DE LA CONTINENCE.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.
In Œuvres complètes de Saint Augustin, traduites pour la première fois sous la direction de M. Raulx, Bar-Le Duc, 1869, Tome XII. P. 88-105.
DE LA CONTINENCE.
En quoi consiste la continence. — Nécessité de la grâce pour garder la continence. — Vaines excuses des libertins, surtout des Manichéens.
CHAPITRE PREMIER. LA CONTINENCE EST UN DON DE DIEU.
1. Il est difficile, quand on traite de cette vertu de l'âme que l'on nomme continence, d'élever son langage à la hauteur du sujet. Mais, pour soutenir ma faiblesse sous le poids d'un tel fardeau, je compte sur le secours tout-puissant de Celui de qui seul nous vient cette sublime vertu. Ce Dieu qui donne aux fidèles la continence, accorde également à ses ministres le pouvoir d'en parler dignement. J'attends donc de lui seul ce que m'inspirera ce grand sujet.
Et d'abord j'affirme et je prouve que la continence est un don de Dieu. Au livre de la Sagesse, nous lisons que personne ne peut être continent, si Dieu ne lui en fait la grâce (1). Parlant, non pas de la chasteté conjugale, mais d'une continence plus belle et plus glorieuse, le Seigneur nous dit: « Tous ne comprennent pas cette parole, il n'y a pour la « goûter que ceux à qui Dieu en a fait la grâce (2) ». Elle-même, cette chasteté conjugale, comment se conserve-t-elle? Ce ne peut être qu'en se refusant toute action illicite; voilà pourquoi l'Apôtre y voit également un don de Dieu. Parlant donc à la fois de ces deux chastetés, virginale et conjugale, il s'écrie : « Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi : mais chacun a reçu de Dieu un don qui lui est propre, celui-ci d'une manière et celui-là d'une autre (3) ».
2. C'est donc de Dieu seul que nous devons attendre la continence. Mais ne croyez pas que je parle uniquement ici de la continence de la chair ; ne chantons-nous pas dans un psaume : « Placez, Seigneur, une garde à ma bouche et la continence sur mes lèvres
1. Sag. VIII, 21. — 2. Matt. XIX, 11. — 3. I Cor. VII, 7.
Laissons à cet oracle divin le sens naturel qu'il comporte, donnons au mot bouche toute l'extension qu'il réclame, et la continence dont il y est parlé nous apparaîtra comme un don bien signalé du ciel. C'est peu en effet de veiller sur ses paroles et de purifier son langage de toute souillure. N'y a-t-il pas aussi la bouche du cœur? et n'est-ce pas là surtout que l'écrivain sacré demandait à Dieu et nous apprenait à lui demander nous-mêmes de placer une garde et d'asseoir la continence? En effet, alors même que nos lèvres restent silencieuses, 'combien de cris s'échappent de notre cœur ! Au contraire, que le cœur soit silencieux, et la bouche restera muette en face des objets les plus séduisants. Ce qui n'émane point du cœur ne produit aucun bruit extérieur; ce qui en émane est-il mauvais, l'âme en est souillée, lors même que rien ne se manifesterait au dehors. Ainsi donc il doit y avoir continence jusque dans le cœur où parle le silence; la continence doit étouffer ce qui pourrait souiller la pensée, lors même que les lèvres du corps resteraient muettes.
CHAPITRE II. LA CONTINENCE DU CŒUR.
3. « Placez,. Seigneur, une garde à ma « bouche et la continence sur mes lèvres ». Pour nous montrer plus clairement encore que c'est à la bouche du coeur qu'il appliquait ces paroles, le psalmiste ajoute aussitôt : « Ne laissez mon coeur s'incliner à aucune parole mauvaise (1) ». Cette inclination du cœur est-elle autre chose que le consentement lui-même ? En effet, supposez les suggestions aussi séduisantes que possible, jusqu'à ce que le cœur ait émis son consentement, aucune
1. Ps. CXL, 3, 4.
parole n'a été prononcée. Au contraire, s'il a consenti, une parole intérieure a été formulée, quoique les lèvres soient restées silencieuses. Avant que la main ou telle partie du corps ait agi, l'acte est déjà accompli par le fait seul que la résolution a été prise de l'accomplir. Rien n'est encore venu frapper les sens extérieurs, et cependant la violation des lois divines est consommée; le cœur seul s'est prononcé, le corps n'y a pris aucune part. Jamais l'homme n'agitera l'un de ses membres pour agir extérieurement, si déjà le principe de l'acte n'a été posé par la parole intérieure. C'est donc avec raison qu'il est écrit quelque part que le commencement de toute action c'est la parole. Combien d'actions faites par les hommes, pendant que leurs lèvres sont muettes, leur langue immobile et leur voix silencieuse l Et quand leur corps agit, n'en doutez pas, c'est que leur cœur a parlé. Concluons dès lors que l'on peut être très-coupable dans ses paroles intérieures et très-innocent dans ses oeuvres au dehors. Au contraire, avant de devenir extérieur, le péché était déjà consommé intérieurement. Voulez-vous donc jouir de cette double innocence? Placez la continence sur les lèvres intérieures.
4. Cette vérité se trouve clairement formulée dans ces paroles du Sauveur : « Purifiez l'intérieur et au-dehors tout sera pur (1) ». Dans une autre circonstance, réfutant les ineptes calomnies des Juifs qui reprochaient comme un crime à ses disciples de ne pas laver leurs mains avant le repas, « Ce qui souille l'homme, répond le Sauveur, ce n'est pas ce qui entre dans la bouche, mais ce qui en sort ».Soutenir que dans ce passage il ne s'agit que de la bouche du corps, serait une absurdité. En effet si la manducation ne souille pas, le vomissement souillera-t-il davantage ? « Ce qui souille l'homme, ce n'est pas ce qui entre dans la bouche » ; évidemment ces premières paroles s'appliquent à la bouche proprement dite. Mais n'est-il pas aussi évident que c'est de la bouche du coeur que Jésus-Christ entend parler quand il ajoute : « Ce qui souille « l'homme c'est ce qui sort de sa bouche ? » Tout d'abord l'apôtre saint Pierre n'avait vu en cela qu'une parabole ; il en demande donc l'explication, et voici la réponse. « Vous aussi ne comprendriez-vous pas ? Vous ne comprenez pas que ce qui entre par la bouche,
1. Matt. XXIII, 26.
descend dans l'estomac, puis est rejeté dehors ? » Il est évident que c'est par la bouche qu'entre la nourriture: mais il ne l'est pas moins que les paroles suivantes désignent la bouche du cœur ; et c'est pour vaincre sur ce point la lenteur de notre esprit que la souveraine Vérité a daigné ajouter : « C'est du cœur que sort ce que la bouche exprime »; en d'autres termes : Ce que l'on vous dit de la bouche, c'est du cœur que vous devez l'entendre. Pour moi, j'envisage ces deux choses à la fois, mais l'une me sert à expliquer l'autre. L'homme intérieur a une bouche intérieure et pour la discerner il faut l'oreille intérieure. Ce qui sort de cette bouche, sort du cœur et c'est là ce qui souille l'homme. Enfin, mettant de côté ce nom de bouche, qui peut aussi s'entendre de la bouche du corps, le Sauveur manifeste encore plus clairement sa pensée en ces termes : « C'est du cœur que sortent les « pensées mauvaises, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes, et c'est là tout autant de souillures pour l'homme (1)».
Il n'est aucun de ces crimes qui ne soit formé par la pensée avant d'arriver à sa perpétration extérieure par les membres du corps; et la pensée seule suffit pour souiller l'homme, quand même, en vertu d'un obstacle, les membres y resteraient étrangers. Si c'est parce que le pouvoir lui manque que la main ne se plonge pas dans le sang humain, le cœur en sera-t-il moins coupable d'homicide?Et parce que l'on ne peut, comme on le voudrait, s'emparer du bien d'autrui, le vol en est-il moins dans la volonté ? Et si la femme que l'impudique convoite, s'obstine à rester chaste, l'a-t-il moins souillée dans son propre cœur ? Si aucune prostituée ne se trouve dans le lieu de débauche, celui qui la cherche en a-t-il moins commis la fornication intérieure ? Si voulant blesser le prochain par le mensonge, le temps ou l'occasion vous manque, le faux témoignage en est-il moins prononcé sur les lèvres de votre cœur ? Ou bien, si c'est par crainte des hommes que la langue n'ose articuler le blasphème, regarderez-vous comme innocent de ce crime celui qui a dit dans son cœur « Dieu n'existe pas (2) ? » On peut en dire autant de tous les autres péchés des hommes. Le corps peut ne faire aucun mouvement, les sens peuvent tout ignorer, mais les crimes, quoique
1. Matt. XV, 11-20. — 2. Ps. XIII, 1.
cachés, n'en sont pas moins réels ; ce qui souille, c'est le consentement de la volonté, c'est-à-dire la parole criminelle de la bouche intérieure.
David donc craint que son cœur ne s'incline au mal, et il demande à Dieu de placer la continence autour de son coeur, d'y étouffer toute parole coupable, et si la pensée y bouillonne, d'en exclure toujours le consentement de la volonté. De cette manière, selon le précepte de l'Apôtre, le péché né régnera jamais dans notre corps mortel, et nos membres ne deviendront jamais des armes pour l'iniquité (1). Qu'ils sont donc loin d'accomplir ce précepte ceux qui n'enchaînent leurs sens en face du péché, que parce qu'ils se trouvent dans l'impossibilité d'agir ! Donnez-leur ce pouvoir et aussitôt leurs membres, devenus des armes criminelles, manifesteront abondamment les sentiments qui règnent dans leur coeur. Autant donc qu'ils le peuvent, ils font de leurs membres des armes d'iniquité et s'ils n'accomplissent pas ce qu'ils veulent, c'est qu'ils ne le peuvent.
5. Quant à cette continence charnelle, qui conserve le nom de continence proprement dite, elle n'est souillée d'aucune transgression si le cœur conserve intacte la continence dont nous parlons. « C'est du cœur que sortent les « pensées mauvaises » , nous dit le Seigneur; et aussitôt, voulant caractériser ces pensées, il ajoute : «Les homicides, les adultères», etc. Sans énumérer tous les crimes qui sortent du coeur, il lui suffisait d'en citer pour exemple quelques-uns à l'aide desquels on pût comprendre les autres. Il suit de là qu'il n'y a de faute extérieure qu'autant que la pensée a conçu et voulu ce qui se fait au dehors. D'un autre côté, ce qui procède du cœur suffit déjà pour souiller l'homme, lors même que tout acte extérieur deviendrait impossible. Donc que dans le coeur, d'où émane tout ce qui peut souiller l'homme, règne la continence, et rien d'impur n'en sortira, et la continence restera sans tache. Sans doute un tel état ne serait pas encore la perfection, car s'il y avait perfection, toute lutte aurait cessé entre le vice et la continence. Mais puisqu'ici-bas la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (2), il nous suffit de ne point consentir au mal qui s'agite en nous. Le consentement est-il donné? aussitôt du cœur émane ce qui
1. Rom. VI, 12-13. — 2. Gal. V, 17.
souille l'homme. Au contraire, si la continence enchaîne le consentement, la concupiscence spirituelle n'a plus rien à craindre dans sa lutte contre la concupiscence charnelle.
CHAPITRE III. LUTTE DE LA CONTINENCE CONTRE LA CHAIR
6. Autre chose est de bien combattre, quand, comme maintenant, nous avons à résister aux attaques de la mort; autre chose de ne plus avoir d'adversaire, ce qui n'arrivera que quand la mort dernière, notre grande ennemie, aura été détruite (1). Quand donc la continence enchaîne et dompte les passions, en même temps elle aspire à l'heureuse immortalité vers laquelle tendent nos efforts,. et elle repousse le mal contre lequel nous avons à combattre pendant notre mortalité. Consumée de désirs et d'affections pour l'immortalité, la continence est l'ennemie déclarée de tout ce qui est mortel ; aspirant à la gloire, elle a la honte en horreur. Il lui serait facile d'enchaîner nos passions si le mal n'avait pour nous aucun attrait, si notre bonne volonté n'avait pas à lutter contre les efforts de la concupiscence mauvaise. En effet, j'entends l'Apôtre s'écrier : « Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair, Je puis vouloir le bien , mais à l'accomplir je me trouve impuissant». Dès lors, dans l'état où. nous sommes, le seul bien qui nous soit possible, avec la grâce du Ciel, c'est de ne pas consentir à la concupiscence mauvaise; ce n'est que quand cette dernière aura été détruite, que le bien sera parfait. Le même Apôtre s'écrie de nouveau : «Selon l'homme « intérieur, je fais mes délices de la loi de Dieu; mais dans mes membres, je vois une autre loi qui lutte contre la loi de mon esprit (2) ».
7. Cette lutte n'est connue que de ceux qui se font les champions de la vertu et les ennemis du vice, car le mal de la convoitise n'a d'ennemi que le bien de la continence. Il est même des hommes qui, entièrement étrangers à la loi de Dieu, rie regardent pas comme ennemies les, concupiscences mauvaises, s'en font les esclaves aveugles et mettent leur bonheur à les satisfaire plutôt qu'à les dompter. D'autres ont connu la concupiscence par la loi. « En effet, dit l'Apôtre, c'est par la loi que nous connaissons le péché (3) » ; ailleurs il
1. Cor. XV, 55, 26. — 2. Rom. VIII, 18, 22-23. — 3. Id. III, 20.
ajoute : « J'aurais ignoré la concupiscence, si la loi n'avait dit: Tu ne convoiteras point (1) ». Et néanmoins, tout en connaissant la concupiscence,eusse laissent vaincre par elle, parce qu'ils vivent sous une loi qui, en ordonnant le bien, ne donne pas la force de l'accomplir. Que ne vivent-ils plutôt sous le règne de la grâce qui, par l'Esprit, donne la force de faire ce que la loi ordonne ! Mais non; et. voilà pourquoi la loi les éclaire pour faire régner en eux le péché (2). La défense n'a fait qu'accroître la convoitise et l'a rendue invincible. Alors, en effet, est survenue la prévarication, laquelle n'existait pas sans la loi, quoiqu'il y eût péché. « Car, dit l'Apôtre, là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de prévarication (3) ». C'est ainsi que, privée du secours de la grâce, la loi, en défendant le péché, n'a fait que lui imprimer une plus grande énergie : « La force du péché c'est la loi », dit toujours le même Apôtre (4). Il n'est pas étonnant, du reste, qu'une loi, banne en elle-même, prête à l'infirmité humaine des forces pour le mal, puisque, pour accomplir cette loi; l'homme ne peut compter que sur ses propres forces. N'ayant aucune idée de la justice de Dieu, départie si largement à celui qui est faible ; voulant, d'un autre côté, fonder sur lui-même sa propre justification, il se révolte orgueilleusement contre la justice divine (5). Je suppose, au contraire, que la loi, après avoir rendu l'homme prévaricateur, lui ouvre les yeux sur la gravité de ses blessures, lui fait sentir le besoin d'une guérison, et le met sur le chemin de la grâce; aussitôt, à cette suavité funeste qui assurait la victoire à la concupiscence, le Seigneur oppose une suavité bienfaisante qui rehausse encore les charmes de la continence. Notre terre alors donnera en abondance les fruits e dont se nourrit le soldat qui, Dieu aidant, soutient courageusement la lutte contre le péché.
8. Pour ces combattants, la trompette apostolique fait retentir ce cri de guerre : « Que le péché ne règne plus dans votre corps mortel jusqu'à obéir à ses désirs, et gardez-vous de faire de vos membres des armes d'iniquité. Bien plutôt apparaissez aux yeux de Dieu comme des hommes ressuscités d'entre les morts, et faites de vos membres des armes de justice. Le péché, en effet,
1. Rom. VIII, 7. — 2. Id. V, 20. — 3. Id. IV, 15. — 4. I Cor. XV, 56. — 5. Rom. X, 3. — 6. Ps. LXXXIV, 19.
ne régnera plus sur vous, car vous n'êtes pas sous la loi, mais sous la grâce (1) ».
Et ailleurs : « Donc, mes frères, nous ne « sommes plus les débiteurs du corps jusqu'à « vivre selon la chair. Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si par l'esprit vous mortifiez les oeuvres de la chair, vous vivrez. « Car ceux-là sont les enfants de Dieu qui se laissent conduire par son Esprit (2) ». Dès lors, pourvu que notre vie mortelle reste sous l'influence de la grâce, le péché, c'est-à-dire la concupiscence du péché, car c'est d'elle qu'il s'agit ici, ne régnera pas dans notre corps. Au contraire, obéir à ses désirs, c'est montrer que nous sommes soumis à son empire. Il est donc en nous une concupiscence coupable dont nous devons briser la domination ; et, à moins de vouloir qu'elle règne sur nous, il nous faut résister à ses désirs. Loin de laisser nos membres au service de la concupiscence, soumettons-les à la continence ; qu'ils deviennent des armes de justice peur Dieu, et non point des armes d'iniquité. A cette condition; le péché ne fera pas de nous des esclaves. Puisque la loi commande le bien et ne le donne pas, secouons son joug et soumettons-nous à la grâce. Alors, du moins, nous aimerons ce que la loi ordonne, et si nous servons nous servirons librement.
9. Le même Apôtre nous presse de renoncer à la vie de la chair, pour éviter la mort, et de mortifier ses couvres, si noirs voulons avoir la vie. Le cri de guerre qu'il fait entendre alors nous dévoile la lutte dans laquelle nous sommes engagés; en même temps il nous enflamme de courage pour combattre vivement et pour frapper de mort nos ennemis, si nous ne voulons périr sous leurs coups. Il n'est pas jusqu'à nos ennemis eux-mêmes qui ne nous soient clairement désignés, ce sont les oeuvres de la chair; frappons-les donc du glaive de la mortification. « Si, nous dit-il, vous mortifiez les couvres de la chair, vous vivrez ». Enfin il énumère ces couvres dans son épître, aux Galates : « Les oeuvres de la chair, dit-il, sont évidentes : la fornication, l'impureté, la luxure, l'idolâtrie, le sortilège, la haine, les divisions, la jalousie, les animosités, les dissensions, l'hérésie, J'envie, l'ivresse, la gourmandise et autres choses semblables. Or je vous déclare de nouveau que ceux qui s'y abandonnent ne
1. Rom. VI, 12-14. — 2. Id. VIII, 12-14.
posséderont pas le royaume de Dieu ».Telle est donc la guerre qu'il nous annonçait; et pour nous lancer ardemment :à la mort de ces ennemis, il faisait retentir la trompette du Christ. En effet, précédemment il avait dit: « Je vous le déclare, laissez l'Esprit éclairer votre marche et ne suivez pas les désirs de la chair. Car la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair ». C'est là l'ennemi qui est en présence et qui veut enchaîner notre volonté. « Et si l'esprit est votre guide, vous n'êtes plus sous le joug de la loi ». Ce combat contre la chair n'est donc que pour ceux qui vivent sous l'empire de la grâce. Or, pour nous dévoiler ces oeuvres de la chair, il ajoute les paroles que j'ai citées plus haut : « Les oeuvres de la chair sont manifestes : la fornication », et tous les autres crimes qu'il énumère et ceux qu'il nous laisse supposer et qu'il désigne implicitement par ces mots : « Et. autres choses semblables ».
A cette armée charnelle, l'Apôtre oppose ensuite une armée spirituelle : « Les fruits de l'Esprit, dit-il, sont la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bonté, la confiance, la mansuétude, la continence, et contre de tels biens il n'y. a point de loi ». Il ne dit pas : contre ces biens, car on aurait pu supposer que ce sont les seuls, quoique cependant on ait dû en appliquer les caractères à tous les biens de même espèce; son expression est donc plus générale et désigne tous les biens semblables. Toutefois il termine cette énumération par la continence, désirant par là que cette vertu produise sur nos esprits l'impression la plus vive et la plus durable. Et en effet, dans cette .lutte de l'esprit contre la chair, la continence n'occupe-t-elle pas le premier rang? N'est-ce pas elle qui crucifie en quelque sorte la concupiscence de la chair? De là ce qui suit : « Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec leurs passions et leurs concupiscences (1) ». C'est là l'œuvre de la continence et la mort des oeuvres de la chair. Au contraire, ceux qui désertent la continence, pour suivre les attraits de la concupiscence, sont frappés mortellement par les oeuvres mêmes qu'ils accomplissent.
CHAPITRE IV. SE DÉFIER DE SES PROPRES FORCES.
10. Voulons-nous conserver la continence,
1. Gal. V, 16-24.
ayons toujours l'oeil attentif aux embûches que nous dressent les suggestions diaboliques, et gardons-nous de trop présumer de nos propres forces. « Maudit soit, en effet, celui qui place dans l'homme son espérance (1) ». Et cet imprudent, quel est-il, si ce n'est l'homme lui-même? Comment donc échappera à cette malédiction celui qui met sa confiance en lui-même? C'est là vivre selon l'homme, et vivre ainsi n'est-ce pas vivre selon la chair ? Si donc il est tenté de céder à cette suggestion, pour peu qu'il lui reste encore de sens chrétien, pourra-t-il, sans frémir, entendre ces paroles : « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez? »
11. Mais, me dira-t-on, autre chose est de vivre selon l'homme, autre chose de vivre selon la chair. En effet, l'homme étant une créature raisonnable, possède une intelligence qui le distingue de la brute; la chair au contraire n'est de l'homme que la partie infime et terrestre; suivre ses inspirations, c'est donc toujours un vice. Dès lors, vivre selon l'homme ce n'est pas vivre selon la chair, mais bien selon cette partie de lui-même qui le rend homme, c'est-à-dire selon l'esprit qui le distingue des animaux.
Je réponds qu'une telle discussion, si elle peut avoir quelqu'importance dans les écoles philosophiques, n'en a aucune parmi nous; et, pour comprendre l'Apôtre, nous devons nous familiariser avec le langage des livres chrétiens.
C'est pour nous une vérité de foi que le Verbe, en descendant parmi nous, a revêtu notre humanité, et notre humanité avec l'âme raisonnable, quoi qu'en disent certains hérétiques. Cependant nous lisons : « Le Verbe s'est fait chair (2) ». Que peut signifier cette chair, sinon l'homme lui-même? « Toute chair verra le salut de Dieu (3) »; toute chair s'élèvera vers nous (4)». Dans ces deux passages ne devons-nous pas lire : tout homme ? « Vous lui avez donné la puissance sur toute chair (5)»; c'est-à-dire sur tout homme. « Toute chair ne sera pas justifiée par les œuvres de la loi (6) », ne devez-vous pas lire: aucun homme? Mais quelque chose de plus frappant encore : « L'homme, dit le même Apôtre, ne sera pas justifié par les oeuvres de la loi (7)» ; et il réprimande les Corinthiens en ces termes :
1. Jerem. XVII, 5. — 2. Jean, I, 14. — 3. Luc, III, 6. — 4. Ps. XIV, 3. — 5. Jean, XVII, 2. — 6. Rom. III, 20. — 7. Gal. II, 16.
« N'êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon l'homme (1) ?» Il les accuse d'être
charnels, et cependant il ne leur dit pas qu'ils marchent selon la chair, mais selon l'homme. N'est-ce pas nous enseigner clairement que vivre selon la chair et vivre selon l'homme, c'est une seule et même chose? Si c'est une faute de vivre selon la chair et un mérite de vivre selon l'homme, comment, pour leur adresser un reproche, leur dit-il: « Vous marchez selon l'homme? »
Que l'homme confesse enfin sa honte, qu'il change de résolution et évite sa perte ! O homme, prête une oreille attentive : ne marche pas selon l'homme, mais selon Celui qui a fait l'homme; ne quitte point Celui qui t'a créé, ne te repose pas sur toi-même.
Un homme, qui cependant ne vivait pas selon l'homme, s'écriait : « Avoir une seule pensée, comme venant de nous-mêmes, nous «ne le pouvons pas; tout pouvoir nous vient de Dieu (2) ». Vivait-il selon l'homme celui qui sincèrement tenait un semblable langage? Quand donc l'Apôtre avertit l'homme de ne pas vivre selon l'homme, il ne fait que rendre l'homme à Dieu; et celui qui ne vit pas selon l'homme mais selon Dieu, ne vit assurément pas selon ses propres inspirations. Vivre selon l'homme c'est donc vivre selon la chair, puisque, dans le langage sacré, la chair ne peut désigner que l'homme.
Nous lisons : « Que toute âme», c'est-à-dire tout homme, « soit soumise aux puissances souveraines (3) » ; ailleurs : « Septante-cinq âmes descendirent en Egypte avec Jacob (4)», c'est-à-dire septante-cinq hommes. O homme, ne vis donc pas selon toi-même ! c'est là ce qui a causé ta perte, mais tu as été racheté. Ne vis pas selon toi-même, car tu t'étais perdu, mais tu as été retrouvé. N'accuse pas la nature de la chair, quand tu entends dire : « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ». Ah ! elle n'est que trop vraie cette parole: « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ! » Le démon n'a point de corps et cependant, parce qu'il n'a voulu inspirer sa vie que de lui-même, il n'a pas persévéré dans la vérité. Est-il étonnant dès lors que, vivant selon lui-même, ce soit de lui-même qu'il parle, quand il dit le mensonge (5) ? Ce mot si vrai est sorti des lèvres de la Vérité même.
1. I Cor. III, 3. — 2. II Cor. III, 5. — 3. Rom. XIII, 1. — 4. Gen. XLVI, 27. — 5. Jean, VIII, 44.
CHAPITRE V. NE PAS EXCUSER SON PÉCHÉ.
12. En face de cette parole: « Le péché ne régnera pas en vous », prenez garde de vous attribuer à vous-mêmes la gloire de détruire en vous le règne du péché. Comptez uniquement sur Celui à qui un saint adressait cette prière: « Dirigez mes pas selon votre parole, et qu'aucune iniquité ne règne en moi (1) ». Craignant donc que ces expressions: « Le péché ne régnera plus en vous ,» ne soulevassent notre orgueil et que nous n'eussions la témérité de n'attribuer ce bonheur qu'à nos propres forces, l'Apôtre ajoutait aussitôt : « Car vous n'êtes plus sous le règne de la loi, mais sous le règne de la grâce (2).». Ainsi c'est la grâce qui détruit en nous le règne du péché. Dès lors gardez-vous de compter sur vous-mêmes, car alors le péché ne vous dominerait que plus tyranniquement. D'un autre côté, quand on nous dit que nous vivrons si, par l'esprit, nous mortifions les oeuvres de la chair, gardons-nous encore d'attribuer ce précieux résultat à notre esprit, comme s'il pouvait y parvenir par ses propres forces. Cette interprétation charnelle viendrait d'un esprit plutôt mort que capable de mortifier. Aussi l'Apôtre dit aussitôt : «Ceux qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, deviennent véritablement ses enfants (3) ». Appliquer son esprit à mortifier les oeuvres de la chair, c'est donc agir avec l'Esprit de Dieu, de qui seul nous vient la continence, sans laquelle nous ne pouvons ni enchaîner, ni dompter, ni vaincre la concupiscence.
13. Ce grand combat, telle est donc la condition de l'homme soumis à l'empire de la grâce. Aidé par elle, s'il lutte avec générosité, la joie du Seigneur l'inonde, mais une joie mêlée de crainte. En effet, les soldats les plus courageux, ceux-là mêmes qui restent vainqueurs dans cette lutte contre les oeuvres de la chair, ne laissent pas de ressentir parfois les atteintes du péché, et pour en obtenir la guérison, ils répètent chaque jour dans la plus sincère vérité . « Pardonnez-nous nos offenses (4) ». Contre ces vices, contre le démon, prince et roi de tous les vices, la prière est toujours l'arme la plus puissante et la plus efficace pour déjouer les
1. Ps. CXVIII, 133. — 2. Rom. VI, 14. — 3. Id. VIII, 13, 14. — 4. Matt. VI, 12.
suggestions perfides à l'aide desquelles il porte le pécheur à excuser plutôt qu'à accuser ses fautes. Ces excuses, loin de guérir les péchés, ne tendent qu'à les rendre graves et mortels, lors même qu'ils ne le seraient pas d'abord: C'est donc ici surtout que se fait sentir le besoin de la continence pour étouffer cet orgueil qui inspire à l'homme de se complaire en lui-même, de repousser toute idée de culpabilité propre, et de s'opposer, quand il pèche, à toute conviction de son péché. Repoussant cette humilité salutaire qui lui ferait accepter sa propre accusation, c'est l'excuse qu'il cherche, victime en cela par lui-même d'une fatale complaisance. Contre cet orgueil demandait à Dieu la continence, celui- dont j'ai cité et expliqué plus haut les paroles dans la mesure de mes forces. « Placez, Seigneur, avait-il dit, une garde à ma bouche et la continence sur mes lèvres; ne laissez point « mon coeur s'incliner à des paroles mauvaises ». Voulant ensuite rendre sa pensée plus claire et plus frappante, il ajoutait : « Pour excuser mes excuses dans le péché (1) ». En effet, quoi de plus pernicieux pour un pécheur que denier son péché, même quand il a contre lui une oeuvre coupable dont il ne peut contester l'évidence? Ne pouvant cacher son action, contraint d'avouer qu'elle n'est pas bonne, il cherche à rejeter sur autrui ce qui est son oeuvre-propre, comme s'il pouvait par là se soustraire à ce qu'il a mérité. En niant sa culpabilité, il-en augmente la malice; et en excusant ses fautes au lieu de les accuser, il oublie que ce n'est pas le châtiment qu'il éloigne, mais le pardon: En face de juges humains qui peuvent se tromper, il peut-être quelquefois utile, du moins pour un temps, de dissimuler la faute que l'on a commise; mais devant Dieu, que l'on ne peut induire en erreur, ce n'est point à une fausse justification qu'il faut avoir recours, mais à une confession véritable et sincère.
14. Les uns cherchent dans la fatalité une excuse à leurs fautes. A les en croire, ils auraient été nécessités au mal comme par une influence irrésistible des astres; ainsi le premier coupable c'est le ciel, l'homme ne le devient que pour avoir exécuté ses arrêts. D'autres accusent le hasard, et se disent tourmentés par des cas fortuits. Mais gardez-vous de ne voir dans leurs excuses qu'une témérité
1. Ps. CXL, 3, 4.
fortuite ; en cela du moins ils agissent en connaissance de cause, et affirment sans aucune hésitation. Quelle folie, dites-moi, d'attribuer à la raison leurs excuses, et leurs actions au hasard 1 D'autres constituent le démon seul responsable de leurs oeuvres mauvaises; mais toujours ils soutiennent obstinément qu'ils n'ont avec lui aucune relation, eux qui J'accusent de les pousser au mal par de secrètes suggestions, et qui ne :peuvent douter du consentement qu'ils accordent à ces suggestions, de quelque part qu'elles viennent. D'autres ne craignent pas de rejeter sur Dieu la responsabilité de leurs fautes : s'ils sont malheureux, c'est Dieu qui l'a ainsi voulu; mais n'est-ce pas à leur propre fureur qu'ils doivent attribuer leurs blasphèmes ? Pour rester conséquents avec eux-mêmes, ils font du mal une substance en révolte contre Dieu. De son côté, Dieu ne pouvait étouffer cette révolte qu'en détachant une partie de sa substance et de sa nature, pour la mêler à cette substance mauvaise et l'exposer ainsi à la souillure et à la corruption. Dès lors, s'ils pèchent, c'est que la nature du mal l'emporte sur la nature de Dieu. Telle est l'impure folie des Manichéens. Mais la vérité déjoue facilement ces machinations diaboliques; il lui suffit pour cela d'affirmer que la nature de Dieu est inviolable et incorruptible. Toutefois quelle souillure et quelle corruption profonde n'avons-nous pas le droit d'attribuer à des hommes pour qui Dieu lui-même, c'est-à-dire le bien suprême et incomparable, n'est plus qu'une substance imparfaite et corruptible ?
CHAPITRE VI. DIEU TIRE LE BIEN DU MAL
15. Il est aussi des hommes qui, pour excuser leurs fautes, soutiennent que Dieu n'a pour Le péché que des complaisances., Si le péché déplaisait à Dieu, disent-ils, armé qu'il est d'une puissance infinie, il n'en permettrait pas la perpétration. Ils oublient donc que Dieu ne laisse impuni aucun péché, même pour ceux que la rémission de leurs fautes doit arracher au supplice éternel. Aucun pécheur, en effet, ne reçoit la remise d'une peine plus grave, .qu'en, en subissant.. une autre, quelqu'inférieure qu'elle puisse être. Dès lors l'immensité de la miséricorde laisse toujours place à la justice. Tel péché vous (95) paraît-il impuni ? son châtiment n'en est que plus rigoureux, car s'il n'est point expié par l'amertume de la douleur, il l'est par l'aveuglement et l'endurcissement du coeur. Pourquoi, demandez-vous, Dieu permet-il le péché, si le péché lui déplaît ? Si le péché plaît à Dieu, demanderai-je à mon tour, pourquoi le punit-il ?J'avoue de mon côté que nulle faute ne se commettrait, si le Tout-Puissant ne le permettait; avouez donc aussi que ce qui doit être puni justement, ne doit pas être commis. Et c'est en évitant ce qu'il punit, que nous mériterons d'apprendre de Dieu lui-même pourquoi il permet ce qu'il doit punir.
« Pour les parfaits, il faut une nourriture « solide », écrivait saint Paul aux Hébreux (1). Tous ceux donc qui reçoivent cette nourriture des forts, comprennent qu'il était digne de la Toute-Puissance divine de laisser libre la volonté humaine et de permettre le mal qui pouvait én résulter. Mais sa bonté est aussi toute-puissante; à elle donc de tirer le bien du mal, soit en pardonnant, soit en guérissant, soit en disposant toutes choses pour le bien des justes, soit enfin en exerçant contre le mal une vengeance légitime. Or tout cela est bien; tout cela est vraiment digne d'un Dieu bore et tout-puissant, et cependant tous ces biens sont tirés du mal. Où trouverons-nous la perfection suprême et la toute-puissance, si ce n'est en Celui qui, étranger au mal, sait changer en bien le mal lui-même ? Les pécheurs élèvent vers lui ce cri de la prière : « Pardonnez-nous nos offenses (2) », et il les exauce, il leur pardonne. Le mal a laissé dans les pécheurs de profondes blessures; il les cicatrise et les guérit. Tels ennemis poursuivent les justes de leur fureur, et Dieu fait, de leurs victimes, de glorieux martyrs. Ceux enfin qu'il juge dignes de la réprobation, il les condamne; et en faisant ainsi retomber sur les méchants leur propre malice, Dieu n'accomplit que le bien. En effet, ce qui est juste peut-il ne pas être bien ? et si le péché est injuste, le châtiment qui le frappe peut-il ne pas être juste?
16. Dieu, assurément, aurait pu créer l'homme impeccable; plais il trouva mieux de lui laisser le pouvoir de pécher s'il le voulait, et de ne pas pécher s'il ne le voulait pas. Pour lui-même, Dieu s'est réservé de proscrire le péché et de commander l'innocence, faisant
1. Héb. V, 14. — 2. Matt. VI, 12.
de l'impeccabilité un mérite pour l'homme pendant cette vie, et une juste récompense après la mort. Telle est en effet la destinée qu’au ciel Dieu réserve à ses saints; pour eux le péché ne sera plus possible. C'est dans cet heureux état que se trouvent maintenant les anges; le saint amour que nous avons pour eux est exempt de toute crainte de les voir devenir des démons par le péché. L'homme juste, pendant sa vie, ne nous offre pas sans doute la même assurance ; mais nous croyons sans hésiter qu'au ciel nous serons tous impeccables. Si le Tout-Puissant sait changer en bien le mal même que nous commettons, de quels biens ne nous comblera-t-il pas quand il nous aura délivrés. de tous nos maux ! Le bon usage du mal pourrait être l'objet d'une dissertation aussi longue que spirituelle; mais elle n'entrerait pas dans le cadre que je me suis proposé ; et avant tout je veux éviter les longueurs.
CHAPITRE VII. LA PAIX, FRUIT DE LA CONTINENCE ET DE LA JUSTICE. — DOUBLE NATURE DES MANICHÉENS.
17. Revenons donc au sujet qui noirs a amenés à cette digression. La continence est pour nous une nécessité, si nous voulons que notre coeur ne s'incline point: aux paroles mauvaises et aux excuses du péché. Nous savons aussi que cette vertu ne peut nous venir que de Dieu. Enfin, quel péché pouvons-nous éviter sans la continence, puisque, après l'avoir commis, il nous faut encore la continence pour étouffer ce funeste orgueil qui nous pousse à nous justifier nous-mêmes? C'est donc à tous ces points de vue que la continence nous est nécessaire pour résister au mal. Quant au bien, il me paraît être l'oeuvre d'une autre vertu, la justice. C'est ce que nous révèle ce passage d'un psaume : « Evite le mal et fais le bien ». Pour quel. motif? Ecoulons ce qui suit : « Cherche la paix et suis-la (1)». Or, nous aurons la paix parfaite quand-nous serons inséparablement unis à Dieu, et qu'en nous-mêmes nous ne surprendrons plus aucune résistance. C'est, aussi ce que le Sauveur- paraît vouloir nous faire comprendre par ces paroles : « Que vos reins soient ceints. et, vos lampes allumées ». Qu'est-ce que ceindre ses reins? C'est enchaîner ses passions, et c'est là
1. Ps. XXXIII, 15.
l'œuvre de la continence. Avoir sa lampe allumée, c'est répandre autour de soi la chaleur et l'éclat des bonnes oeuvres, et c'est là le fruit de la justice. Le but lui-même nous en est révélé dans ce qui suit : « Soyez semblables à des hommes qui attendent leur maître à sa sortie des noces (1) ». En effet, quand le Seigneur sera de retour, il nous donnera la juste récompense que nous aurons méritée, en résistant aux séductions de la cupidité et en obéissant aux impulsions de la charité. Alors nous régnerons dans une paix éternelle et parfaite, étrangers à toute atteinte du mal et inondés d'un bonheur infini.
18. Ainsi, nous mettons notre confiance uniquement dans le Dieu vivant et véritable. Il est le bien suprême et immuable, il ne peut être l'auteur ni souffrir d'aucun mal. C'est de lui que découle tout bien créé; ce bien, hélas! peut changer, mais celui qui constitue la nature divine est immuable. Maintenant, entendons l'Apôtre nous dire : « Marchez selon les lumières de l'esprit et n'écoutez point la concupiscence de la chair; car la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair, ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (2) » . Or, en lisant ces paroles, loin de nous la pensée de conclure follement avec les Manichéens qu'il s'agit ici de deux natures distinctes, opposées l'une à l'autre par des principes contraires, l'une bonne et l'autre mauvaise. J'affirme au contraire que chacune d'elles est bonne; l'esprit est bon, la chair aussi. De son côté, l'homme formé de ces deux natures peut-il ne pas être bon, quand surtout l'une des deux doit rester maîtresse et l'autre obéir? Le bien qu'il possède est, il est vrai, susceptible de changement; mais dès lors qu'il existe, il ne peut venir que du bien immuable, duquel découle tout bien créé , à quelque degré qu'on le suppose. Est-il petit? il a dû alors découler d'un plus grand; et si grand qu'il puisse être, il ne pourra encore supporter la comparaison avec l'infinie grandeur de Celui qui l'a créé. Mais, au sein de cette nature de l'homme, nature bonne et qui est sortie telle des mains du Créateur, la lutte s'est élevée, car nous sommes encore dans le lieu du combat. Guérissez les langueurs et vous aurez la paix. Cette langueur, c'est le fruit de la faute; par elle-même la nature ne la connaissait
1. Luc, XII, 35, 36. — 2. Gal. V, 16, 17.
pas. Cette faute, Dieu l'a effacée pour les fidèles, par sa grâce, dans le bain de la régénération; mais il n'a pas guéri la langueur; aussi le combat dure-t-il toujours entre elle et la nature. Dans ce combat la guérison sera la victoire parfaite; guérison non plus temporaire, mais éternelle; non plus partielle, mais absolue.
C'est dans cette espérance que le juste s'adressant à son âme lui dit en toute sincérité : « O mon âme, bénis le Seigneur et n'oublie point ses bienfaits, car il se montre propice à tes iniquités, il guérit toutes tes langueurs (1)». Il se montre propice à nos iniquités, en pardonnant nos péchés ; il guérit nos langueurs, en réprimant nos désirs coupables. Il est propice à nos iniquités, en nous faisant indulgence; en nous accordant la continence, il guérit nos langueurs. L'une de ces faveurs s'accorde dans la profession du baptême, l'autre dans l'ardeur du combat; c'est alors qu'appuyés sur le puissant secours de Dieu, nous triomphons de nos infirmités. L'une se réalise quand Dieu daigne exaucer cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses» ; l'autre, quand il écoute ce cri de notre coeur « Ne nous laissez point succomber à la tentation (2) ». En effet, dit l'apôtre saint Jacques, « chacun de nous est tenté par sa propre concupiscence, attiré et entraîné (3) ». Contre ce vice nous demandons le secours et le remède à Celui qui. peut seul guérir toutes ces langueurs, non pas en nous dépouillant d'une nature étrangère, mais en réparant la nôtre propre. Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire : «Chacun est tenté parla concupiscence », il ajoute : « par sa propre concupiscence ». Or, en lisant ces paroles, comment ne pas s'écrier : « J'ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme parce que j'ai péché contre vous (4) ? » Cette âme, en effet, n'aurait pas eu besoin de guérison si elle ne se fût pas elle-même souillée par le péché. Et elle s'est souillée en se laissant dominer par le péché, c'est-à-dire en accédant à la convoitise soulevée contre elle par l'infirmité de la chair.
CHAPITRE VIII. COMBIEN DE TEMPS LA CHAIR CONVOITE-T-ELLE CONTRE L'ESPRIT ?
19. La chair, en effet, ne peut rien convoiter
1. Ps. CII, 2, 3. — 2. Matt. VI,12, 13. — 3. Jac. I, 14. — 4. Ps. XL, 5.
que par l'intermédiaire de l'âme. Dès lors, en disant que la chair convoite contre l'esprit, nous entendons que l'âme, pactisant avec la concupiscence charnelle, se met en révolte contre l'esprit. Là se trouve notre être tout entier; et si la chair, cette partie infime de nous-mêmes, meurt quand notre âme s'en sépare, ce n'est pas pour la fuir à jamais que nous la déposons. Nous la reprendrons un jour, et cette fois pour ne plus la quitter. « Nous semons un corps animal, et la résurrection nous rendra un corps spirituel (1) ». Alors la chair ne convoitera plus contre l'esprit, car elle sera elle-même spiritualisée, non-seulement parce qu'elle subira sans répugnance l'action de l'esprit, mais encore parce qu'étrangère à toute alimentation corporelle, elle sera éternellement vivifiée. Donc, pendant que dure en nous cette lutte des deux substances dont nous sommes composés, demandons et travaillons à faire régner la paix entre elles. Le véritable ennemi, ce n'est ni l'une ni l'autre de ces deux substances, mais le vice qui porte la chair à convoiter contre l'esprit. Guérissons ce vice, tout ennemi aura disparu, les deux substances seront saines et la lutte sera finie.
Ecoutons l'Apôtre : «Je vois, dit-il,que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair ». C'est nous dire que la chair, fût-elle bonne, cesse de l'être, quand le vice de la chair vient à s'y glisser. Que ce vice disparaisse, la chair restera, mais elle ne sera plus ni viciée ni vicieuse. Toutefois, voulant nous montrer que cet état est une des conditions de notre nature actuelle, l'Apôtre ne craint pas de dire : « Je sais que le bien n'habite pas en moi » ; et, pour expliquer sa, pensée, il ajoute : « C'est-à-dire dans ma chair ». La chair en elle-même n'est donc pas notre ennemie, et quand on résiste à ses vices, on l'aime puisqu'on la guérit. « Personne en effet n'a jamais haï sa chair (2) ». Plus loin le même Apôtre ajoute : « Donc par mon esprit je me soumets à la loi de Dieu, et « par ma chair, à la loi du péché ». Que ceux qui ont des oreilles entendent : « Moi-même », dit-il, qui suis tout à la fois esprit et chair ; mais par mon esprit je me soumets à la loi de Dieu, tandis que ma chair est soumise à la loi du péché. Comment donc par sa chair est-il soumis à la loi du péché ? Serait-ce qu'il consentirait à la concupiscence charnelle ?Non,
1. I Cor. XV, 44.— 2. Eph. V, 29.
assurément ; mais dans cette partie de lui-même il éprouvait toute l'impétuosité des désirs. Ces désirs, il les repoussait, sans doute , mais ils ne l'agitaient pas moins. En refusant d'y consentir, il obéissait à la loi de Dieu, et enchaînait ses membres pour ne pas en faire des armes d'iniquité.
20. Il est donc en nous des désirs mauvais ; n'y consentons pas et notre vie restera pure. Nous portons en nous la concupiscence du péché; en y résistant nous résistons au mal ; mais nous n'aurons atteint- la perfection du bien, que quand cette concupiscence sera détruite en nous. Ces deux points nous sont clairement enseignés, l'un dans ces paroles de l'Apôtre : « Je puis vouloir le bien, mais non pas l'accomplir (1) » ; l'autre dans celles-ci : « Que l'esprit vous dirige, et ne suivez pas la concupiscence de la chair ». Il ne soutient pas qu'il lui soit impossible de faire le bien , mais seulement d'arriver à l'accomplir dans sa perfection; il ne nous dit pas : N'ayez aucune concupiscence de la chair; mais seulement : « Ne la suivez point ». Il y a en nous concupiscence mauvaise, quand ce qui est défendu nous plaît ; y résister, c'est enchaîner les passions pour conserver son esprit soumis à la loi de Dieu. Faire le bien, c'est donc vaincre la délectation mauvaise par la délectation bonne; mais la perfection, vous ne la trouvez pas, tant que la chair, soumise encore à la loi du péché, subira l'atteinte des passions et en sera émue, quoiqu'alors même elle soit enchaînée par la continence. Si elle n'était pas émue, où serait le besoin de la continence ? Le bien ne sera donc parfait que quand le mal sera détruit; l'un sera à son comble quand l'autre aura cessé.
Espérer cet heureux état dans notre condition présente, c'est une illusion. Pour y arriver, il faut que la mort soit détruite ; elle ne le sera que quand aura commencé la vie éternelle. Alors en effet nous trouverons le souverain bien; le mal aura cessé; nous éprouverons pour la sagesse un amour souverain, et le travail de la continence sera nul. La chair n'est donc pas mauvaise, quand elle est exempte du mal, c'est-à-dire du vice qui s'est emparé de l'homme, non pas en vertu de sa formation, mais par l'effet de son propre crime. Car l'homme a été créé bon dans son âme et dans son corps par un Dieu bon, et lui seul est
1. Rom. VII, 18, 25.
l'auteur du mal qui l'a rendu mauvais. Mais si la miséricorde le délie de sa faute, qu'il se garde bien de regarder comme léger le mal qu'il a commis, car toujours il a besoin de la continence pour faire contre-poids à sa dégradation. Quant aux vices, n'en cherchez pas dans ce royaume futur de la paix; car, dans le combat de cette vie, les vainqueurs voient chaque jour s'affaiblir en eux le péché d'abord, et aussi la concupiscence que nous combattons en lui refusant notre consentement, et à laquelle nous ne pouvons consentir sans péché.
21. Ainsi donc, la chair convoite contre l'esprit, le bien n'habite pas en elle, et la loi des membres répugne à la loi de l'esprit. Tout cela est hors de doute ; mais il est faux de soutenir que c'est là le résultat du mélange de deux natures contraires. L'unique principe de ce mal, c'est le péché qui a jeté la division dans l'homme lui-même. Tels nous n'étions pas en Adam, avant que notre nature, trompée par les séductions du serpent, eût méprisé et offensé son Auteur. Cet état n'est donc pas la condition primitive de l'homme, il n'est que le résultat du châtiment du péché. Ce châtiment, Jésus-Christ nous en a délivrés par sa grâce; devenus libres, nous pouvons donc lutter contre le mal, suite du péché. Notre salut, sans doute, n'est point encore assuré, mais du moins nous en avons reçu le gage.
Quant à ceux qui n'ont pas voulu de cette délivrance, ils restent coupables du péché et victimes de ses châtiments. Après cette vie, les coupables n'auront plus à attendre qu'un châtiment éternel; ceux au contraire qui sont rachetés ne connaîtront éternellement ni le châtiment ni la faute. En eux l'esprit et la chair resteront substances bonnes, et ne seront plus soumises qu'à Dieu, qui, dans sa bonté immuable, les a créées bonnes mais susceptibles de changement. Devenues meilleures, elles seront confirmées dans la perfection, sans pouvoir jamais déchoir. Le mal aura entièrement disparu, soit celui que l'homme a commis injustement, soit celui dont il a été justement frappé. Une fois qu'auront disparu l'iniquité, qui est le premier de tous nos maux, et l'infortune, qui en a été la conséquence nécessaire, la volonté de l'homme restera droite et pure. Alors nous verrons clairement et sans aucun doute ce qui est déjà ouï, il est vrai, mais ce qui n'est compris que par un petit nombre; à savoir, que le mal n'est pas une substance. Telle est une blessure dans un corps, tel est le mal dans une substance qui s'est souillée elle-même; ce mal y a commencé par une maladie, et il disparaîtra avec une santé parfaite. Mais quand ce mal, né de nous, sera détruit en nous; quand le bien qui est en nous aura été porté jusqu'au comble du bonheur, de la perfection et de l'immortalité, que ne sera pas chacune des deux substances qui nous composent? Rappelons seulement que maintenant, au sein de notre corruption et de notre mortalité, quand le corps-corruptible appesantit encore notre âme (1) ; quand, suivant le mot de saint Paul, notre corps est mort à cause du péché (2), notre chair cependant, cette partie infinie et terrestre de notre nature, a mérité du même Apôtre ce témoignage que j'ai cité plus haut : « Personne n'a jamais haï sa chair » ; et cet autre qui suit immédiatement : « Mais il la nourrit et la soigne, comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise ».
CHAPITRE IX. NOTRE CHAIR N'EST PAS SUBSTANTIELLEMENT MAUVAISE.
22. Quelle est donc, je ne dis pas l'erreur, mais la fureur des Manichéens, de faire de notre chair l'oeuvre de je ne sais quelle nation ténébreuse, nation éternelle et éternellement mauvaise ? L'Apôtre, inspiré par la vérité, n'exhorte-t-il pas les époux à aimer leurs épouses comme leur propre chair? Et pour rendre son exhortation plus pressante, n'invoque-t-il pas l'exemple de Jésus-Christ et de son Eglise ? Citons tout entier ce passage de sa lettre; il se présente ici fort à propos : « Epoux, dit-il, aimez vos épouses comme Jésus-Christ a aimé son Eglise ; car il s'est livré à la mort pour elle, afin de la sanctifier, la purifiant dans le bain salutaire de « l'eau et par la parole. C'est ainsi qu'il a voulu se faire une Eglise glorieuse, sans tache et sans souillure, sainte et immaculée. De même, les époux doivent aimer leurs épouses comme leur propre corps. Celui qui aime son épouse, s'aime lui-même (3) ». Il termine par ces mots, déjà cités plus haut
« Car personne n'a jamais haï sa propre chair; au contraire, il la nourrit et la soigne
1. Sag. IX, 15. — 2. Rom. VIII, 10. — 3. Eph. V, 25-29.
comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise ». A un témoignage aussi formel, que peut opposer la folie de l'impiété la plus grossière? Manichéens, qu'y opposez-vous ? Vous essayez de produire les lettres apostoliques pour nous prouver votre système des deux natures, l'une bonne et l'autre mauvaise; pourquoi donc refuser d'entendre ces mêmes lettres apostoliques quand elles condamnent votre perversité sacrilège ? Vous lisez: « La chair convoite contre l'esprit (1); le bien n'habite pas dans ma chair » ; lisez donc aussi : « Personne n'a jamais haï sa chair, il la nourrit au contraire et la soigne comme Jésus-Christ le fait pour son Eglise ». Vous lisez : «Je vois dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit (2) » ; lisez donc aussi : « Comme Jésus-Christ a aimé son Eglise, ainsi les époux doivent aimer leurs épouses, comme leur propre corps ». Parmi ces témoignages de l'Ecriture sainte, ne cherchez pas à faire servir les uns à vos perfides desseins et à fermer l'oreille aux autres; ainsi vous serez toujours dans le vrai. Interprétez ces derniers comme le bon sens l'exige, et vous comprendrez les autres dans leur véritable signification.
23. L'Apôtre fait allusion à trois sortes d'unions : l'union de Jésus-Christ et de son Eglise, l'union de l'homme et de la femme, enfin celle de l'esprit et de la chair. Les premiers membres de ces unions servent de types aux autres, et ceux-ci sont soumis aux premiers. Tous sont bons et reflètent éminemment le type du beau dans l'ordre : les uns parce qu'ils l'emportent avec éclat sur les autres, et ceux-ci parce qu'ils sont soumis noblement aux premiers. L'homme et la femme, pour connaître leurs devoirs réciproques, reçoivent ici le précepte et l'exemple. Le précepte : « Que les épouses soient soumises à leurs époux comme au Seigneur, car l'homme est le chef de la femme; et vous, époux, aimez vos épouses ». L'exemple, les femmes le trouvent dans l'Eglise, et les hommes en Jésus-Christ : « Comme l'Eglise, dit-il, est soumise à Jésus-Christ ; de même que les femmes soient soumises en tout à leurs époux ». Nous avons vu le précepte donné aux époux d'aimer leurs épouses; maintenant, voici l'exemple: « Comme Jésus-Christ a aimé son Eglise ».
Pour exhorter les époux, s'il invoque ce qui leur est supérieur, il ne laisse pas de faire
1. Gal, V, 17. — 2. Rom. VII, 18, 23.
appel à ce qui leur est inférieur, c'est-à-dire à leurs corps. Car il ne dit pas seulement : « Epoux,aimez vos épouses comme Jésus-Christ a aimé son Eglise » ; il ajoute : «Les hommes doivent aimer leurs épouses comme leur propre corps (1) ». Le premier exemple est tiré d'un ordre supérieur, le second, d'un ordre inférieur; c'est assez dire que ces deux ordres sont bons. Mais, quand il s'agit de la femme, on ne lui propose l'exemple ni du corps ni de la chair; on ne lui dit pas d'être soumise à son époux comme la chair est soumise à l'esprit. Par ce silence, l'Apôtre voulait-il faire conclure ce qu'il évitait d'énoncer ? Peut-être, au contraire, que témoin de la lutte soulevée parla chair contre l'esprit, au sein de notre mortalité et de nos langueurs, il n'a pas voulu faire, de cette soumission de la chair à l'esprit, le modèle de la soumission de la femme à l'égard de son mari. Il en est autrement pour les hommes; car, si l'esprit convoite contre la chair, cette convoitise même est pour l'avantage de la chair. Au contraire, en convoitant contre l'esprit, la chair veut le mal de l'esprit et son propre mal à elle-même. Cependant, soit que l'esprit, devenu pour ainsi dire la providence de la chair, la nourrisse et la soigne; soit qu'il s'arme de la continence pour enchaîner ses vices, il resterait impuissant dans son action bienfaisante, si ces deux substances, par leur harmonie actuelle, ne révélaient clairement que Dieu est l'auteur de l'une et de l'autre. Quelle démence vous pousse donc à vous déclarer chrétiens, et en même temps à soutenir, contre les Ecritures, avec un aveuglement criminel, que la chair de Jésus-Christ n'était pas une chair véritable; que si l'Eglise appartient par son âme à Jésus-Christ, par son corps elle appartient au démon ; que les sexes sont l'œuvre de Satan et non celle de Dieu ; enfin que la chair unie au corps est une substance essentiellement mauvaise ?
CHAPITRE X. FOLLES ASSERTIONS DES MANICHÉENS.
24. Peut-être les témoignages que je viens d'emprunter aux livres saints, vous paraissent-ils insuffisants pour vous convaincre ? En voici d'autres encore; écoutez-les si vous avez des oreilles pour entendre. Sur la chair de Jésus-Christ que dit l'insensé Manichéen ?
1. Eph. V, 22-28.
que cette chair n'avait rien de réel, qu'elle n'était qu'apparente. Et l'Apôtre, que dit-il ? « Souvenez-vous, selon mon Evangile , que Jésus-Christ, de la race de David, est ressuscité d'entre les morts (1) ». Et Jésus-Christ? «Palpez et voyez, dit-il; un esprit a-t-il, comme moi, de la chair et des os (2) ? » Une doctrine qui soutient que la chair en Jésus-Christ n'était qu'apparente, peut-elle donc être vraie? Comment en Jésus-Christ n'y avait-il aucun mal , quand sa personne n'était qu'un étrange mensonge ? Parce que, répondez-vous, même pour les hommes les plus purs, une chair véritable est toujours un mal. Mais ce n'en est point de substituer à une chair véritable une chair simulée ? Une chair véritable, issue de la race de David, est un mal ; et ce n'en est point de dire faussement : « Palpez et voyez, un esprit a-t-il comme moi une chair et des os? »
Au sujet de l'Église, que dit le séducteur des hommes, inspiré par le souffle mortel de l'erreur ? Que, quant aux âmes, elle appartient à Jésus-Christ; mais quant aux corps, elle appartient au démon. Et quelle réponse est inspirée au Docteur des nations par la foi et la vérité ? « Ne savez-vous pas, dit-il, que vos corps sont les membres de Jésus-Christ (3) ? » Quant à la différence des sexes, que dit le fils de la perdition ? Que le sexe ne vient pas de Dieu, mais du démon. Et Paul, ce vase d'élection, que répondit-il ? « De même que la femme vient de « l'homme, de même l'homme naît par la femme; mais tout vient de Dieu (4) ». Sur la chair, que dit l'esprit immonde par l'organe des Manichéens ? Qu'elle est une substance essentiellement mauvaise, formée, non point par Dieu, mais par l'ennemi de l'homme. Et le Saint-Esprit , que répond-il par Saint Paul ? « Le corps, qui est un, possède différents membres, et cependant ces membres, quoique nombreux, ne forment qu'un seul corps. Il en est ainsi de Jésus-Christ ». Un peu plus loin il ajoute : « Dieu a placé dans le corps chacun des membres comme il l'a voulu ». Un peu plus loin encore : « Dieu a sagement disposé le corps de l'homme, en y compensant l'ignominie par un accroissement d'honneur, afin d'en faire disparaître toute division. Si donc, a un membre souffre , les autres membres partagent ses souffrances ; si un membre est glorifié, tous les autres sont dans la joie (5)».
1. II Tim. II, 8 — 2. Luc, XXIV, 39. — 3. I Cor. VI, 15. — 4. Id. XI, 12. — 5. Id. XII, 12-26.
Direz-vous donc que la chair est mauvaise, quand les âmes elles-mêmes sont invitées à imiter la paix qui règne entre les membres du corps ? Comment soutenir que la chair est l’oeuvre du démon, puisque les âmes, qui régissent les corps, doivent, pour échapper entre elles aux inimitiés et aux divisions, prendre exemple sur les membres du corps, et réaliser, sous l'action de la grâce, un bien que les corps ont reçu de Dieu par nature ? C'est donc avec raison que l'Apôtre écrivait aux Romains: « Je vous en prie, mes frères, par la miséricorde divine, faites de vos corps, pour Dieu, une hostie vivante, sainte et immaculée (1) ». Or, c'est sans motif que nous refusons de confondre les ténèbres avec la lumière, et la lumière avec les ténèbres, si nous faisons de nos corps, issus des ténèbres, une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu ?
CHAPITRE XI. COMPARAISON ENTRE LA CHAIR ET L'ÉGLISE.
25. Mais, nous diront-ils, comment établir une similitude entre la chair et l'Église ? L'Église convoiterait-elle contre Jésus-Christ quand l'Apôtre nous dit : « L'Église est soumise à Jésus-Christ ? » Je réponds : 1'Eglise assurément est soumise à Jésus-Christ (2); et si l'esprit convoite contre la chair, c'est précisément pour que l'Église soit soumise à Jésus-Christ sous tous rapports. La chair, de son côté, convoite contre l'esprit, parce que l'Église ne possède pas encore la paix parfaite qui lui a été promise. Si donc l'Église est soumise à Jésus-Christ, c'est parce qu'elle a en elle le gage de son salut; et si la chair convoite contre l'esprit, c'est par l'effet de ses langueurs et de ses faiblesses. N'étaient-ils pas membres de l'Eglise,ceux à qui l'Apôtre osait dire : « Marchez selon l'esprit, et n'obéissez point aux concupiscences de la chair; car la chair convoite contre l'esprit , et l'esprit contre la chair; ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous ne faites pas a ce que vous voulez (3) ? » Oui, c'est à l'Église que s'adressaient ces paroles; elle était donc soumise à Jésus-Christ, car autrement l'esprit de continence n'aurait pas convoité en elle contre la chair. D'où je conclus que ces fidèles pouvaient ne pas obéir aux concupiscences de la chair; mais du moment que la chair convoitait contre l'esprit, ils ne pouvaient plus faire ce
1. Rom. XII, 1. — 2. Eph.V, 24. — 2. Gal. V, 16,17.
qu'ils voulaient, c'est-à-dire ne pas éprouver la concupiscence de la chair.
D'ailleurs, pourquoi ne pas reconnaître que dans les hommes spirituels l'Eglise est soumise à Jésus-Christ, tandis que dans les hommes charnels elle convoite contre lui? Est-ce qu'ils ne convoitaient pas contre Jésus-Christ, ceux à qui l'Apôtre pouvait dire: « Le Christ est-il divisé (1) ? Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais seulement comme à des hommes charnels ? Vous regardant comme de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait pour nourriture, au lieu d'un aliment solide que vous n'auriez pu supporter. Maintenant encore vous ne le pourriez pas, car vous êtes toujours charnels. Il y a parmi vous des jalousies et des divisions; n'êtes-vous donc pas charnels (2)?» Contre qui la jalousie et les divisions convoitent-elles? n'est-ce pas contre Jésus-Christ? Or, ces concupiscences de la chair, le Sauveur les guérit dans ceux qui sont à lui, mais il les hait partout où il les trouve. Et c'est là ce qui nous explique pourquoi la sainte Eglise, tant qu'elle renferme de tels membres, ne saurait être sans tache et sans ride. Ajoutez-y encore ces péchés pour lesquels sa voix ne cesse de crier chaque jour : « Pardonnez-nous nos offenses (3) ». Et quels sont ceux qui pourraient se dire innocents? Ce ne sont pas les hommes charnels; ce ne sont pas même les hommes spirituels. Car le disciple bien-aimé du Sauveur, celui qui à la Cène reposa sa tête sur la poitrine de son maître, saint Jean ne nous dit-il pas: « Si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (4) ? » Or, dans tout péché, plus ou moins sans doute, suivant la gravité de la faute, nous trouvons la concupiscence en lutte contre la justice. D'un autre côté il est écrit de Jésus-Christ: « Il s'est fait pour nous sagesse, justice, sanctification et rédemption (5) ». Donc tout péché convoite contre Jésus-Christ.
Mais quand Celui qui guérit toutes nos langueurs e, aura conduit l'Eglise à la guérison qui lui est promise, c'est en vain que dans quelqu'un de ses membres nous chercherons la moindre tache et la moindre ride. Alors la chair ne convoitera plus contre l'esprit, et dès lors l'esprit n'aura plus aucun motif pour con
1. I Cor. 1, 13. — 2. Ib. III, 1-3. — 3. Matt. VI, 12. — 4. I Jean, I, 8. — 5. I Cor. I, 30. — 6. Ps. CII, 3.
convoiter contre la chair. Toute lutte aura cessé, l'union la plus parfaite régnera entre ces deux substances; tout principe charnel sera détruit; la chair elle-même sera spiritualisée.
Tout chrétien animé de l'esprit de Jésus-Christ convoite contre la mauvaise concupiscence de sa chair, pour la guérir et la détruire; et cependant il nourrit et soigne en elle la bonne nature, car personne n'a jamais haï sa propre chair (1). C'est là aussi ce que fait Jésus-Christ à l'égard de son Eglise, si toutefois nous pouvons établir une comparaison entre des choses si distantes l'une de l'autre. Quelquefois il la corrige et la châtie, de crainte que l'impunité ne lui soit une cause d'orgueil et de décadence. Il lui accorde aussi d'abondantes consolations, de crainte qu'appesantie par sa faiblesse elle ne vienne à succomber. De là ce mot de l'Apôtre : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés ; quand nous sommes jugés, le Seigneur nous frappe afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (2) » ; et ce cri du Psalmiste : « Vos consolations ont réjoui mon « âme, en proportion de la multitude des doua leurs qui l'accablaient (3) ». Donc notre chair obtiendra une guérison aussi parfaite que facile, quand l'Eglise de Jésus-Christ sera dans une pleine sécurité.
CHAPITRE XII. FAUSSE CONTINENCE DES MANICHÉENS ET DES HÉRÉTIQUES.
26. Ces observations sur la continence véritable suffisent pour convaincre de fausseté la continence des Manichéens. Et cependant, à les en croire, le travail à la fois utile et glorieux de la continence, alors même qu'elle dompte et enchaîne les voluptés immodérées et illicites de notre corps, loin d'imprimer une répression salutaire à cette partie infime de nous-mêmes, ne ferait que diriger contre elle une guerre de préjugés, une vaine hostilité. Il est vrai que le corps est d'une nature différente de celle de l'âme, mais il n'entre pas moins dans la nature de l'homme. L'âme sans doute n'est pas formée d'un corps; mais l'homme est formé à la fois d'un corps et d'une âme; et, quand Dieu nous sauve, il sauve à la fois notre corps et notre âme. Aussi est-ce l'humanité tout entière qui a été revêtue par Jésus-Christ, daignant racheter en nous tout
1. Eph, V, 29. — 2. I Cor. XI, 31, 32. — 3. Ps. XCIII, 19.
ce qu'il y avait créé. Niez-vous cette vérité? Si vous la niez, que vous sert-il d'enchaîner vos passions, si toutefois vous les enchaînez? Quelle pureté, pensez-vous, peut produire en eux une continence qui est elle-même impure et qui ne mérite rien moins que le nom de continence? Ce qu'ils éprouvent à ce sujet n peut être que l'effet de l'inspiration du démon et la continence, n'est-ce pas un don de Dieu ?
De même, il ne suffit pas de souffrir ni de supporter la douleur avec patience, pour s'autoriser à dire que l'on possède la vertu de patience; car elle aussi, cette vertu, ne peut venir que de Dieu.
Beaucoup d'hommes s'exposent à d'affreux tourments pour ne pas se trahir dans leurs crimes, ou révéler leurs complices; beaucoup, pour satisfaire de violentes passions, pour se procurer ou conserver ce qui pour eux est l'objet d'un amour criminel; beaucoup, pour soutenir des erreurs pernicieuses dans lesquelles ils sont étroitement enchaînés. Prétendre que tous ces hommes possèdent la véritable patience, n'est-ce pas une erreur ? De même il ne suffit pas de contenir ou de réprimer vigoureusement les passions de la chair et de l'esprit, pour se donner le droit de conclure que l'on possède cette continence dont nous faisons ressortir la gloire et l'utilité. Les uns, en effet, c'est à n'y pas croire, se contiennent par leur incontinence même; cette femme, par exemple, qui évite son mari pour remplir le serment qu'elle a fait au complice de ses adultères. D'autres se contiennent par l'injustice; tel est l'époux qui refuse le devoir conjugal à son épouse et réciproquement, sous le prétexte que lui ou elle peut vaincre cette inclination. D'autres se contiennent trompés par une foi mensongère, par une fausse espérance ou de vains désirs : dans cette classe nous devons ranger les hérétiques et tous ceux qui, sous un nom religieux, se laissent séduire par l'erreur. Leur continence serait vraie, si leur foi l'était; mais comme leur foi est erronée, leur continence ne peut qu'être fausse et ne mérite pas même d'être appelée continence. En effet, cette continence qui nous paraît si justement un don de Dieu, dirons-nous qu'elle est un péché? Une telle folie soulèverait dans nos coeurs une profonde indignation. Cependant, selon l'Apôtre, « ce qui ne vient pas de la foi est un péché (1) ». Donc toute
1. Rom. XIV, 23.
continence qui ne repose pas sur une foi véritable, ne mérite même pas le nom de continence.
27. Il est aussi des hommes qui, tout en servant les démons, s'abstiennent des voluptés corporelles pour s'abandonner plus librement à d'infâmes plaisirs dont l'ardeur les dévore. Je veux éviter les longueurs, mais comme je dois parler, je ne citerai qu'un exemple. On voit des hommes éviter tout contact avec leurs épouses, et recourir à la magie pour jouir de femmes étrangères. Quelle étrange continence, ou plutôt quelle corruption, quelle infamie ! Supposez la continence véritable: si un époux enchaîne en lui-même les mouvements de la concupiscence, ce sera pour éviter l'adultère et non pour s'y abandonner. En effet, le propre de la continence conjugale, c'est de donner une certaine satisfaction à la concupiscence charnelle, mais en y apportant une certaine modération; de la contenir dans la sphère conjugale, et d'y garder un mode approprié, soit à la faiblesse de l'autre époux, selon la condescendance dont parle l'Apôtre (1), soit à la génération des enfants. Cette génération, de la part des pères et des mères guidés par l'Esprit de Dieu, a toujours été l'unique motif du devoir conjugal. En agissant ainsi, en modérant, et, pour ainsi parler, en limitant aux époux la concupiscence de la chair, en fixant des bornes à ses mouvements inquiets et désordonnés, l'homme fait un usage légitime de ce qui est mal et veut en faire sortir le bien. En cela il imite Dieu lui-même qui se sert des hommes mauvais pour aider à la perfection des justes.
CHAPITRE XIII. LA CONTINENCE DU CORPS ET DE L'ESPRIT.
28. C'est de la continence que l'Ecriture a dit : « Le propre de la Sagesse est de savoir par qui ce don nous est fait (2) ». Gardons-nous donc d'en gratifier ceux qui, en restant continents, s'abandonnent à l'erreur, ou n'étouffent certaines cupidités plus légères que pour s'abandonner à des satisfactions plus grandes. Toute continence véritable nous vient du ciel, et loin de substituer le mal au mal, elle se propose de guérir le mal par le bien. Etudions brièvement son action. Réprimer et guérir toutes les délectations de la
1. I Cor. VII, 6. — 2. Sag. III, 21.
concupiscence contraires à la délectation de la sagesse, telle est la fonction de la continence. C'est donc ne pas en comprendre toute l'extension que de prétendre qu'elle se borne à comprimer les passions corporelles. Il est plus exact de dire qu'elle a pour effet de gouverner les passions ou la cupidité en général, sans se restreindre à la cupidité corporelle. Ce vice de la cupidité réside aussi bien dans l'esprit que dans le corps. En effet, si la cupidité du corps se manifeste par la fornication et l'ivresse; n'est-ce pas clans les émotions et le trouble de l'esprit, plutôt que dans les voluptés du corps, que résident les inimitiés, les divisions, la jalousie, la haine? Toutefois l'Apôtre désigne toutes ces couvres sous le nom d'oeuvres de la chair, sans distinguer si elles procèdent de l'esprit ou du corps; car il désigne l'homme sous le nom de chair (1). En effet, on appelle oeuvres de l'homme celles qui ne viennent pas de Dieu, parce que, en tant qu'il les accomplit, l'homme suit ses propres inspirations et non celle de Dieu. Mais il est d'autres oeuvres de l'homme que l'on devrait plutôt appeler couvres de Dieu. Car, dit l'Apôtre, c'est Dieu qui opère le vouloir et le faire, suivant son bon plaisir (2). De là aussi ce mot : « Ceux qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, sont ses enfants (3) ».
29. Voilà pourquoi l'esprit de l'homme, en s'attachant à l'Esprit de Dieu, convoite contre la chair, c'est-à-dire contre lui-même et pour lui-même; car, en enchaînant en vue du salut les mouvements qui flattent l'homme et non pas Dieu et qui sont l'effet de la langueur acquise, il travaille à vivre selon Dieu et à pouvoir dire : « Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi (4) » ; car détruire le moi, c'est le rendre plus heureux; et quand un mouvement humain s'élève dans l'homme et y rencontre la résistance de l'Esprit, soumis à la loi de Dieu, à pouvoir dire encore : « Ce n'est pas là mon œuvre (5) ». A des âmes qui en étaient là, l'Apôtre adressait les paroles suivantes, que nous devons entendre comme étant membres de leur société : « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez ce qui est au ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses surnaturelles et non les choses terrestres. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus
1. Gal. V, 19-21. — 2. Philipp. II, 13. — 3. Rom. VIII, 14. — 4. Gal. II, 20. — 5. Rom. VII, 17.
Christ en Dieu. Quand Jésus-Christ, votre vie, aura apparu , vous apparaîtrez aussi avec lui dans; la gloire » . Comprenons à qui l'Apôtre adresse ces paroles, ou plutôt écoutons-les plus attentivement. Quoi de plus explicite? Quoi de plus formel? Saint Paul parlait évidemment à des hommes ressuscités avec Jésus-Christ, non pas d'une résurrection charnelle, mais spirituelle. Il parlait à des hommes qu'il dit morts et qui n'en sont que plus vivants: « Car, dit-il, notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu ». De ces morts, voici le cri : «Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi ». Eh bien ! c'est à ceux dont la vie est cachée en Dieu qu'il donne cet avertissement, qu'il adresse cette exhortation, de mortifier leurs membres qui sont saur la terre.
Mais peut-être hésiterez-vous à croire que ces justes sont encore obligés de mortifier leurs membres extérieurs et sensibles. Ecoutez donc ce que dit l'Apôtre : « Mortifiez vos membres: la fornication, l'impureté, la division, la concupiscence mauvaise et l'avarice, qui est une véritable idolâtrie ». Mais de là conclurions-nous que ces hommes qui étaient morts à eux-mêmes, dont la vie était cachée avec Jésus-Christ en Dieu, se rendaient encore coupables de fornication, qu'ils se livraient encore aux moeurs et aux actions impures, qu'ils s'abandonnaient encore aux troubles de la concupiscence mauvaise et à l'avarice? Une telle conclusion serait une insigne folle. Que doivent-ils donc mortifier, par la continence? N'est-ce pas ces mouvements qui s'élèvent d'eux-mêmes en nous, sans aucun consentement de notre volonté , sans aucune action correspondante de nos membres ? Et comment la continence peut-elle atteindre ces mouvements et les mortifier? N'est-ce pas en leur refusant le consentement de l'esprit et toute participation des membres ? N'est-ce pas surtout en exerçant la vigilance la plus continuelle jusque sur la pensée elle-même? En effet, cette pensée, nécessairement obsédée par le charme et la séduction des mouvements de la concupiscence, doit pourtant leur refuser toute délectation volontaire et trouver un plaisir plus grand à s'élever vers les choses supérieures. Si donc elle nomme encore ces mouvements dans son langage, ce n'est pas pour qu'on s'y complaise, mais pour qu'on les repousse avec horreur. Voulons-nous (104) qu'il en soit ainsi ? Ecoutons avec une bonne volonté, et avec l'aide de Celui qui nous l'impose, ce précepte apostolique : « Cherchez ce qui est d'en-haut, là où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses du ciel et non les choses de la terre ».
CHAPITRE XIV. NE CESSER DE LUTTER CONTRE LES VICES DE LA CHAIR.
30. Après l'énumération de tous ces vices, l'Apôtre ajoute : « C'est pour en tirer vengeance, que la colère de Dieu est tombée sur les enfants de l'infidélité ». Sous les coups de cette terreur salutaire, comment croire encore que la foi seule peut sauver, lors même que l'on s'abandonnerait à ces crimes? Cette croyance criminelle, l'apôtre saint Jacques la combat ouvertement : « Si quelqu'un, dit-il, affirme qu'il a la foi, mais sans en remplir les oeuvres, sa foi pourra-t-elle le sauver (1)? » C'est la même pensée qu'exprime saint Paul en affirmant que c'est à cause de ces maux que la colère de Dieu a frappé les enfants de l'infidélité. Il ajoute
« Et autrefois vous étiez de ce nombre quand vous viviez dans ces crimes ». N'est-ce pas nous dire qu'ils n'y vivaient plus? Ils étaient morts à ces crimes, afin que leur Vie fût cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Ils ne vivaient plus dans ces crimes, et cependant il leur est encore ordonné de les mortifier; n'est-ce pas faire entendre clairement que ces crimes vivaient encore en eux, comme je l'ai prouvé précédemment? S'il parle de leurs membres, il entend parler de ces vices qui habitaient dans leurs membres; il prenait ainsi le contenant pour le contenu. C'est dans le même sens que l'on dit : Tout le forum s'écria, pour signifier que ce sont les hommes qui étaient sur le forum qui s'écrièrent. Le Psalmiste emploie la même figure quand il chante
« Que toute là terre vous adore (1) », car c'est dire : que tous les hommes de la terre vous adorent.
31. « Maintenant donc, vous aussi, déposez tous ces vices (2) », s'écriait l'Apôtre en signalant les vices de ce genre. Pourquoi ces mots : « Vous aussi », et ne pas se contenter de ceux-ci : « Déposez tous ces vices? » Pour empêcher
1. Jac. II, 14. — 2. Ps. LXV, 4. — 3. Coloss. III, 1-8.
de croire qu'on pouvait commettre ces crimes, et cependant vivre sans crainte, parce que la foi serait un abus contre les coups dont Dieu frappe les enfants d'infidélité. L'Apôtre dissipe cette illusion. « Déposez, dit-il, vous aussi », ces vices qui attirent la colère de Dieu sur les enfants d'infidélité ; gardez-vous de croire que ceux-ci ne sont frappés que parce qu'ils n'ont pas la foi, et ne vous promettez pas l'impunité, à cause de votre foi. Or, imposer ce précepte à des hommes qui s'étaient déjà dépouillés de ces vices, en ce sens du moins qu'ils n'y consentaient pas et qu'ils refusaient de faire de leurs membres des armes d'iniquité, n'était-ce pas leur faire entendre clairement que ce dépouillement de tous les vices est le caractère propre et l'unique préoccupation de la vie des saints sur la terre? En effet, tant que l'Esprit convoite contre la chair, le grand devoir de l'homme, c'est de résister aux délectations coupables, aux passions impures, aux mouvements charnels et honteux , et d'y trouver un contre-poids dans les douceurs de la sainteté, dans l'amour de la chasteté, dans la force spirituelle et dans la beauté de la continence. Alors seulement on peut dire en toute vérité que ces vices sont déposés quand ils le sont par ceux qui y sont morts et qui refusent d'y vivre en refusant d'y consentir. Ils sont déposés quand ils sont enchaînés par une continence perpétuelle qui leur rend impossible toute résurrection.
Mais si, trompé par une fausse sécurité, on croit pouvoir cesser cette lutte, aussitôt ces vices s'emparent de nouveau de la forteresse de l'âme, la renversent à leur tour, et la réduisent à une triste et honteuse servitude. Alors aussi le péché régnera dans le corps mortel de l'homme, le forcera d'obéir à ses désirs; bientôt les membres deviendront des armes d'iniquité (1), et le dernier état sera pire que le premier (2). Il eût été préférable de ne point engager ce combat, plutôt que de le quitter après l'avoir commencé, et de rester vaincu après avoir été un généreux combattant, voire même un vainqueur. Aussi le Seigneur ne dit pas : celui qui commencera, mais bien, « celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (3) ».
32. Soit que nous combattions avec courage, pour ne pas succomber, soit même que parfois, aidés d'une généreuse inspiration ou
1. Rom. VI, 12. — 2. Matt. XII, 45. — 3. Id. X, 22.
d'une circonstance heureuse, nous remportions la victoire, rendons toujours grâces à Celui qui nous donne la continence. Souvenons-nous de ce juste, qui, au sein de l'abondance, s'écria un jour: « Rien ne pourra jamais m'ébranler ». Bientôt il reconnut qu'il avait été téméraire en s'attribuant à lui-même un don qui ne lui venait que du ciel. Lui-même nous en fait l'aveu, car il ajoute aussitôt : « Seigneur, c'est vous qui avez bien voulu donner la vertu à ma gloire; vous avez un instant détourné votre face, et j'ai été confondu (1) ». La Providence, pour le guérir, permit qu'il fût un instant abandonné à lui-même, de crainte que, poussé par un funeste orgueil, il n'abandonnât son unique soutien. Dès lors, soit en ce monde, où nous avons toujours à lutter pour enchaîner nos vices et pour les affaiblir, soit au ciel, où nous cesserons d'avoir des ennemis, parce que nous jouirons d'une santé parfaite, toujours conformons-nous à cet avis salutaire : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneurs ».
1. Ps. XXIX, 7, 8. — 2. I Cor. I, 31.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.
Date de dernière mise à jour : 2021-07-04
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