrasant de ses feux et de ses ardeurs les plus suaves. Et il en est ainsi à cause de la pureté et de la perfection de cet amour dont elle est embrasée par l'Esprit-Saint. C'est là ce que nous racontent les Actes des Apôtres. Le feu de l'Esprit-Saint arriva avec une grande impétuosité et embrasa les disciples (Act. II, 3); et ceux-ci, d'après saint Grégoire, se sentirent brûler intérieurement de l'amour le plus suave (Hom. XXX sur l'Ev.); c'est là ce que l'Église donne à entendre quand elle dit à ce sujet: Un feu du ciel est descendu, non pour brûler, mais pour resplendir, non pour consumer, mais pour illuminer (Fér. Après la Pent.). Quand Dieu accorde de pareilles faveurs, son but est d'exalter l'âme; aussi il ne la fatigue pas, et ne la resserre pas, mais il la dilate et la comble de délices; il ne l'obscurcit pas et ne la réduit pas en cendres, comme fait le feu pour le charbon, mais il la glorifie et l'enrichit de ses faveurs; voilà pourquoi l'âme lui donne le nom de brûlure suave.

            Voilà pourquoi je dis: Heureuse l'âme qui a la rare fortune de recevoir cette brûlure! Elle sait tout, elle goûte tout, elle fait tout ce qu'elle veut; tout lui réussit, personne ne peut prévaloir contre elle ni l'atteindre. C'est d'elle que l'Apôtre a dit: Le spirituel juge tout et il n'est jugé par personne (I Cor. II, 15). Il a dit encore: Il pénètre tout, même les profondeurs de Dieu (Ibid, 10), car le propre de l'amour est de scruter toutes les richesses du Bien-Aimé. Ô âmes qui méritez de parvenir à cet état de feu souverain, que votre gloire est grande! Ce feu possède une force infinie qui pourrait vous consumer pour vous anéantir, mais, comme on le voit clairement, il ne vous consume, au contraire, que pour vous procurer une gloire immense!

            Ne vous étonnez pas que Dieu élève certaines âmes jusqu'à ces hauteurs, dès lors que le soleil matériel produit dans les corps des effets si merveilleux, car, selon l'expression de l'Esprit-Saint, c'est de trois manières qu'il embrase les montagnes, c'est-à-dire les saints.

            Cette brûlure étant donc si suave, comme nous venons de le dire, quelles ne seront pas d'après vous les délices de l'âme qui sera touchée de ce feu. Elle a essayé de le raconter, mais elle ne le peut: elle en garde toute l'estime dans son coeur et l'exalte par cette exclamation Ô quand elle dit:

Ô plaie délicieuse!

            Après avoir parlé de la brûlure, l'âme parle maintenant de la plaie causée par cette brûlure. Or cette brûlure étant suave, comme nous l'avons dit, la plaie évidemment doit être suave aussi. De la sorte, la plaie d'une blessure suave sera pleine de délices, parce que la brûlure étant d'un amour suave, la plaie sera également d'un amour suave, et ainsi l'âme sera comblée de suavité.

            Afin de faire comprendre la nature de cette plaie dont elle parle ici, il faut savoir que la brûlure causée par un feu matériel, produit toujours une plaie à l'endroit où le feu est appliqué; or elle a cela de particulier, quand elle touche une plaie qui n'a pas été produite par le feu, de la transformer en plaie produite par le feu; c'est ce qui arrive pour la brûlure d'amour: si l'âme qu'elle touche est déjà blessée par les plaies de ses misères et de ses péchés, ou si même elle est très saine, elle la laisse aussitôt blessée d'amour; et les plaies qui lui venaient d'une autre cause deviennent des plaies d'amour. Toutefois il y a une différence entre cette blessure produite par l'amour et celle qui vient du feu matériel; la plaie produite par ce dernier ne peut se guérir que par des médicaments, mais il n'en est pas de même de la plaie qui vient de la brûlure d'amour, car la même brûlure qui a fait la plaie doit la guérir, elle la guérit en l'augmentant; chaque fois que la brûlure d'amour touche la plaie d'amour, elle l'agrandit; de telle sorte qu'elle guérit et donne d'autant plus de santé qu'elle agrandit davantage la plaie, car plus celui qui aime est blessé d'amour, plus il a de santé surnaturelle; la guérison que produit l'amour consiste à ajouter toujours de nouvelles blessures d'amour aux premières, jusqu'à ce que l'âme enfin soit tout entière une immense plaie d'amour. De la sorte elle est complètement embrasée d'amour; elle est devenue une plaie d'amour; et elle est pleine de la santé de l'amour, parce qu'elle est transformée en amour. Tel est le sens de la plaie dont l'âme parle ici; elle n'est plus qu'une plaie, et néanmoins elle est complètement saine. Bien qu'elle ne soit plus qu'une plaie et en parfaite santé tout à la fois, la brûlure d'amour ne manque pas de remplir son office, c'est-à-dire qu'elle continue à donner à l'âme de nouvelles touches et à la blesser d'amour; et quoique l'âme soit déjà tout entière dans les délices et saine, l'effet que produit la brûlure d'amour est de caresser la plaie, comme le fait un bon médecin; voilà pourquoi elle a raison de dire:

Ô plaie délicieuse!

            Ô plaie qui est d'autant plus délicieuse que le feu d'amour qui la cause est plus ardent et plus éminent! C'est l'Esprit-Saint qui la produit dans le seul but de combler l'âme de délices; et comme son désir et sa volonté de favoriser ainsi l'âme sont très grands, il l'inondera de faveurs et la plaie qu'il produira sera profonde. Ô l'heureuse plaie! Elle est faite par celui qui ne sait que guérir! Ô plaie heureuse et mille fois heureuse! Tu n'as été faite que pour recevoir des faveurs, et tes souffrances sont d'une telle qualité qu'elles constituent des faveurs et des délices pour l'âme blessée! Ô plaie, que tu es noble! Que tu es délicieuse! Comme celui qui t'a faite est grand, et combien grandes également sont tes délices; d'ailleurs le feu de l'amour qui est infini te comble de délices d'après ta capacité et ta grandeur! Ô plaie délicieuse et d'autant plus profondément délicieuse que la blessure d'amour pénètre davantage dans le centre intime de la substance de l'âme, en y embrasant tout ce qu'elle peut embraser et en comblant de délices tout ce qui est susceptible de la recevoir.

            Cette brûlure et cette plaie sont, à mon avis, le plus haut degré où l'on puisse parvenir en cet état, car Dieu a beaucoup d'autres manières de causer à l'âme des brûlures qui n'arrivent pas au point de celle dont nous venons de parler et ne lui ressemblent pas; car cette dernière est une touche que la Divinité seule fait à l'âme sans l'intermédiaire d'une forme ou d'une figure quelconque soit intellectuelle, soit imaginaire. Mais il y a une autre sorte de brûlure qui est faite sous la forme intellectuelle et qui d'ordinaire est très sublime; voici comment elle est produite. Quand l'âme est embrasée de l'amour de Dieu, sans l'être cependant au degré dont nous venons de parler, bien qu'il convienne qu'elle le soit fortement pour éprouver ce que je vais exposer, il arrive qu'elle se sent attaquée intérieurement par un séraphin. Cet esprit céleste, armé d'une flèche ou d'un dard tout embrasé du feu de l'amour, transperce l'âme qui est déjà toute en feu comme un charbon rougi, ou plutôt qui n'est plus qu'une flamme; il la brûle d'une manière sublime; en même temps il la transperce de son dard, et alors la flamme de l'âme s'agite et monte aussitôt avec force, comme celle d'une fournaise embrasée lorsqu'on y attise le feu. Aussi quand l'âme est blessée par ce dard enflammé, elle sent une plaie de délices inexprimables. Elle est tout entière remplie de suavité quand elle reçoit le coup impétueux du séraphin, elle découvre une ardeur extrême et une défaillance d'amour, elle sent la blessure délicate qu'elle a reçue et la vertu merveilleuse de cette herbe qui a servi à bien tremper le dard dont la pointe aiguë, pénétrant la substance de son esprit, a transpercé jusqu'à son coeur. C'est dans ce point intime où s'est produite la blessure, au milieu du coeur de l'esprit, semble-t-il, que se perçoivent les plus enivrantes délices, et qui pourra en parler comme il convient! L'âme sent là comme un grain tout petit, semblable à un grain de sénevé, mais extrêmement actif et embrasé qui projette autour de lui les flammes les plus vives d'un feu tout embrasé d'amour. Ce feu provient de la substance et de la vertu de ce point brûlant où se trouvent la substance et la vertu de cette herbe dont nous avons parlé. L'âme sent qu'il se répand d'une manière subtile dans toutes ses veines spirituelles et substantielles, mais selon sa puissance et son énergie. Elle en est fortifiée et en éprouve une ardeur extrême. Son amour se purifie alors à un tel point qu'il lui semble découvrir en elle des mers immenses d'un feu d'amour qui atteint toutes les hauteurs et toutes les profondeurs et remplit tout d'amour. Il semble alors à l'âme que l'univers entier est une mer immense d'amour où elle est submergée, sans qu'elle puisse voir le terme ou la fin de cet amour; mais, comme nous l'avons dit, elle voit que c'est en elle-même que se trouvent le point de départ et le centre de cet amour.

            Les délices dont l'âme est comblée en cet état sont quelque chose d'inexprimable. Tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle comprend combien l'Évangile a raison quand il compare le royaume des cieux à un grain de sénevé qui, tout petit qu'il est, renferme tant de vigueur qu'il devient un grand arbre. Ainsi l'âme devenue un immense incendie d'amour voit que sa transformation provient de ce petit point embrasé qui se trouve au coeur même de son esprit.

            Il y a peu d'âmes qui arrivent à un degré si éminent. Il y en a cependant quelques-unes qui y sont parvenues; ce sont surtout celles de ces personnages dont la vertu et l'esprit devaient se transmettre dans la succession de leurs disciples. Dieu, en donnant à ces chefs de familles les prémices de leur esprit, leur a conféré des trésors et des grandeurs en rapport avec la succession plus ou moins grande d'enfants qui devaient embrasser leur règle et leur esprit.

            Revenons maintenant à l'opération du séraphin qui produit une plaie et une blessure dans l'intime de l'esprit. Dieu permet parfois que quelque effet de cette faveur apparaisse dans le corps d'une manière conforme à ce qu'elle est à l'intérieur. La blessure et la plaie se manifestent alors extérieurement; c'est ce qui arriva quand le séraphin blessa d'amour l'âme de saint François, en lui faisant cinq plaies; l'effet s'en manifesta sur son corps, qui en porta l'empreinte et qui fut blessé lui aussi, comme l'âme. Car d'ordinaire Dieu ne fait aucune faveur au corps, qu'il ne l'ait accordée tout d'abord et surtout à l'âme. Et alors plus les délices et la force d'amour causées par la blessure à l'intérieur de l'âme sont élevées, plus aussi est vive la douleur qui provient de la blessure faite à son corps; ces deux effets grandissent simultanément, et voici pourquoi les âmes dont nous parlons, étant déjà purifiées et ayant acquis une force divine spéciale, ce qui est pour leur chair fragile une cause de douleur et de torture est pour leur esprit devenu fort et sain une source de douceur et de suavité. Aussi est-ce un prodige merveilleux que de sentir la douleur grandir en même temps que la suavité. Job le reconnaissait fort bien quand, à la vue de ses plaies, il dit à Dieu: Vous retournant vers moi, vous me crucifiez d'une manière admirable (Job, X, 16). C'est, en effet, une grande merveille et une chose vraiment digne de la suavité et de la douceur que Dieu tient en réserve à ceux qui le craignent (Ps. XXX, 20), que de leur faire goûter d'autant plus de saveur et de douceur qu'il leur cause plus de douleur et de torture. Mais quand la plaie est produite seulement dans l'âme, sans qu'elle se manifeste à l'extérieur, les délices dont elle est la source peuvent être plus intenses et plus élevées, car la chair est un obstacle pour l'esprit, et si elle en reçoit des biens, elle tire les rênes de son côté, réprime l'élan de ce coursier rapide et modère sa vigueur, car si l'esprit veut user de sa force les rênes se rompront; mais jusqu'alors, la chair nuit certainement à sa liberté. Le sage a dit, d'ailleurs: Le corps, qui est sujet à la corruption, appesantit l'âme, et la demeure terrestre opprime le sens spirituel qui par lui-même comprend beaucoup de choses (Sag. IX, 15).

            Je dis cela pour que l'on sache bien que celui qui veut toujours s'appuyer sur son habileté et sur son raisonnement naturel pour monter vers Dieu, ne sera pas très spirituel; car il y a quelques-uns qui s'imaginent arriver aux forces et à la hauteur de l'esprit surnaturel par la seule force ou activité des sens; or le sens, étant par lui-même très bas et purement naturel, n'y parviendra pas; pour arriver à cette hauteur, il faut faire abnégation du sens corporel et de ses opérations et les laisser à part. Il en est autrement quand l'effet spirituel rejaillit sur les sens; car dans ce cas il peut se faire qu'il s'agisse d'une surabondance de spiritualité, ainsi que nous l'avons montré quand nous avons parlé des plaies dont la vertu intérieure se manifestait à l'extérieur. C'est le phénomène qui se produisit en saint Paul; le sentiment intérieur qu'il éprouvait des douleurs du Christ était si vif qu'il les ressentait jusque sur son corps, ainsi qu'il le déclare aux Galates en ces termes: Je porte en mon corps les stigmates de mon Seigneur Jésus.

            Mais nous avons assez parlé de la brûlure et de la plaie. Dès lors qu'elles sont telles que nous venons de les dépeindre, quelle ne sera pas, je le demande, la main qui produit cette brûlure! et la touche elle-même que ne sera-t-elle pas! L'âme le montre dans le vers suivant, mais c'est plutôt par une exclamation que par une explication: Le voici:

Ô douce main, ô touche délicate!

            Cette main, avons-nous dit, symbolise le Père Éternel qui est plein de miséricorde et tout-puissant. Nous devons savoir que si elle est aussi généreuse et libérale que puissante et riche, les dons qu'elle accordera quand elle s'ouvrira pour les répandre dans l'âme seront riches et puissants. Voilà pourquoi elle l'appelle une douce main. C'est comme si elle disait: Ô main, que vous êtes douce à mon âme! vous la touchez d'une manière si délicate pour la raffermir, quand vous n'auriez qu'à vous appesantir tant soit peu pour anéantir l'univers tout entier, car devant un seul de vos regards la terre tremble (Ps. CIII, 32); les nations se désagrègent et périssent, les montagnes tombent en ruines (Habac. III, 6). Ô douce main, dirai-je encore! si vous avez été dure et pleine de rigueur pour Job (Job, XIX, 21), en le touchant d'une manière tant soit peu rude, vous vous êtes montrée d'autant plus affectueuse et suave pour moi que vous avez été rude pour lui; c'est avec amour, avec délicatesse et suavité que vous donnez d'une manière permanente une touche à mon âme! C'est vous qui donnez la mort et qui donnez aussi la vie! personne ne peut se soustraire à votre main. Mais vous, ô vie divine, vous ne donnez jamais la mort que pour donner la vie! Vous ne blessez jamais que pour guérir. Quand vous châtiez, vous touchez doucement et cela suffirait pour détruire l'univers; quand vous caressez, c'est avec l'intention bien ferme de continuer, aussi les délices de votre douceur sont-elles innombrables! Vous m'avez blessée pour me guérir (Deut. XXXII, 39), ô divine main! Vous avez détruit en moi ce qui me tenait dans la mort, j'étais alors privé de cette vie de Dieu en qui je me vois vivre maintenant! Cette faveur, je la dois à l'extrême libéralité de votre grâce à mon égard quand vous m'avez fait sentir la touche de Celui qui est la splendeur de votre gloire, et la figure de votre substance (Héb. I, 3), votre Fils unique. C'est par lui, puisqu'il est votre sagesse, que vous atteignez avec force d'une extrémité à l'autre (Sag. VIII, 1). Aussi ce Fils unique, votre Fils, ô main miséricordieuse du Père, est lui-même la touche délicate à l'aide de laquelle vous avez produit avec force en moi la brûlure et la plaie dont nous parlons.

            Eh bien! Ô touche délicate, ô Verbe Fils de Dieu, qui, vu la délicatesse de votre Être divin, pénétrez d'une manière subtile la substance de mon âme en la touchant tout entière avec attention, vous l'avez absorbée tout entière en vous et vous employez des moyens tout divins pour la combler de délices et de suavités dont on n'a jamais entendu parler dans la terre de Chanaan et qu'on n'a jamais vues dans le pays de Théman (Bar. III, 22). Ô touche délicate et souverainement délicate du Verbe! comme vous l'êtes à mon égard! C'est vous qui, après avoir renversé les montagnes et brisé les rochers sur le mont Horeb par l'ombre de votre puissance et de votre force qui marchait devant vous, vous êtes révélé d'une manière plus suave et plus forte au prophète dans le souffle d'une brise légère (I Rois, XIX, 11). Ô brise légère, puisque vous êtes légère et subtile, dites-moi, comment votre touche est-elle si délicate et si douce, puisque comme Verbe et Fils de Dieu, vous êtes si terrible et si puissante? Ô heureuse, et mille fois heureuse l'âme que vous touchez d'une manière si délicate et si douce quand vous êtes si terrible et si puissante! Dites donc cela au monde, ou plutôt ne lui en dites rien, il ne le goûterait pas et il ne le comprendrait pas, car il est incapable de vous recevoir et de vous voir (Jean, XIV, 17). Ô mon Dieu et ma vie! Ceux-là vous verront et sentiront votre touche délicate qui se seront éloignés du monde et spiritualisés. Étant alors semblables à vous, ils pourront vous connaître et jouir de vous. Votre touche leur sera d'autant pus délicate que la substance de leur âme sera plus spiritualisée, épurée et purifiée, dégagée en outre de toutes les créatures, comme de tout ce qui rappelle leur ombre et leur contact: Vous vous cachez dans ces âmes et vous y demeurez, et par là vous les cachez elles-mêmes aux regards des hommes et les mettez dans le secret de votre sainte Face qui est le Verbe, où elles sont à l'abri des agitations du monde (Ps. XXX, 21).

            Oui, disons-le et disons-le mille fois encore: Ô touche délicate! Vous êtes d'autant plus forte et puissante que vous êtes plus délicate; car, par la force de votre délicatesse, vous délivrez et éloignez l'âme de tout ce qui est créé; vous vous la réservez d'une manière exclusive et vous vous l'unissez; vous produisez en elle des effets et un arrière-goût si délicats que toute autre touche des choses inférieures ou supérieures lui paraît grossière et impure; la vue de ces choses la fatigue; elle souffre même de les regarder; c'est pour elle une peine et un grave tourment d'avoir à s'en occuper ou de les toucher.

            Il faut savoir qu'une chose a d'autant plus d'étendue et de capacité qu'elle est en soi plus subtile; elle est, en outre, d'autant plus diffusive et communicative qu'elle est plus subtile et délicate. Or, le Verbe est immensément subtil et délicat, et c'est lui la touche qui atteint l'âme; l'âme est le récipient large qui est capable de contenir beaucoup à cause de la finesse et de la pureté qu'elle a acquise en cet état. Ô touche délicate! vous vous répandez dans l'âme d'une manière d'autant plus copieuse et abondante que vous êtes plus subtile et mon âme plus plure.

            Il faut savoir, en outre, que plus la touche est subtile et délicate, plus elle communique de délices et de joies à l'âme qu'elle atteint; mais qu'elle a d'autant moins de volumes et d'étendue qu'elle est moins subtile. Or, la touche divine n'a ni volume ni étendue, car le verbe qui la produit est étranger à tous les modes et à toutes les manières, il est, en outre, exempt de toute étendue, des formes, des figures ou accidents qui d'ordinaire enserrent la substance pour lui mettre des bornes et des limites. Voilà pourquoi cette touche dont nous parlons est, en tant que touche substantielle, je veux dire de substance divine, quelque chose d'ineffable. Oui, redisons-le encore pour finir: Ô touche ineffablement délicate du Verbe, qui ne se produit dans l'âme par rien moins que par votre très simple substance et votre Être intime! Comme vous êtes infini, vous êtes d'une délicatesse infinie. Voilà pourquoi votre touche est si subtile, si pleine d'amour, si profonde et si délicate,

Qu'elle a la saveur de la vie éternelle.

            C'est en effet, un certain avant-goût de la vie éternelle, comme nous l'avons dit, que l'on savoure dans cette touche divine, bien qu'il ne soit pas arrivé à toute sa perfection. Cette vérité n'a rien d'impossible quand on le croit, comme il le faut d'ailleurs, qu'il s'agit d'une touche substantielle, c'est-à-dire de la substance de Dieu à la substance de l'âme, comme en témoignent beaucoup de saints qui sont arrivés sur la terre à en faire l'expérience. Aussi la délicatesse des délices que l'âme éprouve à cette touche est-elle impossible à décrire. Je ne voudrais même pas en parler dans la crainte que l'on se figure qu'un pareil état n'a rien de plus que ce que l'on en dit; il n'y a pas de termes pour expliquer et désigner les faveurs divines si élevées qui sont alors accordées à l'âme. Néanmoins, l'âme qui en est l'objet a son propre langage qui l'aide à comprendre cet état pour elle-même, à le sentir pour elle-même, à en garder le silence et à en jouir.

            L'âme en cet état reconnaît d'une certaine manière que ces faveurs sont comme cette pierre précieuse qui, d'après saint Jean, devait être donnée au vainqueur, et qui portait un nom écrit que personne ne pouvait lire si ce n'est celui qui l'avait reçue (Apoc. II, 17). La seule chose que l'on puisse dire de cet état, et on peut le dire en toute vérité, c'est qu'il a le goût de la vie éternelle. Sans doute, on ne jouit pas sur la terre de cette faveur aussi parfaitement que dans la gloire; néanmoins cette touche, dès lors qu'elle vient de Dieu, a le goût de la vie éternelle.  Aussi l'âme goûte-t-elle ici-bas à toutes ses perfections. Dieu, en effet lui communique sa force, sa sagesse, son amour, sa beauté, sa grâce, sa bonté... Comme Dieu est toutes ces choses à la fois, l'âme les goûte en une seule touche qu'il lui fait, et elle en jouit dans toutes ses puissances et sa substance. Parfois même ce bien dont elle jouit laisse rejaillir sur le corps l'onction de l'Esprit-Saint, et alors la jouissance s'étend à toute la substance sensitive, à ses membre, à ses os, à ses moelles, et non d'une manière faible, comme cela arrive ordinairement, mais avec un sentiment de délices profondes et de gloire qu'elle éprouve jusque dans les dernières articulations des pieds et des mains. Le corps éprouve tant de gloire, de la gloire de l'âme qu'il exalte Dieu à sa manière, en le sentant dans ses os, conformément à cette parole de David: Tout mes os vous diront: Seigneur, qui est semblable à vous (Ps. XXXIV, 10)? Mais comme tout ce que l'on pourrait dire sur ce point serait au-dessous de la réalité, il suffit d'ajouter seulement que le corps a comme l'âme la saveur de vie éternelle.

Qui paye toute dette.

            L'âme s'exprime ainsi, parce que dans la saveur de vie éternelle qu'elle goûte, elle jouit de la récompense des travaux qu'elle a endurés pour parvenir à cet état. Non seulement elle se considère comme bien payée et en possession d'un salaire conforme à la justice, mais comme récompensée bien au-delà de ses mérites. Elle comprend combien est vraie la promesse que l'Époux a faite dans l'Évangile (Mat. XIX, 29), de donner le cent pour un. Car elle n'a pas eu une seule tribulation, qu'elle ne voie récompensée dès ici-bas au centuple par les consolations et les délices dont elle jouit. Aussi est-ce à bon droit qu'elle chante:

Qui paye toute dette!

            Si nous voulons savoir de quelle sorte et de quelle nature sont les dettes que l'âme considère ici comme payées, il faut considérer qu'aucune ne peut arriver par la voie ordinaire à ce haut état, à ce royaume du mariage spirituel, sans passer tout d'abord par beaucoup de tribulations et d'épreuves; car ainsi qu'il est dit dans les Actes des Apôtres, c'est par beaucoup de tribulations qu'il nous faut entrer dans le royaume des cieux (Act. XIV, 21). En fait, toutes ces épreuves sont déjà passées quand l'âme arrive à cet état; et comme elle est déjà purifiée, elle ne souffre plus.

            Or, les épreuves par lesquelles doivent passer ceux qui arrivent à cet état sont de trois sortes, à savoir: les souffrances, les désolations, les craintes et les tentations nombreuses qui nous viennent du monde; les tentations, sécheresses et afflictions qui nous viennent des sens; les tribulations, ténèbres, angoisses, délaissements et autres souffrances qui nous viennent de l'esprit. C'est par là que l'âme se purifie dans sa partie spirituelle et dans sa partie sensitive de la manière que nous avons exposée en expliquant le quatrième vers de la première strophe. La raison pour laquelle ces moyens sont nécessaires à l'âme qui doit arriver à cet état, c'est que s'il faut pour une liqueur excellente un vase fort, bien préparé et purifié, il faut nécessairement que l'âme qui doit arriver à cette union transcendante dont nous parlons soit fortifiée par les épreuves et les tentations, comme aussi qu'elle soit purifiée par les tribulations, les ténèbres et les angoisses; les premières épreuves purifient et fortifient les sens; les secondes purifient, sanctifient et préparent l'esprit. De même que pour s'unir à Dieu dans la gloire les âmes qui ne sont pas suffisamment pures doivent passer par le feu du Purgatoire dans l'autre vie, de même pour arriver à l'union parfaite avec Dieu ici-bas, elles doivent passer par le feu de ces épreuves dont nous avons parlé; et ces épreuves sont plus ou moins fortes, et plus ou moins longues, selon le degré d'union auquel Dieu veut les élever et l'expiation dont elles ont besoin.

            C'est par les souffrances que Dieu leur inflige, ainsi qu'à leurs sens, qu'étant abreuvées d'amertume, elles acquièrent peu à peu les vertus, la force et la perfection; car c'est par la faiblesse que se perfectionne la vertu (II Cor. XII, 9), et dans la lutte contre les passions qu'elle s'aguerrit. Ce n'est pas par son intelligence que l'artisan pourra préparer le fer et s'en servir, mais bien par le feu et le marteau. C'est ce que dit Jérémie, qui voulait se servir du feu à l'aide de son intelligence: Le Seigneur a envoyé du feu dans mes os (Lament. I, 13) et il m'a instruit. Il ajoute en faisant allusion au marteau: Vous m'avez châtié, Seigneur, et j'ai été instruit (Jér. XXXI, 18). Voilà pourquoi l'Ecclésiastique dit: Celui qui n'a pas été tenté, que peut-il savoir? L'homme qui n'a pas d'expérience connaît peu de chose (Eccli. XXXIV, 9).

            Nous devons expliquer le motif pour lequel il y en a si peu qui parviennent à cet état élevé de perfection de l'union avec Dieu. Or, sachons-le bien: ce n'est pas parce que Dieu veut restreindre le nombre de ces âmes privilégiées; son désir est plutôt que tous soient parfaits. Mais il en trouve très peu qui veuillent entreprendre une oeuvre si haute et si sublime. A peine leur a-t-il envoyé une légère épreuve, qu'il les trouve faibles; ces âmes fuient la souffrance, elles ne veulent pas supporter le moindre chagrin, ni la plus petite mortification; elles ne souffrent rien avec patience; aussi le Seigneur ne les trouvant ni fortes ni fidèles pour accomplir le peu que par miséricorde il leur demande pour les purifier et les perfectionner, constate que ces âmes le seront beaucoup moins dans des circonstances plus sérieuses. Aussi ne continue-t-il plus à les mortifier pour les faire avancer dans la perfection et les élever au-dessus de la poussière de la terre. Ces âmes ont manqué de cette constance et de cette énergie qu'elles auraient dû montrer.

            Il y a même beaucoup d'âmes qui ont le désir d'avancer et demandent à Dieu avec instance de les attirer à lui, et de les élever à cet état de perfection. Mais dès que Dieu commence à leur faire sentir, comme cela est nécessaire, les premières épreuves et mortifications, ces âmes reculent, elles se dérobent; elles fuient le chemin étroit qui mène à la vie et elles recherchent le chemin large des consolations qui n'est que celui de leur perte. Aussi ne se mettent-elles pas dans les circonstances voulues pour recevoir de Dieu ce qu'elles demandent, quand déjà il commençait à les exaucer, voilà pourquoi elles restent comme des vases inutiles; elles veulent arriver à l'état des parfaits sans qu'on les fasse passer par le chemin des épreuves, qui est celui des parfaits. Elles refusent même de commencer à y entrer, et d'accepter ces petites épreuves, que tout le monde supporte d'ordinaire. On peut leur répondre par ce mot de Jérémie: Si, en courant avec ceux qui vont à pied, vous éprouvez de la lassitude, comment pourrez-vous lutter de vitesse avec les coursiers? Si vous avez joui de la paix dans une terre de paix, que ferez-vous pour vous protéger contre l'orgueil du Jourdain? (Jér. XII, 5) Cela veut dire: Si les travaux qui sont l'apanage ordinaire de l'homme ici-bas vous paraissent, à cause de la lenteur de vos pas, tellement durs à supporter que déjà vous vous imaginez courir, comment pourrez-vous égaler la vitesse du cheval? Or, il s'agit ici de travaux qui sont au-dessus épreuves ordinaires; ils requièrent même une force et une agilité supérieures à celle de l'homme. Si vous n'avez pas voulu abandonner la paix et le repos de votre pays, c'est-à-dire de votre sensualité, si vous avez refusé de la combattre et de la mortifier en quoi que ce soit, je me demande comment vous voulez entrer dans les eaux impétueuses des tribulations et des peines d'esprit qui se ressentent plus à l'intérieur.

            Ô âmes dont le désir est de marcher tranquilles et consolées dans les voies spirituelles, si vous saviez combien il vous est nécessaire de souffrir pour arriver à cet état! et comment, sans cela, bien loin d'y parvenir, vous retourneriez en arrière, je vous l'assure, vous ne rechercheriez jamais plus de consolations ni de Dieu, ni des créatures; vous embrasseriez plutôt la croix, et une fois là, vous n'auriez d'autre ambition que d'y boire le fiel et le vinaigre tout purs. Vous vous considéreriez alors comme bien privilégiées, puisqu'en mourant ainsi au monde et à vous-même, vous vivriez en Dieu comblées de délices spirituelles. Souffrez donc dans la patience et la foi quelques peines extérieures, et vous mériterez que Dieu abaisse ses regards sur vous pour purifier et sanctifier davantage votre âme à l'aide d'épreuves spirituelles plus intimes et arriver par là à vous combler de biens plus intimes également. Il faut avoir rendu de grands services à Dieu, avoir manifesté beaucoup de patience et de constance, avoir enfin mené une vie et accompli des oeuvres qui nous rendent agréables à ses yeux, pour qu'il nous accorde une grâce signalée comme celle des épreuves plus intérieures afin de nous combler de dons et de récompenses. C'est ce qu'il fit à l'égard du saint homme Tobie. L'archange saint Raphaël lui dit en effet: C'est parce que vous avez été agréable à Dieu qu'il vous a fait cette faveur de vous envoyer une tentation pour vous éprouver et vous perfectionner davantage (Tob. XII, 13). Aussi, nous dit la sainte Écriture, une fois l'épreuve terminée, il passa le reste de sa vie dans la joie. Nous voyons qu'il en fut absolument de même pour le saint homme Job. Dieu a approuvé ses oeuvres devant les bons et les mauvais esprits, et immédiatement après, il lui a fait la grâce de lui envoyer ces terribles épreuves dont il nous donne le récit, afin de l'exalter ensuite beaucoup plus en lui prodiguant toutes sortes de biens spirituels et temporels (Job I, 8; II, 3; XLII, 10).

            Telle est la conduite de Dieu envers ceux qu'il veut favoriser de la perfection la plus haute. Il veut les éprouver, il les laisse dans l'épreuve pour les élever ensuite autant que possible et les amener à l'union avec la sagesse divine, qui, selon David, est un argent éprouvé par le feu, purifié dans le creuset de notre chair (Ps. XI, 7) et purifié jusqu'à sept fois, c'est-à-dire jusqu'au plus haut degré qu'on puisse atteindre.

            Il n'y a pas lieu de nous arrêter ici pour dire quelles sont ces purifications et quelle est la nature de chacune d'elles en particulier, pour arriver à cette sagesse divine, ni comment elles correspondent aux sept degrés d'amour de cette sagesse; celle-ci est pour l'âme en cette vie, quelle que soit son union avec Dieu, comme cet argent épuré dont parle David, tandis que dans l'autre vie, elle sera comme de l'or.

            Il est donc très important pour l'âme d'avoir beaucoup de patience et de constance au milieu de toutes les tribulations ou épreuves que Dieu lui envoie, qu'elles soient intérieures ou extérieures, spirituelles ou corporelles, grandes ou petites. Il faut les accepter toutes comme venant de sa main pour notre bien et la guérison de notre âme; on ne doit pas, non plus, les fuir, puisqu'elles sont le remède à nos maux; mais on suivra le conseil du Sage qui dit: Si l'esprit de Celui qui a tout pouvoir descend sur vous, ne vous éloignez pas de votre place (Eccl. X, 4), c'est-à-dire de cette épreuve qu'il vous envoie; la guérison, ajoute-t-il, fera cesser de très grands péchés, et coupera même vos habitudes mauvaises, qui sont la racine de vos péchés et imperfections, car les combats contre les épreuves, les angoisses et les tentations éteignent les habitudes mauvaises et imparfaites de l'âme, ils la purifient et la fortifient. Aussi l'âme doit-elle avoir une très haute estime des souffrances intérieures et extérieures qu'il lui envoie; elle comprendra qu'ils sont bien peu nombreux ceux qui méritent d'être purifiés par les souffrances, et qui par là arrivent à ce haut état dont nous parlons.

            Revenons maintenant à l'explication de notre vers. L'âme reconnaît donc que tout a été pour son bien et que, si elle a été dans les ténèbres, elle est désormais dans la pleine lumière: sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus (Ps. CXXXVIII, 12). Si elle a été plongée dans les tribulations, elle a maintenant sa part des consolations et du royaume (II Cor. V, 1). Elle est surabondamment dédommagée de ses souffrances intérieures et extérieures par les biens divins qui lui sont accordés ainsi qu'à son corps; il n'est aucune de ses épreuves qui n'ait reçu un salaire particulier du plus haut prix. Aussi déclare-t-elle combien elle est satisfaite quand elle dit:

Et vous payez toute dette!

            Elle rend grâces à Dieu dans ce vers comme le faisait David dans l'un de ses psaumes après avoir été délivré de ses épreuves: Qu'elles ont été nombreuses et amères les tribulations que vous m'avez infligées! Mais vous m'en avez complètement délivré, vous m'avez retiré des abîmes de la terre; vous avez déployé toute votre magnificence, et, vous tournant vers moi, vous m'avez inondé de consolations (Ps. LXX, 20-21). Cette âme, avant d'être élevée à cet état, se trouvait donc à la porte du palais de Dieu, comme Mardochée à la porte du plais d'Assuérus. Ce personnage qui gémissait sur les places publiques de Suse, à la vue des dangers auxquels sa vie était exposée, qui était revêtu d'un cilice, qui refusait les vêtements envoyés par la reine Esther qui, enfin, n'avait pas reçu la plus petite récompense pour les services qu'il avait rendus au roi et la fidélité avec laquelle il avait défendu son honneur et sa vie, vit en un jour son sort complètement transformé (Esth. IV, 1, 4; VI, 3, 11). Ainsi en est-il de l'âme. En un jour elle reçoit la récompense de tous ses travaux et de tous ses services. Non seulement on la fait entrer dans l'intérieur du palais du Roi, et on la lui présente revêtue d'habits royaux, mais encore on met un diadème sur sa tête, un sceptre à sa main. La voilà enfin assise sur un trône royal, elle porte au doigt l'anneau du Roi et elle a le pouvoir de faire tout ce qu'elle voudra comme aussi celui de ne pas faire ce qui lui déplaît dans le royaume de son Époux; car ceux qui arrivent à cet état obtiennent tout ce qu'ils désirent. Ainsi donc, non seulement l'âme est bien payée de ses travaux, mais elle voit la destruction de ses ennemis les Juifs, c'est-à-dire de ses tendances imparfaites qui cherchaient à la priver de la vie spirituelle dont sont maintenant inondées ses puissances et ses tendances. Voilà pourquoi elle ajoute aussitôt:

Qui donne la mort, et change la mort en vie!

            Comme la mort n'est autre chose que la privation de la vie, dès que la vie reparaît il n'y a plus trace de mort. Or, au point de vue spirituel, il y a deux sortes de vies: il y a la vie béatifique, qui consiste à voir Dieu; or, on n'y parvient que par la mort corporelle et naturelle, selon cette parole de saint Paul: Nous savons que si notre maison d'argile vient à se dissoudre nous possédons une demeure divine dans les cieux (II Cor. V, 1). L'autre vie est la vie spirituelle dans la perfection. Elle consiste à posséder Dieu par l'union d'amour. On l'obtient en mortifiant tous les vices, toutes les tendances et la nature elle-même d'une façon complète. Tant que ce travail n'est pas terminé, il est impossible d'arriver à la perfection de cette vie spirituelle ou d'union avec Dieu, comme l'Apôtre nous le déclare en ces termes: Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si, à l'aide de l'esprit, vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez (Rom VIII, 13). Ces paroles nous montrent que ce que l'âme désigne ici sous le nom de mort n'est autre chose que tout le vieil homme ou le mauvais usage qui est fait des puissances, c'est-à-dire de la mémoire, de l'intelligence et de la volonté, quand on les applique aux choses du siècle ou que l'on met son plaisir et sa satisfaction dans les créatures.

            Tout cela comprend les oeuvres du vieil homme; mais une pareille vie est une mort pour la nouvelle vie ou la vie spirituelle, et celle-ci ne peut être parfaite si l'âme n'est pas complètement morte au vieil homme. C'est ce que l'Apôtre enseigne en ces termes: Dépouillez-vous du vieil homme et revêtez l'homme nouveau qui a été créé par le Dieu tout-puissant dans la justice et la sainteté (Ephés. IV, 22-24). Cette vie nouvelle commence au moment où l'âme est arrivée à cette union parfaite avec Dieu dont nous parlons; il faut que toutes ses tendances, puissances, affections et opérations qui par elles-mêmes, ne produisent que la mort et la privation de toute vie spirituelle, soient devenues divines. Tout être vivant, nous disent les philosophes, vit par ses opérations; or, l'âme a ses opérations en Dieu à cause de son union avec lui; elle vit donc de la vie de Dieu; et ainsi sa mort s'est changée en vie, et sa vie animale en vie spirituelle. Avant cette union, l'entendement comprenait les choses d'une manière naturelle, à l'aide de la force et de la vigueur naturelle, de la vie des sens corporels; il agit désormais et il est secondé par un autre principe beaucoup plus élevé, celui de la lumière de Dieu, sans avoir besoin des sens du corps. De la sorte, il s'est changé en divin; et, par suite de l'union, il ne fait plus qu'un avec l'entendement de Dieu. La volonté, qui, précédemment, aimait d'une manière basse et dépourvue de vigueur, n'avait que des manifestations naturelles; maintenant elle vie de l'amour divin; son amour élevé a des affections divines; elle est animée de la force et de la vertu de l'Esprit-Saint; en lui elle vit d'une vie d'amour, car, par suite de l'union, sa volonté et celle de l'âme n'en font plus qu'une. La mémoire, qui d'elle-même ne percevait que les images ou représentations des créatures, est transformée par cette union de l'âme avec Dieu et ne songe plus qu'aux années éternelles dont parle David (Ps. LXXVI, 6). Quant aux tendances naturelles, elles n'avaient d'aptitude et de force que pour jouir de la créature qui donne la mort. Mais maintenant qu'elles sont changées, elles trouvent leur goût et leurs délices dans le divin, leur action comme leur satisfaction procède d'un autre principe qui leur communique une vie plus haute, ce sont les délices même de Dieu, car elles lui sont unies; aussi ces tendances sont toutes divines. Enfin tous les mouvements, toutes les opérations et inclinations que l'âme tenait précédemment du principe et de la force de sa vie naturelle sont, par le fait de son union avec Dieu, changés en actes divins; après être morts à ce qu'il y avait de naturel en eux, ils sont vivants en Dieu. L'âme, en tant que vraie fille de Dieu, est guidée maintenant par l'Esprit-Saint, comme l'enseigne saint Paul en ces termes: Ceux qui sont dirigés par l'Esprit de Dieu sont enfants de Dieu (Rom. VIII, 14).  Ainsi donc, d'après ce qui a été dit, l'entendement de cette âme est l'entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu; sa volonté est la volonté de Dieu; sa mémoire est la mémoire éternelle de Dieu; ses délices sont les délices de Dieu. Sa substance n'est pas la substance de Dieu parce qu'elle ne peut pas se transformer substantiellement en lui; néanmoins, dès lors qu'elle lui est unie et qu'elle est absorbée en lui, elle est Dieu par participation. Voilà ce qui s'accomplit dans cet état parfait de la vie spirituelle, bien que ce ne soit pas au même point que dans l'autre vie. De la sorte, l'âme est morte à tout ce qu'elle était par elle-même, ce qui était, d'ailleurs, une mort pour elle, et elle vit maintenant de la vie de Dieu en elle; aussi est-ce à juste titre que, parlant d'elle-même dans le vers suivant, elle s'écrie:

Vous donnez la mort, et vous changez la mort en vie!

            Voilà pourquoi l'âme peut très bien s'appliquer ici la parole de saint Paul: Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi (Gal. II, 20). Ainsi ce qui était mort de cette âme se trouve changé en vie de Dieu. Mais cette autre parole du même Apôtre lui convient également bien: La mort a été absorbée dans la victoire (I Cor. XV, 54). Il faut en dire autant de celle du prophète Osée, qui dit au nom du Seigneur lui-même: Ô mort, je serai ta mort (Osée, XIII, 14). Voici la signification de ces paroles: Moi qui suis la vie, je suis une mort pour la mort, et la mort est absorbée dans la vie; de la sorte, l'âme est absorbée dans la vie divine, elle devient étrangère à tout ce qui est de ce monde ou temporel comme à ses tendances naturelles; elle est introduite dans les appartements secrets du Roi. Là, elle se réjouit et tressaille d'allégresse dans son Bien-Aimé, et, trouvant le lait qui coule de ses mamelles supérieur au vin le plus exquis, elle s'écrie: Si je suis noire, néanmoins je suis belle, ô fille de Jérusalem, car ma noirceur s'est transformée en la beauté du Rois des cieux (Cant. I, 4-6). Dans cet état de vie si parfaite, l'âme ne cesse d'être comme en fête intérieurement et extérieurement; de plus, son esprit, qui est pénétré de la connaissance de cet heureux état, goûte presque constamment une telle jubilation divine qu'elle chante un cantique pour ainsi dire toujours nouveau, rempli d'allégresse et d'amour. Quand, parfois, elle est enivrée de joie et de délices, elle chante dans son esprit ces paroles de Job: Ma gloire se renouvellera sans cesse, et, comme le palmier, je multiplierai mes jours (Job, XXIX, 20). C'est comme si elle disait: Dieu qui en soi demeure toujours le même et renouvelle toutes choses, comme dit le Sage, se trouvant toujours uni à moi dans ma gloire, renouvellera toujours ma gloire; en d'autres termes, il ne la laissera pas vieillir ni retourner à son état précédent. Je multiplierai mes jours comme le palmier, c'est-à-dire je multiplierai mes mérites qui monteront vers le ciel, comme le palmier qui y dirige ses branches. Les mérites de l'âme en cet état sont généralement très grands par le nombre et la qualité, elle fait habituellement monter de son esprit vers Dieu tout ce que David exprime dans le psaume XXIX qui commence par ces mots: Je vous louerai, Seigneur, parce que vous m'avez accueilli; mais, en particulier, les deux derniers versets que voici: Vous avez changé mon chagrin en délices, et après avoir déchiré le sac sous lequel je pleurais, vous m'avez fait un vêtement de joie, afin que ma gloire vous chante et que je ne sois plus dans les larmes, Seigneur, mon Dieu, c'est éternellement que je célébrerai vos louanges (Ps. XXIX, 12-13).

            Il ne faut pas nous étonner si l'âme revient à tout instant sur ces paroles de joie, de jubilation, de jouissance et de louanges qu'elle adresse à Dieu. Elle connaît avec évidence les grâces qu'elle a reçues; elle le voit, en outre, tout appliqué à la réjouir par des paroles éminemment précieuses, délicates, et pressantes, à l'enrichir de faveurs toujours nouvelles; il lui semble même que Dieu n'a pas d'autre âme en ce monde à qui il puisse procurer ses délices, qu'il n'a pas autre chose à faire et qu'il se donne tout entier à elle seule. Telle est l'impression qu'elle ressent; aussi elle la confesse hautement et elle chante comme l'Épouse des Cantiques: Mon Bien-Aimé est à moi, et je suis à lui (Cant. II, 6).

STROPHE TROISIÈME

Ô lampes de feu

Dans les splendeurs desquelles

Les profondes cavernes du sens,

Qui était obscur et aveugle,

Donnent avec une perfection extraordinaire

Chaleur et lumière tout à la fois à leur Bien-Aimé!

EXPLICATION

            Plaise à Dieu de m'accorder ici sa grâce! car elle m'est bien nécessaire pour expliquer le sens profond de cette strophe. Le lecteur devra procéder avec attention, car s'il n'a pas d'expérience, il trouvera peut-être mon explication quelque peu obscure et diffuse, mais s'il a le bonheur d'avoir de l'expérience, il la trouvera claire et pleine de saveur.

            Dans cette strophe, l'âme exalte son Époux et lui rend grâce des hautes faveurs qu'elle reçoit de son union avec lui. C'est par là, comme elle le reconnaît, que lui sont venues de nombreuses connaissances sur son Être, qui sont toutes pleines d'amour. De telles connaissances ont éclairé et rempli d'amour ses puissances et ses sens eux-mêmes qui, avant l'union, étaient obscurs et aveugles. Désormais, toutes ses facultés étant éclairées et embrasées d'amour, elle peut mieux connaître et aimer celui qui l'a tant comblée de ses dons. Le véritable amant n'est pas heureux, si tout ce qu'il est en soi, tout ce qu'il vaut, possède ou reçoit, il ne l'emploie pour le Bien-Aimé; plus il possède et plus il est heureux de le lui donner. Tel est le motif pour lequel l'âme se réjouit ici, car, vu les splendeurs et l'amour dont elle est l'objet, elle peut à son tour resplendir devant son Époux et l'aimer. Voici maintenant le premier vers:

Ô lampes de feu!

            Tout d'abord rappelons-nous que les lampes ont la double propriété de briller et de communiquer de la chaleur. Pour comprendre de quelles lampes il s'agit ici et comment elles brillent et brûlent dans l'âme pour lui donner de la chaleur, il faut savoir que Dieu renferme dans l'unité et la simplicité de son Être toutes les vertus et toutes les grandeurs de ses attributs. Il est tout-puissant, sage, bon, juste, fort, plein d'amour; il possède encore une infinité d'attributs et de vertus que nous ignorons. Dès lors qu'il est toutes ces choses dans la simplicité de son Être, il peut quand il lui plaît donner à l'âme avec laquelle il est uni la connaissance de ses attributs, et alors elle voit distinctement en lui toutes ses vertus et ses grandeurs, à savoir sa toute-puissance, sa sagesse, sa bonté, sa miséricorde... , elle voit également que chacun de ces attributs est l'être même de Dieu dans une seule de ses personnes, le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, car chacun de ses attributs est Dieu lui-même, et étant Dieu, est une lumière infinie et un feu divin infini, comme nous l'avons déjà dit plus haut. De telle sorte que dans chacun de ces attributs qui, avons-nous dit, sont innombrables, et dans chacune de ces vertus, il répand sa lumière et sa chaleur en tant que Dieu, et ainsi chacun de ses attributs est pour l'âme une lampe qui éclaire et lui donne la chaleur de l'amour; et comme l'âme reçoit dans un seul acte de cette union la connaissance des attributs, Dieu est pour elle comme une foule de lampes réunies qui, chacune en particulier, l'éclairent de la sagesse infinie et l'embrasent d'amour. Aussi l'âme est enflammée par chacune de ces lampes en particulier et par toutes réunies; tous ces attributs de Dieu ne sont qu'un être de Dieu, comme nous l'avons dit, et ainsi toutes ces lampes ne sont qu'une lampe qui, selon ses vertus et attributs, brille et brûle comme si elle était une foule de lampes. Voilà pourquoi, en vertu de l'acte de la connaissance provenant de ces lampes, l'âme aime par chacune d'elles en particulier et ainsi par toutes réunies. Or cet acte a la qualité d'amour spécial de chacune d'elles et pour chacune d'elles, et de toutes réunies et pour toutes ensemble; car la splendeur que lui donne cette lampe de l'être de Dieu en tant qu'il est tout-puissant, lui donne la lumière et la chaleur de Dieu en tant qu'il est tout-puissant; il résulte de là que Dieu est pour l'âme une lampe toute-puissante qui lui donne la lumière, l'amour et toutes sortes de connaissances d'une manière conforme à cet attribut. La splendeur que lui donne cette lampe selon l'être de Dieu en tant qu'il est la sagesse, lui donne la lumière et la chaleur de l'amour de Dieu en tant qu'il est la sagesse; de là il résulte que Dieu est pour elle une lampe de sagesse. La splendeur que lui donne cette lampe de Dieu en tant qu'il est la bonté donne à l'âme la lumière et la chaleur de l'amour de Dieu en tant qu'il est la bonté, et d'après cela Dieu est pour elle une lampe de bonté. C'est de la même sorte qu'il est pour elle une lampe de justice, de force, de miséricorde et des autres attributs qui lui sont alors représentés tous à la fois. La lumière qu'elle reçoit en même temps de tous ces attributs lui communique la chaleur de l'amour de Dieu par laquelle elle aime Dieu, parce qu'il est toutes ces choses; et ainsi dans cette communication la manifestation que Dieu fait de lui-même à l'âme, et qui, à mon avis, est la plus grande qu'il puisse y avoir en cette vie, est comme une infinité de lampes qui donnent la connaissance et l'amour de Dieu. Ces lampes, Moïse les a vues sur le mont Sinaï, lorsque Dieu passa rapidement devant lui; il se prosterna la face contre terre et se mit à élever la voix pour en énumérer quelques-unes en ces termes: Dominateur, Seigneur Dieu, compatissant, clément, patient, plein de miséricorde, véritable, qui répandez vos miséricordes sur des milliers de créatures, qui ôtez les péchés, les crimes et les iniquités, et devant qui personne n'est innocent par lui-même (Ex. XXXIV, 6). D'après ce texte, les attributs et les vertus que Moïse vit surtout en Dieu sont sa toute-puissance, sa souveraineté, sa divinité, sa miséricorde, sa justice, sa vérité et sa rectitude. Il reçut alors une connaissance de Dieu très profonde, et comme l'amour qui lui fut communiqué correspondait à cette connaissance, il goûta au plus haut degré les délices de l'amour.

            Aussi devons-nous remarquer que la jouissance dont l'âme est inondée dans ce ravissement d'amour causé par le feu de la lumière de ces lampes est admirable et immense. Elle est aussi abondante que s'il y avait beaucoup de lampes, chacune embrase l'âme d'amour; la chaleur de l'une favorise la chaleur de l'autre, la flamme de l'une augmente la flamme de l'autre, et la lumière de l'une rend plus vive celle de l'autre, parce que chacun de ces attributs fait connaître l'autre, et ainsi toutes ces lampes ne font qu'une lumière et un feu, quand chacune d'elles est déjà une lumière et un feu. L'âme est alors immensément absorbée par ces flammes délicates, blessée d'amour d'une manière subtile par chacune d'elles, mais plus blessée encore par toutes ces flammes réunies et plus vivante dans l'amour de Dieu. Elle comprend très bien que c'est là un amour de vie éternelle, qui est la réunion de tous les biens. Comme elle s'en rend compte d'une manière certaine, elle comprend parfaitement la vérité de cette parole de l'Époux, quand il dit dans le livre des Cantiques: Ces lampes d'amour sont des lampes de feu et de flammes (Cant. VIII, 6). Oh! Que tu es belle, dans ta démarche et dans tes chaussures, ô fille du Prince! Qui pourra chanter la magnificence et la rareté de tes délices et de ta majesté dans l'admirable splendeur et amour de tes lampes!

            La sainte Écriture raconte que l'une de ces lampes passa autrefois devant Abraham en lui causant une terreur indicible et pleine de ténèbres (Gen. XV, 12); c'était la lampe de la justice rigoureuse qui devait s'exercer plus tard contre les Chananéens. Quant à toutes ces lampes des connaissances de Dieu qui brillent d'une manière si affectueuse et si pleine d'amour, ô âmes qui en êtes enrichies, elles vous apportent autant de lumière et de délices qu'elles causèrent de terreur et de ténèbres à Abraham. Quelle ne sera donc pas l'étendue, l'excellence et la variété de délices, puisque vous recevez de toutes ces lampes et en toutes la jouissance et l'amour; Dieu se communique à vos puissances d'après ses attributs et ses vertus. Quand, en effet, quelqu'un aime et fait du bien à un autre, il agit d'après sa condition et sa nature. C'est de cette sorte que se conduit votre Époux; il est en vous comme étant l'Être infini et il vous comble de ses faveurs. Il est tout-puissant; il vous comble de ses faveurs. Il est tout-puissant; il vous fait du bien et il vous aime avec sa toute-puissance. Il est sage; vous sentez qu'il vous fait du bien avec sa sagesse. Il est infiniment bon; vous sentez qu'il vous aime avec sa bonté. Il est saint; vous sentez qu'il vous aime et vous fait du bien avec sa sainteté. Il est juste; vous sentez qu'il vous aime et vous comble de faveurs d'une manière juste. Il est miséricordieux, compatissant, clément; vous éprouvez sa miséricorde, sa compassion et sa clémence. Il est l'Être fort, sublime, délicat; vous sentez qu'il vous aime d'une manière forte, sublime et délicate. Il est chaste et pur, vous sentez que son amour pour vous est chaste et pur. Il est vrai, vous sentez qu'il vous aime en vérité. Il est libéral (Sag. VI, 17), vous constatez qu'il vous aime et vous comble de faveurs d'une manière libérale, sans intérêt aucun, avec le souci unique de vous faire du bien. Il possède une souveraine humilité, et c'est avec une souveraine humilité et une souveraine estime de vous qu'il vous aime. Il vous met à son niveau; il se découvre lui-même à vous avec joie dans ses connaissances qu'il vous donne; il vous montre un visage plein de grâce, et dans cette union avec lui qui vous fait tressaillir de joie, il vous dit: Je suis à toi et pour toi; je suis content d'être ce que je suis pour être à toi et me donner à toi. Qui donc pourra exprimer ce que vous ressentez, ô bienheureuse âme! en vous voyant aimée de la sorte et ennoblie par une si haute estime dont vous êtes l'objet? Votre sein, qui symbolise votre volonté, est comme celui de l'Épouse du Cantique (Cant. VII, 3); il est semblable à un monceau de blé qui est recouvert et entouré de lis. En même temps que vous savourez les grains qui serviront à faire le pain de vie, vous mettez votre joie dans les lis des vertus qui vous environnent. Ces vertus sont les filles du Roi dont parle David, elles vous réjouissent par leurs parfums de myrrhe, d'ambre et d'autres essences aromatiques, car les connaissances que l'Époux vous communique de ses grâces et de ses vertus, sont ses filles; or vous êtes tellement submergée et plongée dans ces connaissances que vous ressemblez, en outre, à la source d'eaux vives qui découlent avec impétuosité du Liban (Cant. IV, 15), qui est le symbole de Dieu lui-même. Là vous êtes merveilleusement comblée d'allégresse, d'après toute l'harmonie de votre âme et même de celle de votre corps; vous êtes devenue tout entière comme un paradis fécondé par les eaux divines, afin que s'accomplissent également en vous ces paroles du psaume: L'impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu (Ps. XIV, 5).

            Oh! quel spectacle admirable! Voilà cette âme qui épanche alors des eaux divines; elle est transformée en une source abondante qui rejaillit de toutes parts dans les eaux divines. Sans doute, les connaissances dont nous parlons sont la lumière et le feu de ces lampes divines; mais ce feu, je le répète, est d'une telle suavité que, tout immense qu'il soit, il ressemble à ces eaux vives qui étanchent la soif de l'esprit aussi promptement qu'il le désire. Ainsi ces lampes de feu signifient les eaux vives de l'Esprit-Saint, comme celles qui descendirent sur les Apôtres (Act. II, 3). Elles étaient à la fois des lampes de feu et des eaux pures et limpides; c'est ainsi que les appelle le prophète Ezéchiel, quand il annonça en ces termes la venue de l'Esprit-Saint: Je répandrai sur vous, a dit le Seigneur, une eau pure, et je mettrai mon esprit au milieu de vous (Ez. XXXVI, 25-26). Ainsi donc ce feu est en même temps de l'eau. Il est figuré par le feu du sacrifice que Jérémie avait caché dans une citerne; tant qu'il demeurait caché, il semblait de l'eau et quand on le sortait de la citerne pour le sacrifice, il redevenait du feu (II Mach. I, 20-22).

            Voilà pourquoi, tant que cet esprit de Dieu est caché dans les veines de l'âme, il ressemble à une eau suave et délicieuse qui étanche la soif de l'esprit; mais en tant qu'il sert au sacrifice d'amour qui est offert à Dieu, il se transforme en vives flammes de feu. Ce sont les lampes qui procèdent de l'acte même de la dilection ou ces flammes dont parle l'Époux au livre des Cantiques, comme nous l'avons vu plus haut. Aussi l'âme leur donne ici le nom de flammes; car non seulement elle en goûte la suavité comme celle des eaux limpides, mais elle s'en sert comme de flammes pour s'embraser de l'amour de Dieu. Mais quand elle considère la communication de l'esprit de ces lampes, l'âme, qui en est embrasée, qui est placée dans l'exercice de l'amour, qui est dans l'acte d'amour, les appelle plutôt des lampes que des eaux vives, quand elle dit:

Ô lampes de feu!

            Tout ce que l'on peut dire ici est au-dessous de la réalité, car la transformation de l'âme en Dieu est quelque chose de vraiment ineffable. Tout se résume en un mot. L'âme devient Dieu par une participation à sa nature et à ses attributs que nous désignons ici sous le nom de lampes de feu.

Dans les splendeurs desquelles.

            Comprenons bien ce qu'il faut entendre par ces splendeurs des lampes dont l'âme parle ici et comment l'âme y resplendit. Sachons-le bien, ces splendeurs sont les connaissances pleines d'amour que les lampes des attributs de Dieu donnent d'elles-mêmes à l'âme. Elle leur est unie par ses puissances; elle resplendit comme elles; elle est transformée en splendeurs pleines d'amour. Mais l'éclat de ces splendeurs pleines d'amour dont l'âme brille ne sont pas comme les lampes matérielles qui illuminent de leurs flammes les objets environnants, mais comme des lampes qui sont au-dedans des flammes, parce que l'âme est au-dedans de ces splendeurs; voilà pourquoi elle dit: Dans les splendeurs desquelles..., ce qui signifie qu'elle est à l'intérieur. Il y a plus; car, nous l'avons déjà dit elle est transformée en splendeur; elle est devenue splendeur. Il en est d'elle comme de l'air qui est au-dedans de la flamme où il est embrasé et transformé en flamme. La flamme, en effet, n'est que de l'air embrasé. Les mouvements et les splendeurs de cette flamme ne viennent pas uniquement de l'air ni uniquement du feu, mais de l'un et l'autre tout à la fois; le feu embrase l'air et le retient enflammé. Cette comparaison nous fait comprendre que l'âme avec ses puissances resplendit au-dedans des splendeurs de Dieu. Les mouvements de cette flamme divine, c'est-à-dire les vibrations, les jets de flammes dont nous avons parlé plus haut, l'âme transformée par les flammes de l'Esprit-Saint, n'est pas seule à les produire; ni l'Esprit-Saint non plus; ils sont l'oeuvre simultanée de l'un et de l'autre, de telle sorte que l'Esprit-Saint agit sur l'âme comme le feu sur l'air enflammé. Ces mouvements de Dieu et de l'âme réunis sont non seulement des splendeurs, mais encore des glorifications pour l'âme; ces mouvements et ces jets de flammes sont des manifestations et des fêtes d'allégresse que l'Esprit-Saint célèbre dans l'âme, comme nous l'avons dit au second vers de la première strophe; il semble constamment sur le point de lui donner enfin la vie éternelle en l'introduisant dans son royaume où elle partagera véritablement sa gloire à l'état parfait. Quant aux biens dont il l'a comblée ou dont il l'enrichira encore, grands ou petits, il les lui accorde toujours dans le but de la conduire à la vie éternelle; or, de même que le feu, par ses mouvements et ses agitations, tend toujours à entraîner vers le centre de sa sphère l'air qu'il enflamme, et manifeste une lutte continuelle pour l'embraser davantage, parce que ce feu est dans sa sphère propre, de même l'Esprit-Saint, qui produit ces mouvements très efficaces d'ailleurs pour embraser l'âme dans une gloire immense, n'achève pas son oeuvre jusqu'au moment où elle sortira de la sphère dans laquelle se meut la vie de la chair, et où elle pourra entrer dans le centre de l'esprit ou de la vie parfaite dans le Christ.

            Nous devons savoir néanmoins que ces mouvements de la flamme sont plutôt des mouvements de l'âme que de Dieu: car Dieu ne se meut pas. Aussi ces vues de la gloire qui sont déjà données à l'âme sont stables, parfaites, continuelles et pleines d'une sérénité profonde et toute divine. Tel sera l'état de l'âme quand elle n'éprouvera plus d'alternative dans l'intention de ces faveurs ni d'interruption dans le mouvement de son amour. Elle verra alors clairement comment Dieu, qui semblait se mouvoir en elle, est en soi immuable, ainsi que le feu qui dans sa propre sphère ne se meut pas, et comment elle avait elle-même ces mouvements dont nous avons parlé et ces transports vers la gloire parce qu'elle ne possédait pas l'état de gloire à l'état parfait.

            Ce que nous venons de dire et ce que nous allons exposer nous fera comprendre plus clairement toute l'excellence des splendeurs de ces lampes dont nous parlons et qu'on peut appeler aussi des obombrations. Pour l'intelligence de cette assertion, il faut savoir que l'obombration n'est autre chose que l'action qui produit l'ombre, et cette action équivaut à celles de protéger, favoriser, accorder des grâces, car si une personne en couvre une autre de son ombre, c'est un signe qu'elle est près d'elle pour la favoriser et la protéger. Voilà pourquoi, voulant désigner l'insigne faveur qui fut accordée à la Vierge Marie lorsque le Fils de Dieu s'incarna en elle, l'ange Gabriel l'appelle une obombration de l'Esprit-Saint. Il dit en effet: L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre (Luc, I, 35). Pour bien comprendre ce que signifie cette ombre de Dieu, ou cette obombration ou ces splendeurs, car toutes ces expressions ont la même signification, il faut savoir que chaque chose produit une ombre qui est en rapport avec sa forme et ses propriétés; si la chose est opaque ou obscure, elle donne une ombre obscure, mais si la chose est claire et subtile, elle donne une ombre claire et subtile; ainsi l'ombre d'une chose ténébreuse sera ténébreuse comme elle: mais l'ombre d'une lumière sera également lumière comme elle.

            Or ces vertus et attributs de Dieu étant des lampes embrasées et resplendissantes qui se trouvent très rapprochées de l'âme, ainsi que nous l'avons dit, elles ne pourront manquer de la toucher de leurs ombres, et ces ombres seront donc embrasées et resplendissantes comme ces lampes qui les produisent. D'après ce principe, l'ombre que produit sur l'âme la lampe de la beauté de Dieu sera une autre beauté conforme à la figure et à la propriété de la beauté divine. L'ombre que produit sur elle la force sera une autre force en rapport avec celle de Dieu, l'ombre que produit la sagesse de Dieu sera une autre sagesse semblable. Et ainsi pouvons-nous raisonner des autres lampes, ou, pour mieux dire, ce sera la même sagesse, la même beauté et la même force de Dieu en ombre parce que l'âme sur cette terre ne peut pas le comprendre d'une manière parfaite. Cette ombre, étant selon la figure et la propriété de Dieu, étant Dieu lui-même, l'âme y connaît très bien l'excellence de Dieu. D'après ce principe, quelles ne doivent pas être les ombres que produira le Saint-Esprit sur les grandeurs de ses vertus et de ses attributs dans une âme, quand il est si près d'elle; non seulement il la touche de ses ombres, mais il lui est uni par ses ombres et ses splendeurs; aussi comprend-elle Dieu et elle le goûte dans chacune d'elles, dans la mesure où il reproduit en chacune d'elles sa face et ses propriétés. Elle comprend et elle goûte en effet la toute-puissance divine dans l'ombre de cette toute-puissance; elle comprend et goûte la sagesse divine dans l'ombre de cette sagesse; elle comprend et goûte la bonté infinie dans l'ombre de bonté infinie qui l'entoure... Finalement elle goûte la gloire de Dieu dans l'ombre de gloire qui lui fait connaître la propriété et l'image de la gloire de Dieu. Or toutes ces choses se passent dans ces ombres claires et embrasées produites toutes par ces lampes claires et embrasées, mais si elles resplendissent dans cette âme de toutes les manières dont nous venons de parler, elles ne sont néanmoins qu'une seule chose dans la simplicité et l'unité de Dieu.

            Oh! quels ne seront pas les sentiments de l'âme quand elle éprouvera ici, par une connaissance expérimentale, ce que furent les enseignements de la vision d'Ezéchiel (ch. I). Il contempla des animaux mystérieux (le texte ne parle que d'un) aux quatre faces et une roue composée de quatre routes; il vit que l'aspect de ces animaux mystérieux était comme celui de charbons embrasés et de lampes ardentes; il remarqua, en outre, que la roue, symbole de la sagesse infinie, était remplie d'yeux au dedans et au dehors pour signifier les connaissances de Dieu et les splendeurs de ses vertus. Que n'éprouvera-t-elle, cette âme, quand elle entendra dans son esprit le bruit de leur marche ressemblant au bruit d'une multitude ou d'armées innombrables qui symbolisent les innombrables grandeurs de Dieu? L'âme les connaît parfaitement ici dans le bruit d'un seul pas que le Seigneur fait pour elle. Enfin, que n'éprouvera-t-elle pas quand elle entendra le bruit du battement d'ailes de ces animaux, car, au dire du prophète, il ressemblait au bruit des grandes eaux et à la voix du Très-Haut. Ce bruit signifie l'impétuosité de ces eaux divines dont nous avons parlé et qui investissent l'âme quand l'Esprit-Saint l'élève dans la flamme d'amour et la remplit d'allégresse. L'âme alors jouit de la gloire de Dieu dans la ressemblance et la faveur de son ombre. C'est ce que le prophète lui-même enseigne quand il dit que la vision de ces animaux et de ces roues était une ressemblance de la gloire du Seigneur (Ez. I, 28 [Vulg. II, 1]).

            Mais, à quelle élévation ne se sent-elle pas parvenue, cette bienheureuse âme! Quelle grandeur ne reconnaît-elle pas en elle! Quelle n'est pas son admiration lorsqu'elle contemple sa beauté et sa sainteté! Qui pourra nous le dire? Quand elle se voit ainsi plongée dans ces eaux abondantes des divines splendeurs, elle considère comment le Père éternel les fait pénétrer dans sa partie supérieure et dans sa partie inférieure qui est le corps, absolument comme il fut fait pour Axa quand elle demandait à son père une pareille faveur.

            Ô excellence de Dieu, que vous êtes admirable! Bien que ces lampes des attributs divins ne soient qu'un être simple et ne se goûtent qu'en lui, chacune d'elles se voit et se goûte d'une manière distincte aussi embrasée l'une que l'autre, car chacune d'elles est substantiellement l'autre! Ô abîme de délices! Vous êtes d'autant plus riche que vos trésors sont plus cachés dans votre unité et simplicité infinies. Là mon connaît et on goûte l'un de vos attributs sans nuire à la connaissance et au goût parfait que l'on a de l'autre. Chaque grâce ou chaque lumière qu'il y a en vous est aussi la lumière de chacune de vos autres grandeurs, parce que par votre pureté, ô Sagesse divine, beaucoup de choses se voient en vous, quand on en voit une. Vous êtes, en effet, le dépôt des trésors du Père; vous êtes la splendeur de la lumière éternelle, le miroir sans tache et l'image de sa bonté (Sag. VII, 25-26). Dans les splendeurs desquelles...

Les profondes cavernes du sens

I

            Ces cavernes sont les puissances de l'âme, la mémoire, l'entendement et la volonté; elles sont d'autant plus profondes qu'elles sont plus capables de recevoir de grands biens; pour se remplir il ne leur faut rien moins que l'infini. Nous comprendrons d'une certaine manière, parce qu'elles souffrent quand elles sont vides de Dieu, quelles sont leurs joies et leurs délices quand elles sont pleines de lui, car les contraires s'éclairent mutuellement.

            Remarquons tout d'abord que ces cavernes des puissances, quand elles ne sont pas vides, purifiées et exemptes de toute affection à la créature, ne sentent pas le vide immense de leur profonde capacité, car la plus petite chose qui s'y attache sur la terre suffit pour leur créer de tels embarras et de tels charmes qu'elles ne sentent pas et ne regrettent pas la perte de biens immenses et ne connaissent même pas toute l'étendue de leur capacité.

            Chose étonnante! Le plus chétif des biens est suffisant pour les empêcher de recevoir les biens immenses dont elles sont capables de jouir; elles doivent tout d'abord avoir exercé le détachement le plus complet, comme nous allons le voir.

            Quand, en effet, les puissances sont complètement détachées et purifiées, la soif, la faim et le désir de leur sens spirituel est intolérable; comme les estomacs de ces cavernes sont profonds, ils souffrent profondément, dès lors qu'ils sont privés d'un aliment aussi profond que Dieu lui-même. Cette souffrance excessive se manifeste ordinairement vers la fin de l'époque où l'âme achève d'être éclairée et purifiée, et avant son arrivée à l'union divine, où enfin son appétit spirituel trouve une satisfaction complète. Cet appétit spirituel étant purifié et détaché de toute créature ou affection à la créature, et ayant perdu son penchant naturel, n'aspire plus qu'au divin, il a fait le vide en lui-même pour se disposer à recevoir le divin, et comme ce divin ne lui est pas encore communiqué par l'union avec Dieu, ce vide où il est et cette soif de Dieu lui causent des souffrances plus cruelles que la mort, surtout quand il entrevoit quelque chose des rayons divins, et que Dieu lui-même ne lui est pas encore communiqué. Les âmes dont nous parlons sont celles qui souffrent d'un amour impatient. Elles ne peuvent pas rester longtemps sans obtenir l'objet de leurs désirs ou mourir.

II

            La première caverne dont nous parlons ici n'est autre que l'entendement. Quand il est complètement vide de tout créé, il éprouve la soif de Dieu. Cette soif est tellement ardente lorsqu'il est bien disposé que David, ne trouvant de meilleure comparaison, nous dit qu'elle est semblable à celle du cerf, qui, d'après ce que l'on raconte, est des plus prenantes: De même que le cerf soupire, après les eaux vives, de même mon âme soupire après vous, ô mon Dieu (Ps. XLI, 3). Or cette soif la porte vers les eaux de la sagesse de Dieu, qui est l'objet de l'entendement.

            La seconde caverne est la volonté, et quand elle est vide de tout créé, elle éprouve une faim de Dieu si vive qu'elle tombe en défaillance, comme le dit encore David: Mon âme tombe en défaillance, parce qu'elle soupire après les tabernacles du Seigneur (Ps. LXXXIII, 3). Or cette faim est la perfection de l'amour à laquelle elle aspire.

            La troisième caverne est la mémoire, et quand elle est vide de tout créé elle se consume et se fond dans l'attente de la possession de Dieu, comme nous le dit Jérémie: Je me souviendrai de vous, ô mon Dieu, et je garderai votre souvenir bien vif; mon âme se desséchera, lorsque je me rappellerai ces souvenirs dans mon coeur; et je mettrai en Dieu toute mon espérance (Lament. III, 19-21).

            La capacité de ces cavernes est donc très profonde, parce que ce qu'elles doivent contenir n'est autre que Dieu lui-même qui est profond et infini; aussi cette capacité doit-elle être en quelque sorte infinie; voilà pourquoi sa soif sera infinie; sa faim sera également profonde et infinie; sa défaillance et son tourment seront une mort infinie; sans doute ses souffrances ne sont pas aussi intenses que celles de l'autre vie, elles sont néanmoins une vive image de la privation de l'infini où l'âme se trouve, parce qu'elle est déjà disposée d'une certaine manière à en recevoir la plénitude.

            Ce tourment est d'une autre nature, parce qu'il se trouve au sein même de l'amour de la volonté. Et ce n'est pas l'amour qui allégera le tourment, car plus il est intense, plus aussi il est impatient de posséder son Dieu vers lequel il aspire avec une ardeur toujours plus intense.

III

            Ô grand Dieu, puisqu'il est vrai que l'âme qui désire Dieu en toute sincérité possède déjà celui qu'elle aime, comme dit saint Grégoire (Hom. 30 sur S. Jean), comment souffre-t-elle, si elle le possède déjà? (I Pier. I, 12). Saint Pierre ne nous dit-il pas que les anges qui désirent voir le Fils de Dieu n'éprouvent ni peine ni préoccupation, parce qu'ils en jouissent déjà? Il semble donc que l'âme désire Dieu dans la mesure où elle le possède, et plus elle le possède, plus aussi elle en éprouve de délices et de jouissance. Ainsi en est-il des Anges; leur désir est accompli; ils trouvent leurs délices en Dieu qui est devenu leur possession; ils ne cessent de rassasier leurs désirs, sans éprouver le moindre ennui, et parce qu'ils n'éprouvent pas d'ennui, ils désirent toujours, et parce qu'ils sont toujours en possession du bien qu'ils désirent, ils n'ont aucun chagrin. Or, dans le cas dont nous parlons, l'âme trouve d'autant plus de satiété et de délices dans son désir de Dieu que ce désir est plus ardent, car par là elle possède Dieu davantage, sans éprouver ni douleur ni chagrin. Pour comprendre cette difficulté, il faut bien remarquer la différence qu'il y a à posséder Dieu en soi par la grâce seulement, et à le posséder aussi par l'union avec Dieu. Dans le premier cas, il y a amour mutuel entre Dieu et l'âme, dans le second il y a en plus une communion intime. Ces deux états diffèrent l'un de l'autre comme les fiançailles et le mariage. Dans les fiançailles, il n'y a qu'un consentement mutuel des parties et un accord entre leurs volontés; et le fiancé donne gracieusement à son épouse des joyaux et des parures; dans le mariage, il y a en outre la communication des personnes et l'union entre elles; sans doute le fiancé fait quelques visites à sa fiancée et lui porte des présents, comme nous venons de le dire;  mais il n'y a pas encore entre eux cette union qui est le but du mariage. Or, il en est absolument de même entre Dieu et l'âme. Mais il faut que l'âme soit tout d'abord parvenue avec ses puissances à ce degré de pureté où sa volonté, considérée dans sa partie inférieure et supérieure, est entièrement purifiée et libre de toutes ses affections et recherches des choses créées; il faut de plus qu'elle ait complètement donné son consentement à tout ce que Dieu veut. La volonté de Dieu et celle de l'âme ne faisant plus qu'un par ce consentement spontané et libre, l'âme est arrivée à posséder Dieu par la grâce de sa volonté, car c'est d'après son consentement que Dieu lui donne le vrai et entier consentement de sa grâce.

            Tel est le haut état des fiançailles spirituelles de l'âme avec le Verbe divin. Le Fiancé lui accorde de précieuses faveurs, il la visite fréquemment avec le plus grand amour; et il la comble alors de grâces et de délices. Mais tout cela n'a rien à voir avec les biens qu'apporte le mariage spirituel; car toutes ces faveurs ne sont qu'une préparation à l'union du mariage mystique. Sans doute, toutes ces merveilles se passent dans l'âme quand elle est déjà très purifiée de toute affection aux créatures, car, sans cela, nous le répétons, les fiançailles ne se célèbrent pas; néanmoins, il faut à l'âme d'autres dispositions positives; Dieu vient la visiter et la comble de ses dons pour la purifier de plus en plus, l'embellir et la spiritualiser, afin qu'elle soit convenablement préparée à une si haute union. Il y mettra un temps plus ou moins long; car il tient compte des dispositions où elle se trouve.

            Cette préparation nous est figurée par celle des jeunes filles qui étaient choisies pour le palais du roi Assuérus (Esth. II, 12-14). Une fois qu'on les avait sorties de leur pays et de la maison de leurs parents, elles devaient encore passer une année renfermées dans son palais avant de lui être présentées comme épouses. Les six premiers mois, elle s'y préparaient par certaines onctions de myrrhe et autres parfums; et le reste de l'année, elle employaient des parfums plus précieux encore; c'est alors seulement qu'elles étaient admises auprès du roi.

            Ainsi donc, c'est durant la période des fiançailles qu'a lieu la préparation au mariage spirituel. Et lorsque les onctions de l'Esprit-Saint sont très relevées pour préparer l'âme à l'union divine, alors arrivent d'ordinaire ces anxiétés si intenses et si délicates des cavernes de l'âme. Or plus ces parfums sont une disposition prochaine à l'union, plus aussi ils rapprochent l'âme de Dieu; voilà pourquoi ils lui font goûter Dieu davantage et lui en donnent une saveur plus exquise; leur désir de Dieu est plus noble et plus profond, et ce désir est la vraie disposition pour s'unir à lui.

IV

            Oh! Quelle belle occasion se présente maintenant pour prévenir les âmes que Dieu élève à ces onctions délicates de bien considérer ce qu'elles font et entre les mains de qui elles se livrent pour ne pas retourner en arrière! Ce que nous dirons sera peut-être hors de propos; mais je suis profondément ému et touché de compassion quand je vois certaines âmes revenir sur leurs pas; non seulement elles se dérobent à ces onctions divines qu'elles laissent passer inutilement, mais encore elles en perdent le désir; aussi ne puis-je m'empêcher de leur montrer ce qu'elles doivent faire pour éviter un si grand malheur. Je m'arrêterai donc un peu pour développer ma pensée, mais je ne tarderai pas à revenir à notre sujet. D'ailleurs toutes mes explications contribueront à nous donner l'intelligence des propriétés des cavernes de l'âme dont nous parlons. Cet enseignement est même tellement nécessaire non seulement à ces âmes qui s'avancent avec tant de gloire, mais encore à toutes celles qui sont à la recherche du Bien-Aimé, que je tiens à en faire l'exposé.

            Il faut savoir avant tout que si l'âme cherche Dieu, son Bien-Aimé, qui est Dieu, la cherche elle-même avec infiniment plus d'amour. Si elle lui envoie des désirs embrasés d'amour qui lui sont aussi agréables que les parfums de myrrhe et d'encens qui lui sont apportés par la petite nuée (Cant. III, 6), le Bien-Aimé, de son côté, lui envoie le parfum de ses onctions. C'est par là qu'il l'attire, et la porte à précipiter ses pas; ce sont des inspirations divines, des touches délicates; par le fait même qu'elles sont de lui, elles sont imprégnées de la perfection de la loi de Dieu et de l'esprit de foi, et c'est en se conformant à cette perfection que l'âme se rapprochera toujours davantage de Dieu. L'âme doit donc comprendre que Dieu, par toutes ces faveurs, ces onctions et les parfums de ces onctions, n'a d'autre désir que de la préparer à d'autres onctions plus élevées, plus délicates et plus dignes de lui; il veut la faire parvenir à une disposition tellement pure et spirituelle qu'elle mérite son union avec lui et sa transformation substantielle en lui avec toutes ses puissances.

            L'âme doit bien considérer que dans cette affaire c'est Dieu qui est le principal agent. Semblable au guide de l'aveugle, il doit la conduire par la main là où elle ne saurait aller par elle-même, c'est-à-dire à ces choses surnaturelles qui dépassent la portée de son entendement, de sa volonté et de sa mémoire. Son principal souci doit consister à ne pas mettre d'obstacle à Dieu qui la guide dans le chemin qu'il lui a préparé, et qui n'est autre que celui de la perfection de l'amour de Dieu, de la loi de Dieu et de la foi, comme nous l'avons dit. Or, l'obstacle pourrait lui venir si elle se laissait conduire et guider par un autre aveugle; et les aveugles qui peuvent la faire sortir du bon chemin sont au nombre de trois: le maître spirituel, le démon et l'âme elle-même. Afin de la bien éclairer sur ce point, disons un mot sur ces trois sortes d'aveugles.

            Tout d'abord, il convient souverainement à l'âme qui veut avancer dans la voie du recueillement et de la perfection de bien considérer entre quelles mains elle se remet, car tel sera le maître, tel sera le disciple, tel sera le père, tel sera le fils. Mais qu'elle le sache bien, c'est à peine si elle trouvera un guide qui ait toutes les qualités requises pour la conduire dans la partie élevée du chemin de la perfection et même dans la partie moyenne. Non seulement il doit être savant et prudent, mais encore expérimenté. Sans doute, la direction spirituelle doit avoir pour fondement la science et la prudence, mais si le guide spirituel n'a pas l'expérience de ce qu'est la vie vraiment et purement spirituelle, il est incapable d'y conduire les âmes quand Dieu pourtant les y appelle, et il ne le comprendra même pas.

            C'est ainsi que beaucoup de maîtres spirituels font un tort considérable à une foule d'âmes. Ils ne comprennent pas les voies de la spiritualité et leurs propriétés; et voilà pourquoi ils font perdre ordinairement aux âmes l'onction de ces parfums délicieux à l'aide desquels l'Esprit-Saint les prépare peu à peu à s'unir à lui. Ils prescrivent à ces âmes des méthodes basses qui leur ont servi à eux-mêmes ou qu'ils ont trouvées dans les livres, mais qui ne sont bonnes tout au plus que pour les commençants. Comme leur science ne dépasse pas celle qui convient pour des commençants, et encore plaise à Dieu qu'il en soit ainsi! ils ne veulent pas que les âmes, malgré l'appel de Dieu qu'elles entendent, sortent de ces premiers principes, ni des méthodes discursives ou imaginaires; ils les empêchent de dépasser les limites de leur capacité naturelle; aussi de telles âmes ne font-elles pas beaucoup de progrès.

V

            Afin que nous comprenions mieux cette condition des commençants, il faut savoir que l'état des commençants et les exercices auxquels ils doivent se livrer consistent à méditer et à faire des actes et des exercices discursifs à l'aide de l'imagination. Quand l'âme est dans cet état, il faut nécessairement que la matière pour méditer et discourir lui soit fournie; il lui convient de produire elle-même des actes intérieurs, et de profiter de la saveur et de la jouissance sensitive des choses spirituelles. Elle nourrit alors ses puissances de la saveur des choses spirituelles; c'est ainsi qu'elle les détache complètement de la saveur des choses sensuelles et qu'elle les fait mourir aux vanités de la terre. Puis, quand elles sont déjà quelque peu fortifiées par cet aliment et habituées aux choses spirituelles, ou qu'elles ont déjà quelque vigueur et quelque constance, Dieu ne tarde pas, comme on dit, à en sevrer l'âme elle-même et à l'élever à l'état de contemplation. Cette faveur arrive ordinairement à certaines personnes d'une manière très prompte, surtout quand elle sont en religion, car, ayant renoncé plus tôt aux vanités du monde, elles conforment leurs sens et leurs tendances à la volonté de Dieu et s'exercent aux choses de l'esprit sous l'action de Dieu. Ce changement a lieu quand les actes discursifs et les méditations ont cessé et que l'âme est privée des goûts de la ferveur sensible des débuts; elle ne peut plus discourir comme avant, et elle ne trouve plus de point d'appui pour les sens; car les sens sont tombés dans l'état de sécheresse, après avoir perdu leurs richesses qui sont passées à l'esprit. Or, comme, d'après l'ordre de la nature, l'âme ne peut rien par elle-même et a besoin de l'intermédiaire des sens, il en résulte que dans cet état dont nous parlons c'est Dieu qui est l'agent, l'âme n'a qu'à recevoir passivement son action ou à se conduire comme quelqu'un qui reçoit et en qui on agit; mais Dieu se conduit comme celui qui donne et qui agit en elle; il la comble de biens spirituels en l'élevant à la contemplation qui est tout à la fois la connaissance et l'amour de lui-même, c'est-à-dire une connaissance amoureuse. Mais l'âme n'a pas à accomplir des actes et des discours naturels; d'ailleurs elle ne le pourrait plus comme précédemment.

VI

            D'après cet exposé, l'âme arrivée à cet état doit suivre une méthode tout opposée à la première. Précédemment, on lui donnait un sujet de méditation et elle méditait; maintenant, on doit lui enlever tout sujet de méditation, et, je le répète, ne pas la laisser méditer; d'ailleurs le voudrait-elle, qu'elle ne le pourrait; au lieu de trouver du recueillement, elle ne réussirait qu'à tomber dans des distractions. Précédemment elle cherchait la suavité, l'amour et la faveur, et elle les trouvait; maintenant elle ne doit ni les vouloir ni les chercher; non seulement elle ne les trouverait pas malgré toutes ses diligences, mais elle rencontrerait les aridités; en voulant se servir des sens, elle se détournerait de ce bien pacifique et tranquille que Dieu répand peu à peu dans son esprit. Ainsi donc, en perdant l'un elle n'obtiendrait pas l'autre, dès lors qu'on ne lui accorde plus de biens spirituels par l'intermédiaire des sens comme autrefois. Voilà pourquoi, quand l'âme est en cet état, il ne faut jamais lui imposer l'obligation de méditer, de s'exercer à produire des actes de raisonnements, de rechercher de la suavité ou de la ferveur. Ce serait mettre un obstacle à l'agent principal, qui, je le répète, n'est autre que Dieu. C'est lui qui, d'une manière secrète et paisible, répand peu à peu dans l'âme une sagesse et une connaissance pleines d'amour sans recourir à des actes particuliers, bien qu'il le fasse parfois durant quelque temps. L'âme doit alors se contenter d'élever avec amour son attention vers Dieu, sans former d'autres actes particuliers. Elle doit, je le répète, se conduire d'une manière passive, sans faire par elle-même le moindre effort, et garder pour Dieu une attention pleine d'amour, simple, candide, comme fait quelqu'un qui ouvre les yeux pour regarder avec amour. Dès lors, en effet, que Dieu, dans sa manière d'agir, traite l'âme avec une connaissance simple et pleine d'amour, l'âme, dans sa manière de le recevoir, doit traiter avec lui également avec une connaissance simple et pleine d'amour. C'est de la sorte que s'uniront la connaissance et l'amour de l'un avec la connaissance et l'amour de l'autre. Il convient que celui qui reçoit se mette en harmonie avec ce qu'il reçoit et n'agisse pas autrement, afin de le recevoir et garder tel qu'il est donné. C'est ainsi que les philosophes nous disent que tout ce qui est reçu dans un récipient s'adapte à la forme du récipient. Il est donc clair que si l'âme n'abandonne pas alors sa manière d'agir naturelle, elle ne recevra ce bien dont nous parlons que d'une manière naturelle; aussi ne le recevrait-elle pas, elle demeurerait avec son acte naturel; car le surnaturel n'est pas contenu dans un mode naturel et n'a rien à voir avec Lui. Voilà pourquoi si l'âme veut alors agir par elle-même et ne pas se conformer uniquement à cette connaissance amoureuse passive dont nous avons parlé, et demeurer passivement et tranquillement sans faire d'acte naturel, si ce n'est quand Dieu l'y invite, parfois, elle met un obstacle aux biens que Dieu lui infuse surnaturellement dans une connaissance de lui pleine d'amour.

            Cette faveur, au début, arrive lorsque l'âme est encore dans l'exercice douloureux de la purification intérieure, comme nous l'avons dit plus haut, mais ensuite elle se fait sentir avec la suavité de l'amour. Si donc, je le répète, et c'est la vérité, cette connaissance amoureuse est reçue passivement dans l'âme selon le mode surnaturel de Dieu et non selon le mode naturel de l'âme, il s'ensuit que pour la recevoir l'âme doit être absolument indépendante de sa manière naturelle d'agir, libre, tranquille, pacifique et pleine de sérénité à l'exemple de Dieu, comme l'air qui reçoit d'autant plus la lumière et la chaleur du soleil qu'il est plus pur, exempt de vapeurs, plus purifié et plus calme. Ainsi donc l'âme ne doit être attachée à rien, ni à un exercice de méditation discursive, ni à une saveur quelconque sensible ou spirituelle, ou à un autre mode d'agir quel qu'il soit. Il faut que l'esprit soit tellement libre et indépendant par rapport à tout créé que tout ce qui est pensée, discours ou jouissance dont l'âme voudrait se servir serait pour elle un obstacle et une préoccupation; j'ajoute qu'alors elle troublerait ce silence profond qu'il convient à l'âme de garder dans sa partie corporelle et dans sa partie spirituelle pour écouter cette parole si profonde et si délicate que Dieu lui dit au coeur dans la solitude, selon Osée (Osée, II, 16), ou pour écouter, selon David (Ps. LXXXIV, 9), au sein d'une paix et d'une tranquillité souveraine, la parole que le Seigneur lui adresse; car c'est dans cette paix de la solitude que Dieu parle.

VII

            Aussi, lorsque l'âme sent qu'elle est placée dans le silence pour bien écouter, elle doit même oublier l'acte de cette attention pleine d'amour dont j'ai parlé, afin d'être libre pour ce que Dieu veut d'elle actuellement. Elle ne doit se servir de cette connaissance amoureuse que dans le cas où elle n'est pas placée dans la solitude, dans le repos intérieur, l'oubli de tout, ou l'attente d'une communication spirituelle. Mais afin que l'on ait bien l'intelligence de cet état chaque fois qu'il se présente, on saura que l'âme jouit alors de quelque repos plein de paix et est absorbée intérieurement.

            Voilà pourquoi, quelle que soit l'époque où l'âme commence à entrer dans cet état simple et obscur de contemplation qui se manifeste lorsque la méditation lui est devenue impossible, elle ne doit pas s'efforcer de la faire ni s'attacher à des saveurs ou jouissances spirituelles; elle doit être sans appui créé, à son poste, l'esprit dégagé de tout; elle doit surtout accomplir ce que faisait le prophète Habacuc pour se préparer à écouter le Seigneur: Je me tiendrai debout, dit-il, et je serai sur mes gardes; je demeurerai ferme sur mes remparts et je contemplerai ce qu'on me dira (Hab. II, 1). C'est comme s'il disait: J'élèverai ma pensée au-dessus de toutes les opérations et de toutes les connaissances qui peuvent atteindre mes sens, comme aussi au-dessus de tout ce qu'ils ont pu garder et retenir en eux-mêmes. Cela fait, je laisserai tout en bas, je consoliderai mes pas sur les remparts de mes puissances et ne les laisserai accomplir aucun acte pour que je puisse recevoir par la voie de la contemplation ce qui me sera communiqué de la part de Dieu; car, nous l'avons déjà dit, la contemplation pure consiste à recevoir.

            Il n'est pas possible que cette sagesse souveraine et ce langage de Dieu que l'on appelle la contemplation puissent être reçus si l'esprit n'est pas dans un silence profond et détaché de toutes les consolations comme aussi de toutes les connaissances discursives. C'est là ce que nous enseigne Isaïe, quand il dit: A qui le Seigneur enseignera-t-il la science? A qui fera-t-il comprendre sa parole? Et il répond: A ceux qui seront sevrés de lait, c'est-à-dire des goûts et des saveurs, et à ceux qui sont détachés des mamelles (Is. XXVIII, 9), c'est-à-dire des connaissances et des perceptions particulières.

            Ô vous qui vous adonnez à la spiritualité, enlevez de vos yeux les duvets et les fétus, dissipez les brouillards qui les recouvrent, purifiez-les; le soleil brillera pour vous et vous verrez clair. Établissez votre âme dans la paix; rendez-lui sa liberté; délivrez-la du joug et de la servitude d'Égypte qui lui imposent la faiblesse de ses actes et son peu de capacité; car, avec de telles occupations, elle ne fait guère plus qu'amasser des pailles pour faire cuire des briques.

            Voilà pourquoi, ô maître spirituel, veillez à la conduire à la terre promise où coulent le lait ou le miel; sachez que c'est pour l'amener à jouir de cette liberté et de ce saint repos de ses enfants que Dieu l'appelle au désert, où elle doit se rendre vêtue d'habits de fête et parée de joyaux d'or et d'argent, après avoir quitté l'Égypte et s'être emparée de ses richesses c'est-à-dire après avoir quitté sa partie sensible. De plus, elle a même noyé les géants, ses ennemis, dans la mer de contemplation; car l'Égyptien, c'est-à-dire le sens, ne trouvant plus pied ni point d'appui, se trouve noyé; et laisse donc s'en aller en liberté le fils de Dieu, c'est-à-dire l'esprit. Celui-ci est sorti des limites et de la servitude où le tenaient les opérations de ses sens, son peu d'intelligence, sa manière si basse d'apprécier, d'aimer ou de goûter; c'est alors que Dieu lui donne la manne délicieuse (Sag. XVI, 20), dont la suavité surpasse toutes les saveurs et tous les goûts que vous voulez, ô guide spirituel, lui faire acquérir par son travail. Néanmoins, comme cet aliment est si délicat qu'il se fond dans la bouche, l'âme ne le savoure pas si elle y mêle un autre goût ou un autre aliment.

            Quand l'âme approche de cet état, veillez à la détacher de tous ses attraits pour les consolations, les suavités, les goûts et les méditations spirituels. Ne la troublez point par des soucis ou des sollicitudes concernant les choses d'en haut et moins encore les choses d'en bas; établissez-la dans tout le détachement et toute la solitude possible; et plus elle y pénétrera et plus elle arrivera promptement à cette paisible tranquillité dont nous parlons, plus aussi elle recevra avec abondance l'esprit de la divine sagesse qui est plein d'amour, tranquille, solitaire, pacifique, suave, enivrant. C'est alors que l'esprit se sent blessé et emporté avec tendresse et suavité sans savoir quel est celui qui produit un tel effet, ni d'où il vient, ni comment il agit, parce qu'il s'est accompli en dehors de son concours personnel.

            Le peu que Dieu opère dans l'âme quand elle se trouve dans ce saint repos et dans cette solitude est un bien d'un prix inestimable; il est même parfois beaucoup plus grand que l'âme et son directeur ne peuvent l'imaginer. Si, pour lors, on ne voit pas quelle est l'importance d'une pareille faveur, il arrivera une heure où elle ne manquera pas de se manifester. Du moins, ce que l'âme peut reconnaître alors, c'est qu'elle est dégagée et détachée de toutes choses, dans un degré plus ou moins grand; elle se sent, en outre, portée vers la solitude; toutes les créatures d'ici-bas lui sont un ennui; elle respire les parfums suaves de l'amour et de la vie spirituelle. Tout ce qui est en dehors de ce ravissement est fade pour elle; car, dit-on, si l'esprit est dans la joie, la chair lui devient insipide.

VIII

            Mais les biens que cette communication silencieuse et cette contemplation impriment dans l'âme, sans qu'elle le sente alors, sont, je le répète, inestimables. Ce sont, en effet, des onctions très mystérieuses, et, par suite, très délicates de l'Esprit-Saint; elle remplissent secrètement l'âme de richesses, de faveurs et de grâces spirituelles; dès lors c'est un Dieu qui les produit, il agit nécessairement comme un Dieu.

            Ces onctions variées de l'Esprit-Saint sont donc délicates et élevées. Elles sont même tellement spirituelles et tellement pures que ni l'âme ni son directeur ne les comprennent; celui-là seul connaît le prix qui enrichit l'âme pour se la rendre plus agréable. Mais avec quelle facilité elle peut les perdre! Il suffit pour tout troubler du plus petit acte qu'elle veuille accomplir par elle-même, à l'aide de sa mémoire, de son entendement et de sa volonté, ou bien du moindre usage de ses sens, de ses tendances et de ses connaissances personnelles qu'elle voudra faire, ou encore de la plus petite saveur ou consolation qu'elle acceptera; et alors tout est troublé et perdu. Il y a là une imprudence grave qui est bien de nature à exciter la douleur et la compassion. Oh! Quel malheur affreux! On ne le soupçonne pas au début; ce n'est qu'un petit rien qui s'est interposé dans ces onctions saintes; et cependant le dommage qui en résulte est plus grand, plus douloureux et plus déplorable que si l'on jetait dans le trouble et si l'on perdait une foule d'âmes vulgaires qui ne sont pas en état de recevoir des émaux si riches et si variés. Figurez-vous qu'un tableau qui est un chef-d'oeuvre d'art et de délicatesse soit retouché sans goût et sans art par une main maladroite. Est-ce qu'il n'y aurait pas là un dommage plus grand, plus important et plus fâcheux que si l'on abîmait et perdait une foule de peintures vulgaires? Or il s'agit ici d'une oeuvre très délicate du Saint-Esprit; et elle est gâtée par une main maladroite.

            Or, ce préjudice, qui est plus grave et plus important qu'on ne saurait le dire, est néanmoins si ordinaire et si fréquent qu'à peine trouve-t-on un maître spirituel qui ne le cause chez les âmes que Dieu commence à introduire dans cette sorte de contemplation. Car chaque fois que Dieu donne son onction à une âme contemplative, il le fait d'une manière très délicate en communiquant une connaissance pleine d'amour, sereine, pacifique, solitaire, très éloignée des sens et de tout ce que l'on peut penser. L'âme enrichie de cette connaissance ne peut méditer, ni penser à rien, ni goûter de jouissance en quoi que ce soit d'en haut ou d'en bas; car Dieu la tient occupée dans cette onction solitaire; il l'incline enfin au repos et à la solitude. Mais il survient alors un directeur qui ne sait donner que des coups de marteau et frapper sur l'enclume comme le forgeron; telle est toute sa science; il ne sait que méditer; aussi il dira à l'âme: Allons, marchez; laissez-moi ces vétilles; c'est de l'oisiveté; vous perdez votre temps, prenez un livre, méditez, faites des actes intérieurs; il faut que vous fassiez de votre côté ce qui dépend de vous; tout le reste n'est que de l'illuminisme et de l'illusion.

            Ces directeurs ne comprennent rien aux divers degrés d'oraison ni aux voies spirituelles, ils ne savent pas que la voie de ces exercices de méditation discursive qu'ils commandent à l'âme est déjà parcourue puisqu'elle est parvenue à se placer au-dessus des sens et de la méditation et est arrivée à la vie de l'esprit, ou contemplation, où il n'y a plus l'opération des sens ni le raisonnement particulier. C'est Dieu qui est alors le seul agent; c'est lui qui parle alors secrètement à l'âme solitaire, mais l'âme se tait. Mais si, quand elle est déjà dans la vie de l'esprit, comme nous l'avons expliqué, on veut l'obliger à marcher à l'aide des sens, elle ne peut que reculer et tomber dans mille distractions. Celui qui est arrivé au terme et qui veut marcher encore pour y parvenir, non seulement accomplit une action ridicule, mais s'éloigne forcément du terme. Voilà pourquoi celui qui est parvenu par le travail de ses puissances à la possession de ce recueillement plein de paix auquel prétend tout homme spirituel, et qui est la limite où s'arrête l'activité de ses puissances, non seulement accomplirait une oeuvre inutile en les mettant de nouveau en activité pour arriver à ce recueillement, mais travaillerait à son propre détriment; ce serait là un sujet de distractions pour lui, et il perdrait le recueillement où il se trouvait.

            Ces maîtres spirituels ne comprennent donc point, je le répète, ce que c'est que le recueillement ou la solitude spirituelle de l'âme ni ses propriétés. Ils ignorent que c'est dans cette solitude que Dieu enrichit l'âme de ces onctions sublimes dont nous avons parlé. Ils superposent à l'onction divine et y mêlent d'autres onctions d'un exercice spirituel plus bas, et forcent l'âme, comme nous l'avons dit, à agit par elle-même. Or il y a, entre cet état et celui où l'âme se trouvait, toute la différence qu'il y a entre une oeuvre humaine et une oeuvre divine, entre ce qui est naturel et ce qui est surnaturel; dans un cas c'est Dieu qui agit dans l'âme d'une manière surnaturelle, et dans l'autre c'est l'âme qui agit d'une manière naturelle. Ce qu'il y a de plus déplorable pour elle, c'est qu'en agissant ainsi d'une manière naturelle, elle perd la solitude et son recueillement intérieur; par suite, elle perd cette incomparable peinture à laquelle Dieu travaillait en elle; et ainsi tout son travail se réduit à battre le fer; d'un côté elle perd, de l'autre elle ne gagne rien.

IX

            Le guide spirituel de ces âmes doit bien considérer que le principal agent, le guide moteur de ces âmes, dans une pareille affaire, ce n'est pas lui, mais l'Esprit-Saint, qui ne cesse jamais de veiller sur elles. Ils ne sont eux-mêmes que des instruments pour les diriger dans le chemin de la perfection d'après les lumières de la foi et la loi de Dieu, comme aussi d'après les dons que le Seigneur accorde à chacune d'elles. Voilà pourquoi il doit s'appliquer, non à les adapter à sa méthode ou à ses vues personnelles, mais à considérer s'il se rend bien compte de la voie par où Dieu les conduit, et, dans le cas contraire, de les laisser aller leur chemin sans les troubler. C'est d'après la voie et l'Esprit par où Dieu les appelle qu'il s'appliquera à les diriger vers plus de solitude, de tranquillité et de liberté d'esprit; il les dilatera de façon qu'elles n'attachent pas leur sens corporel et spirituel à quoi que ce soit d'intérieur ou d'extérieur quand Dieu les conduit par le chemin de la solitude. Mais qu'il ne s'inquiète pas et ne se préoccupe pas à la pensée qu'elles ne font rien, car, bien que l'âme alors n'agisse pas, Dieu agit en elles. Quant à lui, il doit veiller à la porter au détachement et à la mettre dans la solitude et le repos, de telle sorte qu'elle ne soit attachée à aucune connaissance particulière d'en haut ou d'en bas et n'ait le désir d'aucune saveur, d'aucun goût ou d'aucune perception. Il faut qu'elle soit complètement détachée de toutes les créatures et pratique bien la pauvreté spirituelle. Voilà ce que l'âme doit faire de son côté, comme le conseille le Fils de Dieu en ces termes: Celui qui ne renonces pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 26). Ce précepte s'entend non seulement du renoncement de la volonté aux choses corporelles et temporelles, mais encore de celui qui concerne les choses spirituelles, il renferme donc la pauvreté spirituelle dont le Fils de Dieu a fait une béatitude (Mat. V, 3).

            Quand l'âme est ainsi détachée de tout, qu'elle est dans un dénuement complet, et qu'elle a, je le répète, accompli tout ce qui dépendait d'elle, il est impossible que Dieu ne fasse pas de son côté ce qu'il faut pour se communiquer à elle, au moins dans le secret du silence; c'est même plus impossible qu'il ne l'est au rayon de soleil de ne pas illuminer un espace serein où il ne rencontre aucun obstacle. Ainsi le soleil est tout prêt à entrer dès le matin dans votre appartement aussitôt que vous en ouvrez les fenêtres. Telle est la conduite de Dieu qui veille sur Israël; il ne dort pas (Ps. CXX, 4); mais il entre dans l'âme qui est détachée absolument de toutes créatures et la remplit de ses trésors. Dieu est donc tout prêt à pénétrer dans les âmes comme le soleil dans un appartement.

            Le directeur spirituel doit donc se contenter de préparer l'âme à le recevoir; et il le fera d'après les principes de la perfection évangélique qui sont l'abnégation et le renoncement; mais il se gardera bien d'aller plus loin et de chercher à bâtir lui-même l'édifice spirituel. Ce rôle appartient uniquement au Père des lumières de qui découlent toute grâce excellente et tout don parfait (Jac. I, 17). Car, dit David, si le Seigneur lui-même ne bâtit pas la maison, c'est en vain que l'on travaillera à l'édifier (Ps. CXXVI, 1). Dès lors que Dieu est l'architecte surnaturel, c'est à lui qu'appartient le droit d'élever dans chaque âme l'édifice qui lui plaît; quant à vous, ô directeur, votre tâche est d'y préparer l'âme, en la portant au renoncement complet par rapport à ses opérations et affections naturelles, qui d'ailleurs n'ont ni aptitude ni force pour la construction de cet édifice surnaturel; si vous agissiez autrement, alors vous la jetteriez dans le trouble au lieu de lui porter secours. Cette préparation de l'âme dépend de vous. Mais, comme dit le Sage, c'est Dieu qui lui montre le chemin qui la conduit aux biens surnaturels, en se servant de moyens que vous ne pouvez comprendre, ni l'âme non plus.

            Ne dites donc point: Mais l'âme ne progresse pas, puisqu'elle ne fait rien; car s'il est vrai qu'elle ne fait rien, je vous prouverai que par le fait même qu'elle n'agit pas, elle fait beaucoup. Si, en effet, l'entendement s'est dégagé de toutes ses connaissances particulières, soit naturelles, soit spirituelles, il avance, et plus il s'abstiendra de s'occuper de connaissances particulières, ou d'actes de compréhension, plus aussi il s'avancera vers le souverain bien surnaturel.

            Mais, me direz-vous, si elle n'a pas de connaissance distincte, comment peut-elle réaliser des progrès? Et moi je vous dis que, si elle en avait, elle n'avancerait pas. La raison, c'est que Dieu, vers qui se dirige l'entendement, dépasse tout entendement; il est incompréhensible et inaccessible à l'entendement; voilà pourquoi, quand l'entendement agit, il ne s'approche pas de Dieu; il s'en éloigne plutôt. Il doit donc cesser ses opérations pour s'approcher de Dieu, suivre le chemin de la foi et croire, mais sans comprendre. De la sorte, l'entendement arrive à la perfection, parce que c'est par la foi et non par un autre moyen qu'il s'unit à Dieu, et il s'en rapproche plus en ne comprenant pas qu'en comprenant. Aussi ne vous affligez pas de ce point; car dès lors que l'entendement ne recule pas, comme cela lui arriverait s'il voulait s'occuper de connaissances distinctes, de raisonnements ou autres actes intellectuels, au lieu de rester dans son repos, c'est qu'il avance; et, en effet, il se purifie de tout ce qu'il avait en lui-même, car rien de cela n'est Dieu, comme nous l'avons dit, et Dieu ne peut pas occuper un coeur qui n'est pas détaché de tout. Par conséquent, dans ce cas de perfection, ne pas reculer, c'est avancer, et avancer, quand il s'agit de l'entendement, c'est entrer plus avant dans la foi et dans ses ténèbres, car la foi n'est que ténèbres pour l'entendement. Dès lors que l'entendement ne peut savoir comment Dieu est, il doit nécessairement s'approcher de lui comme un vaincu; voilà pourquoi il avance d'autant plus qu'il comprend moins; aussi son progrès consiste-t-il précisément dans ce que vous condamnez. Cela veut dire que l'âme ne doit pas s'occuper de connaissances distinctes, car elle ne pourraient l'amener à Dieu; elles seraient plutôt un obstacle à son avancement.

X

            Mais, me direz-vous, si l'entendement n'a pas des connaissances distinctes, la volonté sera oisive et incapable d'aimer; et c'est là un obstacle qu'il faut toujours éviter dans la voie spirituelle, car la volonté ne peut aimer que ce qui est perçu par l'entendement. Cela est vrai surtout lorsqu'il s'agit des opérations et des actes que l'âme opère naturellement; la volonté n'aime que ce que l'entendement connaît d'une manière distincte. Mais quand il s'agit de la contemplation dont nous parlons, et par laquelle Dieu, comme nous l'avons dit, infuse quelque chose de lui-même dans l'âme, il n'est pas nécessaire que l'âme ait une connaissance distincte, ni qu'elle mette en activité son intelligence; c'est par un seul acte, en effet, que Dieu lui communique lumière et amour tout à la fois; or c'est là une connaissance surnaturelle pleine d'amour, nous pouvons dire que c'est une lumière ardente qui réchauffe, car cette lumière provoque en même temps l'amour. Cette lumière néanmoins demeure confuse et obscure pour l'entendement, parce que c'est une connaissance de contemplation, qui, selon l'expression de saint Denis, est un rayon de ténèbres pour l'entendement; aussi telle sera la connaissance dans l'entendement, tel sera l'amour dans la volonté. Comme cette connaissance que Dieu infuse dans l'entendement est générale et obscure, et qu'elle ne porte sur rien de distinct, la volonté, de son côté, aime d'une façon générale, sans aimer un objet distinct présenté par l'intelligence. Dieu est lumière et amour, aussi, quand il se communique à l'âme, il informe également ses deux puissances, l'entendement et la volonté, de connaissance et d'amour. Mais comme il n'est pas intelligible en cette vie, la connaissance, je le répète reste obscure; il en est de même de l'amour pour la volonté. Sans doute, il arrive parfois que dans cette communication Dieu se donne plus à l'une de ces facultés qu'à l'autre et la blesse davantage. Parfois l'âme reçoit plus de connaissance que d'amour; d'autres fois elle reçoit plus d'amour que de connaissance; ou bien elle ne recevra que des connaissances sans amour aucun, comme aussi elle ne recevra que de l'amour sans aucune connaissance. Voilà pourquoi je dis que si l'âme accomplit naturellement des actes intellectuels, elle ne peut pas aimer sans comprendre ce qu'elle aime; mais quand il s'agit de ces actes que Dieu accomplit en elle et lui infuse comme cela arrive dans le cas dont nous parlons, c'est tout différent, car Dieu peut se communiquer à une puissance et non à l'autre; ainsi il peut enflammer la volonté par une touche du feu de son amour, sans que l'entendement y comprenne rien; il en est ici comme d'une personne qui est réchauffée par le feu et qui cependant ne voit pas le feu.

            Aussi la volonté se sent-elle très souvent enflammée, attendrie, toute transportée d'amour sans rien savoir ni rien comprendre de plus en particulier qu'avant. C'est Dieu qui règle en elle l'amour, comme l'affirme l'Épouse des Cantiques quand elle dit: Le Roi m'a fait entrer dans son cellier, et il a réglé en moi la charité (Cant. II, 4). Il n'y a donc pas à craindre quand l'âme est dans ce repos dont nous parlons, car si elle ne fait d'elle-même des actes d'amour en rapport avec des connaissances particulières, Dieu les fait en elle, il l'enivre secrètement de cet amour qu'il lui infuse, à l'aide de la connaissance de contemplation, ou sans elle, comme nous venons de le dire; et ces actes d'amour dépassent d'autant plus en saveur et en mérite ceux qu'elle ferait, que le moteur de cet amour ou ce grand Dieu qui l'infuse est parfait.

            Cet amour, Dieu l'infuse dans la volonté quand elle est complètement détachée de toutes les saveurs et affections particulières d'en haut et d'en bas. Voilà pourquoi il faut veiller à ce que la volonté soit dans un dénuement complet et absolument dégagée de toutes ses affections. Si elle ne retourne pas en arrière en se mettant à la recherche de quelque goût ou suavité, bien qu'elle n'en sente aucun de particulier en Dieu, elle avance sûrement; elle s'élève au-dessus de tout pour aller à Dieu, puisque rien de créé ne la satisfait. Sans doute, elle ne goûte pas Dieu d'une manière générale, obscure et secrète, dans cette grâce infuse dont nous parlons, beaucoup plus que toutes les connaissances distinctes; elle voit, en effet, alors très clairement qu'aucune d'elles ne lui procure autant de contentement que cette quiétude solitaire. Elle aime Dieu au-dessus de toutes les choses aimables, puisqu'elle a rejeté toutes les saveurs et toutes les jouissances qu'elle y puisait et qu'elle n'y trouve plus que du dégoût.

            Il ne faut donc pas se troubler si la volonté ne peut pas s'arrêter aux goûts et aux jouissances des actes particuliers, car elle avance. Dès lors qu'elle ne retourne pas en arrière en s'attachant à quelque chose de sensible, elle poursuit sa marche vers l'inaccessible qui est Dieu. Il ne faut donc pas s'étonner si elle ne s'en aperçoit pas.

            Aussi la volonté pour aller à Dieu ne doit jamais s'attacher à ce qui peut lui procurer des délices et des jouissances, mais s'en détacher au contraire complètement. C'est de la sorte qu'elle accomplira bien le précepte de l'amour qui nous commande d'aimer Dieu au-dessus de tout; mais elle n'y réussirait pas si elle n'était établie dans le détachement et le dénuement spirituel le plus complet.

            Il n'y a pas, non plus, à craindre si la mémoire reste dégagée de ses formes et de ses figures; car Dieu n'a ni forme ni figure; elle se trouve donc alors en sécurité et s'approche toujours davantage de Dieu; car plus elle s'attacherait à l'imagination, plus elle s'éloignerait de Dieu et courrait de dangers; Dieu, d'ailleurs, étant incompréhensible, ne peut pas être compris par l'imagination.

XI

            Ces maîtres spirituels dont nous parlons ne comprennent donc pas les âmes qui marchent déjà dans cette voie de la contemplation paisible et solitaire. Ils n'y sont pas arrivés et ils ignorent ce que c'est que de sortir de l'oraison discursive, ou méditation, comme je l'ai dit; ils s'imaginent que ces âmes sont dans l'oisiveté. Voilà pourquoi ils les troublent et les empêchent de jouir de la paix de cette contemplation paisible et tranquille dont Dieu les favoriserait, ils les obligent à reprendre le chemin de la méditation ou du discours imaginaire et à multiplier leurs actes intérieurs. Une telle méthode cause alors à ces âmes beaucoup de répugnance, de sécheresse et de distractions; elles voulaient rester dans leur saint repos et dans leur recueillement tranquille et pacifique. Or, comme leurs sens n'y trouvent aucun goût, aucun appui et ne savent que faire, ces directeurs les portent à rechercher des douceurs et des consolations quand ils devraient leur conseiller tout le contraire. Mais ces âmes, ne pouvant plus leur obéir comme précédemment, parce que ce temps est passé et que ce n'est plus leur voie, elles se troublent doublement et s'imaginent qu'elles sont perdues; leurs directeurs les confirment dans cette pensée, les plongent dans les sécheresses, et leur enlèvent ces onctions précieuses que Dieu leur donnait dans la solitude et la paix. Or c'est là, comme je l'ai dit, un préjudice considérable, ces âmes tombent dans une désolation complète; d'une côté, elles perdent, et de l'autre elles souffrent sans profit aucun. Ces directeurs ignorent ce que c'est que la vie spirituelle, ils font une grande injure à Dieu et lui manquent de respect en mêlant leur main grossière à son oeuvre. Comme il lui en a coûté beaucoup pour amener ces âmes au point où elles sont, il regarde comme très important de les avoir amenées à cette solitude où il place leurs puissances et leurs opérations naturelles dans une abnégation complète, afin de pouvoir leur parler au coeur, comme c'est son désir constant. Il prend désormais en main leur direction; il règne en elles par l'abondance de la paix et du repos; il arrête l'activité naturelle des puissances qui les portait à travailler toute la nuit, mais en vain; il les nourrit sans avoir besoin de recourir au sens ou à sa coopération; car ni le sens ni sa coopération ne sont capables d'arriver jusqu'à l'esprit.

            Or, si nous voulons avoir une idée de l'estime qu'il fait de cette tranquillité, de ce sommeil de l'âme, de ce transport des sens, nous n'avons qu'à considérer cette supplique extraordinaire, cette prière efficace que l'Époux adresse dans les Cantiques en ces termes: Je vous en conjure, ô filles de Jérusalem, par les chevreuils et les biches des champs, de ne pas réveiller ma Bien-Aimée, et de ne pas la faire sortir de son sommeil jusqu'à ce qu'elle le veuille (Cant. III, 5). Par là, il nous fait comprendre l'estime qu'il a de ce sommeil et de cet oubli solitaire, puisqu'il nous rappelle ces animaux qui vivent si solitaires et si tranquilles dans les profondeurs du désert. Néanmoins les directeurs dont nous parlons ne veulent pas laisser l'âme dans le repos et la quiétude; ils l'obligent à travailler sans relâche et à agir de façon à ne pas laisser de place à l'action de Dieu, et à la détruire même ou à la faire disparaître par l'opération de l'âme. Ils sont devenus semblables à ces petits renards qui portent le ravage dans la vigne fleurie de l'âme (Ibid. II, 15). Aussi le Seigneur se plaint-il d'eux par la bouche d'Isaïe: Vous avez ravagé ma vigne (Is. III, 14).

            Mais, dira-t-on, si ces directeurs se trompent, c'est qu'ils sont animés d'un beau zèle, et qu'ils n'en savent pas davantage. Je réponds que cela ne les excuse pas, car ils donnent témérairement des conseils sans connaître d'abord la voie par laquelle l'âme marche, ni l'esprit qui l'anime; dès lors qu'ils ne comprennent pas cette âme, pourquoi osent-ils mettre la main à une oeuvre qui est au-dessus de leur portée, et ne la laissent-ils pas à de plus instruits qu'eux? Non, ce n'est pas une chose de peu d'importance, ni une faute légère que de causer à une âme la perte de biens inestimables ou même parfois de la laisser dans un état complet de perdition par suite d'un conseil téméraire. Voilà pourquoi celui qui se trompe par témérité quand il devait donner un jugement éclairé, comme y sont obligés tous ceux qui exercent le saint ministère, subira certainement un châtiment en rapport avec le préjudice qu'il a causé. Il faut s'occuper des choses de Dieu avec beaucoup de circonspection et les yeux tout grands ouverts, surtout quand il s'agit de choses aussi importantes et d'affaires aussi graves que le sont celles des âmes favorisées dont nous parlons et où sont en jeu des biens et des maux presque infinis, selon que la direction donnée est bonne ou mauvaise.

XII

            Si vous prétendez encore que ces maîtres spirituels ont quelque excuse, bien que je ne la voie pas, du moins vous ne pourrez excuser celui qui, ayant la direction d'une âme, ne la laisse pas se soustraire à son autorité à cause d'un certain respect humain ou de certaines intentions connues de lui; d'ailleurs il ne restera pas sans châtiment. Il est certain que l'âme qui est parvenue à l'état dont nous parlons et qui, avec l'aide constante de Dieu, réalise toujours de nouveaux progrès, doit changer sa méthode et son mode d'oraison; elle a besoin désormais d'un enseignement plus élevé que celui de ce directeur et d'un autre esprit. Tous les directeurs, en effet, n'ont pas la science voulue pour surmonter les mille difficultés qui se rencontrent dans le chemin spirituel; tous n'ont pas l'expérience suffisante pour discerner comment l'âme doit être conduite et dirigée dans les divers états de la vie spirituelle; du moins, ils ne doivent pas s'imaginer qu'ils ne manquent d'aucune qualité nécessaire, et que Dieu ne veut pas élever l'âme plus haut. Le premier venu qui sait dégrossir le bois n'est pas pour cela capable de sculpter une statue, celui qui la sculpte ne saura pas la perfectionner, celui qui sait la perfectionner ne saura pas la peindre, et celui qui sait la peindre sera peut-être incapable d'y mettre la dernière main. Chacun de ces artisans ne doit travailler à la statue que dans la limite de son talent; s'il veut aller au-delà, il gâte tout.

            Ces principes posés, je m'adresse à vous, ô directeurs spirituels. Voyons, si vous n'êtes bons qu'à dégrossir, c'est-à-dire inculquer à une âme le mépris du monde, la mortification de ses passions et de ses tendances; si vous êtes tout au plus un sculpteur, c'est-à-dire que vous apprenez à l'âme à faire de saintes méditations, mais que vous ne sachiez rien plus, comment porterez-vous cette âme à la dernière perfection de la peinture la plus délicate? Ce n'est plus là un travail qui consiste à dégrossir, à sculpter, ou même à polir, mais un travail que Dieu seul est capable d'accomplir dans l'âme. Or il est certain que si vous obligez l'âme à suivre toujours votre méthode uniforme, ou bien elle retournera en arrière ou du moins elle n'avancera pas; car, je vous le demande, que deviendrait l'image si l'on ne cessait de travailler à la dégrossir à coups de marteau, je veux dire que deviendra l'âme si vous mettez toujours ses puissances en exercice? Quand est-ce que s'achèvera cette image? Quand et comment permettez-vous à Dieu de la peindre? Est-il possible que vous connaissiez tous les genres de ministères? Est-ce que vous vous croyez tellement consommé dans la perfection que cette âme n'aura jamais besoin d'un autre directeur que vous? Mais supposé que vous ayez toutes les qualités requises pour diriger une âme en particulier parce qu'elle n'a pas les qualités voulues pour monter plus haut, il est comme impossible que vous ayez ce qu'il faut pour guider toutes celles que vous tenez captives sous votre main; car Dieu conduit chaque âme par une voie différente; et c'est à peine si l'on en trouvera une seule qui soit de moitié semblable à celle d'une autre. Car quel est celui qui aura, comme saint Paul, les qualités suffisantes pour se faire tout à tous et les gagner tous?

            Et voilà que vous, vous tyrannisez les âmes! Vous leur enlevez complètement la liberté, en vous réservant à vous seul celle de leur annoncer la parole évangélique; non seulement vous travaillez à ce qu'elles ne vous quittent pas, mais chose pire encore, si vous venez à apprendre que l'une d'elles est allée consulter un autre directeur sur le point qu'il ne convenait pas peut-être de traiter avec vous, ou que Dieu lui a inspiré d'aller chercher un enseignement que vous ne lui donniez pas aussitôt, vous l'accablez de reproches, chose que je ne puis dire sans rougir de honte; on dirait qu'il s'agit de scènes de jalousie qui se passent entre personnes mariées. Ce n'est pas là un zèle qui vise à la gloire de Dieu ou au profit de cette âme. Car il ne convient pas de présumer qu'en se détachant de vous cette âme a manqué à Dieu; il s'agit donc d'une jalousie pleine d'orgueil, de présomption ou d'une autre imperfection qui vient de vous.

            Aussi Dieu est-il profondément indigné contre ces directeurs. Il les menace de ses châtiments quand il leur dit par Ezéchiel (Ez. XXXIV, 3): Vous vous nourrissiez du lait de mon troupeau, vous vous couvriez de sa laine et vous ne paissiez pas mon troupeau; je vous redemanderai mon troupeau et je l'arracherai de vos mains.

            Le directeur spirituel doit donc respecter la liberté des âmes et leur montrer un bon visage quand elles voudront avoir un guide meilleur; car il ne sait pas par quelles voies Dieu veut travailler au progrès d'une âme en particulier, surtout quand elle ne goûte plus sa doctrine, c'est un signe, en effet, qu'elle ne lui est plus d'aucun profit, ou que Dieu la conduit plus haut ou la dirige par une autre voie que celle du directeur. Mais c'est au directeur lui-même à lui conseiller de chercher un autre guide: toute autre manière d'agir ne serait que l'effet d'un sot orgueil, ou de la présomption ou de quelque prétention.

XIII

            Mais laissons là cette manière d'agir; parlons maintenant d'une autre méthode plus pernicieuse de ces directeurs ou que l'on rencontre habituellement chez d'autres guides encore plus imprudents. Il arrive, en effet, que Dieu, par ses actions, donne à certaines âmes le saint désir de quitter le monde, de changer de vie, de se consacrer à son service dans l'état religieux et de mépriser les vanités du siècle. Il estime même au plus haut point la gloire de les avoir amenées jusqu'à cette perfection; car les principes du monde n'ont rien à voir avec sa volonté adorable. Et voilà que ces directeurs arrivent avec des principes humains ou des considérations qui sont absolument contraires à la doctrine du Christ, à son humilité et à son mépris de toutes choses, ils ne consultent que leur propre intérêt ou leur goût personnel, ils craignent là où ils n'ont rien à craindre, créent des difficultés, opposent des retards et, ce qui est pire encore, ils travaillent à arracher à ces âmes leurs bons désirs. Ils ont bien peu l'esprit de dévotion; mais, imbus des maximes du monde, ils ne connaissent pas la douceur du Christ; aussi n'entrent-ils pas par la porte étroite de la vie et ils n'y laissent pas entrer les autres. C'est contre ces guides que le Sauveur lance ces anathèmes dans saint Luc: Malheur à vous qui avez pris la clef de la science; vous n'êtes pas entrés, et vous ne laissez pas entrer les autres (Luc, XI, 52). En réalité, ces directeurs sont placés comme des barres de fer et des pierres d'achoppement à la porte du ciel pour empêcher d'y entrer ceux qui leur demandent conseil. Ils n'ignorent pas néanmoins que Dieu leur a commandé non seulement de ne pas délaisser ces âmes et de les aider à entrer, mais encore de les contraindre à entrer, comme le rapporte saint Luc: Insiste, fais-les entrer, afin que ma maison soit remplie d'invités (Luc, XIV, 23). Or, ces directeurs font tout le contraire; ils contraignent les âmes à ne pas entrer.

            Voilà comment ces directeurs sont les aveugles qui peuvent troubler la voie que suit une âme sous l'inspiration du Saint-Esprit. Ils se manifestent de beaucoup d'autres manières que celles dont nous venons de parler. Les uns agissent en connaissance de cause, et les autres par ignorance. Mais ni les uns, ni les autres n'échapperont aux châtiments qui les attendent, car ils étaient obligés par leur ministère à posséder la science et agir avec prudence.

XIV

            Le second aveugle, avons-nous dit, qui pourrait troubler l'âme dans cette sorte de recueillement de la contemplation, c'est le démon; comme il est aveugle, il veut que l'âme le soit également. Quand donc l'âme est plongée dans ces profondes solitudes où elle reçoit l'infusion des délicates onctions de l'Esprit-Saint, il en est plein de dépit et de jalousie; il constate, en effet, que non seulement elle s'enrichit, mais que, par son essor, elle lui échappe et qu'il n'a plus aucune prise sur elle, car elle est complètement dégagée de toute créature et de toute ombre même de la créature. Il cherche à la troubler par une foule de connaissances et à obscurcir son intelligence par une ferveur sensible, quelquefois bonne en elle-même. Son but est de l'attirer plus sûrement et de la faire retourner à s'occuper de connaissances distinctes et agir selon la vie des sens, à jeter le regard sur ces jouissances et sur ces connaissances bonnes qu'il lui représente et à les embrasser pour s'en servir comme d'un moyen pour aller à Dieu. C'est par là qu'il arrive très facilement à la distraire, à la tirer de cette solitude et de ce recueillement où, comme nous l'avons dit, l'Esprit-Saint accomplit sur elle d'une manière secrète les plus grandes merveilles.

            L'âme étant par elle-même inclinée à sentir et à goûter les choses, surtout quand elle les désire et qu'elle ne comprend pas la voie où elle se trouve, s'attache très facilement à ces connaissances et à ces saveurs que lui présente le démon et elle fuit la solitude où Dieu la plaçait; comme elle ne faisait rien dans cette solitude et ce repos des puissances où Dieu la plaçait, il lui semblait que l'autre voie était meilleure parce qu'elle y faisait quelque chose. C'est donc un grand malheur que l'âme ne se comprenne pas ici, elle prend une bouchée de connaissances distinctes et de saveurs sensibles et empêche Dieu de l'absorber elle-même tout entière; car c'est ce que Dieu fait alors dans cette solitude où il la conduit; il l'absorbe en lui-même à l'aide de ces onctions spirituelles solitaires.

            C'est ainsi que, par des moyens pour ainsi dire insignifiants, le démon arrive à causer à l'âme les plus graves préjudices; et lui fait perdre des richesses incalculables; avec un peu d'appât, il la tire comme un poisson de l'océan de ces eaux pures de l'Esprit-Saint, où elle était plongée et perdue en Dieu sans pouvoir trouver pied ni rencontrer d'appui. Il l'amène sur le rivage, lui donne un appui et un soutien, pour qu'elle trouve pied, qu'elle marche par elle-même, sur un terrain ferme, et travaille, mais ne nage plus dans les eaux de Siloé qui coulent en silence (Is. VIII, 6), et ne soit plus baignée des onctions du Seigneur.

            Le démon fait le plus grand cas de ce résultat. Ce qui est digne de remarque, c'est que le petit préjudice causé ici à l'âme est beaucoup plus grave que beaucoup d'autres à une foule d'âme vulgaires, comme nous l'avons dit. Et, cependant, à peine trouvera-t-on une âme marchant par cette voie à qui il ne porte les plus grands préjudices et ne fasse perdre les plus précieux trésors. Ce perfide se poste ici avec toute sa perfidie sur le passage qui va du sens à l'esprit, comme il en a toujours l'habitude, son but est d'empêcher l'âme de passer du sens à l'esprit. Il la trompe, en l'attirant par le sens même; il lui représente, comme nous l'avons dit, des choses sensibles pour qu'elle s'y arrête et ne lui échappe pas. L'âme, qui ne se doute de rien (parce qu'elle n'en sait pas davantage), s'y arrête aussitôt très facilement; elle ne songe pas qu'elle va y trouver sa perte; aussi elle n'entre pas dans l'intérieur de la maison de l'Époux. Elle reste à la porte, à regarder ce qui se passe dehors dans sa partie sensitive. Le démon, dit Job, voit tout ce qui est élevé (Job, XLI, 25), c'est-à-dire qu'il voit l'élévation spirituelle des âmes pour la combattre.

            Aussi quand, parfois, une âme entre dans un profond recueillement surnaturel, et qu'il ne réussit pas à la distraire par des moyens dont nous venons de parler, du moins il lui inspire des terreurs, des craintes, il l'accable de souffrances corporelles; il produit des bruits étranges, des clameurs effroyables à l'extérieur, son but est de frapper ses sens, de l'arracher à son recueillement intérieur, jusqu'à ce que, voyant l'inutilité de ses efforts, il finisse par la laisser en repos. Mais d'ordinaire c'est avec la plus grande facilité qu'il dissipe les richesses de ces âmes bénies de Dieu; et il regarde ce travail comme beaucoup plus important que celui de porter tort à un grand nombre d'autres; néanmoins il n'en fait pas grand cas, dès lors que le succès lui est facile et lui coûte peu.

XV

            Nous pouvons, à ce propos, méditer ce que Dieu a dit de lui à Job: Il absorbera un fleuve sans s'étonner; il a même confiance que le Jourdain, qui figure le plus haut degré de perfection, tombera dans sa bouche. Il lui fera la chasse avec ses yeux comme avec un hameçon et lui percera les narines avec des alènes. Cela signifie qu'il lui dissipera l'esprit par la pointe des connaissances dont il le blesse, car l'air qui sort comprimé des narines se répand de toutes parts quand elles sont percées (Job, XL, 23-24).

            Plus loin, il ajoute: Les rayons du soleil seront au-dessous de lui, et il marchera sur l'or comme sur de la boue (Job, XLI, 21). Car ce sont d'admirables rayons de connaissances divines que le démon fait perdre aux âmes éclairées; il les prive de l'or précieux des émaux divins et leur enlève leurs richesses.

            Ainsi donc, ô âmes privilégiées, quand Dieu vous accorde des grâces si souveraines qu'il vous élève à l'état de solitude et de recueillement, quand il vous exempte du travail pénible des sens, n'y retournez plus; laissez de côté vos manières d'agir personnelles; si, précédemment, quand vous étiez au début de la vie spirituelle, elles vous étaient d'un secours pour renoncer au monde et à vous-mêmes, maintenant que Dieu vous accorde la grâce d'être lui-même le facteur de votre perfection, elles ne seraient plus pour vous qu'un véritable obstacle et un grand embarras. Veillez seulement à ce que vos puissances ne s'arrêtent à rien; détachez-les de tout, ne les embarrassez pas; vous n'avez pas à faire maintenant autre chose, dans cet état. Ajoutez à cela une attention amoureuse et simple dont nous avons parlé; exercez-la de la manière que nous avons expliquée, c'est-à-dire quand vous n'y éprouvez pas de répugnance, mais évitez toute contrainte intérieure, si ce n'est pas quand il s'agit de vous procurer le détachement de tout et la liberté, pour ne point troubler ni altérer votre paix et votre tranquillité. C'est alors que, ne découvrant plus en vous le moindre obstacle, Dieu vous nourrira d'un aliment tout céleste.

XVI

            Le troisième aveugle est l'âme elle-même. Elle ne se comprend pas, avons-nous dit; voilà pourquoi elle se trouble et se porte tort. Elle ne sait agir qu'à l'aide des sens et de la combinaison de ses pensées; or, quand Dieu veut la mettre dans ce détachement et dans cette solitude où elle ne peut se servir de ses puissances ni en produire aucun acte, elle voit qu'elle ne fait rien et elle cherche à agir; voilà comment elle est envahie par les distractions, les sécheresses et le dégoût, alors qu'elle goûtait la tranquillité, la paix et le silence spirituel dont Dieu se plaisait à lui faire sentir en secret les douceurs. Mais qu'arrive-t-il? D'un côté Dieu insiste pour la garder dans cette quiétude silencieuse, et l'âme de son côté insiste pour mettre en activité son entendement et son imagination et agir par elle-même. Elle ressemble au petit enfant que la mère veut porter sur ses bras et qui pleure et s'agite pour marcher à pied; aussi n'avance-t-il pas, et empêche-t-il sa mère d'avancer. Elle ressemble encore à la toile sur laquelle un artiste veut peindre un portrait, mais qui est remué par un autre; il en résulte que rien ne se fait ou que l'on gâte tout.

            L'âme doit donc bien considérer que si, dans cette solitude, elle ne sent pas qu'elle avance ou agisse, elle avance néanmoins beaucoup plus que si elle agissait par elle-même, parce que c'est Dieu qui alors la porte dans ses bras. Ainsi donc, bien qu'elle s'avance au pas de Dieu, elle ne s'en aperçoit pas, et si elle n'agit pas avec ses propres puissances, le travail qui s'accomplit en elle n'en est que plus important, car c'est Dieu lui-même qui opère alors. Qu'elle ne s'en aperçoive pas, il ne faut pas s'en étonner, car cette oeuvre de Dieu est au-dessus des sens. D'ailleurs, comme dit le Sage, c'est dans le silence que l'on entend les paroles de la Sagesse infinie. Que l'âme se remette donc entre les mains de Dieu, qu'elle ne se fie pas à elle-même ni à ces deux aveugles dont nous avons parlé. Quand il en sera de la sorte et qu'elle ne fera pas agir ses puissances, elle marchera en toute sécurité.

XVII

            Revenons maintenant à notre sujet. Nous parlions de profondes cavernes des puissances de l'âme. Nous disions que la souffrance de l'âme est ordinairement très grande lorsque Dieu commence à l'oindre et à la disposer à l'union avec lui, par les onctions les plus sublimes de l'Esprit-Saint. Ces onctions sont déjà tellement subtiles et délicates qu'elles pénètrent jusqu'au plus intime de la substance même de l'âme; elles la disposent à l'union et lui procurent tant de saveur que les souffrances et défaillances que lui causent leurs désirs et le vide immense de ces cavernes sont en quelque sorte sans borne. Mais, remarquons-le bien, si les onctions qui disposaient ces cavernes de l'âme à l'union du mariage spirituel avec Dieu étaient d'un ordre aussi élevé que nous l'avons dit, quelle ne sera pas la possession elle-même d'intelligence, d'amour et de gloire dont jouissent déjà dans l'union avec Dieu l'entendement, la volonté et la mémoire? Il n'en faut pas douter, la satisfaction, le rassasiement et les délices de ces cavernes sont en proportion de la faim et de la soif qu'elles ont endurées; il y a une conformité parfaite entre la délicatesse des dispositions de l'âme et la perfection avec laquelle elle possède ces faveurs et les ressent. Par sens de l'âme, on entend ici la vertus et la force que sa substance possède pour sentir les objets de ses puissances spirituelles et en jouir; c'est d'ailleurs par elles qu'elle arrive à goûter la sagesse, l'amour et les connaissances qui lui viennent de Dieu. Voilà pourquoi elle appelle dans ce vers ses trois puissances, mémoire, entendement et volonté, les cavernes profondes du sens; c'est en elles et par leur moyen qu'elle sent et qu'elle goûte profondément les grandeurs de la sagesse de Dieu et ses excellences. C'est donc à juste titre qu'elle les appelle ici des cavernes profondes, car de même que l'âme sent qu'elles peuvent contenir les connaissances profondes et les splendides clartés des lampes de feu, elle reconnaît aussi que ces cavernes ont autant de cavités distinctes qu'il est nécessaire pour recevoir les connaissances, les saveurs, les goûts, les délices... qui viennent de Dieu. Toutes ces faveurs sont reçues et placées dans ce sens de l'âme qui, je le répète, n'est autre chose que la vertu ou capacité qu'elle a de sentir, de posséder et de goûter tout ce que les cavernes de ses puissances lui procurent. De même que les sens corporels concentrent dans le sens de l'imagination les formes de leurs objets, et qu'il leur sert de réceptacle et de dépôt, de même le sens de l'âme devient le réceptacle et le dépôt des grandeurs de l'âme; il est d'autant plus resplendissant et riche qu'il possède des biens plus sublimes et plus nobles.

Qui était obscur et aveugle.

            Cela signifie qu'il était ainsi avant d'être éclairé et inondé de lumière par Dieu, comme nous l'avons dit. Pour le bien comprendre, il faut savoir qu'il y a deux motifs pour lesquels on ne voit pas; ou bien on est dans l'obscurité ou bien on est aveugle. Or, Dieu est la lumière de l'âme et le but où elle tend. Si cette lumière ne l'éclaire pas, elle est dans l'obscurité, alors même qu'elle aurait une vue très bonne. Quand elle est en état de péché ou qu'elle s'occupe de choses en dehors de Dieu, elle est aveugle. La lumière de Dieu a beau l'investir alors, comme elle est aveugle, elle ne voit pas les ténèbres où elle se trouve, c'est-à-dire qu'elle ne connaît pas son ignorance, car avant que Dieu l'éclairât par la transformation dont nous parlons, elle était dans l'obscurité et ignorait les biens incomparables du Seigneur. C'est l'état où se trouvait le Sage avant d'être éclairé, comme il nous le dit.

            Dans le langage spirituel, autre chose est d'être dans l'obscurité, et autre chose est de se trouver dans les ténèbres; car être dans les ténèbres, c'est être aveugle, comme nous l'avons dit, et en état de péché; mais on peut être dans l'obscurité sans être pour cela en état de péché; et cela de deux manières. On peut, en effet, au point de vue naturel, ne pas avoir la lumière nécessaire pour connaître certaines vérités de l'ordre naturel, et au point de vue surnaturel on peut ne pas avoir la connaissance de certaines vérités surnaturelles. Or c'est au sujet de ces deux points que l'âme dit que son sens était obscur avant son incomparable union avec Dieu, car jusqu'au jour où le Seigneur prononça son fiat lux: que la lumière soit, les ténèbres étaient répandues sur la surface de l'abîme, c'est-à-dire sur les cavernes du sens de l'âme; plus cet abîme est immense et ses cavernes profondes, plus sont aussi profondes les ténèbres où il se trouve par rapport au surnaturel, lorsque Dieu, qui est sa lumière, ne l'éclaire pas. Aussi lui est-il impossible d'élever ses regards vers la divine lumière; il n'y songe même pas; il ne sait comment elle est, parce qu'il ne l'a jamais vue; voilà pourquoi il n'en a aucun désir. Il recherche plutôt les ténèbres, qu'il connaît, et ainsi il ira de ténèbres en ténèbres, parce qu'elles s'attirent les unes les autres. C'est ce que nous dit David. Le jour conduit au jour, et la nuit donne la science à la nuit (Ps. XVIII, 3). Ainsi donc un abîme appelant un autre abîme, un abîme de lumière appelle un autre abîme de lumières, et un abîme de ténèbres appelle un autre abîme de ténèbres; un semblable appelle son semblable et se communique à lui. Il en est de même de la lumière de la grâce, Dieu l'avait donnée à cette âme et avait éclairé son regard sur l'abîme de son esprit, qu'il avait ouvert à sa lumière pour se le rendre agréable; et cet abîme de grâce appelle un autre abîme de grâce, c'est-à-dire la transformation de l'âme en Dieu; il en résulte que l'oeil du sens devient tellement éclairé et agréable à Dieu que, nous pouvons bien le dire, la lumière de Dieu et la lumière de l'âme ne font plus qu'une lumière; la lumière naturelle de l'âme est unie à la lumière surnaturelle de Dieu, mais c'est la lumière surnaturelle seule qui resplendit; c'est ainsi que la lumière créée par Dieu s'est unie à la lumière du soleil, et ainsi il n'y a plus à briller que la lumière du soleil, bien que l'autre y soit contenue (L'auteur suit l'opinion de saint Thomas, I, q. 68, a. 4).

            Mais l'âme était encore aveugle lorsqu'elle prenait plaisir à quelque chose en dehors de Dieu, car l'aveuglement du sens raisonnable et supérieur, c'est la tendance qui, comme une cataracte ou un nuage, vient s'interposer et voiler l'oeil de la raison et empêcher de voir les objets qui sont devant lui. Aussi quand sa tendance se propose de trouver quelque satisfaction dans un objet sensible, elle est aveugle; elle ne peut contempler les grandeurs, les richesses et les beautés de Dieu qui sont voilées à son regard. Mettez dans l'oeil un grain de poussière, même très petit, il suffit pour empêcher de voir des objets présents si grands qu'ils soient; de même une légère attache ou un acte inutile suffisent pour empêcher l'âme de voir toutes ces grandeurs divines. L'âme ne peut les contempler qu'une fois qu'elle a rompu avec toutes les consolations sensibles et les attaches personnelles.

            Oh! Qui pourrait exprimer ici combien il est impossible à l'âme de pouvoir avec de telles attaches juger des choses de Dieu comme elles sont! Car, pour cela, il faut qu'elle ait complètement banni tous ses goûts et toutes ses tendances, sans quoi elle arriverait infailliblement à regarder les choses de Dieu comme ne venant pas à lui, et celles qui ne sont pas de Dieu comme étant de lui. Dès lors, en effet, que le nuage de la tendance de l'âme est sur l'oeil de son jugement, elle ne voit que le nuage, qui est tantôt d'une couleur, tantôt d'une autre, selon les circonstances; elle s'imagine que le nuage c'est Dieu, parce qu'elle ne voit, je le répète, que le nuage qui est sur le sens, et Dieu n'est pas accessible au sens. Voilà comment les tendances et le goût des choses sensibles empêchent les connaissances des vérités les plus sublimes. C'est ce que le Sage veut nous faire comprendre quand il nous dit: L'enchantement de la vanité obscurcit les biens et l'inconstance de la concupiscence pervertit un esprit sans malice (Sag. IV, 12), c'est-à-dire pervertit un jugement droit. Voilà pourquoi ceux qui ne sont pas encore assez spirituels, parce qu'ils ne sont pas assez purifiés de ces tendances et de ces goûts, et qu'il y a encore en eux quelque chose de l'homme animal, s'imaginent que les choses les plus viles et les plus basses de l'esprit, ou celles qui se rapprochent le plus des sens selon lesquels ils vivent encore, sont très importantes; au contraire, celles qui sont les plus précieuses et les plus élevées pour l'esprit, ou qui s'éloignent davantage du sens, ils les estimeront peu et en feront peu de cas; ils les regarderont même parfois comme des folies. C'est bien là ce que dit saint Paul: L'homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu, elles sont pour lui une folie, et il ne peut les comprendre (I Cor. II, 14). Par homme animal, on désigne ici celui qui vit conformément à ses tendances et à ses goûts naturels. Quand parfois certains goûts naissent de l'esprit, mais que l'homme s'y attache par ses tendances naturelles, ce ne sont plus que des goûts naturels, car peu importe que l'objet ou le motif soit surnaturel ou non. La tendance part-elle d'un motif naturel, et tient-elle sa racine et sa force dans le naturel? Elle ne cesse pas d'être naturelle; elle a la même substance et nature que si elle avait une cause ou une matière naturelles.

            Vous me direz peut-être: Mais il s'ensuivrait alors que, quand l'âme désire Dieu, elle ne le désire pas surnaturellement, et ainsi ce désir ne sera pas méritoire à ses yeux?

            Je réponds qu'en réalité ce désir de Dieu n'est pas toujours surnaturel; il faut qu'il soit infusé par Dieu et en reçoive sa force; et ce désir est tout différent du désir naturel. Mais jusqu'à ce que Dieu l'infuse, ce n'est qu'un désir naturel qui est très peu méritoire ou même ne l'est pas du tout. Quand donc il vient de vous, il n'est que naturel, et il ne sera rien de plus, tant que Dieu ne le rendra pas surnaturel. Aussi quand vous voulez par vous-même porter votre désir aux choses spirituelles et vous attacher à leur saveur, vous faites un acte de désir naturel; vous mettez sur vos yeux un voile et vous ne cessez pas d'agir selon l'homme animal. De la sorte, il vous sera impossible de comprendre et de juger ce qui est spirituel, ce qui surpasse tous les sens et tous les désirs naturels.

            Si vous avez encore quelque difficulté à objecter, je ne sais plus que vous répondre; je ne puis que vous engager à me relire; peut-être alors me comprendrez-vous. Je vous ai dit en substance la vérité; il m'est impossible d'ajouter ici d'autres explications.

            Ainsi donc, ce sens de l'âme qui précédemment était obscur parce qu'il n'avait pas la lumière de Dieu, qui, de plus, était aveugle avec ses tendances et ses affections, non seulement est devenu, ainsi que ses profondes cavernes, éclairé et lumineux par suite de cette très haute et sublime union avec Dieu, mais il est devenu lui-même comme une lumière resplendissante, ainsi que les cavernes de ses puissances, et cela à tel point qu'elles

Donnent avec une perfection extraordinaire

Chaleur et lumière tout à la fois à leur Bien-Aimé.

            Ces cavernes des puissances si splendides en elles-mêmes et si merveilleusement pénétrées des clartés incomparables de ces lampes qui, comme nous l'avons dit, brûlent dans l'âme, renvoient à Dieu par Dieu, outre le don qu'elles lui font d'elles-mêmes, ces mêmes splendeurs qu'elles en reçoivent. Agissant dans une gloire pleine d'amour, elles se portent à Dieu par Dieu lui-même; elles sont devenues des lampes plus embrasées par toutes les splendeurs des lampes divines; elles donnent au Bien-Aimé la même lumière et le même ardent amour qu'elles en reçoivent. Car c'est de la même manière qu'elles reçoivent qu'à leur tour elles donnent à Celui qui leur a donné, et présentent leur don avec les mêmes perfections qu'elles l'ont reçu de lui. Elles ressemblent au cristal qui est investi des rayons du soleil et lui renvoie ses splendeurs. Mais elles agissent d'une manière incomparablement plus élevée que le cristal, parce qu'elles font intervenir la volonté avec une perfection extraordinaire. En effet, elle est extraordinaire parce qu'elle est complètement au-dessus de la manière commune de penser et que rien ne saurait en donner l'idée. Car c'est conformément à la perfection que l'entendement apporte à recevoir la sagesse céleste que, ne faisant plus qu'un avec l'entendement de Dieu, l'âme lui rend cette même sagesse; elle ne peut d'ailleurs donner que de la manière qu'on lui donne. C'est conformément à la perfection que la volonté apporte à s'unir à la bonté divine, qu'elle rend à Dieu et par Dieu cette même bonté qu'elle ne reçoit que pour la donner ensuite.

            De même, c'est conformément à la perfection avec laquelle l'âme connaît les magnificences de Dieu quand elle leur est unie qu'elle brille et répand la chaleur de son amour. Ainsi en est-il à l'égard des autres attributs divins de force, de beauté, de justice... qui lui sont communiqués; c'est en conformité avec leur perfection que son sens spirituel en jouit et qu'elle les rend à son Bien-Aimé par son Bien-Aimé; je veux dire qu'elle lui rend cette même lumière et cette même chaleur qu'elle reçoit de son Bien-Aimé; elle ne fait désormais plus qu'un avec lui, et d'une certaine manière elle est Dieu par participation. Bien que cette transformation n'atteigne pas la perfection qu'elle aura dans l'autre vie, elle est néanmoins, ainsi que nous l'avons déjà dit, comme une ombre de Dieu. Ainsi donc l'âme, devenue par cette transformation substantielle l'ombre de Dieu, fait en Dieu et pour Dieu ce qu'il fait en elle et pour elle. Elle le fait de la même manière que lui, parce que la volonté des deux n'en est plus qu'une; et, par suite, l'opération de Dieu et celle de l'âme ne sont qu'une seule opération. Voilà pourquoi, comme Dieu se donne à elle en toute liberté et de tout son coeur, elle, de son côté, qui est d'autant plus libre et généreuse qu'elle est plus unie à Dieu, donne Dieu à Dieu même et par Dieu.

            Ce don que l'âme fait à Dieu est réel et absolu. Elle voit alors que Dieu est véritablement à elle, qu'elle le possède par héritage, qu'elle en est propriétaire de droit, comme un enfant adoptif de Dieu, à cause de la grâce que Dieu lui a accordée de se donner lui-même à elle. Par le fait même qu'il est devenu sa propriété, elle peut le donner et le communiquer à qui elle voudra. C'est ainsi qu'elle le donne à son Bien-Aimé, à ce Dieu lui-même qui s'est donné à elle. De la sorte elle paye à Dieu tout ce qu'elle lui doit, et de tout coeur elle lui rend tout ce qu'elle en a reçu. Avec ce don que l'âme fait volontairement à Dieu, elle donne le Saint-Esprit comme son bien, afin qu'il s'aime en lui comme il le mérite; cet acte lui procure des délices et des jouissances inestimables; elle voit qu'elle donne un bien qui est à elle et que ce bien correspond à l'Être infini de Dieu. Sans doute, elle ne peut pas de nouveau donner Dieu à lui-même, puisqu'il est en soi toujours le même; néanmoins l'âme le fait d'elle-même d'une manière réelle et parfaite quand elle donne tout ce qu'on lui avait donné pour lui payer son amour; elle donne donc autant qu'on lui a donné. Dieu se regarde comme d'autant mieux payé par ce don de l'âme qu'il ne se contenterait d'aucun autre. Il le reçoit même avec plaisir comme une chose que l'âme lui donne d'elle-même. En faisant ce don divin, l'âme s'embrase d'un amour tout nouveau et Dieu se donne de nouveau librement à elle, et elle en conçoit encore de l'amour. Ainsi donc il se forme alors entre Dieu et l'âme un amour réciproque qui correspond à leur union par le mariage spirituel; car les biens de l'un et de l'autre, qui constituent la divine essence, sont possédés librement par chacun d'eux, à raison de la donation libre qu'ils se sont faite réciproquement; ils les possèdent en commun depuis le jour où ils se sont dit ce que le Fils de Dieu a dit à son Père, comme l'affirme saint Jean: Omnia mea tua sunt et tua mea sunt et clarificatus sum in eis. Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi, et je suis glorifié en eux (Jean, XVII, 10). Dans l'autre vie, la possession de ces biens ne subit pas d'interruption parce que la jouissance en sera parfaite. Mais dans l'état d'union auquel l'âme arrive sur la terre, cette jouissance a lieu quand Dieu produit en elle l'acte de transformation, bien que ce ne soit pas avec la même perfection qu'au ciel.

            Mais que l'âme puisse faire un don si précieux qui dépasse incomparablement en valeur sa capacité et son être, c'est on ne peut plus clair. Le souverain qui possède une foule de nations et de royaumes dont la valeur est bien supérieure à ce qu'il est lui-même, ne peut-il pas les donner à qui il veut? Or, une satisfaction inouïe et un contentement ineffable pour l'âme, c'est de voir qu'elle donne à Dieu plus qu'elle n'est en soi et plus qu'elle ne vaut, que, de plus, elle donne Dieu à lui-même avec une libéralité extrême comme sa propriété personnelle et qu'elle le donne avec cette même lumière et cet amour ardent qu'elle a reçu de lui. Cette transformation a lieu dans l'autre vie par la lumière de gloire, mais ici-bas elle s'accomplit par le moyen de la foi tout inondée de lumière. De la sorte,

Les profondes cavernes du sens

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Donnent avec une perfection extraordinaire

Chaleur et lumière tout à la fois à leur Bien-Aimé.

            L'âme emploie l'expression à la fois, parce que c'est tout à la fois que le Père, le Fils et le Saint-Esprit se communiquent à elle, tous les trois sont lumière et feu d'amour en elle. Quant à la perfection avec laquelle l'âme fait ce don, nous devons l'expliquer en peu de mots ici même. Remarquons à ce sujet que si l'âme possède une certaine représentation de la jouissance que lui cause l'union de son entendement et de sa volonté à Dieu, elle est comblée de délices et remplie de reconnaissance pour une si haute faveur, et elle fait cette donation de Dieu et d'elle-même à Dieu par des moyens merveilleux: car l'amour qu'elle porte à Dieu se manifeste avec une perfection extraordinaire. Il faut en dire tout autant de cette ombre de jouissance divine dont nous parlons, comme aussi des louanges et des remerciements qu'elle adresse à Dieu.

            Quant à son amour, il se manifeste par trois perfections principales. La première, c'est que l'âme aime Dieu non par elle-même mais par lui, et c'est là une perfection admirable, car elle aime, par le Saint-Esprit, c'est-à-dire comme le Père éternel et son Fils s'aiment, ainsi que le Fils lui-même le déclare en saint Jean: Que l'amour dont vous m'avez aimé soit en eux et que je sois aussi en eux. La seconde perfection de l'amour, c'est d'aimer Dieu en Dieu, parce que, dans cette union si forte, l'âme s'absorbe dans l'amour de Dieu, et Dieu se donne à l'âme avec une puissance souveraine. La troisième perfection de l'amour, et c'est la principale, consiste à aimer pour ce qu'il est en lui-même; elle ne l'aime donc pas seulement parce qu'il se montre pour elle généreux, bon, glorieux... mais incomparablement plus parce qu'il possède essentiellement en lui-même toutes ces qualités.

            Il en est de même pour cette ombre de jouissance, qui a également trois perfections merveilleuses, précieuses et principales:

            la première, c'est qu'ici l'âme jouit de Dieu par Dieu lui-même, car si l'âme unit alors son entendement à la toute-puissance, à la sagesse, à la bonté... de Dieu, bien que ce ne soit pas d'une façon aussi claire que dans l'autre vie, elle jouit néanmoins de délices ineffables dans toutes ces vérités qu'elle connaît d'une manière distincte, comme nous l'avons dit.

            La seconde perfection principale de cette jouissance consiste à prendre ses délices d'une manière réglée en Dieu seul, sans un mélange quelconque de créature.

            La troisième perfection consiste à jouir de Dieu seul uniquement pour lui sans aucun mélange de satisfaction personnelle.

            Quant à la louange que l'âme rend à Dieu dans cette union, elle renferme elle aussi trois perfections:

            La première, c'est de louer Dieu par devoir; l'âme en effet, reconnaît que Dieu l'a créée pour le louer, comme il le dit par Isaïe: J'ai créé ce peuple pour moi, il chantera mes louanges (Is. XLII, 21).

            La seconde perfection de la louange consiste pour l'âme à louer Dieu pour les biens qu'elle en a reçus et la joie qu'elle éprouve à le chanter.

            La troisième perfection de la louange consiste à chanter Dieu à cause de ce qu'il est en lui-même, car alors même que l'âme n'en éprouverait aucune joie, elle le chanterait quand même à cause de ses perfections suprêmes.

            Quant aux remerciements qu'elle adresse à Dieu, ils ont aussi trois perfections principales:

            La première consiste à lui rendre grâces pour tous les biens de l'ordre naturel et de l'ordre surnaturel qu'elle en a reçu, comme aussi de tous les bienfaits dont elle en a été comblée.

            La seconde consiste dans cette délectation ineffable qu'elle éprouve à louer Dieu, parce que c'est avec le plus ardent amour qu'elle s'absorbe dans cette louange.

            La troisième consiste à le remercier uniquement parce qu'il est Dieu; aussi sa louange est-elle beaucoup plus forte et lui procure-t-elle à elle-même les plus ineffables délices.

STROPHE QUATRIÈME

Avec quelle douceur et quel amour

Vous vous réveillez dans mon sein,

Où vous demeurez seul en secret,

Et avec votre aspiration savoureuse

Pleine de biens et de gloire

Quelle délicatesse vous mettez à m'embrasser d'amour!

EXPLICATION

            L'âme ici se tourne avec le plus ardent amour vers son Époux. Elle sait apprécier ce qu'il est et elle lui rend grâces de deux faveurs admirables qu'il produit parfois en elle au moyen de cette union dont nous parlons. Elle explique ensuite la manière dont il produit l'un et l'autre, ainsi que l'effet qui en rejaillit alors sur elle.

            La première faveur est un réveil de Dieu dans l'âme, et la manière dont il s'opère est pleine de douceur et d'amour.

            La seconde faveur est une aspiration de Dieu dans l'âme; et elle se manifeste par une communication de biens et de gloire qui produit l'amour le plus tendre et le plus délicat.

            L'âme semble donc dire: Vous vous réveillez, ô Verbe-Époux, dans le centre et le fond de mon âme, dans sa pure et intime substance, là où vous habitez seul dans le secret et le silence, comme son unique Maître; non seulement vous y êtes comme dans votre demeure et sur votre lit de repos, mais encore vous y êtes comme sur mon propre sein tant vous m'êtes intimement et étroitement uni. Aussi quelle douceur et quel amour vous manifestez! Vous n'êtes d'ailleurs que douceur et amour! Quant à cette aspiration savoureuse qui accompagne ce réveil, et qui est si délicieuse pour moi, elle est pleine de biens et de gloire, mais avec quelle délicatesse vous m'embrasez d'amour pour vous et vous m'attachez à Vous! L'âme rappelle ici l'image de celui qui, se recueillant au sortir de son sommeil, éprouve le besoin de respirer. En réalité, c'est ce qu'elle ressent ici. Voici maintenant le verset:

Avec quelle douceur et quel amour

Vous vous réveillez dans mon sein!

            Dieu a une foule de manières de faire sentir son réveil dans l'âme; s'il nous fallait les raconter, nous n'en finirions plus. Mais ce réveil que l'âme veut nous faire comprendre ici, et qui lui viendra du Fils de Dieu, est, à mon avis, des plus élevés et l'un de ceux qui lui procurent les plus précieux avantages. Ce réveil que le Verbe produit dans la substance de l'âme est un mouvement d'une telle grandeur, d'une telle majesté et d'une telle gloire, et d'une suavité si intime, qu'il semble à l'âme que tous les baumes, toutes les essences aromatiques et toutes les fleurs du monde se mêlent et s'agitent pour répandre leurs parfums. Il lui semble, en outre, que tous les royaumes et tous les empires du monde, que toutes les puissances et toutes les vertus du ciel se meuvent. Bien plus, il lui semble que toutes les créatures, les vertus, les substances, les perfections et les grâces de toutes les créatures sont resplendissantes de lumière et produisent toutes le même mouvement à l'unisson et dans une harmonie parfaite; car, dit saint Jean (Jean, I, 4): Toutes les choses sont vie en Lui; et, comme dit saint Paul (Act. XVII, 28), c'est en lui qu'elles vivent, qu'elles sont et qu'elles se meuvent.

            De là vient que si ce Monarque souverain vient à se mouvoir dans l'âme, toutes les créatures semblent se mouvoir à la fois, car la principauté, nous déclare Isaïe, est sur ses épaules (Is. IX, 5) et s'exerce sur le ciel, la terre et l'enfer et tout ce qui y est contenu, il soutient tout, comme dit saint Paul, par sa force toute-puissante (Héb. I, 3), c'est ainsi que la terre, en se mouvant, entraîne toutes les créatures qu'elle porte comme si rien n'était. Il en est de même quand ce monarque suprême se meurt; il porte sa cour et ce n'est pas elle qui le porte.

            Cette comparaison est évidemment très imparfaite; car les créatures non seulement paraissent se mouvoir, mais encore elles découvrent les beautés de leur être, leurs vertus, leurs perfections, leurs grâces, la source de leur durée et de leur vie. L'âme voit alors comment toutes les créatures supérieures et inférieures trouvent en lui la vie, la force et la durée, elle a une vue claire de cette parole du livre des Proverbes: C'est par moi que règnent les rois, que les princes gouvernent, que les puissants rendent la justice et la comprennent (Pro. VIII, 15).

            L'âme voit alors avec évidence que toutes les créatures sont distinctes de Dieu, en tant qu'elles sont créées; elle les voit en lui avec leur force, leur provenance et leur vigueur. Elle comprend si bien que par son être infini Dieu est éminemment toutes ces choses, qu'elle les connaît mieux en lui qu'en elles-même; et c'est là une jouissance inexprimable qui provient de ce réveil de Dieu dont nous parlons; l'âme connaît les créatures par Dieu, et non pas Dieu par les créatures; c'est là connaître les effets par leur cause et non la cause par ses effets; cette dernière manière de connaître est secondaire, mais l'autre est essentielle. Mais quelle chose merveilleuse! quel que soit le mouvement de l'âme, Dieu demeure immobile en elle! car, bien qu'il ne se meuve pas en réalité, il semble néanmoins à l'âme qu'il se meut. Elle est renouvelée et mise en mouvement par Dieu pour qu'elle contemple cette union surnaturelle et qu'elle découvre toute la nouveauté incomparable de la vie divine, ainsi que l'être et l'harmonie de toutes les créatures qui y sont renfermées; elle voit comment toutes ces créatures se meuvent en Dieu; voilà pourquoi il lui semble que Dieu se meut et que la cause prend le nom de l'effet qu'elle produit.

            C'est à raison de cet effet que nous pouvons dire que Dieu se meut, selon cette parole du Sage: La sagesse est plus mobile que toutes les choses mobiles (Sag. VII, 24). S'il s'exprime de la sorte, ce n'est pas parce qu'elle se meut, mais parce qu'elle est le principe et la cause de tout mouvement. Elle est stable, ajoute aussitôt le Sage, et néanmoins elle renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27). Ainsi donc, ce qu'il veut nous dire par cette expression, c'est que la sagesse est plus active que toutes les choses actives; voilà pourquoi nous devons dire que, dans ce mouvement, c'est l'âme qui est mue et qui se réveille du sommeil de la vie naturelle à la vie surnaturelle; aussi, est-ce à bon droit qu'elle emploie le mot réveil. Mais, comme l'âme le constate, Dieu, tout en restant toujours immuable, meut et dirige tout; il donne l'être, la vertu, les grâces et les qualités à toutes les créatures; il les a toutes présentes à sa pensée d'une manière virtuelle et suréminente. L'âme voit d'un seul coup d'oeil ce que Dieu est en lui-même et ce qu'il est dans ses créatures; comme celui à qui l'on ouvre la porte d'un palais y voit d'un seul coup d'oeil l'éminent personnage qui l'habite, et ce qu'il y fait.

            Voici donc ce que je comprends de ce réveil et de cette vision. Comme l'âme est en Dieu d'une manière éminente, ainsi que toutes les créatures, Dieu lui enlève quelques-unes de ces voiles nombreux qu'elle porte sur les yeux pour qu'elle puisse voir comment il est. C'est alors qu'elle voit comme par un transparent car tous les voiles ne sont pas enlevés, la face de Dieu, toute pleine de grâce et de beauté, elle voit comment il meut lui-même toutes les créatures par sa vertu; il lui semble en même temps qu'elle voit  ce qu'il fait, comment il se meut dans les créatures,  et comment les créatures se meuvent en lui d'une manière ininterrompue. Voilà pourquoi il semble à l'âme que c'est lui qui se meut et se réveille, tandis que c'est elle qui se meut et se réveille. Telle est la misère de notre condition sur la terre, que nous pensons que les autres sont comme nous et que nous les jugeons comme nous-mêmes; car notre jugement se forme sur ce que nous sommes, et non sur ce que les autres sont. Ainsi, par exemple, le voleur pense que tous les autres sont voleurs comme lui; le luxurieux est persuadé que tous les autres sont comme lui; le méchant de même, mais l'homme de bien juge en bonne part tout le monde, parce qu'il est bon. Celui qui est négligent et endormi s'imagine que les autres sont de même. Aussi quand nous sommes négligent et endormi devant Dieu, nous nous imaginons que c'est Dieu qui dort et nous néglige, comme on le voit dans le Psaume XLIII, où David dit à Dieu: Levez-vous, Seigneur, pourquoi dormez-vous? Levez-vous. Il attribue à Dieu ce qui se passe chez l'homme; or, c'est l'homme qui est endormi et découragé, et il dit à Dieu de se réveiller et de se lever, quand pourtant celui qui garde Israël ne dort jamais. Mais, en vérité, comme tout le bien de l'homme vient de Dieu et que l'homme par lui-même ne peut rien faire de bien, on dit que notre réveil est le réveil de Dieu, et que notre élévation est celle de Dieu. Le sens de la parole de David serait donc le suivant: Relevez-nous deux fois et réveillez-nous, parce que nous étions endormis et tombés de deux manières. Aussi, parce que l'âme était dans ce sommeil, d'où elle n'aurait jamais pu sortir par elle-même, et que Dieu seul est celui qui a pu lui ouvrir les yeux et la réveiller, elle appelle à bon droit ce réveil le réveil de Dieu, quand elle dit: Vous vous réveillez dans mon sein. Réveillez-vous et éclairez-nous, Vous, ô mon Dieu, pour que nous reconnaissions et aimions les biens que vous nous préparez, et nous comprendrons que c'est vous qui nous mettez en mouvement pour nous combler de faveurs et que vous vous êtes souvenu de nous.

            Mais comment pourrait-on jamais décrire quelles sont les connaissances et les impressions de l'âme à ce réveil de l'excellence de Dieu? Cela est impossible, car il s'agit ici d'une communication de l'excellence de Dieu dans la substance même de l'âme, qu'elle a appelée son sein; elle dit qu'une puissance immense a fait retentir en elle comme la voix d'une foule d'excellences, de milliers et de milliers de vertus divines que l'on ne saurait compter; et l'âme se trouve là au milieu d'elles, immobile, ferme et terrible comme une armée rangée en bataille, et elle goûte en même temps les suavités comme les grâces qui lui viennent de toutes les suavités et de toutes les grâces des créatures.

            Mais, dira-t-on, comment l'âme, unie à une chair fragile, peut-elle supporter une communication aussi profonde, car il n'y a pas en elle une disposition et une force capables de résister à une commotion si intense sans défaillir? La reine Esther n'eut pas plus tôt vu le roi Assuérus assis sur son trône, revêtu de ses habits royaux, tout resplendissant d'or et de pierres précieuses, qu'elle fut saisie de la crainte la plus vive en présence d'une majesté si auguste, et en tomba de défaillance. C'est ce qu'elle avoue elle-même (Esther,XV, 16) en ces termes: Je fus toute saisie à la vue de cette gloire immense qui vous environne; vous m'êtes apparu comme un ange, votre visage était plein de grâces, et je suis tombée en défaillance. Car la gloire opprime celui qui la contemple, quand elle ne l'investit pas. Mais est-ce que l'âme n'a pas plus de raisons encore pour défaillir quand elle est élevée à l'état dont nous parlons? Ce n'est pas un ange qu'elle voit, mais Dieu lui-même; il lui découvre son visage où sont réunis les charmes de toutes les créatures, sa puissance redoutable et sa gloire souveraine; il lui fait entendre la voix de ses innombrables excellences, cette voix dont Job a dit: Si nous avons peine à en supporter le plus faible murmure, comment pourrons-nous supporter la majesté de son tonnerre? (Job, XXVI, 14). Ailleurs il dit: Je ne veux pas qu'il vienne lutter contre moi avec toutes ses forces, dans la crainte qu'il ne m'écrase du poids de sa grandeur.

            Or, si l'âme n'éprouve ni défaillance ni crainte dans ce réveil si puissant et si glorieux, c'est pour deux motifs:

            Le premier, c'est que l'âme est déjà arrivée à l'état de perfection, dans cet état dont nous parlons; sa partie inférieure est donc très purifiée et en complète conformité avec son esprit, aussi n'éprouve-t-elle plus les préjudices, ni les souffrances que les communications spirituelles font sentir ordinairement à l'esprit et aux sens qui ne sont pas préparés à les recevoir, ni assez purifiés. Néanmoins, cela ne suffit pas pour échapper à toute impression pénible quand on est en présence de tant de grandeur et de gloire, aussi, bien que la partie naturelle soit très pure, elle pourrait succomber à ce qui est au-dessus d'elle, comme ce qui est très faible est impuissant contre ce qui est fort. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre les paroles de Job que nous avons citées.

            Mais le second motif est plus important. Il est indiqué dans le premier vers, où l'âme dit que Dieu se montre plein de douceur et d'amour. De même que Dieu montre à l'âme cette grandeur et cette gloire dont nous avons parlé pour la combler de délices et l'exalter, de même il la protège pour qu'elle ne subisse aucun dommage; il soutient la faiblesse de sa nature, et c'est à son insu qu'il dévoile à l'esprit sa grandeur avec douceur et amour; aussi l'âme elle-même ignore si son corps y a une part ou non. C'est là un prodige que peut très bien accomplir celui qui de sa droite a soutenu Moïse pour lui permettre de contempler sa gloire. Voilà pourquoi l'âme trouve en Dieu autant de mansuétude et d'amour que de pouvoir, de majesté et de grandeur, parce qu'en lui tous ces attributs sont une même chose; et si les délices dont elle est comblée sont excessives, elle peut les supporter avec le soutien qu'elle trouve dans la mansuétude et l'amour. Aussi l'âme, bien loin de défaillir, demeure-t-elle puissante et forte. Si Esther tomba en défaillance, c'est que le roi ne s'était pas montré favorable au début, mais, comme elle le dit, il avait les yeux ardents et montrait la fureur dont son coeur était agité. Mais dès qu'il lui eut rendu sa faveur en lui tendant son sceptre et en la touchant de ce sceptre, et qu'il l'eut embrassée, elle revint à elle-même; il lui dit alors qu'il était son frère et qu'elle n'avait rein à craindre. Or, c'est dès le début que le Roi du ciel se montre favorable à l'âme; il traite avec elle comme avec un égal ou un frère; aussi l'âme n'éprouve-t-elle aucune crainte. Ce n'est point avec fureur, mais avec mansuétude, qu'il lui montre la force de sa puissance et l'étendue de son amour; il lui communique sa force et l'amour de son coeur; il descend de ce trône qui est en elle, comme l'Époux qui sort de la chambre nuptiale où il se tenait caché; il s'incline vers elle, la touche du sceptre de sa Majesté et l'embrasse comme un frère. La voilà alors revêtue d'habits royaux qui répandent leurs parfums, c'est-à-dire les vertus admirables de Dieu; sur elle brillent les pierres précieuses des connaissances des substances supérieures et inférieures; elle voit la face du Verbe divin toute pleine de grâces dont elle est investie et parée comme une reine; transformée dans ces vertus du Roi des cieux, elle se voit élevée à la dignité royale, et on peut, en toute vérité, répéter la parole que David prononça à son sujet (Ps. XLIV, 10): La Reine s'est assise à votre droite, parée d'un vêtement d'or qui était rehaussé d'ornements de couleurs admirables. Et comme toutes ces merveilles se passent au plus intime de sa substance, l'âme dit aussitôt:

Où vous demeurez seul en secret.

            L'âme dit que l'Époux demeure secrètement dans son sein; parce que, comme nous l'avons vu, c'est au plus intime de l'âme que ce doux embrassemement a lieu.

            Il faut se rappeler une chose, c'est que Dieu se trouve dans toutes les âmes; il y est caché et couvert par leur substance; sans cela elles ne pourraient pas exister. Mais il y a des différences dans la manière dont il s'y trouve, et ces différences sont très grandes. Dans les unes il est seul, et dans les autres, non. Dans celles-ci il habite avec plaisir; dans celles-là il reste à contre-coeur. Ici il est comme dans sa maison; il commande et il dirige tout; là, il est comme un étranger dans la maison d'autrui; on ne le laisse ni commander ni faire quoi que ce soit. C'est dans l'âme qui a conservé le moins de tendances et de satisfactions personnelles qu'il demeure plus seul et plus volontiers, qu'il se considère davantage comme chez lui, c'est là également qu'il se plaît à commander et à diriger et où il vit d'autant plus dans le secret qu'il est plus seul. C'est donc quand l'âme n'a plus ni attache ni affection à une créature quelconque, et n'en a conservé ni l'image, ni la forme, que le Bien-Aimé y demeure dans le plus profond secret. Il la tient dans un embrassement d'autant plus étroit, intime et profond qu'elle est plus purifiée et éloignée de tout ce qui n'est pas Dieu. C'est de la sorte qu'il demeure seul dans un secret absolu, car le démon ne peut arriver à connaître cet asile et cet embrassement, ni l'intelligence de l'homme en comprendre la nature.

            Ce n'est pas néanmoins un secret pour l'âme qui est parvenue à cet état de perfection: elle sent toujours en elle-même cet embrassement intime, mais elle ne le sent pas toujours au degré des réveils divins dont nous avons parlé. Quand, en effet, un de ces réveils a lieu, il semble à l'âme que le Bien-Aimé qui était comme endormi dans son sein sort de son sommeil. Sans doute, elle sentait sa présence et elle en jouissait auparavant, mais c'était comme s'il eût été endormi dans son sein; lorsque l'un d'eux est endormi, ils ne se communiquent pas leurs connaissances et leurs amours; il faut pour cela que tous les deux soient éveillés.

            Oh! qu'elle est dont heureuse, cette âme qui sent toujours que Dieu est là, se reposant en elle, et incliné sur son sein! Oh! comme il lui est avantageux d'avoir renoncé à tout, de fuir les affaires et de vivre dans une immense tranquillité, dans la crainte que le plus petit atome, ou la moindre agitation ne vienne inquiéter et troubler le sein du Bien-Aimé. Il se tient d'ordinaire comme endormi dans l'embrassement de son Épouse, au fond même de la substance de son âme; elle sent très bien sa présence et ordinairement elle en jouit, car si l'Époux se tenait toujours à l'état éveillé, en lui communiquant de nouvelles connaissances et un amour toujours plus intense, ce serait pour elle l'état de gloire. Quand, en effet, pour un instant qu'il se réveille en ouvrant seulement un oeil, il comble l'âme de ces délices dont nous avons parlé, que serait-ce s'il se trouvait éveillé en elle d'une manière constante et complète?

            Il y a d'autres âmes qui ne sont pas arrivées à ce degré d'union et chez lesquelles il habite sans répugnance parce qu'elles sont en état de grâce. Mais comme elles ne sont pas encore bien préparées à cette union, s'il demeure en elles, ce n'est qu'en secret. D'ordinaire elles ne sentent pas sa présence; il ne la leur fait sentir que quand il produit en elles quelques réveils savoureux qui n'ont pas néanmoins la perfection et la splendeur de ceux dont nous venons de parler, et n'ont rien à voir avec eux. Ils ne sont pas, non plus, aussi cachés aux regards des hommes et au démon qui pourraient en connaître quelque chose par le mouvement des sens; car, jusqu'à ce que l'âme soit arrivée à l'union parfaite, ses sens ne sont pas complètement anéantis; ils manifestent toujours quelque action ou quelque mouvement par rapport à la partie spirituelle, parce qu'ils ne sont pas entièrement spiritualisés.

            Mais quand a lieu ce réveil de l'Époux dans l'âme parfaite, tout ce qui se passe en elle et tout ce qui s'y accomplit est parfait, parce que c'est lui qui fait tout. Et alors a lieu cette aspiration et ce réveil qui ressemblent à ce que fait quelqu'un quand il se réveille et aspire l'air. L'âme éprouve en même temps des délices indicibles à aspirer le Saint-Esprit en Dieu en qui elle se glorifie et s'embrase d'amour d'une manière souveraine. Aussi elle dit les vers suivants:

Et avec votre aspiration savoureuse

Pleine de biens et de gloire

Quelle délicatesse vous mettez à m'embraser d'amour!

            Mon intention n'était point de parler de cette aspiration pleine de biens et de gloire ni de cet amour si délicat de Dieu pour l'âme; et j'avoue que je ne veux pas, non plus, en parler maintenant; il est clair, en effet, que cela m'est impossible, car tout ce que je pourrais en dire paraîtrait bien au-dessous de la réalité. Il s'agit, en effet, d'une aspiration que Dieu fait à l'âme, par un réveil de haute connaissance de la Divinité qu'il produit en elle; le Saint-Esprit l'aspire dans la mesure de cette connaissance ou intelligence; elle est donc absorbée très profondément par le Saint-Esprit qui la remplit d'amour avec une perfection et une délicatesse suprême qui correspondent à ce qu'elle a vu en Dieu. Comme c'est une aspiration pleine de biens et de gloire, l'Esprit-Saint comble cette âme de biens et de gloire, et la remplit d'un amour qui est au-dessus de toute expression et de tout sentiment dans ces profondeurs de Dieu à qui soient rendus honneur et gloire dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il!

Date de dernière mise à jour : 2019-10-12

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